L’Ensorcelée

Chapitre 14

 

Il était nuit noire quand l’abbé de La Croix-Jugan traversaBlanchelande et rentra dans sa maison, sise à l’écart du bourg. Iln’avait rencontré personne. En Normandie, comme ils disent, lespaysans se couchent avec les poules, et, d’ailleurs, la scèneeffrayante du matin avait vidé la rue de Blanchelande, car leshommes se blottissent dans leur maison comme les bêtes dans leurtanière, quand ils ont peur. Rappelé par la mort de la Clotte ausentiment de ses devoirs de prêtre, l’abbé de La Croix-Juganattendit le lendemain, malgré les impatiences naturelles à soncaractère, pour s’informer d’un évènement dans lequel l’ardeur desa tête lui avait fait entrevoir la possibilité d’une reprised’armes. Il sut alors, par la mère Mahé, les détails des horriblescatastrophes qui venaient de plonger Blanchelande dans lastupéfaction et l’effroi.

L’une de ces catastrophes avait un tel caractère que l’autorité,qui se refaisait alors en France, au sortir de la Révolution, duts’inquiéter et sévir. Les meurtriers de la Clotte furentpoursuivis. Augé, qui fut jugé selon les lois du temps, passaplusieurs mois dans les prisons de Coutances. Quant à sescomplices, ils étaient trop nombreux pour pouvoir être poursuivis.La législation était énervée, et, en frappant sur une trop grandesurface, on aurait craint de rallumer une guerre dans un pays donton n’était pas sûr. Quant à la mort de Jeanne Le Hardouey, on laconsidéra comme un suicide. Nulle charge, en effet, au sens précisde la loi, ne s’élevait contre personne. La seule chose qui, dansle mystère profond de la mort de Jeanne, ressemblât à uneprésomption, fut la disparition de maître Thomas Le Hardouey. S’ilétait entièrement innocent du meurtre de sa femme, pourquoiavait-il quitté si soudainement un pays où il avait de gros bienset sa bonne terre du Clos, l’admiration et la jalousie des autrescultivateurs du Cotentin ?

Était-il mort ? S’il l’était, pourquoi sa famillen’avait-elle pas entendu parler de son décès ? S’il vivait, etsi réellement, coupable ou non, il avait craint d’être inquiété surle meurtre de sa femme, les jours et les mois s’accumulant les unssur les autres avec l’oubli à leur suite et les distractions quiforment le train de la vie et empêchent les hommes de penserlongtemps à la même chose, pourquoi ne reparaissait-il pas ?Plusieurs disaient l’avoir vu aux îles, à l’île d’Aurigny et àGuernesey, mais ils n’avaient pas osé lui parler. Était-ce unevérité ? Était-ce une méprise, ou une vanterie ? car ilest des gens qui ont toujours vu ce dont on parle, pour peu qu’ilsaient fait quatre pas. Dans tous les cas, maître Le Hardoueyrestait absent. On mit ses biens sous le séquestre, et un si longtemps s’écoula qu’on finit par désespérer de son retour.

Mais ce que le train ordinaire de la vie ne diminua point etn’emporta point comme le reste, ce fut l’impression de terreurmystérieuse, redoublée encore par les évènements de cette histoire,qu’inspirait à tout le pays le grand abbé de La Croix-Jugan. Si,comme maître Thomas Le Hardouey, l’abbé avait quitté la contrée,peut-être aurait-on perdu à peu près ces idées qui, dans l’opiniongénérale du pays, avaient fait de lui la cause du malheur deJeanne-Madelaine. Mais il resta sous les yeux qu’il avait attiréssi longtemps et dont il semblait braver la méfiance. Cettecirconstance de son séjour à Blanchelande, l’inflexible solitudedans laquelle il continua de vivre, et, qu’on me passe le mot, lanoirceur de sa physionomie, sur laquelle des ténèbres nouvelless’épaississaient de plus en plus, voilà ce qui fixa et dutéterniser à Blanchelande et à Lessay la croyance au pouvoir occulteet mauvais que l’abbé avait exercé sur Jeanne, croyance que maîtreLouis Tainnebouy avait trouvée établie dans tous les esprits. Lamort de Jeanne avait-elle atteint l’âme du prêtre ?

« Quand vous lui avez appris qu’elle s’était périe, –avait dit Nônon à la mère Mahé un matin qu’elles puisaient de l’eauau puits Colibeaux – qué qu’vous avez remarqué en lui, mèreMahé ?

– Ren pus qu’à l’ordinaire, – répondit la mèreMahé.

– Il était dans son grand fauteuil, au bord de l’âtre. Mé,j’étais assise sur mes sabots, et je soufflais le feu. J’avais savoix qui me parlait au-dessus de ma tête et je n’osais guère meretourner pour le voir, car, quoiqu’un chien regarde bien unévêque, che n’est pas un homme bien commode à dévisager. I’ m’demanda qué qu’il était arrivé à la Clotte, et quand j’ lui eus ditqu’elle avait eu le cœur d’aller à l’enterrement de maîtresse LeHardouey, et que ch’était au bénissement de la tombequ’ils avaient commencé à la pierrer, oh ! alors…savait-il déjà c’te mort de maîtresse Le Hardouey, oul’ignorait-il ? mais mé qui m’attendais à unapitoiement de la part de qui, comme lui, avait connu, et tropconnu, maîtresse Le Hardouey, je fus toute saisie du silence qui sefit dans la salle, car il ne répondit pas tant seulement une miettede parole. Le bois qui prenait craquait, craquait, et je soufflaistoujours. La flamme ronflait ; mais je n’entendais que cha, eti’ n’ remuait pas pus qu’une borne ; si bienque j’ m’ risquai à m’ retourner, mais je n’ m’yattardai guère, ma pauvre Nônon, quand j’eus vu ses deux yeux decat sauvage. Je visai encore un tantet dans lasalle ; mais ses yeux et son corps ne bougèrent et je lelaissai, regardant toujours le feu avec ses deux yeux fixes, quiauraient mieux valu que mes vieux soufflets pour allumer monfagot.

– V’là tout ? – fit Nônon triste et déçue.

– V’là tout, vère ! – reprit la Mahé en laissant glisser lachaîne du puits, qui emporta le seau au fond du trou frais etsonore, en retentissant le long de ses parois verdies.

– Il n’est donc pas une créature comme les autres ? » – ditNônon rêveuse, son beau bras que dessinait la manche étroite de sonjuste appuyé à sa cruche de grès, placée sur la margelledu puits.

Et elle emporta lentement la cruche remplie, pensant que de tousceux qui avaient aimé Jeanne-Madelaine de Feuardent elle était laseule, elle, qui l’eût aimée et ne lui eût pas fait de mal.

Et peut-être avait-elle raison. En effet, la Clotte avaitprofondément aimé Jeanne-Madelaine, mais son affection avait eu sondanger pour la malheureuse femme. Elle avait exalté des facultés etdes regrets inutiles, par le respect passionné qu’elle avait pourl’ancien nom de Feuardent. Il n’est pas douteux, pour ceux quisavent la tyrannie des habitudes de notre âme, que cetteexaltation, entretenue par les conversations de la Clotte, n’aitprédisposé Jeanne-Madelaine au triste amour qui finit sa vie. Quantà l’abbé lui-même, à cette âme fermée comme une forteresse sansmeurtrières et qui ne donnait à personne le droit de voir dans sespensées et ses sentiments, est-il téméraire de croire qu’il avaiteu pour Jeanne de Feuardent ce sentiment que les âmes dominatriceséprouvent pour les âmes dévouées qui les servent ? Il est vraiqu’à l’époque de la mort de Jeanne le dévouement de cette noblefemme était devenu inutile par le fait d’une pacification que tousles efforts et les vastes intrigues de l’ancien moine ne purentempêcher. Mais, quoi qu’il en fût, du reste, la vie de l’abbé n’ensubit aucune modification extérieure, et l’on ne put tirerd’induction nouvelle d’habitudes qui ne changèrent pas. L’abbé deLa Croix-Jugan resta ce qu’on l’avait toujours connu, et ni plus nimoins. Cloîtré dans sa maison de granit bleuâtre, où il ne recevaitpersonne, il n’en sortait que pour aller à Montsurvent, dont lestourelles, disaient les Bleus du pays, renfermaient encore plusd’un nid de chouettes royalistes ; mais jamais il n’y passaitde semaine entière, car une des prescriptions de la pénitence quilui avait été infligée était t’assister à tous les offices dudimanche dans l’église paroissiale de Blanchelande, et nonailleurs. Que de fois, quand on le croyait retenu à Montsurvent parune de ces circonstances inconnues qu’on prenait toujours pour descomplots, on le vit apparaître au chœur, sa place ordinaire,enveloppé dans sa fière capuce : et les éperons qui relevaient lesbords de son aube et de son manteau disaient assez qu’il venait dequitter la selle. Les paysans se montraient les uns aux autres ceséperons si peu faits pour chausser les talons d’un prêtre, et quecelui-ci faisait vibrer d’un pas si hardi et si ferme ! Horsces absences de quelques jours, l’abbé Jéhoël, ce sombre oisifauquel l’imagination du peuple ne comprenait rien, tuait le tempsde ses jours vides à se promener, des heures durant, les brascroisés et la tête basse, d’un bout de la salle à l’autre bout. Onl’y apercevait à travers les vitres de ses fenêtres ; et illassa plus d’une fois la patience de ceux qui, de loin, regardaientcet éternel et noir promeneur.

Souvent aussi il montait à cheval, au déclin du jour, et ils’enfonçait intrépidement dans cette lande de Lessay qui faisaittout trembler à dix lieues alentour. Comme on procédait parétonnement et par questions à propos d’un pareil homme, on sedemandait ce qu’il allait chercher dans ce désert, à des heures sitardives, et d’où il ne revenait que dans la nuit avancée, et siavancée qu’on ne l’en voyait pas revenir. Seulement on se disaitdans le bourg, d’une porte à l’autre, le matin : « Avez-vousentendu c’te nuit la pouliche de l’abbé de La Croix-Jugan ? »Les bonnes têtes du pays, qui croyaient que jamais l’ancien moinede Blanchelande ne parviendrait à se dépouiller de sa vieille peaude partisan, avaient plusieurs fois essayé de le suivre et del’épier de loin dans ses promenades vespérales et nocturnes, afinde s’assurer si, dans ce steppe immense et désert, il ne se tenaitpas, comme autrefois il s’en était tenu, des conseils de guerre auclair de lune ou dans les ombres. Mais la pouliche noire de l’abbéde La Croix-Jugan allait comme si elle eût eu la foudre dans lesveines et désorientait bientôt le regard en se perdant dans cesespaces. Et par ce côté, comme par tous les autres, l’ancien moinede Blanchelande restait la formidable énigme dont maître LouisTainnebouy, bien des années après sa mort aussi mystérieuse que savie, n’avait pas encore trouvé le mot.

Or, une de ces nuits, m’affirma maître Tainnebouy sur le diredes pâtres qui l’avaient raconté quelque temps après le dénouementde cette histoire, une de ces nuits pendant lesquelles l’abbé de LaCroix-Jugan errait dans la lande selon ses coutumes, plusieurs dela tribu de ces bergers sans feu ni lieu, qu’on prenait pour descoureurs de sabbat, se trouvaient assis en rond sur des pierrescarrées qu’ils avaient roulées avec leurs sabots jusqu’au pied d’unpetit tertre qu’on appelait la Butte auxsorciers. Quand ils n’avaient pas de troupeaux à conduireet par conséquent d’étables à partager avec les moutons qu’ilsrentraient le soir, les bergers couchaient dans la lande, à labelle étoile. S’il faisait froid ou humide, ils y formaient uneespèce de tente basse et grossière avec leurs limousines et latoile de leurs longs bissacs étendus sur leurs bâtons ferrés,plantés dans le sol. Cette nuit-là, ils avaient allumé du feu avecdes plaques de marc de cidre, ramassées aux portes des pressoirs,et de la tourbe volée dans les fermes, et ils se chauffaient à cefeu sans flamme qui ne donne qu’une braise rouge et fumeuse, maispersistante. La lune, dans son premier quartier, s’était couchée debonne heure.

« La blafarde n’est plus là ! – dit l’un d’eux. – L’abbédoit être dans la lande. C’est lui qui l’aura épeurée.

– Vère ! – dit un autre, qui colla son oreille contre laterre, – j’ouïs du côté du sû les pas de son quevâ, mais il estloin ! »

Et il écouta encore.

« Tiens ! – dit-il, – il y a un autre pas pus près, et unpas d’homme ; quelqu’un de hardi pour rôder dans la lande àpareille heure après nous et cet enragé d’abbé de LaCroix-Jugan ! »

Et, comme il cessait de parler, les deux chiens qui dormaient aubord de la braise, le nez allongé sur leurs pattes, se mirent àgrogner.

« Paix, Gueule-Noire ! – dit le pâtre qui avait parlé lepremier et qui n’était autre que le pâtre du Vieux Presbytère. – Agn’y a pas de moutons à voler, mes bêtes ; dormez. »

Il faisait noir comme dans la gueule de ce chien qu’il venait denommer Gueule-Noire, et qui portait ce signe caractéristique de laférocité de sa race. Les bergers virent une ombre vague qui sedessinait assez près d’eux dans le clair-obscur d’un ciel brun.Seulement, comme la pureté de l’air dans la nuit double la valeurdu son et en rend distinctes les moindres nuances :

« Il est donc toujours de ce monde, cet abbé de LaCroix-Jugan ? – dit une voix derrière les bergers, – et vous,qui savez tout, pâtureaux du diable, diriez-vous, à qui vouspayerait bien cette bonne nouvelle, s’il doit prochainement ensortir ?

– Ah ! vous v’là donc revenu ! maître Le Hardouey, –fit le pâtre sans même se retourner du côté de la voix, et lesmains toujours étendues sur la braise, – v’là treize mois que leClos chôme de vous ! Que vous êtes donc tardif,maître ! et comme les os de votre femme sont devenus mous envous espérant ! »

Était-ce vraiment Le Hardouey qui était là dans l’ombre ?On aurait pu en douter, car il était violent et il ne répondaitpas.

« Ah ! j’ nous sommes donc ramolli itou ? » – repritle pâtre, continuant son abominable ironie et reprenant le cœur decet homme silencieux, comme Ugolin le crâne de son ennemi, pour yrenfoncer une dent insatiable.

Si c’était Le Hardouey, cet homme carabiné de corps et d’âme,disait Tainnebouy, pour renvoyer l’injure et la payer comptant, surplace, à celui qui la lui jetait, il était donc bien changé pour nepas bouillir de colère en entendant les provocantes et dérisoiresparoles de ce misérable berger !

« Tais-toi, damné ! – finit-il par dire d’un ton brisé… ,mais avec une amère mélancolie, – les morts sont les morts… et lesvivants, on croit qu’ils vivent, et les vers y sont, quoiqu’ilsparlent et remuent encore. J’ ne suis pas venu pour parler avec toide celle qui est morte…

– Porqué donc que vous êtes revenu ? – dit le bergerincisif et calme comme la Puissance, toujours assis sur sa pierreet les mains étendues sur son brasier.

– Je suis venu, – répondit alors Thomas Le Hardouey, d’une voixoù la résolution comprimait de rauques tremblements, – pour vendremon âme à Satan, ton maître, pâtre ! J’ai cru longtemps qu’iln’y avait pas d’âme, qu’il n’y avait pas de Satan non plus. Mais ceque les prêtres n’avaient jamais su faire, tu l’as fait, toi !Je crois au démon, et je crois à vos sortilèges, canailles del’enfer ! On a tort de vous mépriser, de vous regarder commede la vermine… , de hausser les épaules quand on vous appelle dessorciers. Vous m’avez bien forcé à croire les bruits qui disaientce que vous étiez… Vous avez du pouvoir. Je l’ai éprouvé…Eh bien ! je viens livrer ma vie et mon âme, pour toutel’éternité, au Maudit, votre maître, si vous voulez jeter un de vossorts à cet être exécré d’abbé de La Croix-Jugan ! »

Les trois bergers se mirent à ricaner avec mépris en seregardant de leurs yeux luisants aux reflets incertains dubrasier.

« Si vous n’avez que cha à nous dire, maître Le Hardouey, –reprit le berger du Vieux Presbytère, – vous pouvez vous enretourner au pays d’où vous venez et ne jamais remettre le pieddans la lande, car les sorts ne peuvent rien sur l’abbé de LaCroix-Jugan.

– Vous n’avez donc pas de pouvoirs ? – dit LeHardouey ; – vous n’êtes donc plus que des valets d’étable, desales racleurs de ordet à cochon ?

– Du pouvai ! j’ n’en avons pas contre li, – dit le pâtre,– il a sur li un signe plus fort que nous !

– Quel signe ? – repartit l’ancien propriétaire du Clos. –Est-ce son bréviaire, ou sa tonsure de prêtre ?… »

Mais les bergers restèrent dans le silence, indifférents à ceque disait Le Hardouey de la perte de leur pouvoir et à sesinsultantes déductions.

« Sans-cœur ! » fit-il.

Mais ils laissèrent tomber l’injure, opiniâtrement silencieux etimmobiles comme les pierres sur lesquelles ils étaient assis.

« Ah ! du moins, – continua Le Hardouey après une pause, –si vous ne pouvez faire de lui ce que vous avez fait de moi et…d’elle, n’ pouvez-vous me montrer son destin dans votre miroir etm’ dire s’il doit charger la terre du poids de son corps encorebien longtemps ? »

Le silence et l’immobilité des bergers avaient quelque chose deplus irritant, de plus insolent, de plus implacable que les plusoutrageantes paroles. C’était comme l’indifférence de ce sourddestin qui vous écrase sans entendre tomber vos débris !

« Brutes ! – reprit Thomas Le Hardouey, – vous ne répondezdonc pas ? – Et sa voix monta jusqu’aux éclats de lacolère ! – Eh bien, je me passerai de vous ! – etl’expression dont il se servit, il l’accompagna d’un blasphème. –Gardez vos miroirs et vos sorcelleries. Je saurai à moi tout seulquel jour il doit mourir, cet abbé de La Croix-Jugan !

– Demandez-li, maître Thomas, – fit le berger d’un ton desarcasme. – Le v’là qui vient ! Entend’ous hennir sapouliche ? »

Et, en effet, le cavalier et le cheval, lancés à triple galop,passèrent dans l’obscurité comme un tourbillon, et frisèrent de siprès les pâtres et Le Hardouey qu’ils sentirent la ventilation dece rapide passage, et qu’elle courut sur la braise en une petiteflamme qui s’éteignit aussitôt.

« Tâchez donc de le rattraper, maître Thomas ! » – cria leberger, qui prenait un plaisir cruel à souffler la colère de LeHardouey.

Celui-ci frappa de son bâton une pierre du chemin, qui jeta dufeu et se brisa sous la force du coup.

« Vère ! – reprit le pâtre, – frappez les pierres. Leschiens les mordent, et votre furie n’a pas plus de sens que lacolère des chiens. Crayez-vous qu’un homme comme cet abbé, pussoldat que prêtre, s’abat sous un pied de frêne comme unfaraud des foires de Varanguebec ou de Créance ? Ign’y a qu’une balle qui puisse tuer un La Croix-jugan,maître Thomas ! et des balles, les Bleus n’en fondentpus !

– C’est-il là le pronostic surl’abbé, pâtre ? – fit Le Hardouey en crispant sa rude main surl’épaule du berger et en le secouant comme une branche. Ses yeux,dilatés par un désir exalté jusqu’à la folie, brillaient dansl’ombre comme deux charbons.

– Vère ! – dit le pâtre, auquel tant de violence arrachaitl’oracle, – il a entre les deux sourcils l’M qui dit qu’on mourrad’une mort terrible. Il mourra comme il a vécu. Les balles ont déjàfait un lit sur sa face à la dernière qui s’y couchera, pour lecoucher sous elle à jamais. Ch’est le bruman desballes ! mais la mariée peut tarder à venir à c’te heure oùles Chouans et les Bleus ne s’envoient plus de plomb, comme autemps passé, dans l’air des nuits !

– Ah ! j’en trouverai, moi ! – s’écria maître LeHardouey avec la joie d’un homme en qui se coulait, à la fin,l’idée d’une vengeance certaine, qu’aucun évènement ne dérangerait,puisque c’était une destinée ; – j’en trouverai, pâtre, quandje devrais l’arracher avec mes ongles des vitres de l’église deBlanchelande et le mâcher pour le mouler en balle, comme un mastic,avec mes dents. En attendant, v’là pour ta peine, puisque enfin tuas causé, bouche têtue ! »

Et il jeta, au milieu du cercle des bergers, quelque chose quiretentit comme de l’argent en tombant dans le feu qui s’éparpilla…Puis il s’éloigna, grand train, dans la lande, s’y fondant presque,tant il fit peu de bruit, en s’y perdant ! Il en connaissaitles espaces et les sentiers pleins de trahisons. Que depréoccupations et d’images cruelles l’y avaient suivi déjà !Cette nuit-là, la lande à l’effrayante physionomie lui avait ditson dernier mot avec le dernier mot du pâtre. Il la traversait lecœur si plein qu’il ne dut pas entendre la vieille mélopée patoisedes bergers, qui se mirent à la chanter hypocritement, en comptantpeut-être les pièces qu’ils avaient retirées du feu :

Tire lire lire, ma cauche (ma chausse) étrille !

Tire lire lire, raccommod’-l’an (la) !

Tire lire lire, j’ n’ai pas d’aiguille !

Tire lire lire, achetez-en !

Tire lire lire, j’ n’ai pas d’argent ! etc., etc.

 

Quand ils racontèrent cette histoire à maître Tainnebouy, ilsdirent qu’ils avaient laissé l’argent dans la braise, les coutumesde leur tribu ne leur permettant pas de prendre d’argent pouraucune pronostication. Comme on ne l’y retrouva point, etque pourtant on retrouvait ordinairement très bien, au matin, lesronds de cendre qui marquaient, dans la lande, les places où lesbergers avaient allumé leur tourbe pendant la nuit, on dit que cefeu des sorciers, très parent du feu de l’enfer, l’avait faitfondre, à moins pourtant que quelque passant discret ne l’eûtramassé sans se vanter de son aubaine. Car la Normandie n’en estplus tout à fait au temps de son glorieux Duc, où l’on pouvaitsuspendre à la branche d’un chêne, quand on passait par une forêt,un bracelet d’or ou un collier d’argent, gênant pour la route, et,un an après, les y retrouver !

Ceci se passait vers la fin du carême de 18… Les bergers, deleur naturel peu communicatifs avec les populations défiantes quiles employaient par habitude ou par terreur, ne dirent point alorsqu’ils avaient vu Le Hardouey dans la lande (ce qu’ils dirent plustard) ; et nulle part, ni à Blanchelande ni à Lessay, on ne sedouta que le mari de Jeanne eût reparu, même pour une heure, dansle pays.

Cependant le jour de Pâques arriva, et cette année il dut êtreplus solennel à Blanchelande que dans toutes les paroissesvoisines. Voici pourquoi. Le temps de la pénitence que sessupérieurs ecclésiastiques avaient infligée à l’abbé de LaCroix-Jugan était écoulé. Trois ans de la vie extérieurementrégulière qu’il avait menée à Blanchelande avaient paru uneexpiation suffisante de sa vie de partisan et de son suicide. Dansl’esprit de ceux qui avaient le droit de le juger, les bruits quiavaient couru sur l’ancien moine et sur Jeanne ne méritaient aucunecroyance. Or, quand il n’y a point de motif réel de scandale,l’Église est trop forte et trop maternelle dans sa justice pourtenir compte d’une opinion qui ne serait plus que du respect humainà la manière du monde si on l’écoutait. Elle prononce alors avec samajesté ordinaire : « Malheur à celui qui se scandalise ! » etrésiste à la furie des langues et à leur confusion. Telle avait étésa conduite avec l’abbé de La Croix-Jugan. Elle ne l’avait pas tiréde Blanchelande pour l’envoyer sur un autre point du diocèse où iln’eût scandalisé personne, disaient les gens à sagesse mondaine quine comprennent rien aux profondes pratiques de l’Église. Calme,imperturbable, informée, elle avait, au bout de ces trois ans,remis à l’abbé ses pleins pouvoirs de prêtre, et c’était lui quidevait chanter la grand-messe à Pâques dans l’église deBlanchelande, après une si longue interruption dans l’exercice deson ministère sacré.

Quand on sut cette nouvelle dans le pays, on se promit biend’assister à cette messe célébrée par le moine chouan dont lesblessures et la vie, mal éclairée des reflets d’incendie d’uneguerre éteinte, avaient passionné la contrée d’une curiosité mêléed’effroi. L’évêque de Coutances serait venu lui-même célébrer samesse épiscopale à Blanchelande, qu’il n’eût point excité decuriosité comparable à celle que l’abbé de La Croix-Juganinspirait. Taillé lui-même pour être évêque ; de nom, decaractère et de capacité, disait-on, à s’élever aux premiers rangsdans l’Église, il ne resterait pas, sans doute, à Blanchelande.L’imagination populaire couvrait déjà du manteau de pourpre ducardinalat cette arrogante épaule qui brisait enfin la cagoulenoire de la pénitence, comme le mouvement puissant d’un lion crèveles toiles insultantes de fragilité dans lesquelles on le croyaitpris. La comtesse de Montsurvent, qui ne quittait jamais sonchâteau et qui n’entendait de prières que dans sa chapelle, vint àcette messe, où toute la noblesse des environs se donna rendez-vouspour honorer, dans la personne de l’abbé, le gentilhomme et chef deguerre.

Le jour de Pâques tombait fort tard cette année-là. On était enavril, le 16 d’avril, car cette date est restée célèbre. C’étaitune belle journée de printemps, me dit la vieille comtessecentenaire quand je lui en parlai et qu’elle me mit les lambeaux deses souvenirs par-dessus l’histoire de mon brave herbagerTainnebouy. L’église de Blanchelande avait peine à contenir lafoule qui se pressait sous ses arceaux. Il fait toujours beau tempsle jour de Pâques, affirment, avec une superstition chrétienne quine manque pas de grâce, les paysans du Cotentin. Ils associent dansleur esprit la résurrection du Christ avec la résurrection de lanature, et acceptent comme un immuable fait, qui a sa loi dans leurcroyance, la simultanéité que l’Église a établie entre les fêtes deson rituel et le mouvement des saisons. Les neiges de Noël, la biseplaintive du Vendredi Saint, le soleil de Pâques, sont desexpressions proverbiales dans le Cotentin. Le soleil brillait donc,ce jour-là, et éclairait l’église de ses premiers joyeux rayons,qui ne sont pas les mêmes que ceux des autres jours de l’année. Ôcharme emporté des premiers jours, qui n’est si doux que parcequ’il est si vite dissipé et que la mémoire en est pluslointaine !

Tous les bancs de l’église étaient occupés par les familles quiles louent à l’année. Revêtus de leurs plus beaux habits, lespaysans se pressaient jusque dans les chapelles latérales, et on nevoyait de tous côtés que ceintures et gilets rouges aux boutons decuivre, la parure séculaire de ces farauds Bas-Normands. Dans lagrande allée de la nef, ce n’était qu’une mer un peu houleuse deces coiffes qu’on appela plus tard du nom éblouissant decomètes, et qui donnaient aux jeunes filles du pays un airde mutinerie héroïque qu’aucune autre coiffure de femme n’a jamaisdonné comme celle-là ! Toutes ces coiffes blanches sirapprochées les unes des autres, qu’un prédicateur de mauvaisehumeur comparait assez exactement, un jour, à une troupe d’oiesdans un marais, étaient agitées par le désir de voir enfin une foissans son capuchon ce fameux abbé de la Goule-Fracassée, comme ondisait dans le pays. Surnom populaire qu’à une autre époque sa raceaurait gardé s’il n’avait pas été le dernier de sa race ! Leseul banc qui fût vide dans cette foule de bancs qui regorgeaientétait le banc, fermé à la clef, de maîtresse Le Hardouey. On n’yavait plus revu personne depuis la mort de la femme etl’inexplicable disparition du mari. Ce banc vide rappelait, cedimanche-là mieux que jamais, toute l’histoire que j’ai racontée.Il faisait penser davantage à cette morte, à laquelle onpensait toujours et dont le souvenir amenait infailliblement dansl’esprit l’idée de l’abbé de La Croix-Jugan, de ce moine blanc del’abbaye en ruines, qui allait chanter la grand-messe pour lapremière fois. On pensait que la tragédie de l’ensorcellement deJeanne avait commencé à ce banc, à une procession comme celle-ci,et que le malheur était venu de ce premier regard, sorti deces trous par lesquels, ditBossuet, Dieu verse la lumièredans la tête del’homme, et qui, sous le front balafré du prêtre et lapointe de son capuchon, semblaient deux soupiraux de l’enfer :la bouche en feu dufour du Diable, disaient ces paysans quisavaient peindre avec un mot, comme Zurbaran avec un trait. Quandon se reportait aux bruits qui avaient couru sur l’abbé, et dontl’écho ne mourait pas, on était haletant de voir quellemine il aurait, en passant le long du banc de savictime (car on la croyait sa victime), le jour où ilallait dire la messe et consacrer le corps et le sang deNotre-Seigneur Jésus-Christ. C’était une épreuve ! Il sejouait donc dans toutes ces têtes un drame dont le dernier acteétait arrivé et qui touchait au dénouement. Aussi me serait-ilimpossible de peindre l’espèce de frémissement de curiosité quicircula soudainement dans cette foule quand la rouge bannière de laparoisse, qui devait ouvrir la marche de la procession, commença deflotter à l’entrée du chœur, et que les premiers tintements de lasonnette annoncèrent, au portail, que la procession allait sortir.Qui ne sait, d’ailleurs, l’amour éternel de l’homme pour lesspectacles et même pour les spectacles qu’il a déjà vus ?Cette bannière, qui ne sort guère qu’aux grandes fêtes, et delaquelle tombent, comme de ses glands d’or et de soie vermeille, jene sais quelle influence de joie et de triomphe sur les fidèles, lacroix d’argent, avec son velarium brodé par des mains virginales,cette espèce d’obélisque de cire blanche qu’on appelle le ciergepascal et qui domine la croix de sa pointe allumée, les primevèresqui jonchaient la nef, ces premières primevères de l’année que lesprêtres étendent sur les autels lavés du Samedi Saint et dont lesdébris odorants de la veille se mêlaient à la forte et toniquesenteur du buis coupé, tous ces détails avaient aussi leur émotionsainte. La procession étincelait d’ornements magnifiques donnés parla comtesse de Montsurvent et qu’on portait alors pour la premièrefois. Elle avait voulu que son grand abbé de La Croix-Jugan (c’estainsi qu’elle avait coutume de l’appeler) ne dît sa première messedepuis sa pénitence que dans une pourpre et une splendeur dignes delui ! Comme il est d’usage, il venait le dernier dans cettefoule solennelle, précédé du curé de Varenguebec et de l’abbéCaillemer, tous deux en dalmatique, car ils devaient l’assistercomme diacre et sous-diacre à l’autel. La foule tendait le cou surson passage, et plusieurs jeunes filles montèrent même sur lesbanquettes de leurs bancs lorsqu’il s’avança dans la nef. Le jourbleu qui entrait alors par le portail tout grand ouvert et quirépandait ses clartés jusqu’au fond du chœur dans son mystère devitraux sombres, et tournait ses blancheurs vives autour despiliers, frappait bien en face ce visage extraordinaire qu’onvoulait voir, tout en frémissant de le regarder, et qui produisaitla magnétique horreur des abîmes. Seulement (sans y penserassurément) l’abbé de la Croix-jugan devait impatienter cettecuriosité, avide de le contempler enfin dans l’ensemble de sonatterrante physionomie. Comme officiant, il portait l’étole, l’aubeet la chape, mais il avait gardé son capuchon noir en agrafant sachape par-dessus, en sorte que sa tête n’avait point quitté sonencadrement habituel, fermé par la barre de velours noir del’espèce de mentonnière qu’il portait toujours.

« Qui fut bien surpris et eut le nez cassé ? – me ditmaître Tainnebouy, qui prétendait tenir tous ces détails de Nônonelle-même, – ce furent les filles de Blanchelande, Monsieur !Quand il passa auprès du banc de la malheureuse dont il avait causéla perte, on ne s’aperçut pas tant seulement qu’il eût un cœur àl’air de son visage. On n’y vit rien, ni stringo nistringuette, et on se demanda tout bas s’il avait unelicence du pape, le vieux diable, pour dire la messe en capuchon.Mais ne vous tourmentez, Monsieur ! la suite prouva bien qu’iln’en avait pas ; et les filles et les gars de Blanchelande, etbien d’autres, en virent plus long à c’te messe-là qu’ilsn’auraient voulu. »

Ainsi, pour un moment, la curiosité et l’attente universellefurent trompées. L’abbé de La Croix-Jugan n’avait rien de nouveauque sa chape fermée sur sa poitrine par une agrafe de pierresprécieuses, d’un éclat prodigieux aux yeux de ces paysanséblouis.

« D’aucunes fois, depuis, j’ons bien regardé ! ce tas depierreries n’a éclaffé com’ cha sur la poitrine de nosprêtres », disaient-ils à la comtesse de Montsurvent, quiexpliquait le phénomène un peu par l’imagination, un peu par lemanteau du capuchon qui faisait repoussoir au blanc éclat despierreries, mais qui ne pouvait s’empêcher de sourire de cesincroyables superstitions.

La procession fit le tour de l’église, le long des murs ducimetière, et rentra par le portail, qui resta ouvert. Il y avaittant de monde à Blanchelande ce jour-là, et le temps était si douxet presque si chaud, que beaucoup de personnes se groupèrent auportail et, de là, entendirent la messe. Il y en avait jusque sousl’if planté en face du portail.

Cependant, après le temps mis à chanter l’Introït, pendantlequel l’officiant va revêtir les ornements sacrés, les portes dela sacristie s’ouvrirent, et l’abbé de La Croix-Jugan, précédé desenfants de chœur portant les flambeaux, des thuriféraires et desdiacres, apparut sur le seuil, en chasuble, et marcha lentementvers l’autel. Le mouvement de curiosité qui avait eu lieu dansl’église quand la procession était passée recommença, mais pourcette fois sans déception. Le capuchon avait disparu, et la têteidéale de l’abbé put être vue sans aucun voile…

Jamais la fantaisie d’un statuaire, le rêve d’un grand artistedevenu fou, n’auraient combiné ce que le hasard d’une charged’espingole et le déchirement des bandelettes de ses blessures parla main des Bleus avaient produit sur cette figure, autrefois sidivinement belle qu’on la comparait à celle du martial Archange desbatailles. Les plus célèbres blessures dont parle l’Histoire,qu’étaient-elles auprès des vestiges impliqués sur le visage del’abbé de La Croix-Jugan, auprès de ces stigmates qui disaient siatrocement le mot sublime du duc de Guise à son fils :

« Il faut que les fils des grandes races sachent se bâtir desrenommées sur les ruines de leur propre corps ! »

Pour la première fois, on jugeait dans toute sa splendeurfoudroyée le désastre de cette tête, ordinairement à moitié cachée,mais déjà, par ce qu’on en voyait, terrifiante ! Les cheveux,coupés très courts, de l’abbé, envahis par les premiers floconsd’une neige prématurée, miroitaient sur ses tempes et découvraientles plans de ses joues livides, labourées par le fer. C’était toutun massacre, me dit Tainnebouy avec une poésie sauvage, mais cemassacre exprimait un si implacable défi au destin, que siles yeux s’en détournaient, c’était presque comme les yeux de Moïsese détournèrent du buisson ardent qui contenait Dieu ! Il yavait, en effet, à force d’âme comme un dieu en cet homme plus hautque la vie, et qui semblait avoir vaincu la mort en lui résistant.Quoiqu’il se disposât à offrir le Saint Sacrifice et qu’ils’avançât les yeux baissés, l’air recueilli et les mains jointes,ces mains qui avaient porté l’épée interdite aux prêtres, et dontle galbe nerveux et veiné révélait la puissance des éperviers dansleurs étreintes, il était toujours le chef fait pour commander etentraîner à sa suite. Avec sa grande taille, la blancheurflamboyante de sa chasuble lamée d’or, que le soleil, tombant parune des fenêtres du chœur, sembla tout à coup embraser, il neparaissait plus un homme, mais la colonne de flammes qui marchaiten avant d’Israël et qui le guidait au désert. La vieille comtessede Montsurvent parlait encore de ce moment-là, du fond de ses centans, comme s’il eût été devant elle, quand Blanchelande agenouillévit ce prêtre, colossal de physionomie, se placer au pied del’autel et commencer cette messe fatale qu’il ne devait pasfinir.

Nul, alors, ne pensa à ses crimes. Nul n’osa garder dans unrepli de son âme subjuguée une Mauvaise pensée contre lui. Il étaitdigne des pouvoirs que lui avait remis l’Église, et le calme de sagrandeur, quand il monta les marches de l’autel, répondit de soninnocence. Impression éphémère, mais pour le momenttoute-puissante ! On oublia Jeanne Le Hardouey. On oublia toutce qu’on croyait il n’y avait qu’un moment encore.

Entrevu à l’autel à travers la fumée d’azur des encensoirs, quivomissaient des langues de feu de leurs urnes d’argent balancéesdevant sa terrible face, sur laquelle le sentiment de la messequ’il chantait commençait de jeter des éclairs inconnus qui s’yfixaient comme des rayons d’auréole et faisaient pâlir l’éclat desflambeaux, il était le point culminant et concentrique oùl’attention fervente et respectueuse de la foule venait aboutir. Letimbre profond de sa voix retentissait dans toutes les poitrines.La lenteur de son geste, sa lèvre inspirée, la manière dont il seretournait, les bras ouverts, vers les fidèles, pour leur envoyerla paix du Seigneur, toutes ces sublimes attitudes du prêtre quiprie et qui va consacrer, et dans lesquelles le sublime de sapersonne, à lui, s’incarnait avec une si magnifique harmonie,prenaient ces paysans hostiles et fondaient leur hostilité au pointqu’il n’y paraissait plus…

La messe s’avançait cependant, au milieu des alleluiad’enthousiasme de ce grand jour… Il avait chanté la Préface. Lesprêtres qui l’assistaient dirent plus tard que jamais ils n’avaiententendu sortir de tels accents d’une bouche de chair. Ce n’étaitpas le chant du cygne, de ce mol oiseau de la terre qui n’a pointsa place dans le ciel chrétien, mais les derniers cris de l’aiglede l’Évangéliste, qui allait s’élever vers les Cimes Éternelles,puisqu’il allait mourir. Il consacra, dirent-ils encore, comme lesSaints consacrent ; et vraiment, s’il avait jamais étécoupable, ils le crurent plus que pardonné. Ils crurent que lecharbon d’Isaïe avait tout consumé du vieil homme dans sapurification dévorante, quand, à genoux près de lui et tenant lebord de sa tunique de pontife, les diacres le virent éleverl’hostie sans tache, de ses deux mains tendues vers Dieu. Toute lafoule était prosternée dans une adoration muette. L’Osalutaris hostia ! allait sortir, avec savoix d’argent, de cet auguste et profond silence… Elle ne sortitpas… Un coup de fusil partit du portail ouvert, et l’abbé de LaCroix-Jugan tomba la tête sur l’autel.

Il était mort.

Des cris d’effroi traversèrent la foule, aigus, brefs, et touts’arrêta, même la cloche qui sonnait le sacrement de la messe etqui se tut, comme si le froid d’une terreur immense était montéjusque dans le clocher et l’eût saisie !

Ah ! qui pourrait raconter dignement cette scène uniquedans les plus épouvantables spectacles ? L’abbé de LaCroix-Jugan, abattu sur l’autel, arraché par les diacres del’entablement sacré qu’il souillait de son sang, et couché sur lesdernières marches, dans ses vêtements sacerdotaux, au milieu desprêtres éperdus et des flambeaux renversés ; la foulesoulevée, toutes les têtes tournées, les uns voulant voir ce qui sepassait à l’autel, les autres regardant d’où le coup de feu étaitparti ; le double reflux de cette foule, qui oscillait duchœur au portail, tout cela formait un inexprimable désordre, commesi l’incendie eût éclaté dans l’église ou que la foudre eût fondules plombs du clocher !

« L’abbé de La Croix-Jugan vient d’être assassiné ! » Telfut le mot qui vola de bouche en bouche. La comtesse deMontsurvent, qui avait le courage de ceux de sa maison, tenta depénétrer jusqu’au chœur, mais ne put percer la foule amoncelée.

« Fermez les portes ! arrêtez l’assassin ! » criaientles voix. Mais on n’avait vu ni arme ni homme. Le coup de fusilavait été entendu. Il était parti du portail, tiré probablementpar-dessus la tête des fidèles prosternés ; et celui quil’avait tiré avait pu s’enfuir, grâce au premier moment de surpriseet de confusion. On le cherchait, on s’interrogeait.

Le chaos s’emparait de cette église, qui résonnait, il n’y avaitque quelques minutes, des chants joyeux d’alleluia… Il y avait deuxscènes distinctes dans ce chaos : la foule qui se gonflait auportail ; et à la grille du sanctuaire, dans le chœur, lesprêtres jetés hors de leurs stalles, et les chantres, pâles,épouvantés, entourant le corps inanimé, et les deux diacres, deboutauprès, pâles comme des linceuls, en proie à l’indignation et àl’horreur ! Un crime affreux aboutissait à un sacrilège !L’hostie, teinte du sang, était tombée à côté du calice. Le curé deVarenguebec la prit et communia.

Alors ce curé de Varanguebec, qui était un homme puissant, unrobuste prêtre, commanda le silence, d’une voix tonnante, et, choseétrange, due, sans nul doute, à l’impression d’un tel spectacle, ill’obtint. Puis il dépouilla sa dalmatique, et n’ayant plus que sonaube, tachée du sang qui avait jailli de tous côtés sur l’autel, ilmonta en chaire et dit :

« Mes frères, l’église est profanée. L’abbé de La Croix-Juganvient d’être assassiné en offrant le divin sacrifice. Nous allonsemporter son corps au presbytère et nous en ferons l’inhumation àla paroisse de Neufmesnil. L’église de Blanchelande va resterfermée jusqu’au moment où Notre Seigneur de Coutances viendrasolennellement la rouvrir et la purifier. Lui seul, de sa droiteépiscopale, et non pas nous, humble prêtre, peut laver ici la placed’un détestable sacrilège. Allez, mes frères, rentrez dans vosmaisons, consternés et recueillis. Les jugements de Dieu sontterribles, et ses voies cachées. Allez, la messe est dite :Ite, missa est ! »

Et il descendit de la chaire. Le silence le plus profondcontinua de régner dans l’assemblée, qui s’écoula, mais aveclenteur. Les plus curieux restèrent à voir les prêtres éteindre lesflambeaux et voiler le saint tabernacle. On éteignit jusqu’à lalampe du chœur, cette lampe qui brûlait nuit et jour, image del’Adoration perpétuelle. Puis les prêtres enlevèrent sur leurs brasentrelacés le corps de l’abbé de La Croix-Jugan, dans sa chasublesanglante, en récitant à voix basse le Deprofundis. Resté le dernier sur le seuil de l’églisedéserte, le curé Caillemer en ferma les portes, comme sous les septsceaux de la colère du Seigneur. Arrêtées un moment dans lecimetière, quelques personnes furent sommées d’en sortir, et lesgrilles en furent fermées, comme les portes de l’église l’avaientété. Étrange et formidable jour de Pâques ! le souvenirsaisissant devait s’en transmettre à la génération suivante. On eûtdit qu’on remontait au moyen âge et que la paroisse de Blanchelandeavait été mise en interdit.

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