L’Ensorcelée

Chapitre 6

 

Jeanne Le Hardouey, après avoir quitté Nônon Cocouan, se dirigeavers le Clos par le chemin qu’elle suivait souvent. Ai-je besoin dedire maintenant que c’était une de ces femmes dont les impressionsse succédaient avec la régularité que leur naturel imprime auxêtres forts ? Et cependant le prêtre quelle venait de voir, cetragique Balafré en capuchon, et ce que lui en avait raconté cetteflânière de Nônon Cocouan, s’enfonçait en elle avecpuissance et l’empêchait de marcher aussi vite qu’elle l’auraitfait dans tout autre moment. Les chemins étaient déserts. Les gensdes vêpres s’en étaient allés dans des directions différentes.Malgré ce qu’elle avait dit à Nônon, qu’elle irait vite une foisqu’elle serait seule, elle ne se hâtait pas, car nulle peur ne ladominait. Il ne faisait pas froid, du reste. Le temps était doux,quoique agité. C’était une de ces molles journées du commencementde l’hiver où le vent souffle du sud, et où les nuées, grises commele fer et basses à toucher presque avec la main, semblent peser surnos têtes. Jeanne ne vit rien qui justifiât les appréhensions de laCocouan.

Elle passa de jour encore au Vieux Presbytère. Tout y étaitsolitaire et silencieux. Seulement, sous une des grandes ouverturesde la cour, cintrée comme l’arche d’un pont et fermée autrefois pardes portes colossales, maintenant arrachées de leurs énormes gonds,restés rouillés dans les murs, elle aperçut un de ces bergersrôdeurs, la terreur du pays, occupé à faire brouter à quelquesmaigres chèvres l’herbe rare qui poussait dans les cours vides decette espèce de manoir.

Elle le reconnut. C’était un berger qui s’était, il y avait peude temps, présenté chez maître Thomas Le Hardouey pour del’ouvrage, et que maître Thomas avait durement repoussé, ne voulantpas, disait-il, employer des gens sans aveu. Le Hardouey partageaitcontre ces gens-là les préjugés de maître Tainnebouy, qui sont, dureste, les préjugés universels de la contrée. Mais, comme il étaitriche et puissant, il ne cachait pas ses antipathies, et ilsemblait provoquer les bergers à une lutte ouverte contre lui pourles accabler.

On lui avait plus d’une fois entendu dire, soit au moulin, chezLendormi, soit à la forge, chez Dussaucey, le maréchal ferrant,qu’à la première mortalité de ses bêtes, au moindre malheur quiarriverait et qu’on pourrait imputer aux bergers, il en nettoieraitle pays pour tout jamais. Certainement de telles paroles, quebeaucoup de gens trouvaient imprudentes, n’étaient pas ignorées deshommes contre lesquels elles avaient été proférées, et cela pouvaitdonner à Jeanne, isolée dans des chemins écartés, l’idée quel’homme chassé par son mari et qu’elle y rencontrait par hasardétait fort capable de lui faire unmauvais parti ; mais, si cette idée lui vintà la tête, elle n’en montra rien, et elle fut la première, selon lacoutume des campagnes quand on se rencontre, à adresser la paroleau berger.

Il était assis sur une de ces grosses pierres comme on en trouveà côté de toutes les portes en Normandie. Il était enveloppé danssa limousine aux grandes raies rousses et blanches, espèce demanteau qui ressemble à un cotillon de femme qu’on s’agraferaitautour du cou. Son immobilité était telle que ses yeux mêmes neremuaient pas et qu’on l’aurait volontiers pris pour une momiedruidique, déterrée de quelque caverne gauloise.

Il était nécessaire que Jeanne, pour gagner dans la direction oùelle marchait, passât devant lui, et il dut la voir venir à plus devingt pas de distance ; mais ses comme les yeux de certainspoissons, avoir été faits pour traverser des milieux plus quel’élément qui nous entoure, ne témoignaient leur expression qu’ilsl’eussent seulement aperçue.

« Dis donc, le pâtre ! – lui cria-t-elle, – y a-t-illongtemps que les gens qui sortaient des vêpres sont passés, etcrois-tu qu’en traversant la Prairie aux Ajoncs qui coupe le chemind’ici au Clos je pourrais encore les rattraper ? »

Mais il ne répondit pas. Il ne fit pas un geste. Ses yeuxrestèrent dans la direction qu’ils avaient quand elle s’étaittrouvée devant lui, et elle se crut obligée de répéter plus haut laquestion qu’elle lui avait faite, pensant qu’il ne l’avait pasentendue.

« Es-tu sourd, pâtureau ? – lui dit-elle, impatientée commeune femme qui a l’habitude d’être obéie et pour qui toute paroleaux inférieurs était commandement.

– Sourd pour vous, vère ! – dit enfin le berger, toujoursimmobile ; – sourd comme un mouron, sourd comme un caillou,sourd comme votre mari et vous avez été sourds pour moi, maîtresseLe Hardouey ! Pourquoi m’ demandez-vous quéque chose ? Nem’avez-vous pas tout refusé l’aut’e jour ? Je n’ai rien à vousdire, pas plus que vous n’avez eu rien à me donner. T’nez, –ajouta-t-il en prenant un long fétu à la paille de ses sabots et lebrisant, – la paille est rompue ! Craiyez-vous que les deuxbouts que v’là et que je jette, le vent qui souffle puisse lesréunir et les renouer ? »

Il y avait un tremblement de colère dans la voix gutturale de cepâtre, qui accomplissait, sans le savoir, à des siècles dedistance, le vieux rite de guerre des anciens Normands.

« Allons, allons ! pas de rancune, berger ! – réponditJeanne en voyant qu’elle était seule avec cet homme irrité, quitenait à la main un bâton de houx, coupé fraîchement dans leshaies. – Dis-moi ce que je te demande, et quand tu passeras par leClos et que mon mari sera absent je te mettrai du pain blanc et unbon morceau de lard dans ton bissac.

– Gardez votre pain et votre lard pour vos chiens ! –reprit-il. – Ce n’est pas avec de la viande ou du pain qu’on apaisela colère d’un homme. Non, non ! l’homme qui dépendrait de sonventre au point de manger l’oubli des injures avec le pain qu’onlui jetterait n’aurait qu’un gésier à la place de cœur. J’compterons plus tard, maîtresse Le Hardouey !

– Prends garde aux menaces, pâtureau ! – fît-elle, plusmenaçante que lui et entraînée par son caractère décidé.

– Ah ! je sais bien – dit le berger avec un regard profondet une bouche amère – que vous êtes haute comme le temps, maîtresseLe Hardouey ! Mais vous n’êtes pas ici sous les poutres devotre cuisine. Vous êtes au Vieux Presbytère, dans un mauvaiscarrefour où âme qui vive ne passera plus maintenant que demainmatin. Qu’est-ce donc qui m’empêcherait, si je voulais ? –ajouta-t-il lentement en grinçant un sourire féroce qui fit brillerson œil vitreux, et montrant son bâton de houx… – Mais je ne veuxpas ! Non, je ne veux pas ! – fit-il avec explosion. –Les coups attirent les coups. Lâchez c’te pierre que vous avezprise et soyez tranquille. Je ne vous toucherai pas ! Ilsdiraient que je vous ai assassinée, si je portais seulement la mainà votre chignon, et je roulerais bientôt au fond de la prison deCoutances. Il y a de meilleures vengeances, et plus sûres. La cornemet du temps à venir au tauret, et ses coups n’en sont que plusmortels. Allez ! marchez ! – insista-t-il d’une voixsinistre. – Vous vous souviendrez longtemps des vêpres d’où voussortez, maîtresse Le Hardouey ! »

Et il se leva de sa pierre conique, se prit à siffler un airbizarre qui attira un chien aux longs poils blancs, droits etpointus comme des arêtes, et de cette espèce particulière ditede berger, le plus intelligent des chiens, maisaussi le plus mélancolique ; et il alla rassembler ses chèvreséparses dans la cour.

Jeanne, trop fière pour ajouter un mot à ceux qu’elle avait déjàprononcés, passa et prit la Prairie aux Ajoncs, moins inquiète dela déclaration de guerre du berger que frappée de ses dernièresparoles. Qu’entendait-il, en effet, par ces vêpres dont il luidisait de se souvenir ? Quel rapport pouvait-il y avoir entreune cérémonie religieuse et un de ces pâtres qui n’avaientpeut-être pas reçu le baptême, païens ambulants qu’on ne voyaitjamais aux églises et qu’on avait plus d’une fois rencontrés menantpaître leurs brebis sur l’herbe sacrée des cimetières, au grandscandale des gens religieux ? Ces vêpres, il est vrai, étaientdéjà marquées pour elle d’un point de rappel singulier : la vue dece prêtre inconnu qui lui avait mis au cœur des sensations si peufamilières à sa nature tranquille et forte ! Le mot du berger,coïncidant avec la rencontre de ce martyr des Bleus, comme luiavait conté Nônon, des Bleus, contre lesquels se serait battu Loupde Feuardent s’il avait vécu lors des guerres de l’Ouest, ce mot,venant après l’impression qu’elle avait reçue pendant les vêpres,la redoublait et la faisait fermenter en elle. C’est quelquefoisune si faible chose que le mystère d’organisation de la têtehumaine, qu’une circonstance (la plus misérable des circonstances,une coïncidence, un hasard) la trouble d’abord et finit parl’asservir. Jeanne rentra au Clos toute pensive, ne pouvants’empêcher d’associer dans ses émotions intérieures l’idée dusombre prêtre et les menaces du berger.

Mais son activité et ses occupations ordinaires la tirèrentde devant elle, comme on dit, et luifurent de salutaires distractions. Elle se débarrassa de sa pelissebleue et de ses sabots aux plettes noires, et elle se mità tourner dans sa maison, le front aussi serein que si riend’insolite n’avait traversé son esprit.

Elle donna ses ordres accoutumés pour le souper des gens, leurparla à tous comme elle en avait l’habitude et fixa à chacun saquote-part de travail pour la journée du lendemain. Domestiques etjournaliers, les gens du Clos étaient nombreux et formaient unelarge attablée dans la cuisine de maître Thomas Le Hardouey.Pendant que Jeanne surveillait toutes choses avec cet œil vigilantqui est l’attribut de la royauté domestique comme de l’autreroyauté, elle entendit qu’on s’entretenait, autour de la table, duprêtre au noir capuchon qui avait presque épouvanté à la processiontous les paroissiens de Blanchelande. C’était là l’évènement dujour.

« Je ne sais pas son nom de chrétien, – disait le grand valet,beau parleur aux cheveux frisés, qui mangeait une énorme galette desarrasin beurrée de graisse d’oie, – mais Dieu me punisse si on luiferait tort en l’appelant l’abbé de la goulefracassée !

– J’ai bien vu des coups de fusil dans ma vie, – reprenait à sontour le batteur en grange, qui avait servi sous le généralPichegru, – mais je ne peux croire que ce soient là de véritablesmarques de coups de fusil tirés par les hommes. Si le diable en aune fabrique dans l’arsenal de son enfer, ils doivent marquer commecela ceux qu’ils atteignent et qu’ils ne couchent pas à tout jamaissur le carreau. Au demeurant, il a plus l’air d’un soldat que d’unprêtre, ce capuchon-là ! Je l’ai vu samedi, vers quatre heuresde relevée, qui galopait dans le chemin qui est sous la ChesnaieCentsous, un chemin de perdition où verse plus d’une paire decharrettes par hiver ; il montait une pouliche qui semblaitavoir le feu sous le ventre. Par le flêt du démon !je vous affie et certifie qu’il n’y avait pas dans toutel’armée de Hollande, de l’époque où j’y étais, bien des douzainesde capitaines de dragons aussi crânement vissés que lui sur leurselle. »

Ceci se rapportait assez exactement à ce qu’avait dit NônonCocouan à Jeanne de l’arrivée du prêtre étranger chez M. le curé deBlanchelande. Mais, hors ce détail, les domestiques du Clos ensavaient beaucoup moins long que Nônon sur le compte de cet abbé,dont la présence inattendue et la grandiose laideur avaient remuépourtant cette population, si peu extérieure, occupée de travail etde gain, fidèle à l’esprit de ses pères, dont l’ancien cri deguerre était : gainage ! lourde à soulever parconséquent, et qui n’a pas, comme les populations du Midi, de pentenaturelle vers l’émotion et l’intérêt dramatique.

Or, il était dit que, ce soir-là, Jeanne ne pourrait se séparerde la pensée de l’être funeste qu’elle avait vu sous ces vêtementsde prêtre, si peu faits pour lui. Elle la repoussait comme uneobsession fatidique, et tout, autour d’elle, la lui rejetait. Il ya parfois dans la vie de ces entrelacements de circonstances quisemblent donner le droit de croire au destin ! Les domestiquessortis ou couchés, après leur repas du soir, Jeanne-Madelaineordonna le souper de son mari et le sien.

Habituellement, maître Thomas Le Hardouey, quand il n’était pasaux foires et aux marchés des cantons voisins, ne rentrait guère auClos que vers sept heures, pour souper tête à tête avec sa femme ouun ami en tiers, quelque fermier des environs, invité à venirjaser, à la veillée. La maison du Clos qu’ils habitaient était unancien manoir un peu délabré vers les ailes, séparé de la ferme,placé au fond d’une seconde cour, et quoique ce manoir fût diviséen plusieurs appartements, qu’il y eût une salle à manger et unsalon de compagnie où Jeanne avaitrangé, avec un orgueil douloureux, toute la richesse mobilièrequ’elle avait de son père, c’est-à-dire quelques vieux portraits defamille des Feuardent, cependant elle et son mari mangeaient surune table à part, dans leur cuisine, ne croyant pas déroger à leurdignité de maîtres ni compromettre leur autorité en restant sousles yeux de leurs gens.

C’est une idée du temps présent, où le pouvoir domestique a étédégradé comme tous les autres pouvoirs, de croire qu’en se retirantde la vie commune on sauvegarde un respect qui n’existe plus. Il nefaut pas s’abuser : quand on s’abrite avec tant de soin contre lecontact de ses inférieurs, on ne préserve guères que ses propresdélicatesses, et qui dit délicatesse dit toujours un peu defaiblesse par quelque côté. Certainement, si les mœurs étaientfortes comme elles l’étaient autrefois, l’homme ne croirait pas ques’isoler de ses serviteurs fût un moyen de se faire respecter ouredouter davantage. Le respect est bien plus personnel qu’on nepense. Nous sommes tous plus ou moins soldats ou chefs dans lavie ; eh bien ! avons-nous jamais vu que les soldats encampagne fussent moins soumis à leurs chefs parce qu’ils viventplus étroitement avec eux ? Jeanne Le Hardouey et son mariavaient donc conservé l’antique coutume féodale de vivre au milieude leurs serviteurs, coutume qui n’est plus gardée aujourd’hui (sielle l’est encore) que par quelques fermiers représentant lesanciennes mœurs du pays. Jeanne-Madelaine de Feuardent, élevée à lacampagne, la fille de Louisine-à-la-hache, n’avait aucune desfausses fiertés ou des pusillanimes répugnances qui caractérisentles femmes des villes. Pendant que la vieille Gotton préparait lesouper, elle dressa elle-même le couvert. Elle dépliait une de cesbelles nappes ouvrées, éblouissantes de blancheur et qui sentent lethym sur lequel on les a étendues, quand maître Le Hardouey entra,suivi du curé de Blanchelande, qu’il avait rencontré, dit-il, aubas de l’avenue qui menait au Clos.

« Jeanne, – fit-il, – v’là M. le curé que j’ai rencontré dans matournée d’après les vêpres, et que j’ai engagé, comme c’estdimanche, à venir souper avec nous. »

Jeanne accueillit le curé comme elle avait accoutumé de lefaire. Elle le voyait souvent, et souvent elle lui avait donné del’argent ou du blé pour les pauvres de la paroisse ; car,religieuse d’éducation et royale de cœur, Jeanne était aumônière,comme disaient les mendiants du pays, qui ôtaient leur bonnet delaine grise quand ils parlaient d’elle.

Cette libéralité, qui s’exerçait parfois à l’insu de maître LeHardouey, était une raison pour que le curé vînt fréquemment auClos. Il n’y était guère attiré par le maître du logis, qui avaitacheté des biens d’Église, et dont la réputation était, pour cetteraison, loin d’être bonne.

Le Temps, qui jette sur toutes choses, grain à grain, uneimpalpable poussière, laquelle, sans l’Histoire, finirait parcouvrir les évènements les plus hauts, le Temps a déjà répandu sonsable niveleur sur bien des circonstances d’une époque si peuéloignée, et nous n’avons plus la note juste que donnaient lessentiments d’alors. Un acquéreur des biens d’Église inspirait à peuprès l’horreur qu’inspire le voleur sacrilège, et il n’y a guèreque la raison immortelle de l’homme d’État qui comprenne bienaujourd’hui ce qu’avait de grand et de sacré une opinion qui paraîtexcessive aux esprits lâches et perdus de la génération actuelle.Au sortir de ces guerres civiles, le curé de Blanchelande avaitbesoin de se rappeler son ministère de paix et de miséricorde pourne pas regarder Thomas Le Hardouey comme un ennemi. Aussin’était-ce qu’en considération de Jeanne qu’il acceptait lespolitesses du riche propriétaire, son paroissien. Ce dernier lesfaisait, du reste, un peu par déférence pour sa femme, et aussi parcet esprit de faste grossier et d’hospitalité bruyante, l’attributde tous les parvenus. Le curé, d’un autre côté, avait en lui toutce qui fait pardonner d’être prêtre aux esprits irréligieux, bornéset sensuels comme était Le Hardouey et comme il en est tant sortidu giron du dix-huitième siècle. L’abbé Caillemer était ce qu’onappelle un homme à pleine main, de joviale humeur, rond d’espritcomme de ventre, ayant de la foi et des mœurs, malgré son amourpour le cidre en bouteille, le gloria et le pousse-café,trois petits écueils contre lesquels, hélas ! vient échouerquelquefois la mâle sévérité d’un clergé né pauvre, et dont lajeunesse n’a pas connu les premières jouissances de la vie. L’abbéCaillemer ajoutait à toutes ces qualités vulgaires de n’avoirpoint, dans son être extérieur, ce caractère de dignité sacerdotaleque la basse classe des esprits ne peut souffrir, parce qu’il luiimpose et qu’elle est obligée de le respecter.

« Quand j’ai rencontré M. le curé, – fit le fermier ens’asseyant à sa table, étincelante de pots d’étain, et ens’adressant à sa femme, – il n’était pas seul, il avait avec lui unconfrère. Et si ce n’était pas un confrère, et que je ne craignissepas de manquer de respect à M. le curé, je dirais qu’il a plutôtl’air d’un diable que d’un prêtre. Je l’ai invité aussi à notrerepas, quoique, par ma foi, Jeannine, vous eussiez bien pu, toutehardie que vous êtes, en avoir peur. »

Jeanne sourit, mais la pommette de sa joue brûlait.

« Je sais, – dit-elle ; – je l’ai vu aux vêpres et ausalut.

– C’est l’abbé de La Croix-Jugan, ma chère madame, – fit le curéen nouant sa serviette sous son menton pour ne pas gâter, enmangeant, sa belle soutane des dimanches, – et vous avez tort deprendre pour de la fierté, je vous l’ai déjà dit, maître LeHardouey, le refus qu’il a fait de souper avec nous ce soir, car jesais, de source certaine, qu’il est invité, depuis huit jours, chezMme la comtesse de Montsurvent.

– Humph ! – fit Le Hardouey d’un ton défiant et incrédule,– ne dites pas que celui-là n’est pas fier, monsieur le curé. Je nesuis pas déniché d’hier matin, et me connais encore à l’air deshommes… Mais, Dieu de Dieu ! où donc a-t-il pris ceseffroyables blessures qui lui ont retourné le visage comme le socde la charrue retourne un champ ?

– Ah ! sainte mère de Dieu ! fit le curé, qui avalaitore profundo une large cuillerée de soupe auxchoux, – c’est une assez tragique histoire ! »

Et, commère comme il était, il entama l’histoire de l’abbé de LaCroix-Jugan.

« C’était – apprit-il à ses hôtes – le quatrième fils du marquisde La Croix-Jugan, l’un des plus anciens noms du Cotentin avec lesToustain, les Hautemer et les Hauteville. Selon la coutume de lanoblesse de France, l’aîné de La Croix-Jugan avait succédé auxbiens considérables de son père, et, plus tard, avait émigré. Lecadet, entré dans la Maison du Roi, était, au commencement de laRévolution, lieutenant aux gardes du Corps, et avait été, le 10août, massacré en défendant la porte de Marie-Antoinette. Letroisième, sur le berceau duquel on avait mis le ruban de l’ordrede Malte, était allé, vers quinze ans, rejoindre son oncle lecommandeur et commencer ce qu’on appelait les caravanes. Enfin, ledernier de tous, celui dont il était question, obligé d’être prêtrepour obéir à la loi des familles nobles de ce temps, et destiné àdevenir, bien jeune encore, évêque de Coutances et abbé de l’abbayede Blanchelande, n’était encore que simple moine quand laRévolution éclata.

– Et une bonne abbaye que Blanchelande ! – fit maître LeHardouey, – et qui valait gros à l’abbé ! C’était là unemaison de bénédiction pour ceux qui l’habitaient. On n’y riait pasque du bout des dents, comme saint Médard, et on n’y chantait pasque du plain-chant, comme dans votre église, monsieur le curé. On ypassait le temps joyeusement à l’époque où le Talaru menait lediocèse comme un ivrogne mène sa jument, et, jarnigoi ! cen’est pas menterie, monsieur le curé, car j’ai vu, moi, cet évêqued’ancien régime et tous les moines de l’abbaye…

– Allons, allons, maître Thomas, – dit le curé en interrompantamicalement les souvenirs peu respectueux de son paroissien, – jene veux pas savoir ce que vous prétendez avoir vu, et, d’ailleurs,vous êtes un petit brin mauvaise langue, et peut-être mauvaise vueet mauvaise mémoire par-dessus le marché. Je sais qu’il y a eu biendes abus et bien du péché, même dans l’Église, et que notreseigneur de Talaru, qui avait été officier de cavalerie, n’avaitpas assez oublié l’esprit de son premier état. Mais à tout péchémiséricorde, d’autant qu’il est mort comme un saint dans lestristesses de l’émigration ! Dieu lui a fait la grâced’expier, par sa mort, le scandale qu’il avait causé pendant savie.

– Je ne dis pas que non… mais enfin… suffit ! – dit LeHardouey, qui voyait l’œil de Jeanne devenir d’un bleu plus sombreen le regardant. – Toujours est-il que ce n’est pas en chantantmatines ou vêpres qu’il s’est ainsi marqué le visage, votre abbé deLa Croix-Jugan !

– Je crois bien ! – repartit le curé en joignant les mainssur son rabat avec componction. – Ah ! mes chers amis, quenous sommes de fragiles créatures ! – poursuivit-il avec ladolente onction qu’il avait quand il faisait son prône ; –mais aussi cette Révolution, fille de Satan, avait renversé toutesles têtes, et elle doit porter le poids de bien des iniquités.L’abbé de La Croix-Jugan, qui s’appelait, à Blanchelande, le frèreRanulphe, aurait-il jamais quitté son monastère sans la persécutionde l’Église ? Au lieu d’émigrer, comme nous autres, quidisions la messe à Jersey ou à Guernesey, il oublia que l’Égliseavait horreur du sang, et il s’alla battre avec les seigneurs etles gentilshommes dans la Vendée et dans le Maine, et, plus tard,dans ce côté du bas pays.

– Oh ! oh ! il aurait donc chouanné, monsieurl’abbé ? – dit maître Thomas Le Hardouey avec une explosiond’ironie qui montrait combien il était dominé par les passions dutemps, à moitié apaisées, mais toujours brûlantes ; carc’était un compagnon assez madré pour ne point se risquer auximprudences et pour tourner sept fois sa langue dans sa boucheavant de lâcher le moindre mot compromettant.

– Oui, il a chouanné, – reprit gravement le curé Caillemer, – cequi ne convenait guères à un homme de son état, à un lévite, à unprêtre. C’est la vérité. Mais, sainte Vierge ! c’est la véritéaussi que le bon Dieu l’en a bien puni et lui a écrit, en lettresassez profondes, un terrible châtiment sur le visage.

« Du reste, les circonstances ont tellement dépassé les limitesde la prudence humaine, et la cause pour laquelle l’abbé de LaCroix-Jugan se battait était si sacrée, puisque c’était celle denotre sainte religion, qu’on n’aurait encore rien à dire s’iln’avait que chouanné, mais…

– Eh ! mais ?… – fit Le Hardouey, l’œil pétillantd’une curiosité haineuse, en tenant son verre à la hauteur de sabouche, mais ne buvant pas.

– Mais… » reprit le curé en baissant la voix, comme s’il avaitun douloureux aveu à faire.

Jeanne eut une espèce de frisson qui courut dans les racines deses cheveux, relevés droit sous la dentelle de sa coiffe, et quidécouvraient les sept pointes de son front impérieux.

« Il y a pis – continua le curé – que de répandre le sang desennemis du Seigneur et de son Église, quoique ce ne soit pas à unprêtre à le faire et que les Saints Canons le défendent. Et si jedis ceci, mes chers paroissiens, ce n’est pas que j’oublie leprécepte de la charité, mais c’est qu’il est bon, parfois, pourl’exemple, de proclamer la vérité. D’ailleurs, si l’abbé de LaCroix-Jugan a été un grand coupable, il est maintenant un grandpénitent. Entraîné sans doute par les passions de cette vie desoldat qu’il a menée, il s’est, un instant, perdu dans les voieshumaines. Après le combat de la Fosse, il crut la cause de sonparti désespérée, et, oubliant tout à fait qu’il était un chrétienet un prêtre, il osa, de ses mains consacrées, accomplir sur sapersonne l’exécrable crime du suicide, qui termina la vie del’infâme Judas.

– Comment ! c’est lui qui s’est ainsi labouré laface ?… – dit Le Hardouey.

– C’est lui, – répondit le curé, – mais ce n’est pas lui toutseul. »

Et il raconta la scène qui avait eu lieu chez Marie Hecquetcomment cette brave femme avait sauvé le suicidé et l’avait arrachéà la mort. Jeanne écoutait ce récit avec une horreur passionnée,visible seulement à l’entrouvrement de sa belle bouche et à lacontraction de ses sourcils. Elle ne jeta point de cesinterjections par lesquelles les âmes faibles se soulagent. Elledemeura silencieuse, et la rêverie qui l’avait saisie à vêpresrecommença.

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