L’Ensorcelée

Chapitre 4

 

Or ce jour-là précisément, à ces vêpres qui, plus tard, luidevinrent fatales, une femme, jeune encore, assistait dans un despremiers bancs de l’église qui touchaient au chœur. Comme ellehabitait un peu loin de là, elle était arrivée tard à l’office.N’oublions pas de dire qu’on était en Avent, dans ces tempsd’attente pour l’église, macérée par la pénitence, et quis’harmonisent si bien avec la tristesse de l’hiver. Il semblequ’ayant à son usage toutes les grandeurs de la poésie pourexprimer la grandeur de toutes les vérités, l’Église ait combiné,dans un esprit profond, l’effet de ses cérémonies avec l’effet dela nature et des saisons, inévitable aux imaginations humaines. Àcette époque, elle éteint la pourpre dans le violet de sesornements, emblème de la gravité de ses espérances. En raison de lasaison et de l’heure avancée, l’église de Blanchelande commençait àse voiler de teintes grisâtres, foncées par ces vitraux coloriésdont le reflet est si mystérieux et si sombre quand le soleil neles vivifie pas de ses rayons. Ces vitraux, mêlés à la vitrevulgaire noircie par le temps, étaient des débris sauvés del’abbaye détruite. La femme dont j’ai parlé s’unissait à mi-voix àla psalmodie des prêtres. Son paroissien, de maroquin rouge, àtranche dorée, imprimé à Coutances avec approbation et privilège deMgr… , le premier évêque de ce siège après la Révolution, indiquaitpar son luxe (un peu barbare) qu’elle n’était pas tout à fait unepaysanne, ou que du moins c’était une richarde, quoiqueson costume ressemblât beaucoup à celui de la plupart des femmesqui occupaient les autres bancs de la nef. Elle portait un manteletou pelisse, d’un tissu bleu-barbeau, à longs poils, dont la capedoublée de même couleur tombait sur ses épaules, et elle avait surla tête la coiffe traditionnelle des filles de la conquête, lacoiffe blanche, très élevée et dessinant comme le cimier d’uncasque, dont un gros chignon de cheveux châtains, hardimentretroussés, formait la crinière. Cette femme avait pour mari un desgros propriétaires de Blanchelande et de Lessay, qui avaitacquis des biens nationaux, homme d’activité et d’industrie, un deces hommes qui poussent dans les ruines faites par les révolutions,comme les giroflées (mais un peu moins purs) dans les crevassesd’un mur croulé ; un de ces compères qui pêchent du moinsadmirablement dans les eaux troubles, s’ils ne les troublent paspour mieux y pêcher. Autrefois, quand elle était jeune fille, onappelait cette femme Jeanne-Madelaine de Feuardent, un nom noble etrévéré dans la contrée ; mais depuis son mariage, c’est-à-diredepuis dix ans, elle n’était plus que Jeanne Le Hardouey, ou, pourparier comme dans le pays, la femme à maître Thomas Le Hardouey.Tous les dimanches que le bon Dieu faisait, on la voyait assisteraux offices de la journée, assise contre la porte de son bancouvrant dans l’allée de la nef, la place d’honneur, parce qu’ellepermet mieux de voir la procession quand elle passe. Elle n’étaitpoint une dévote, mais elle avait été religieusement élevée, et seshabitudes étaient religieuses. Elle connaissait donc toutes lesfigures, plus ou moins vénérables, du clergé paroissial et deséglises voisines qui envoyaient parfois à Blanchelande, politessed’église à église, un de leurs prêtres pour y dire la messe ou poury prêcher.

C’est là ce qui expliquera son étonnement quand, ce jour-là, enlevant les yeux de son paroissien de maroquin rouge, elle aperçutun prêtre de haute taille, et dont elle n’eût pas, certes !oublié la tournure si elle l’avait vu déjà, la figure à moitiécachée par son capuchon rabattu, monter à l’une des stalles duchœur placées en face d’elle et s’y tenir dans une attituded’orgueil sombre que la religion dont il était le ministre n’avaitpu plier. On célébrait le deuxième dimanche de l’Avent, et aumoment où, s’avançant des portes de la sacristie, en traînant surles dalles le manteau de son capuchon, il monta lentement dans sastalle, une voix chantait ces mots de l’antienne du jour :et statim veniet dominator.Jeanne Le Hardouey avait la traduction de ces paroles dans sonparoissien, imprimé sur deux colonnes, et elle ne put s’empêcherd’en faire l’application à ce prêtre inconnu, à l’air siétrangement dominateur !

Elle se retourna et demanda à Nônon Cocouan, la couturière, quiétait agenouillée sur le banc placé derrière le sien, si elleconnaissait ce prêtre, qu’elle lui désigna, et qui était restédebout, adossé à la stalle fermée ; mais Nônon Cocouan,quoique fort au courant des choses et du personnel de l’église deBlanchelande, pour laquelle elle travaillait, eut beau regarder ets’informer en chuchotant à deux ou trois commères des bancsvoisins, elle ne put ramasser que des négations ou des hochementsde tête, et fut obligée d’avouer à Jeanne qu’elle ni personne dansl’église ne connaissait le prêtre en question.

Nônon était une de ces vieilles filles entre trente-cinq etquarante ans, plus près de quarante que de trente-cinq, qui ont étébelles et un peu fières, qui ont inspiré l’amour sans le partager,ou qui, si elles l’ont éprouvé, l’ont caché soigneusement dans leurâme, car c’était pour quelqu’un de plus haut placé qu’elles, etqu’elles ne pouvaient avoir, comme ditl’expression populaire avec tant de mélancolie ; enfin une deces belles pommes de passe-pomme qui ont, hélas ! passé malgréle ferme et frais tissu de leur chair blanche et rose, mais qui,comme la nèfle, meurtrie par l’hiver, devait conserver une doucesaveur jusque dans l’hiver de la vie !

Comme toutes ces dévotes à qui la joie et les tendressesmaternelles ont manqué, et qui n’ont plus à se cacher de l’amour deDieu comme elles se cachaient autrefois de l’amour d’un homme,Nônon Cocouan avait l’âme ardente et portait dans toutes lespratiques de sa vie la flamme longtemps contenue d’une jeunessesans apaisement. Aussi les mauvais plaisants, les beaux parleursimpies de Blanchelande la nommaient-ils une hanteusede confessionnal. Que pouvaient-ils comprendre àcette rose mystique sauvage, dont la brûlante profondeur devaitleur rester à jamais cachée ?

Cependant, je suis bien forcé de l’avouer, malgré ma sympathietrès vive pour les vieilles filles dévotes, espèce de femmes enverslesquelles on a toujours été d’une injustice aussi superficielleque révoltante, Nônon Cocouan avait les petitesses, lesenfantillages et les défauts de son type. Elle aimait les prêtres,non seulement dans leur ministère, mais dans leurs personnes. Elleaimait à s’occuper d’eux et de leurs affaires. Elle en étaitidolâtre. Idolâtrie très pure, du reste, mais qui avait bien sesridicules et ses légers inconvénients. Jeanne Le Hardouey s’étaitbien adressée, en l’interrogeant, pour savoir le nom du prêtreimposant qui l’avait tant frappée. Nul dans tout Blanchelande nedevait savoir ce qu’il était, si Nônon Cocouan ne le savaitpas.

Jeanne Le Hardouey prit enfin son parti de cette ignorance. Sacuriosité excitée n’était pas de la même nature que celle de Nônon.Ces deux femmes différaient par trop de côtés pour éprouver, sur cepoint-là, rien de semblable. La curiosité de Jeanne tenait à deschoses qui venaient autant de sa destinée que de son caractère. Etd’ailleurs, pour le moment, cet intérêt et cette curiositén’avaient pas une intensité si grande qu’elle ne pût très bienattendre l’occasion favorable pour la satisfaire. Elle se remitdonc à suivre et à chanter les vêpres ; mais,involontairement, ses yeux se portaient de temps en temps sur leslignes altières de ce capuchon noir, immobile et debout dans sastalle fermée, autour duquel l’ombre des voûtes, croissant à chaqueminute, tombait un peu plus.

Cependant, à cause peut-être de la réouverture récente deséglises, il y avait un salut, ce dimanche-là, à l’église deBlanchelande, et comme d’usage, quand les vêpres furent dites, onse mit en devoir de couronner ce touchant office du soir, dont lapsalmodie berce les âmes religieuses sur un flot d’émotionsdivines, par l’éclat d’une bénédiction. Les cierges, éteints aprèsle Magnificat, se rallumèrent. L’hymne s’élança de toutesles poitrines, l’encens roula en fumée sous les voûtes du chœur, etla procession s’avança bientôt dans la nef pour se replier autourde l’église et de sa forêt de colonnes, comme une vivante spiraled’or et de feu. Rien n’est beau comme cet instant solennel descérémonies catholiques, alors que les prêtres, vêtus de leursblancs surplis ou de chapes étincelantes, marchent lentement,précédant le dais et suivant la croix d’argent qu’éclairent lescierges par-dessous, et qui coupe de son éclat l’ombre des voûtesdans laquelle elle semble nager, comme la croix, il y a dix-huitsiècles, sillonna les ténèbres qui couvraient le monde.

Or, ce soir-là, le salut était d’autant plus beau à l’église deBlanchelande pour ces paysans prosternés, qu’un tel spectacle avaitlongtemps manqué à leur foi. À cette époque, sans aucun doute, ildut y avoir de véritables ivresses pour les âmes croyantes dans lacontemplation ressuscitée de ces anciennes cérémonies revenantdéployer leurs pompes vénérées dans ces temples fermés troplongtemps, quand ils n’avaient pas été profanés. De tellesimpressions dorment maintenant dans le cercueil de nos pères, maison comprend bien qu’elles durent être puissantes et profondes.Jeanne Le Hardouey éprouvait ces émotions comme les eût éprouvéesune femme plus pieuse qu’elle, car il est des moments où lacroyance s’élève dans les plus tièdes et les plus froids, comme unbouillonnement éblouissant, mais trop souvent pour retomber !Elle était à genoux, comme toute l’église, quand la processions’avança flamboyante, à travers les ténèbres de la nef. Les prêtresdéfilaient un par un, chantant les hymnes traditionnelles, uncierge allumé dans une main, et dans l’autre leur livre deplain-chant ; et le dais pourpre, avec ses panaches blancsrenversés, rayonnait dans la perspective. Jeanne regardait passertous ces prêtres le long de son banc et attendait, avec uneimpatience dont elle n’avait pas le secret, l’étranger qui l’avaittant frappée. Probablement, en sa qualité d’étranger, on avaitvoulu lui faire honneur, car il marchait le dernier de tous, un peuavant les diacres en dalmatique qui précédaient immédiatementl’officiant chargé du Saint-Sacrement et abrité sous le dais. Seulde tous ces prêtres splendides, il n’avait pas changé de costume,les vêpres finies. Il avait gardé son manteau et son austèrecapuchon noir, et il s’en venait, silencieux parmi ceux quichantaient, avec cette majesté presque profane, tant elle étaithautaine ! qui se déployait dans son port impérieux. Il avaitun livre dans sa main gauche, tombant négligemment vers la terre,le long des plis de son manteau, et de la droite il tenait uncierge, presque à bras tendu, comme s’il eût essayé d’écarter lalumière de son visage. Dieu du ciel ! avait-il la consciencede son horreur ? Seulement s’il l’avait, cette conscience, cen’était pas pour lui, c’était pour les autres. Lui, sous ce masquede cicatrices, il gardait une âme dans laquelle, comme dans cetteface labourée, on ne pouvait marquer une blessure de plus. Jeanneeut peur, elle l’a avoué depuis, en voyant la terrible têteencadrée dans ce capuchon noir ; ou plutôt non, elle n’eut paspeur : elle eut un frisson, elle eut une espèce de vertige, unétonnement cruel qui lui fit mal comme la morsure de l’acier. Elleeut enfin une sensation sans nom, produite par ce visage qui étaitaussi une chose sans nom.

Du reste, ce qu’elle sentit plus que personne, dans cette églisede Blanchelande, parce que son âme n’étaitpas une âme comme lesautres, toute l’assistance l’éprouva à des degrésdifférents, et l’impression fut si profonde que, sans la présencedu Saint-Sacrement qui jetait ses rayons comme un soleil sur cesfronts courbés et les accablait de sa gloire, elle fût alléejusqu’aux murmures. La procession mit longtemps à tourner sessplendeurs mobiles autour de l’église, laissant derrière elle unsillage d’ombre plus noire que celle qu’elle chassait devant sesflambeaux. Quand elle descendit dans la grande allée pour rentrerau chœur, Jeanne-Madelaine voulut se raidir et s’affermir contre lasensation que lui avait faite l’effroyable prêtre au capuchon, ellese détourna de trois quarts pour le revoir passer… Il repassa avecle cortège, muet, impassible dans sa pose de marbre, et le secondregard qu’elle lui jeta enfonça dans son âme l’impressiond’épouvante qu’y avait laissée le premier. Malgré la solennité dela cérémonie, malgré les chants de fête et les gerbes de lumièrequi jaillissaient du chœur, le recueillement ou l’émotion despensées édifiantes ne put rentrer dans l’âme troublée de Jeanne LeHardouey. Au lieu de s’unir aux chants des fidèles ou de seréfugier dans une prière, elle cherchait par-dessus les épauleschaperonnées d’écarlate des confrères du Saint-Sacrement quisuivaient le dais et qui envahissaient le chœur, par-dessus lesfeux fumants de leurs cierges tors de cire jaune qui vibraientcomme des feux de torches dans l’air ému par les voix, le prêtreinconnu, au capuchon noir, alors à genoux, près de l’officiant, surles marches du maître-autel, toujours rigide comme la statue duMépris de la vie taillée pour mettre sur un tombeau. Aux yeux d’uneâme faite comme celle de Jeanne, ce prêtre inouï semblait se vengerde l’horreur de ses blessures par une physionomie de fierté sisublime qu’on en restait anéanti comme s’il avait été beau !Jeanne ne savait pas ce qu’elle avait, mais elle succombait à unefascination pleine d’angoisse. Quand l’officiant monta les degréset, prenant le Saint-Sacrement de ses mains gantées, se tourna versl’assistance pour la bénir, à cette minute suprême Jeanne oublia debaisser la tête. Elle rêvait ! elle se demandait ce qu’ilpouvait être arrivé à une créature humaine pour avoir sur sa facel’empreinte d’un pareil martyre, et ce qu’il y avait dans son âmepour la porter avec un pareil orgueil. Elle resta si absorbée danssa fixe rêverie, après la bénédiction, qu’elle ne s’aperçut pas quele salut était fini. Elle n’entendit pas les sabots de la foule quis’écoulait, en diminuant, par les deux portes latérales, et ne vitpoint l’église vidée qui s’enfonçait peu à peu dans la fumée descierges éteints et les cintres effacés des voûtes, comme dans unemer de silence et d’obscurité.

« Suis-je folle de rester là ! » – dit-elle, tirée tout àcoup de son rêve par le bruit de la chaîne de la lampe du chœur,que le sacristain venait de descendre pour y renouveler l’huile dela semaine. Et elle prit une petite clef, ouvrit un tiroir placésous son prie-Dieu, et y déposa son paroissien. Elle pensaitqu’elle s’était attardée en voyant l’église si sombre, et elle selevait, quand le bruit clair d’un sabot lui fit tourner la tête, etelle aperçut Nônon Cocouan, qui était sortie avant tout le monde,mais qui rentrait et venait à elle.

« Je sais qui c’est, ma chère dame, – dit Nônon Cocouan, aveccet air ineffable et particulier aux commères. Et ceci n’est pointune injure, car les commères, après tout, sont des poétesses aupetit pied qui aiment les récits, les secrets dévoilés, lesexagérations mensongères, aliment éternel de toute poésie ; cesont les matrones de l’invention humaine qui pétrissent, à leurmanière, les réalités de l’Histoire. – Oui, je sais qui c’est, machère madame Le Hardouey, – dit la volubile Nônon en remontant avecJeanne la nef déserte et en lui donnant de l’eau bénite aubénitier. – J’ l’ai demandé à Barbe Causseron, la servante à M. lecuré. Barbe dit que c’est un moine de l’Abbaye qui a chouanné dansle temps, et que c’est les scélérats de Bleus qui lui ont mis lafigure dans l’état horrible où il l’a ! Jésus ! mon douxSauveur ! c’ n’est plus la face d’un homme, mais d’unmartyr ! Il y aura, demain lundi, huit jours qu’il arriva chezm’sieur le curé, à la tombée, m’a conté la Barbe Causseron, et, surla sainte croix, il n’avait pas trop l’air de ce qu’il était, caril portait de grosses bottes et des éperons comme un gendarme, et,joint à cela, une espèce de casaque quine ressemble pas beaucoup à la lévite de messieurs les prêtres.Quand il entra avec cette figure chigaillée, lamalheureuse Barbe, qui n’est pas trop cœurue, faillitavoir le sang tourné. Fort heureusement que M. le curé, qui lisaitson bréviaire le long de l’espalier à pêchers de son jardin, arrivaet lui fit bien des politesses comme à un homme de grande famillequ’il est, et qui aurait été abbé de Blanchelande et évêque deCoutances sans la Révolution ; enfin, un ami de Mgr Talaru,l’ancien évêque émigré ! Tant il ya donc que depuis qu’il est au presbytère m’sieurle curé ne mange plus dans sa cuisine, mais dans la p’tite salle àcôté ; et Barbe, qui les sert à table, a entendu toutes leursconversations. Il paraît que le nouveau gouvernement a proposé àcet abbé… attendez ! comment qu’il s’appelle ? l’abbé deLa Croix-Cingan, ou Engan, c’est un nom quasiment comme ça… d’êtreévêque ; mais il ne veut rien être que sous le Roi – (et iciNônon baissa la voix, comme si elle eût craint de dire tout haut cenom proscrit). – Il a parlé de louer la petite maison du bonhommeBouët, qui est tout contre le prieuré. Alors, ma chère madame LeHardouey, ce serait un desservant de plus que nous aurions à laparoisse ; mais, que Dieu me pardonne si je l’offense !il me semble que je ne pourrais pas aller à confesse à lui, quéqueméritant et exemplaire qu’il pût être. Je ne puis pas dire ce queça me ferait de voir sa figure auprès de la mienne à travers leviquet du confessionnal. M’est avis que j’aurais toujourspeur, en recevant l’absolution, de penser plus au diable qu’au bonDieu !

– Pour une fille pieuse comme vous, Nônon, – fit gravementJeanne Le Hardouey, – vous avez là une mauvaise idée. Vous savezbien que ce n’est pas à l’homme dans le prêtre qu’on se confesse,mais à Dieu.

– J’sais bien qu’ils le disent au catéchisme et dans la chaire,– répondit Nônon, – mais le bon Dieu ne demande pas plus que force,et j’sens qu’il me serait impossible de me confesser également àtous les prêtres. La confiance ne se commande pas. »

Elles étaient arrivées, en parlant ainsi, à l’extrémité ducimetière qui entourait l’église et qui se fermait de ce côté parun échalier. Il n’était pas nuit, mais le jour se retirait peu àpeu du ciel.

« Il faut que je me dépêche, ma pauvre Nônon, – fit Jeanne, –car j’ai un bon bout de chemin d’ici chez nous. J’ai laissé allernos gens après les vêpres, et me suis attardée à l’église. Leschemins sont mauvais, et on ne va guères vite avec des sabots.Bonsoir donc, Nônon ; si vous venez au Clos cette semaine,vous savez bien, ma fille, qu’il y a toujours une petite collationpour vous.

– Vous êtes bien honnête, madame Le Hardouey, – dit NônonCocouan. Et, sans doute pour payer une politesse par une autre : –Voulez-vous que j’aille quant et vousjusqu’au Vieux Presbytère ? – ajouta-t-elle.

– Merci, ma fille, merci, – répondit Jeanne. – Je ne suis paspeureuse, et j’irai si vite que je rattraperai peut-être nos gens.»

Et lestement, et avec l’aisance des femmes de la campagne, ellefranchit l’échalier avec ses sabots et ses jupes, se souciant peude montrer à Nônon Cocouan et la couleur de ses jarretières et lesplus belles jambes qui eussent jamais passé bravement à travers unehaie et sauté, pieds joints, un fossé.

Nônon n’insista pas. Elle avait une déférence respectueuse pourJeanne Le Hardouey, qu’elle avait connue mademoisellede Feuardent, il y avait des années. Elle lui eûtbien volontiers rendu service, mais Nônon avait toutes lessuperstitions du pays où elle était née. Le Vieux Presbytère ou,pour parler comme on parlait dans le patois de la contrée, le VieuxProbytère était aussi redouté que la lande de Lessayelle-même. C’était la ruine abandonnée, il y avait longtemps déjà,de l’ancienne maison du curé, située dans un carrefour solitaire oùsix chemins aboutissaient et se coupaient à angle aigu. Un assezvaste corps de bâtiment qui subsistait encore appartenait alors àun cultivateur qui ne l’habitait pas, mais qui l’utilisait en yengrangeant ses orges et ses foins. On disait que c’était un lieuhanté par les mauvais esprits et qu’on y rencontrait parfois degros chats, qui marchaient obstinément à côté de vous, dans laroute, et qui tout à coup se mettaient à vous dire bonsoir avec desairs fort singuliers. La Cocouan ne tenait pas infiniment à allerjusque-là, aux approches de la nuit, pour s’en revenir seule etmonter les chasses qui y conduisaient. Elle se retournapour regarder Jeanne qui s’éloignait en sautant les mares, d’unepierre sur l’autre, dans ces chemins défoncés. Et quand elle eut vutourner sa pelisse bleue au bout d’une haie :

« Elle est moins peureuse que moi, – fit-elle comme se parlant àelle-même, – et plus jeune : elle a eu plus d’éducation que noustoutes. C’est la fille deLouisiane-à-la-hache, et c’estune Feuardent par son père. J’ai ouï dire à défunt le mien quec’étaient là des gens qui n’ont jamais rencontré, sous la calottedes cieux, rien qui pût les épouvanter. »

Et, rassurée sur le sort de Jeanne, elle revint sur ses pas, fitune révérence et se signa devant la croix de pierre grise quis’élevait au centre du cimetière, en fit encore une avec un autresigne de croix, en passant entre l’if au feuillage glauque et leportail de l’église, en face duquel, selon l’ancienne coutume, cetarbre des morts était planté, et elle regagna promptement le groupede maisons qu’on appelait le bourg et qu’elle habitait. Quand ellerepassa dans ce cimetière ceint de murs qui s’écroulaient et qu’onoubliait de relever, où de hautes herbes, qu’aucune faux jamais necoupait, se courbaient au souffle du soir comme une moissonmortuaire ; lorsqu’elle entendit quelques corbeaux croasserdans les ouvertures grillées du clocher, par ce déclin d’un jourd’hiver, gris et bas, l’âme ouverte à tous les sentiments d’unenature religieuse, ignorante et timide, Nônon se félicita, en seserrant dans son mantelet de ratine blanche, de n’être pas à cetteheure au Vieux Presbytère et dans la chemise de Jeanne LeHardouey.

Celle-ci cependant marchait, le cœur ferme comme le pas,accoutumée à tous les chemins des environs, qu’elle avait maintesfois parcourus, soit à cheval, soit à pied, depuis qu’elle étaitmariée, et même bien avant qu’elle le fût, et d’ailleurs troppréoccupée, ce jour-là, pour s’inquiéter soit des mauvaisesrencontres, soit des endroits de la route d’une suspecteréputation.

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