L’Ensorcelée

Chapitre 15

 

Ce ne fut que quarante jours après cet effroyable drame, dont lerécit, même dans la bouche du paysan qui me le fit me sembla aussipathétique que celui du meurtre de ce Médicis frappé dans l’églisede Florence lors de la conjuration des Pazzi, laquelle a fourni auxhistoriens italiens l’occasion d’une si terrible page, que l’évêquede Coutances, accompagné d’un clergé nombreux, vint rouvrir etreconsacrer l’église de Blanchelande ; cérémonie imposante,dont la solennité devait rendre plus profond encore dans tous lesesprits le souvenir de cette fameuse fête de Pâques interrompue parun meurtre.

Quant au meurtrier, tout le monde crut que c’étaitmaître Thomas Le Hardouey ; mais de preuve certaine etmatérielle que cela fût, on n’en eut jamais. Les bergersracontèrent ce qui s’était passé, la nuit, dans la lande ;mais ils haïssaient Le Hardouey, et peut-être se vengeaient-ils delui jusque sur sa mémoire. Disaient-ils vrai ? C’étaient despaïens auxquels il ne fallait pas trop rajouter foi.

Le Hardouey, assurément, avait plus que personne un intérêt devengeance à tuer l’abbé de La Croix-Jugan. Le lingot de plomb quiavait traversé de part en part la tête de l’abbé, et qui était alléfrapper la base d’un grand chandelier d’argent placé à gauche dutabernacle, fut reconnu pour être un morceau de plomb arraché d’unedes fenêtres du chœur avec la pointe d’un couteau ; et cettecirconstance parut confirmer le récit des pâtres.

Ainsi Le Hardouey avait fait ce qu’il avait dit ; car onreconnut encore que le plomb avait été mâché avec les dents, soitpour le forcer à entrer dans le canon du fusil, soit pour en rendrela blessure mortelle. Excepté cette notion incertaine, tous lesrenseignements manquèrent à la justice. Interrogées par elle, lespersonnes qui entendaient la messe au portail (et c’étaient desfemmes pour la plupart) répondirent n’avoir entendu que l’arme àfeu par-dessus leurs têtes, agenouillées qu’elles étaient et lefront baissé au moment de l’Élévation.

Leur surprise, leur effroi avaient été si grands, que l’hommequi avait tiré le coup de fusil avait eu le temps de courir jusqu’àl’échalier du cimetière et de le franchir avant d’être reconnu.Seule, une vieille mendiante, qui ne pouvait s’agenouiller à causede l’état de ses pauvres jambes, et qui était restée debout, lesmains à son bâton et les reins contre le tronc noir de l’if, vittout à coup au portail un large dos d’homme, et au-dessus de ce dosun bout de fusil couché en joue et qui brillait au soleil. Quand lecoup fut parti, l’homme se retourna, mais il avait, dit-elle, uncrêpe noir sur la figure, et il s’ensauvait comme uncat poursuivi par unquien. Tout cela, ajouta-t-elle, eut lieu si vite, et elleavait été si saisie, qu’elle n’avait pas même pucrier.

Si c’était Le Hardouey, du reste, on ne le découvrit ni àBlanchelande, ni à Lessay, ni dans aucune des paroisses voisines,et sa disparition, qui a toujours duré depuis ce temps, demeuraaussi mystérieuse qu’elle l’avait été après la mort de sa femme.Seulement, s’il était restédans l’esprit du monde, disaitTainnebouy, que l’abbé de la Croix-jugan avait maléficiéJeanne-Madelaine, il resta aussi acquis à l’opinion de toute lacontrée que Le Hardouey avait été l’assassin, par vengeance, del’ancien moine.

Telle avait été l’histoire de maître Louis Tainnebouy sur cetabbé de La Croix-Jugan, dont le nom était resté dans le paysl’objet d’une tradition sinistre. Je l’ai dit déjà, mais il meparaît nécessaire d’insister. le fermier du Mont-de-Rauville omitdans son récit bien des traits que je dus plus tard à la comtesseJacqueline de Montsurvent ; seulement, ces détails, quitenaient tous à la manière de voir et de sentir de la comtesse et àsa hauteur de situation sociale, ne portaient nullement sur le fondet les circonstances dramatiques de l’histoire que mon Cotentinaism’avait racontée. À cet égard l’identité était complète ;seule, la manière d’envisager ces circonstances étaitdifférente.

Et cependant, dans les idées de la centenaire féodale, de cettedécrépite à qui la vieillesse avait arraché les dernièresexaltations, s’il y en avait jamais eu dans ce caractère, auquelles guerres civiles avaient donné le fil et le froid de l’acier,l’abbé de La Croix-Jugan était, autant que dans les appréciationsde l’honnête fermier, un de ces personnages énigmatiques etredoutables qui, une fois vus, ne peuvent s’oublier.

Maître Tainnebouy en pariait beaucoup par ouï-dire, et pourl’avoir entr’aperçu une ou deux fois du bout de l’église deBlanchelande à l’autre bout, mais la vieille comtesse l’avaitconnu… Elle ne l’avait pas seulement vu à cette distance quitransforme les bâtons flottants ; elle l’avait coudoyé danscet implacable plain-pied de la vie qui renverse les piédestaux etrapetisse les plus grands hommes :

« Voyez-vous cette place ? – me disait-elle le jour que jelui en parlai, et elle me désignait de son doigt, blanc comme lacire et chargé de bagues jusqu’à la première phalange, une espècede chaire en ébène, de forme séculaire, placée en face de sondais ; – c’était là qu’il s’asseyait quand il venait àMontsurvent. Personne ne s’y mettra plus désormais. Il a passé làbien des heures ! Lorsqu’il arrivait dans la cour, moi quisuis toujours seule dans cette salle vide, avec les portraits desMontsurvent et des Toustain (c’était une Toustain que la vieillecomtesse Jacqueline), je reconnaissais le bruit du sabot de soncheval, et je tressaillais dans mes vieux os sans moelle et dansmes dentelles rousses, comme une fiancée qui eût attendu sonfiancé. N’étions-nous pas fiancés aux mêmes choses mortes ? Levieux Soutyras, car tout est vieux autour de moi, l’annonçait, ensoulevant devant lui, d’un bras tremblant de la terreur qu’ilinspirait à tous, la portière que voilà là-bas, et alors ilentrait, le front sous sa cape, et il s’en venait me baiser de seslèvres mutilées cette main solitaire, à laquelle les baisers durespect ont manqué depuis que la vieillesse et la Révolution sonttombées sur ma tête chenue. Puis il s’asseyait… , et, aprèsquelques mots, il s’abîmait dans son silence et moi dans lemien ! Car, depuis que la Chouannerie était finie et qu’il n’yavait plus d’espoir de soulèvement dans cette misérable contrée oùles paysans ne se battent que pour leur fumier, il n’avait plusrien à m’apprendre, et nous n’avions plus besoin de parler.

– Quoi ! comtesse, – m’écriai-je, croyant qu’au moins cetteintimité grandiosement sévère entre cet homme si viril, vaincu, etcette femme dépossédée de tout, excepté de la vie, laissaitéchapper dans cette solitude de fiers cris de rage et de regret, –vous ne parliez même pas ! Et vous avez ainsi vécu pendant desannées !

– Seulement deux ans, – fit-elle, – le temps qu’il demeura àBlanchelande, quand toute espérance fut perdue, jusqu’à sa mort…Qu’avions-nous à nous dire ? Sans parler, nous nousentendions… Si, pourtant ! il me parla encore une fois, –fit-elle en se ravisant et en baissant un chef qui branlait, commesi elle eût cherché un objet perdu entre son busc et sa poitrine,par un dernier mouvement de femme qui cherche ses souvenirs là oùelle mettait ses lettres d’amour dans sa jeunesse, – ce fut quandce malheureux et fatal duc d’Enghien… »

Elle hésitait, et cette hésitation me parut si sublime que jelui épargnai la peine d’achever.

« Oui, – lui dis-je, – je comprends…

– Ah ! oui, vous comprenez, – dit-elle avec un vague éclairau fond de son regard d’un bleu froid et effacé, nageant dans unblanc presque sépulcral, – vous comprenez ; mais je puis bienle dire : cent ans de douleur pavent la bouche pour tout prononcer.»

Elle s’arrêta, puis elle reprit :

« Ce jour-là, il vint plus tôt qu’à l’ordinaire. Il nem’embrassa pas la main, et il me dit : « Le duc d’Enghien est mort,fusillé dans les fossés de Vincennes… Les royalistes n’auront pasle cœur de le venger ! » Moi, je poussai un cri, mon derniercri ! Il me donna les détails de cette mort terrible, et ilmarchait de long en large en me les donnant. Quand ce fut fini, ils’assit et reprit son silence qu’il n’a pas rompu désormais. Aussi,– ajouta-t-elle encore après une pause, – il n’y a pas grandedifférence pour moi qu’il soit vivant ou qu’il soit mort, comme ill’est maintenant. Les vieillards vivent dans leur pensée. Je levois toujours !… Demandez à la Vasselin, si je ne lui ai pasdit bien souvent, le soir, à l’heure où elle vient m’apporter monsirop d’oranges amères : « Dis donc, Vasselin, n’y a-t-il personne,là… , sur la chaise noire ? Je crois toujours que l’abbé de LaCroix-Jugan y est assis !… »

En vérité, ce silence de trappiste étendu entre ces deuxsolitaires restés les derniers d’une société qui n’était plus,cette amitié ou cette habitude d’un homme de venir s’assoitrégulièrement à la même place, et qui frappait de la contagion deson silence une femme assez hautaine pour que rien jamais pûtbeaucoup influer sur elle, oui, en vérité, tout cela fut comme ledernier coup d’ongle du peintre qui m’acheva et me fit tournercette figure de l’abbé de La Croix-Jugan, de cet être taillé pourterrasser l’imagination des autres et compter parmi cesindividualités exceptionnelles qui peuvent ne pas trouver leurcadre dans l’histoire écrite, mais qui le retrouvent dansl’histoire qui ne s’écrit pas, car l’Histoire a ses rapsodes commela Poésie, Homères cachés et collectifs, qui s’en vont semant leurlégende dans l’esprit des foules ! Les générations qui sesuccèdent viennent pendant longtemps brouter ce cytise merveilleuxd’une lèvre naïve et ravie, jusqu’à l’heure où la dernière feuilleest emportée par la dernière mémoire, et où l’oubli s’empare àjamais de tout ce qui fut poétique et grand parmi les hommes.

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