Les Deux Frères

Chapitre 3

 

 

Des événements plus graves arrivèrent en cetemps, dans notre commune ; notre maire, M. Fortier,mourut. Il avait passé quatre-vingts ans, ayant été soldat,cabaretier, entrepreneur de coupes et finalement maire des Chaumesdurant plusieurs années. Depuis longtemps on attendait safin ; toutes les ménagères du village avaient jeté les yeuxd’avance, l’une sur la grande soupière peinte, l’autre sur lesassiettes ou la marmite, la table ou le buffet de M. le maire,pour le moment de la vente. Mais le père Fortier, malgré sesrhumatismes, traînait toujours, il se cramponnait, quand auxpremiers jours du printemps, un matin, le bruit courut qu’il venaitde mourir dans la nuit, et, cette fois, c’était vrai.

Voilà peut-être une des plus grandes ventesque j’ai vues dans la montagne, et des plus acharnées. Je ne parlepas de l’enterrement ; de la mise et de la levée des scellés,des publications et de toutes les autres cérémonies, qui se fonttoujours ; mais de la vente au plus fort et dernierenchérisseur, où l’exaltation et la fureur des montagnards des’acquérir du bien éclata dans toute sa force.

Ma femme convoitait aussi quelque chose :deux grands chandeliers en cuivre de M. le maire. Elle ypensait depuis trois ans, et me dit le matin de la vente :

« Florence, nous irons ; il nousmanque bien des choses et particulièrement des chandeliers, nous enavons le plus grand besoin. »

Je savais son idée, et je luirépondis :

« C’est bien, Marie-Anne, nous irons àonze heures, après l’école. »

Mais elle n’y tenait plus, et bien des foispendant la classe elle vint regarder au châssis s’il étaittemps.

La vente avait commencé de bon matin ; dema fenêtre je voyais les tables dehors couvertes de millechoses : grils, marmites, chaudrons, vaisselle, chaises,horloges, dévidoirs, linge de table et de lit ; enfin tout cequ’on peut se figurer de biens meubles entassés depuis quarante ansde la cave au grenier. Dieu du ciel, que d’argent il faut dépenserpour garnir des maisons pareilles !… Ce sont de vraisgouffres ; et si l’on écoutait les femmes, elles voudraienttout avoir. Le crieur Lemoine et le notaire Bajolet de Lorquin,avec son premier clerc Schott étaient au milieu de la fouletourbillonnante, et les grands cris de Lemoine, debout sur unetable devant la porte, s’entendaient jusqu’au bout du village.

« Une fois, deux fois… Personne ne ditplus rien ?… Une marmite superbe… trois livres dixsous. »

Il levait la marmite :

« Trois livres dix sous…

– Quatre livres !

– Quatre livres… une fois… deux fois…deux fois, quatre livres… Personne ne dit plus rien ? Deuxfois, quatre livres… Personne ne dit plus rien ?… Et… troisfois… Adjugé à Jean-Pierre Machet. »

Je voyais ces choses, et ma femme quidescendait de temps en temps. Au milieu de semblables pensées, uninstituteur oublie ses leçons. Heureusement cela ne se présente pastous les jours. Les enfants aussi dans ces occasions n’y tiennentplus ; ils sont impatients d’aller regarder, et quand à onzeheures juste je fis réciter la prière, au dernier mot :« Amen ! » vous auriez eu du plaisir à les voirrouler de leurs bancs et courir dehors comme un véritabletroupeau.

« Bonjour, monsieur Florence !Bonjour, monsieur Florence ! »

Ils riaient, et je n’étais pas fâché non plusd’en être débarrassé, car Marie-Anne arrivait déjà etdisait :

« Eh bien, il est temps, Florence.

– C’est bien, me voilà. »

– Nous sortîmes.

Les chandeliers se trouvaient encore là ;quel bonheur ! La vente des petits objets de ménage tiraitpourtant à sa fin ; les assiettes, les verres, les chaudronset toute la batterie de cuisine venaient d’être enlevés ; onpassait aux armoires, aux chaises, aux fauteuils. Il étaittemps ! Marie-Anne me traîna par le bras dans cette foule, quinon seulement remplissait la vieille maison du grenier à la cave,regardant aux fenêtres, s’appelant, tourbillonnant comme un essaim,mais qui fourmillait encore tout autour.

« Hé ! monsieur Florence, me criaM. le garde général Botte, un gros homme tout réjoui, sonlarge ventre serré dans sa capote verte et la figure ronge. –Hé ! monsieur et madame Florence, arrivez donc parici. »

Il nous faisait place avec ses largesépaules.

« Vous avez donc aussi des idées,monsieur Florence, vous voulez aussi miser sur quelquechose ! »

J’allais lui parler des chandeliers, mais mafemme me tira par le bras et répondit :

« Il faut voir, monsieur Botte, il fautvoir ! »

Nous étions alors près de la table, à côté duclerc couché sur son pupitre, pour inscrire les articles, et dunotaire, qui se fâche lorsque les mauvaises payes misent sansprésenter de caution, et qui les fait rayer, malgré les cris et lespoings qui s’élèvent avec menace. Par bonheur le gendarme Lallemandétait là, le coude appuyé sur la poignée de son sabre, et quand lescris redoublaient, il n’avait qu’à tourner la tête et regarder lescriards de travers. Cela suffisait toujours, et les gueux allaientse consoler en buvant le vin de la vente ; car à toutes lesgrandes ventes on boit deux, trois, quatre mesures de rouge ou deblanc. C’était alors la grande mode, cela donnait du cœur auxacheteurs, mais quelquefois, le lendemain, ils trouvaient ce vinbien cher.

Enfin, une fois là nous fûmes asseztranquilles ! les gens du village me saluaient et m’offraientde boire un coup avec eux, causant de leurs achats et parlantsurtout des beaux immeubles qui bientôt allaient avoir leur tour.Mais quant aux immeubles, il ne s’agissait plus de miser des deuxou trois francs, cela devait monter par cent et par mille, et lesacheteurs véritables pouvaient se compter.

On voyait dans le fond de la chambre en basles deux juifs Samuel Lévy et Judas Mayer d’Imling, le bâton deboucher pendu au poignet par un cordon de cuir, et la petitecasquette plate sur les yeux, les frères Restignat du Grand Soldat,M. Barabino du Harberg, M. Georges de Saint-Quirin,M. Ristroph d’Abrecheville, surnommé « le prince » àcause de sa grande fortune, enfin tous les richards desenvirons ; et puis, aux deux côtés de la salle, Jean etJacques Rantzau, debout dans l’ombre, regardant marcher la petitevente d’un air d’ennui : l’un grand, chauve ; l’autrecarré, trapu, les cheveux noirs frisés, la barbe pleine ; ettous les deux pâles, avec leurs grands nez crochus, leurs yeuxluisants, et leurs larges mâchoires serrées. Les juifs leurparlaient ; ils n’avaient pas l’air de les écouter ni de leurrépondre.

Tout cela je le voyais en me redressant unpeu ; ma femme, elle, ne voyait que ses chandeliers et lereste les meubles encore en vente. Tout à coup elle me tira par lebras ; Lemoine venait de prendre les deux chandeliers ;il les levait, debout sur la table, et criait :

« Deux chandeliers en cuivre. »

Sa voix, à force d’avoir crié depuis cinqheures, était devenue tout enrouée.

« Deux beauxchandeliers ! »

Il se baissa pour demander la mise à prix.

« Quarante sous, lui ditM. Bajolet.

– Quarante sous, deux chandeliersmagnifiques, cria Lemoine, en regardant autour de lui. Quarantesous… Allons, mesdames, un peu de courage. »

J’allais dire cinquante sous ; ma femme,plus fine, dit :

« Quarante-cinq sous ! »

Lemoine regarda :

« Quarante-cinq sous… une fois… deuxfois… quarante-cinq sous… personne ne met plus rien ?…quarante-cinq sous… une fois… deux fois… trois fois…Adjugé ! »

Il donna les chandeliers à ma femme, en luidisant de bonne humeur :

« Vous avez fait un bon marché, madameFlorence, ils valent quatre francs comme deux liards. »

Ma femme parut aussitôt bien contente. Moi, lavue de ces choses m’intéressait, et j’attendis pour voir la grandevente, celle où l’on ne misait plus par sous, mais par vingtaineset centaines de francs.

Quand on est au milieu de pareils spectacles,on croirait que votre sang s’échauffe à mesure, et que la fureurd’acquérir qu’on voit chez les autres, leurs frémissements et leurscris vous rendent comme eux. Je restai donc, plein d’impatience,attendant la vente des champs, des prés, des vergers et de lamaison, comme si cela m’avait regardé.

Le père Botte, près de moi, me disait enriant :

« Tout ça, monsieur Florence, n’estencore qu’un petit commencement ; les escarmouches sontfinies, la bataille va venir. » Il avait raison.

Vers onze heures et demie, tous les meublesétant vendus, il fut question de renvoyer la vente des immeubles àl’après-midi, mais le notaire était un fin renard ; il voyaitque la vente allait bien, que les acheteurs s’échauffaient, et toutde suite il s’écria :

« Lemoine, on se reposera demain… Quandle fer est chaud, il faut le battre. Entrons dans lasalle. »

Alors le clerc prit son registre sous le bras,Lemoine le pupitre, et l’on entra dans la grande salle pleine demonde. Le notaire et les autres s’établirent au milieu ; etd’abord M. Bajolet exposa les conditions de la vente : –payable à un an et un jour, avec les intérêts à cinq pour cent, oubien au comptant, au choix des acheteurs, – et la ventecommença.

La foule se pressait autour de la table ;moi, derrière, je ne voyais que les têtes en face : SamuelLévy, Jean et Jacques Rantzau et le grand Judas Mayer.

On vendit d’abord un verger sur la côte,quelques champs ensemencés de blé, d’autres en avoine, ayant soinchaque fois d’annoncer les tenants et les aboutissants. La ventepar cent et par mille avait l’air de languir ; les juifs nes’en mêlaient pas assez. Le notaire, de temps en temps aidaitLemoine, en répétant le prix.

Il sortait aussi crier dehors.

« Tel champ, tel verger va être mis envente. »

Quelques hommes venaient lentement, leursfemmes les prêchaient et les retenaient ; car si les femmesaiment les meubles, les hommes aiment les immeubles, et cela faitdes disputes : l’homme veut, la femme ne veut pas ; biendes fois ils se prennent aux cheveux, et la femme crietoujours :

« Non !… Non !… »

Ceux-là rentraient, leur femme derrière eux,et se penchaient en masse les uns sur les autres, autour de latable.

J’allais me retirer, il était plus de midi,lorsque le notaire, élevant la voix, s’écria :

« Nous allons mettre en vente, à cetteheure, d’un bloc, les cinq jours de pré qui touchent par en bas larivière, et par en haut à la grande prairie de Jacques Rantzau,dite « prairie de Guîsi. » Il est bien entendu que toutmarche ensemble. Lemoine, allez. »

Aussitôt Lemoine, montant sur sa chaise,cria :

« Les cinq jours de prairie, quinze centsfrancs, quinze cents francs les cinq jours, à trois cents francs lejour, les cinq jours quinze cents francs !

– Deux mille, dit un juif.

– Deux mille deux cents, dit l’autre.

– Deux mille deux cents, » répétaLemoine.

Les deux juifs un instant allèrent ainsi,montant par cent francs, jusqu’à trois mille. M. Botte me dità l’oreille :

« Samuel est l’homme de paille de JeanRantzau et Judas celui de Jacques, la bataille est entre les deuxfrères. »

Je regardai : Jacques et Jeanparaissaient calmes, mais sombres. Cela pouvait durer encore unedemi-heure par cinquante francs, car après quatre mille les deuxjuifs se ralentissaient, n’osant plus monter sans regarder à chaqueminute les signes des deux frères, quand tout à coup Jacques eutcomme un éclair sur sa figure :

« Quatre mille cinq cents francs !cria-t-il d’une voix terrible.

– Cinq mille, dit Jean en souriant.

– Six mille, dit Jacques, sans regarderson frère, mais les yeux enfoncés dans la tête et les dentsserrées.

– Sept mille, » dit Jean.

Alors Jacques poussa un éclat de rire etsortit en fendant la presse, les deux poings dans les poches de saveste.

« C’est du bien trop cher pourmoi, » fit-il sur la porte, et il sortit.

Jean, de son côté, dit en passant près de moi,d’un air satisfait :

« C’est un peu cher, mais son grand présur la Sarre aurait été trop beau d’une pièce ; j’en voulaisma part et je l’ai. »

Comme il descendait la rue tranquillement, jesortis aussi. Le juif Samuel l’accompagnait ; et de loinJacques, sur sa porte avec le grand Judas, les regardait venir. Sabonne humeur était passée, il ne riait plus en pensant que son beaupré de Guîsi, qu’il pensait arrondir à la mort du vieux Fortier,était pour ainsi dire coupé en deux par la partie que Jean venaitd’acheter.

Et moi, voyant combien ces deux hommes s’envoulaient, je tremblais en pensant que Jacques devait aussi m’envouloir, depuis que j’avais retenu son fils à cause de Louise.Oui ! cela m’inquiétait d’autant plus qu’il était question dele nommer maire à la place de M. Fortier, et que dans cetteposition il pouvait me faire le plus grand tort. Cette crainte mesuivit jusqu’au milieu de ma classe du soir, et mon embarras entreles enfants d’hommes pareils me paraissait quelque chose de bienpénible. Ils me faisaient aussi peur l’un que l’autre ; jamaisje ne m’étais figuré de caractères aussi dangereux.

Ce même jour, vers sept heures, étant àsouper, j’en parlais justement à ma femme, qui me recommandaitd’être toujours sur mes gardes, quand nous entendîmes quelqu’unmonter l’escalier, puis frapper à la porte.

« Entrez ! » ditMarie-Anne.

Et le petit Georges parut, avec un panier aubras, en disant :

« Bonsoir, monsieur et madame Florence.Voici quelque chose que mes parents vous envoient. »

Ma femme découvrit le panier ; c’étaientde magnifiques côtelettes de porc et des boudins de toute beauté,sur une large assiette, ce qui nous fit pousser un crid’admiration.

« Comment… comment !… dit ma femme,mais nous ne pourrons jamais assez vous remercier.

– Nous avons tué hier, dit Georges, etmon père a bien recommandé de choisir pour vous de beauxmorceaux. »

Nous étions émerveillés.

Je forçai Georges de mettre deux bonnespoignées de noix dans ses poches, et je lui répétai de remerciermille fois ses parents de l’attention qu’ils avaient eue pour nous.Il me le promit et partit tout joyeux.

Ainsi, bien loin d’être mal avecM. Jacques Rantzau, comme nous l’avions craint, nous étions aunombre de ses amis, car on n’envoie de tels présents qu’à desamis.

Je ne vous dirai pas que ces côtelettes et cesboudins étaient des meilleurs que nous ayons jamais goûtés ;venant de Mme Charlotte Rantzau, cela va sansdire ; ce n’est pas dans de pareilles maisons qu’on négligeles assaisonnements, et cette dame avait d’ailleurs la réputationd’être la meilleure cuisinière du pays, avecMme Guérito Limon, la femme du brasseur. Mais cequi me fit encore plus de plaisir, c’est l’assurance d’avoir lapaix avec tout le monde ; sans la paix et la tranquillité toutle reste n’est rien, et l’existence vous paraît amère. Si lesRantzau se haïssaient entre eux, ils avaient au moins le bon espritde laisser les autres en repos, et de regarder l’instruction deleurs enfants comme un bien. M. Jean me saluait chaque foisque j’avais l’honneur de le rencontrer, soit au village, soitailleurs, et son frère me tirait aussi son chapeau, de sorte que jejouissais du plus grand calme dans l’accomplissement de mesdevoirs.

M. le curé Jannequin, lui, par son âge etsa position, avait plus que tout autre le droit de rappeler cesgens notables aux sentiments chrétiens, et je me rappelle avecquelle finesse un jour il dit à M. Jean de grandes vérités,sans avoir l’air de parler pour lui.

C’était environ trois mois après la mort deM. Fortier un jeudi matin, pendant les grandes chaleurs del’été ; M. le curé m’avait fait prévenir qu’il venaitd’arriver un malheur dans la montagne, et que nous allions porterle viatique au hameau des Bruyères.

Le jeudi, dans cette saison, tous les enfantssont au bois à ramasser des myrtilles ; je me trouvais doncbien embarrassé de rencontrer un porte-clochette, quand par bonheurle petit Georges Rantzau vint à passer devant la maisond’école.

« Georges, lui dis-je, va prévenir tonpère que tu viens avec nous porter la clochette desagonisants ; va, dépêche-toi, nous allons auxBruyères. »

Les enfants ne demandent pas mieux que decourir, et surtout d’avoir un rôle dans ces tristes cérémonies. Ilpartit aussitôt et moi j’entrai dans la sacristie pour m’habiller.Georges arriva quelques instants après, je lui mis un petitsurplis, en lui donnant la clochette ; M. Jannequin nousattendait à la maison de cure, et nous partîmes en toute hâte, avecle Saint Sacrement. Le cas était grave, nous n’avions pas uneminute à perdre : Jean-Pierre Abba, bûcheron de M. JeanRantzau, venait de tomber d’un grand sapin, qu’il ébranchait à lacognée, et ses reins ayant porté sur une grosse racine, tout le basdu corps restait comme mort.

Nous marchions donc en allongeant le pas. Lesvieilles gens du village, au bruit de la sonnette, venaient auxfenêtres et récitaient la prière. Une fois sur la côte, dans lepetit sentier sablonneux qui monte à travers les bruyères, lagrande chaleur du jour nous força de ralentir notre marche.Personne ne parlait, mais combien de pensées vous viennent ensongeant à la mort, et comme on s’écrie en soi-même :

« Mon Dieu, que l’homme est peu dechose !… Ces millions d’êtres qui bourdonnent autour de nous,toute cette poussière connaît les joies de la vie, et le pauvremalheureux, notre semblable, est là-bas, étendu sans espoir de serelever… Que serions-nous donc de plus que le dernier de cesinsectes, si la vie éternelle ne nous avait pas étépromise ? »

La sueur nous couvrait le front, et M. lecuré, déjà courbé par l’âge, était forcé de s’arrêter souvent pourreprendre haleine. La tristesse de ce haut pays nous gagnaitaussi ; cette terre sèche, où rien ne pousse que des bruyèreset des ronces, ces grandes roches plates en ligne qui s’avancenttoutes nues dans les airs ; ce silence de midi, si profond quevous entendez à deux cents pas une cigale qui chante, sont deschoses qu’on ne peut ni peindre ni se figurer. Je n’étais jamaisvenu si loin, et l’idée que des êtres humains vivaient là meparaissait étrange ; à chaque instant je medemandais :

« De quoi vivent-ils ? Qu’est-cequ’ils mangent ? »

Et j’avais beau regarder, je ne voyais rien.Je cherchais aussi dans quel endroit ils pouvaient demeurer, etseulement au bout d’une heure, au détour d’une roche en pointe, jevis trois ou quatre vieilles baraques couvertes de bardeaux, avecdes lucarnes, les unes remplies de paille, les autres garnies depetites vitres presque toutes cassées, les portes branlantes, lesescaliers usés et disjoints, enfin quelque chose d’épouvantable etqui ressemblait bien plus à des tanières de bêtes sauvages qu’à deshabitations humaines. Je croyais connaître toutes les misères de cemonde, mais là je changeai d’idée.

Devant une de ces abominables baraques setrouvaient des êtres, hommes et femmes, qui nous regardaientvenir ; les hommes en pantalons de toile percés aux genoux ettombant en loques le long des jambes, les femmes avec des robessemblables et les cheveux sur les épaules, comme du chanvre, enfinqu’est-ce que je puis dire ? C’est ce qu’on appelle lesBruyères. Derrière, sur une petite hauteur, s’étendaient trois ouquatre champs qui paraissaient avoir été remués ; mais fauted’eau rien n’y venait, on avait de la peine à reconnaître quec’étaient des pommes de terre.

En regardant ces choses nous arrivâmes à laporte de Jean-Pierre Abba. Georges s’était remis à sonner, lesmalheureux se prosternaient. Et d’abord nous entrâmes dans uneespèce de cuisine, l’âtre couvert de cendres dans un coin, lespetites poutres du plafond si basses, qu’il fallut nous découvrir.Une vieille femme, la tête toute grise, était assise sur unescabeau, ses deux bras secs et jaunes par-dessus le chignon ;elle ne remuait pas et sanglotait par secousses. M. JeanRantzau et Louise se tenaient debout près d’elle, étant accourustout de suite à la nouvelle du malheur. M. Jeandisait :

« Courage, Zalie, courage !… Je nevous abandonnerai pas… non… jamais… jamais… Jean-Pierre était unbrave homme, un de mes vieux compagnons… un ancien ouvrier de monpère… Ne craignez rien… Comptez sur moi ! »

Cette pauvre vieille, la tête sur les genoux,les pieds nus à terre, ne répondait pas un mot. On n’a jamais rienvu de plus terrible ; j’en devins tout pâle et M. le curéaussi. – M. Jean disait encore :

« Pensez, Zalie, que votre garçon, votrebrave Cyriaque vous reste, et qu’il ne manquera jamaisd’ouvrage ; j’en aurai toujours pour lui ! »

C’est ce que nous entendîmes de la porte, enessuyant la sueur qui coulait de nos joues. Georges secouait lasonnette. Quand nous entrâmes, M. Jean nous salua en sepenchant ; il avait des larmes plein les yeux ; Louiseaussi pleurait. Nous restâmes un instant sans parler, pour nousremettre, et M. Jean, montrant la petite porte au fond, nousdit à voix basse :

« Il est là. »

Alors ayant découvert le Saint Sacrement,M. le curé entra. Je le suivis ; Georges derrière moi,puis M. Jean, Louise et les autres, excepté la pauvre vieille.Tout était sombre, et malgré les deux petites lampes qui brillaientsur la table, à droite et à gauche du petit crucifix en cuivre, del’assiette pleine d’eau bénite, avec une brindille de buis, et del’autre assiette où se trouvait une mèche de coton pour l’huilesainte, malgré ces deux lumières jaunes, on ne voyait rien.Seulement au bout d’une seconde, sur un vieux lit à droite, nousdécouvrîmes le père Abba, couché tout de son long, pâle comme unmort, les joues creusées de larges rides, les yeux enfoncés, etquelques touffes de cheveux gris comme hérissés autour du front. Ilne bougeait pas d’abord, mais au bruit de la sonnette il fit uneffort pour se retourner.

« Restez, Abba, lui dit M. le curé,restez… Dieu vient à vous !… »

En même temps dehors la prière des agonisantscommençait.

« Pouvez-vous encore m’entendre et parlerdemanda M. le curé ?

– Oui, répondit Abba, je vousentends. »

Aussitôt M. le curé se pencha sur le lit,pour recevoir la confession de ce malheureux. Cela dura bien dixminutes. Nous, plus loin, nous étions à nous regarder, pensant quele Seigneur en ce moment même était au milieu de nous ; qu’Ilnous voyait et nous entendait dans ce grand silence, selon sesdivines paroles aux apôtres : « Quand vous serez troisréunis en mon nom, je serai parmi vous. » Ce qui nous faisaittrembler.

Après la confession, Abba reçut l’absolutionet le corps de notre Sauveur. Nous priions tout bas ; dehorsles trois ou quatre femmes priaient aussi ; Zalie seulesanglotait. Le pauvre vieux bûcheron paraissait plus calme, ilregardait le plafond obscur, à la lumière des deux petites lampes.La vue de ce monde s’en allait pour lui ; il avait assezsouffert, l’heure de la rédemption et du salut éternelapprochait.

Nous sortîmes alors et nous reprîmes le chemindu village, redescendant la grande côte bien fatigués ;M. le curé et moi devant, M. Jean et Louise ensuite, etGeorges derrière avec sa clochette, tous pensifs et la têtecourbée. Il pouvait être trois heures et nous approchions de lasapinière au-dessus des Chaumes, quand voilà qu’un bûcheron arrive,son large feutre rabattu et la face pâle, criant d’une voixrude :

« Il n’est pas mort ?

– Non, pas encore, Simon, lui réponditM. le curé ; mais dépêchez-vous.

– Ah ! quel malheur, cria cet homme,quel malheur ! »

Et sans s’arrêter, il se remit à grimper,coupant au court par les ronces. Alors M. le curé souriantavec tristesse, et le regardant s’éloigner comme un sanglier àtravers les épines me dit :

« C’est le beau-frère d’Abba. Depuisquinze ans ils s’en veulent à cause d’un coin de chènevière, quechacun prétendait lui revenir à la mort du père. Ils ont juré centfois de s’exterminer et se sont fait bien du mal !… Maintenantcelui-ci s’arrache les cheveux, en apprenant le malheur de sonparent, et l’autre, qui va paraître devant Dieu, lui pardonne pourqu’il lui soit pardonné !… Seigneur, faut-il donc que la mortseule et la crainte de ta justice nous rapprochent ?… Faut-ilque nous ne soyons réconciliés que dans la terre ? Les biensde ce monde, que sont-ils auprès de l’éternité ? »

M. Jannequin avait l’air de me parler àmoi seul ; mais Jean Rantzau, Louise et Georges entendaienttout et pouvaient en faire leur profit.

Nous eûmes le temps de rêver à ces grandesvérités avant de rentrer au village, sur les quatre heures del’après-midi. Nous mourions de soif et ce fut un véritable plaisirpour nous d’arriver enfin devant la maison de M. Jean, où l’onse sépara. Jacques regardait par sa fenêtre en face ; le petitGeorges courut lui dire qu’il allait revenir tout de suite, aprèsavoir déposé son surplis et sa clochette. Il me suivit aussitôt àl’église, où, nous étant déshabillés, chacun prit le chemin de samaison.

Ma femme avait mis de côté mon dîner ; jeme mis à table, mon petit Paul sur les genoux, et je mangeai de bonappétit. Qu’on est heureux après des fatigues pareilles de sereposer au milieu de ceux que l’on aime !

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