Les Pirates de l’Arizona

Chapitre 10De la rencontre que firent le général de Villiers et don José deleur ami Sans-Traces et ce qui s’en suivit pour Matatrès

 

Le lendemain vers huit heures du matin,Sidi-Muley entra dans la chambre du général de Villiers.

Le brave officier dormait à poings fermés.

Le spahi le regarda pendant un instant avecintérêt.

– C’est fâcheux de le réveiller ainsi,murmura-t-il en grommelant selon son habitude ; cependant ille faut, ajouta-t-il, si je le laissais dormir, il me ferait unchabanais à tout casser ; tiens, fit-il en riant, j’aitrouvé ; avec cela qu’il a le réveil caressant. Baste !allons-y.

Et le digne soldat saisit une carafe et labrisa sur le parquet avec un bruit de tonnerre.

– Sacrebleu ! s’écria le général ense dressant subitement sur son lit.

– Ne faites pas attention, mon général,c’est moi qui ai cassé une carafe.

– Fichu imbécile ! repritl’officier, que le diable t’emporte ! je faisais un rêvecharmant, que tu as interrompu par ta maladresse ! Quel idiot,je vais tâcher de rattraper mon rêve !

Et il se recoucha et s’enveloppa jusqu’auxyeux dans ses draps et couvertures.

– Ah ! non, dit résolument le spahi,c’était pas la peine d’avoir brisé la carafe alors ?

– Hein ! qu’est-ce que tu rognonnes,animal ?

– Je ne rognonne pas, sauf respect,général, je dis qu’il faut se lever.

– Allons donc ; j’ai envie dedormir.

– C’est possible, mais tout le monde estprêt, et l’on n’attend plus que vous pour partir.

– Ah ! bigre, s’écria le général ensautant de son lit, c’est vrai : j’avais oublié, et tu ne mele disais pas, animal ?

– Faites excuses, mon général, voilà unedemi-heure que je vous l’ai dit, à preuve la carafe.

– C’est bon ! c’est bon !aide-moi à m’habiller au lieu de rester là comme un cormoran perchésur une patte.

– Hein ! quel réveil caressant, etdire que tous les jours c’est comme cela !

– Que mâchonnes-tu ainsi ?

– Je dis que c’est bien, mon général, etque vous serez vêtu en deux temps trois mouvements.

– Oui va, mon pauvre Sidi, repritl’officier en riant, je t’ai bien entendu ; que veux-tu ?je ne puis être aimable en me levant.

– Pardi ! je le sais depuislongtemps, mais je ne vous en veux pas pour cela, mon général. Jesais que c’est plus fort que vous.

– Alors tu ne m’en veux pas ?

– Moi ? allons donc ! puisquec’est votre manière de voir.

– C’est juste, dit l’officier enriant.

Tout en causant ainsi avec son soldat, legénéral s’était habillé.

– Là ! voilà qui est fait, dit-il,tu vois que je n’ai pas perdu de temps.

– Pardieu ! il n’y a que le premiermoment qui est dur, après cela va tout seul.

– Tu es un profond philosophe, Sidi monami ; allons, en route.

– Voilà, mon général.

Ils quittèrent la chambre à coucher.

La cour – patio – était remplie decavaliers, les trois dames étaient en selle ainsi que leursservantes ; une trentaine de peones et de vaqueros auxcostumes pittoresques, aux traits énergiques et armés jusques auxdents devaient escorter les voyageurs.

Le général alla saluer les dames, quil’accueillirent avec leurs plus séduisants sourires, en s’informantavec intérêt de sa santé.

Mais le docteur Guérin coupa court à tous cescompliments, en rappelant le général à la situation.

– En route, en route, dit-il, nouscauserons plus tard.

Le général prit congé des dames, et se mit enselle, aidé par Sidi-Muley.

Les trois Sandoval échangèrent des poignées demain et quelques courts compliments avec l’officier, et sur unsigne de don Agostin, la porte de la maison s’ouvrit, et lesvoyageurs défilèrent au pas.

Ils conservèrent cette allure paisible tout letemps, qu’ils traversèrent les rues étroites du Pueblo, mais quandils eurent passé à gué le rio Grande del Norte, toute la cavalcades’élança au galop de chasse, l’allure évidemment la plus agréableet la moins fatigante, quand on a une longue course à faire.

Les dames étaient entourées par des hommesdévoués ; derrière elles venaient les trois Sandoval, legénéral de Villiers et le docteur Guérin, galopant de front ;quelques peones faisaient une arrière-garde.

Sur les flancs de la colonne, des vaquerosgalopaient à droite et à gauche, reconnaissant le terrain, etfouillaient les hautes herbes pour découvrir les embuscades, au casoù il y en aurait.

Le trajet jusqu’à la première halte se fitassez rapidement et sans trop de fatigues pour le convalescent.

Le général ne se plaignait que d’une seulechose ; il prétendait mourir littéralement de faim, ce quifaisait bien rire ses compagnons et surtout le docteur Guérin.

– Cette faim m’inquiète, dit le docteurde son air le plus sérieux, j’ai bien envie, général, de vousordonner une diète.

– Sapristi ! s’écria le général avecun désespoir comique, si vous me jouiez pareil tour, docteur, je nevous pardonnerais de ma vie.

– Je ne puis me prononcer encore, nousverrons.

On galopa ainsi jusqu’à onze heures dumatin.

On fit halte à l’orée d’une forêt épaisse dechênes-lièges ; sous le couvert avaient été construits à lahâte quatre jacales, espèces de huttes, de branchesentrelacées, que les coureurs des bois construisent avec uneadresse singulière en moins d’une demi-heure.

Un jacal était réservé aux dames, un autrepour les messieurs de Sandoval, le troisième était destiné augénéral et à son médecin, et le quatrième devait servir de salle àmanger aux voyageurs.

Une cinquantaine de Comanches étaient placéssous les ordres du Nuage-Bleu ; ces hommes étaient choisisavec soin, c’étaient de grands braves de la nation, tous étaientarmés de fusils ; ils devaient renforcer l’escorte desvoyageurs.

– Caballeros ! dit don Agostin, jesuis heureux de vous offrir l’hospitalité du désert, vous excuserezla chère un peu primitive que vous ferez en vous souvenant que noussommes en Apacheria.

– Je sais comme on soupe au désert, señordon Agostin, quand vous en faites les frais, dit en riant legénéral ; je me déclare à l’avance satisfait de ce que vousnous ferez servir.

– À la bonne heure, dit le docteur, onvoit que le général meurt de faim et qu’il se contentera de laquantité sans se soucier de la qualité.

– Je tâcherai que tout soit bien, repritle vieillard ; señores, nous repartirons à trois heures de latarde, lorsque la grande chaleur du jour serapassée ; vos jacales vous attendent, ils sont munis de litsfaits de feuilles odoriférantes, recouvertes de fourrures, vouspouvez vous reposer quant à présent ; on vous avertira quandle déjeuner sera prêt.

Chacun se retira dans sa hutte, non pas pourdormir, mais pour rétablir l’harmonie de sa toilette, froissée parle long trajet que l’on avait fait.

Les hommes assistèrent seuls au déjeuner, lesdames avaient préféré se faire servir à part, sans doute pourlaisser à ceux-ci toute liberté, ce dont ils ne se plaignirentpas ; les dames, surtout en Amérique, sont très strictes surles questions d’étiquette, ce qui dans certains cas est fort gênantet empêche toute intimité.

Le repas fut ce qu’il devait être,c’est-à-dire très fin et exquis, la question des liquides avait ététraitée avec un soin particulier.

Cette fois, rien ne vint troubler le repas,comme il l’avait été le soir où le général avait fait laconnaissance de don Agostin Perez de Sandoval.

Le général n’avait pas adopté l’habitude de lasiesta qui est presque universelle dans les pays chauds comme celuioù il se trouvait alors.

Au lieu d’essayer de dormir,M. de Villiers préféra se promener sous les hautesfrondaisons de la forêt, où régnait une fraîcheur des plusagréables.

Don José offrit au général de l’accompagnerdans sa promenade, offre que le général accepta avec grandplaisir.

Les deux hommes prirent leurs armes, afind’être prêts à toute éventualité, puis ils s’enfoncèrent dans laforêt.

Les forêts vierges ne ressemblent en rien ànos forêts de France ; les abords de ces forêts sont seulsfournis d’herbe et de broussailles ; au fur et à mesure quel’on pénètre dans l’intérieur, la végétation parasite devient rare,l’air manque ; les arbres, composés généralement de la mêmeessence, se ressemblent tous, ils poussent avec une rectitudeincroyable, ils forment d’immenses allées droites, comme réglées aucompas, et s’étendent ainsi pendant plusieurs lieues.

Malheur à l’homme qui s’enfonce étourdimentdans ces forêts ! il est inévitablement perdu : plus ilessaye de retrouver sa route, plus il s’égare ; il tourneconstamment dans le même cercle sans jamais en sortir et parfois,trop souvent il succombe d’une mort horrible, à quinze ou vingtmètres au plus de l’orée de la forêt, mais rien n’avertit lemalheureux égaré ; tous les arbres sont les mêmes, les alléesse ressemblent toutes, il est donc impossible de se diriger dans celabyrinthe, cent fois plus inextricable que celui qui fut construiten Crète par Dédale.

Les coureurs des bois, les seuls hommes quiosent se hasarder dans les forêts vierges, n’ont que deux moyens deretrouver leur route, c’est d’enlever avec la hache des morceauxd’écorces sur les troncs des arbres ; ou bien d’examiner lepied des troncs des arbres, quand ils trouvent de la mousse, ilssont au nord ; si, au contraire, le tronc est sec et sansapparence de mousse, ils sont au midi.

Mais le premier moyen est le préférable, parceque à une distance éloignée, au fond de la forêt, l’air necirculant que difficilement et le soleil ne réussissant pas àpercer l’épaisse couche de feuilles des frondaisons, il règne dansces profondeurs une humidité permanente ; quelques batteursd’estrade se servent des traces laissées par les animaux quand ilsvont le soir à l’abreuvoir, et dont ils connaissent leshabitudes ; ces traces conduisent toujours, soit à desruisseaux ou à des cours d’eau qui finissent par se jeter dans unerivière plus ou moins éloignée, mais ceci est un moyen héroïquedont on ne se sert qu’en désespoir de cause, et ne peut êtreimpunément employé.

Don José connaissait la forêt dans laquelle ilse promenait avec le général, il l’avait traversée plus de centfois à toutes les heures de nuit et de jour, il n’y avait donc rienà redouter pour les deux promeneurs.

Tout en marchant, les deux hommes causaient dechoses indifférentes, ils étaient arrivés sur les bords d’unruisseau limpide assez large et qui fuyait en jasant sur lescailloux de son lit.

Don José proposa au général de s’asseoir surl’herbe qui poussait sur les bords du ruisseau, une assez grandedéchirure dans la frondaison permettait au soleil d’éclairer cepaysage pittoresque et mystérieux ; on n’entendait aucun bruitsous le couvert sauf le martelage éloigné du pivert frappant sescoups cadencés sur le tronc d’un arbre.

Presque aussitôt le bruit cessa, le piverts’était subitement envolé.

Don José serra le bras du général et s’éloignadu ruisseau en posant un doigt sur ses lèvres pour lui recommanderla prudence.

– Qu’y a-t-il ? demanda le général àvoix contenue.

– Je ne sais pas, dit le jeune homme surle même ton, soyons prudents, nous ignorons qui nous arrive, est-ceun ami ou un ennemi ? je ne saurais le dire, mais soyons surnos gardes.

Presque au même instant, le cri du flamant sefit entendre à une courte distance.

– Grâce à Dieu ! dit don José, c’estun ami.

– Qui vous le prouve ?

– Le signal qu’il m’a fait.

– Un signal, quand donc ?

– À l’instant, n’avez-vous pas entendu lecri du flamant.

– Si bien, mais j’ai supposé que ce criavait été poussé par un des flamants, que nous voyons là-bas dansune clairière sur le bord d’un étang.

– Vous vous êtes trompé, mon chergénéral, c’était un signal, et la preuve c’est que je vaisrépondre.

Et le jeune homme, portant ses mains à sabouche, imita avec une perfection incroyable le cri du flamant.

– Pardieu ! dit le général, recevezmes compliments, cher don José, je ne vous supposais pas sihabile.

– Oh ! cela n’est rien, dit le jeunehomme en riant, je possède ainsi une foule de talents de sociétéque je vous ferai connaître peu à peu selon lescirconstances ; eh ! tenez, regardez là-bas à gauche,entre les arbres, ne voyez-vous pas un homme ?

– Pardieu ! à moins d’être aveugle,répondit le général, et même je le reconnais parfaitement, c’estmon ami Sans-Traces, mon fidèle Canadien ; mais voyez donc, ilsemble nous engager à le rejoindre.

– C’est ma foi vrai, hâtons-nous,général, il faut que Sans-Traces ait des raisons bien graves pournous faire cet appel singulier.

Le coureur des bois ne bougeait pas del’endroit où il s’était arrêté, et tenait la tête à demi tournéevers l’endroit où il avait apparu, comme s’il surveillait une chosequelconque, que les deux promeneurs ne pouvaient voir.

Le général et son ami avaient pris le pasgymnastique pour arriver plus vite auprès du chasseur, celui-ciétait éloigné d’une portée de fusil au plus, mais il paraît quecela pressait, car le chasseur ne cessait pas ses gestesd’appel.

Enfin, après s’être décidés à courir, les deuxhommes atteignirent le coureur des bois.

– Que se passe-t-il donc ici ?demanda don José.

– Parlez bas, répondit le chasseur,embusquez-vous derrière le tronc de cet arbre et regardez.

Les deux hommes firent ce que le coureur desbois leur disait, et ils regardèrent.

Deux hommes faciles à reconnaître pour êtredes Blancs étaient assis au pied d’un arbre et causaient avec unecertaine animation.

– Qui sont ces hommes ? demanda legénéral.

– J’en connais un, celui qui bourre sapipe en ce moment, répondit Sans-Traces, il se nomme Matatrès,c’est un bandit de la pire espèce, il appartient à la cuadrilla duCoyote.

– Ah ! ah ! dit don José, ilfaut nous emparer de ces deux hommes.

– Hum ! ce ne sera pas facile.

– Peut-être, essayons toujours : sinous ne réussissons pas à nous assurer d’eux, nous pourronstoujours leur mettre une balle dans le crâne ; la perte nesera pas grande.

– Oh ! quant à cela nous ne risquonsrien, mais comment nous y prendre pour les approcher sans qu’ilsnous voient ?

– Bien facilement, et, levant la tête enindiquant le feuillage : voilà notre chemin, dit don José.

– Et ma foi de Dieu, je n’y songeaispas ; en effet, c’est facile.

– De quoi s’agit-il donc ? demandale général.

– Vous voyez ces deux hommes, n’est-cepas, mon cher général, dit don José.

– Dame ! à moins d’être aveugle, ilssemblent, autant que je puis en juger à cette distance, ilssemblent, dis-je, causer de leurs affaires.

– C’est cela même, mon cher général, jetiens beaucoup à entendre leur conversation.

– Ah ! bah ? pourquoi donccela ?

– Parce que ces hommes sont nos ennemis,à vous comme à moi, et il est bon de savoir ou plutôt de surprendreles secrets de ses ennemis.

– En effet, c’est de bonne guerre.

– Très bien, ne quittez pas votreembuscade derrière cet arbre et laissez-nous faire.

– Mais comment ferez-vous pour lessurprendre ?

– Vous verrez, cela vous intéressera.

– Soit, je ne bougerai pas d’ici, en casde besoin comptez sur moi.

– Pardieu ! à bientôt, général.

Le jeune homme, alerte et adroit comme unsinge, et rompu à tous les exercices du corps, dégaina sonpoignard, le planta dans le tronc de l’arbre et grimpa avec unefacilité singulière, suivi par Sans-Traces qui ne le quittait pasd’un pas.

Arrivés aux premières branches de l’arbre, lesdeux hommes disparurent dans le fouillis des feuilles, les longuesbarbes d’espagnol tombantes, et les lianes qui formaient les plusétranges paraboles.

À partir de ce moment, le général, malgré lesefforts qu’il tenta, ne réussit pas à revoir les deux singuliersvoyageurs.

Ceux-ci faisaient simplement ce que lescoureurs des bois nomment une piste en l’air : les arbres dontles branches étaient enchevêtrées les unes dans les autrespermettaient aux deux hommes de passer d’un arbre à un autre, avecun peu d’adresse, aussi sûrement que s’ils traversaient un pontétroit et un peu tremblant. Cette promenade sur les arbres sefaisait à une hauteur moyenne du sol de soixante à quatre-vingtsmètres ; mais les coureurs des bois ne connaissent pas levertige.

Don José et son compagnon avançaient aussirapidement que s’ils eussent foulé le sol de la forêt.

Soudain, le jeune homme s’arrêta, il fit signeà son compagnon de ne plus bouger.

En effet, ils étaient dans les branches mêmesde l’arbre au pied duquel Matatrès et l’autre individu dont nousavons parlé causaient tranquillement, se croyant à l’abri de touteindiscrétion au fond de cette forêt, que seuls les Indienstraversaient parfois, mais rarement, et dont les seuls habitantsétaient les jaguars et d’autres félins presque aussi dangereux. Lesdeux interlocuteurs causaient donc avec la plus complète confianceet sans même penser à parler bas, faute qu’un coureur des bois ouun Indien ne commettrait jamais.

C’est pour le désert qu’a été fait le proverbedevenu banal dans les Prairies : « La défiance est lamère de la sûreté », et cet autre qui appartient auxComanches, les Peaux-Rouges les plus méfiants de tous lesIndiens : « Prenez garde aux forêts, les arbres ont desyeux et les feuilles des oreilles. »

Ce jour-là ce proverbe trouvait littéralementson application.

– Si vous continuez ainsi, master Wilson,nous ne nous entendrons jamais.

Cette phrase était prononcée en espagnol parMatatrès au moment où les deux chasseurs se mettaient auxécoutes.

– C’est vous, By god ! quin’êtes pas raisonnable, répondit l’autre en haussant les épaules,vous exigez des fusils armstrong, et vous prétendez ne les payerque dix piastres, c’est une plaisanterie.

– Combien en avez-vous ?

– Cinq cents.

– Vous les garantissez.

– By god !parfaitement…

– Eh bien, où est votregoélette ?

– Sur le rio Puerco, à l’anse del’Opossum.

– Bon, je vois cela d’ici, c’est à quatrelieues à peine.

– Nous entendons-nous ?

– Peut-être, j’ai une proposition à vousfaire.

– Voyons.

– Je vous paye vos fusils vingt piastreschacun.

– Aoh ! très bien.

– Seulement je ne vous payerai que dixpiastres comptant, le reste sera payé après l’expédition que nousallons faire.

– Et quand vous reverrai-je pour toucherles autres dix piastres ? dit l’Américain avec ironie.

– Après l’expédition, je vous l’aidit.

– Bon ! et si votre expédition neréussit pas ?

– Allons donc ! nous sommes certainsdu succès.

– Rien ne me le prouve ; tenez,ajoutez une piastre à chaque fusil, et l’affaire est faite.

– Hum ! C’est bien tentant.

– Nous frappons-nous dans la main etbuvons-nous un coup de whiskey ?

– Je crois que cela s’arrangera, mais lescartouches ?

– Ceci est en dehors.

– Caraï ! combien enavez-vous ?

– Vingt mille si vous voulez.

– Quarante cartouches par fusil, ditMatatrès, ce n’est pas trop.

– Je vous en vendrai le double si vousvoulez.

– Ah çà ! votre goélette en est doncchargée.

– Elle est bondée de fusils et decartouches.

– Oh ! oh ! ceci demanderéflexion, dit le bandit dont l’œil lança un éclair fauve.

– Je ne suis pas embarrassé de monchargement, j’aurais le double de marchandises que j’en trouveraisla vente.

– Peut-être.

– Certainement, je suis déjà en marchéavec d’autres plus généreux que vous.

– Chacun fait ses affaires comme ill’entend.

– C’est juste.

– En traitant avec nous vous avez affaireà d’honnêtes gens, fit-il en se redressant.

– Honnête ou rascal, peu m’importe avecqui je traite pourvu que l’on me paye.

– Hum ! vous n’avez pas depréjugés.

– Les affaires avant tout, mais, voussavez, time is money ; finissons-nous ?

– Pour combien ? nous verrons.

– Je suis pressé.

– Avez-vous peur ?

– Peur de quoi ? ma goélette estbien armée ; j’ai quinze engagés, qui tiendraient tête à tousles bandits du désert.

– Cela vous regarde, voulez-vousm’accompagner jusqu’à la résidence de mon chef ?

– Pour quoi faire ?

– Pour traiter.

– Est-ce bien vrai ?

– Sur l’honneur ! dit le bandit avecemphase.

– Hum ! je préférerais un autreserment ! Enfin, est-ce loin ?

– À peine deux lieues ; je n’ose pasprendre sur moi de traiter définitivement, sans l’assentiment demon chef ; cela sera fait en moins d’un quart d’heure.

L’Américain sembla hésiter un instant, mais ilprit définitivement son parti.

– Partons, dit-il.

– Pas avant d’avoir goûté votre whiskey,je suppose ?

– Vous avez raison.

Il prit une énorme gourde qu’il portait enbandoulière et dont le bouchon formait un vase pour boire, il leremplit et le présenta au bandit, et portant la gourde à seslèvres :

– À votre santé ! dit-il.

– À la vôtre ! dit Matatrèspoliment.

Mais la sagesse des nations dit que de lacoupe aux lèvres, il y a la mort : Matatrès en fit presquecomplètement l’expérience à ses dépens.

Au moment où il levait le vase plein dewhiskey, un poids énorme tomba d’aplomb sur lui et le renversa sansqu’il pût dire ouf !

La même aventure arrivait au trafiquantaméricain.

Si les deux hommes ne furent pas tués raides,c’est que le diable, leur ami particulier, les protégea en cettecirconstance.

Ni l’un ni l’autre n’étaient morts, mais ilsgisaient tout de leur long sur la terre, sans donner signe devie ; ils étaient sans connaissance.

Les deux chasseurs, qui s’étaient laisséstomber sur eux, d’une dizaine de pieds au moins, profitèrent del’évanouissement des deux compagnons pour les garrotter solidementet les rouler dans des serapés serrés autour de leur corps, afin deleur enlever la vue et l’ouïe, quand ils reviendraient à lavie.

– Que faisons-nous de ces drôles ?demanda Sans-Traces.

– Rien quant à présent ; mon pèredisposera d’eux ; aidez-moi à les porter dans ce trou, où ilsseront parfaitement, vous les surveillerez jusqu’à ce que je vousenvoie des hommes pour les transporter au campement.

– C’est entendu, je ne bougerai pasjusqu’à nouvel ordre.

– Oh ! votre faction ne sera paslongue ; à bientôt.

Don José rejoignit alors le général, auquel ilraconta ce qu’il avait fait.

– Avez-vous donc un intérêt à vousemparer de ces pauvres diables ?

– Un très grand, répondit don José.

– Comment cela ?

– Le Coyote vient acheter les armes etles cartouches dont la goélette du trafiquant est chargée ; etvous savez que le Coyote est notre ennemi.

– Oui, il nous l’a prouvé, mais que nousimporte ?

– Il nous importe beaucoup, ce misérablen’achète ces armes que pour s’en servir contre nous.

– Vous croyez qu’il osera nous attaqueraprès la rude leçon qu’il a reçue ?

– Caraï ! si je le crois ; j’ensuis certain, je sais ce qu’il projette contre nous.

– S’il en est ainsi vous avez eu raisonde faire ce que vous avez fait ; cependant je vous engage à enparler à votre père.

– C’est ce que je me hâterai defaire ; vous verrez qu’il sera de mon avis.

– Soit, cher don José, d’ailleurs vousêtes seul juge de vos actes, surtout dans la situation où vous voustrouvez vis-à-vis de ce bandit sans foi ni loi.

– Il nous faut le battre avec ses propresarmes.

Tout en causant ainsi les deux hommes avaientmarché d’un pas rapide, si bien qu’ils atteignirent le campementdans un laps de temps fort court.

Ils avaient marché d’autant plus vite pendantla dernière partie de leur trajet, qu’il leur avait semblé entendredes coups de fusil ; mais les bruits meurent et se décomposentsous les épais couverts des forêts vierges, de sorte qu’on ne peutjuger de ce que l’on entend mal.

Mais en arrivant au campement tout leur futexpliqué.

Une troupe assez nombreuse de pirates fuyait àtoute bride, s’éparpillant dans toutes les directions serrée deprès par les vaqueros et les Peaux-Rouges du Nuage-Bleu.

Les détonations que le général et son amiavaient cru entendre sous le couvert sans s’en rendre bien compte,provenaient des quelques coups de feu que les bandits tiraientcontre ceux qui les poursuivaient.

Mais ce qui étonna et inquiéta surtout donJosé, ce fut que, au lieu de paraître satisfaits du résultat dunouvel échec des pirates, tous les fronts étaient soucieux, tousles visages pâles et inquiets.

Don Agostin surtout semblait désespéré ;il ne se soutenait qu’avec peine, et son corps était agité d’untremblement nerveux.

Les quelques hommes restés au campementsemblaient atterrés et en proie à une profonde douleur.

Les deux hommes n’osaient interroger.

Un pressentiment leur disait qu’un malheurterrible était arrivé pendant leur absence.

– Mon fils, s’écria le vieillard enapercevant le jeune homme en tombant dans ses bras, mon fils, tamère et tes deux sœurs ont été enlevées par les pirates.

Et, terrassé par la douleur, le vieillardperdit connaissance.

Cette nouvelle était terrible ; don Joséchancela.

– Oh ! murmura-t-il, vengeance, monDieu ! vengeance contre ces misérables !

– Courage ! ami, dit le général avecune énergie terrible, nous serons deux pour venger ces pauvresfemmes si lâchement enlevées.

– Merci, répondit le jeune homme, mavengeance sera effroyable, je compte sur vous, général.

– Vous avez ma parole, moi aussi je veuxune vengeance terrible, dit l’officier d’une voix sourde.

 

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