Les Pirates de l’Arizona

Chapitre 15Où l’Oiseau-de-Nuit tint à l’Urubu plus qu’il lui avait promis, etce qui en advint pour les pirates

 

La hulotte bleue chantait pour la dernièrefois, comme pour saluer le réveil de la nature.

Les étoiles s’éteignaient les unes après lesautres dans les profondeurs du ciel.

D’épaisses vapeurs s’élevaient du rio Gila etse condensaient en un brouillard épais au-dessus de la rivière.

Une large bande d’opale s’étendait auxdernières limites de l’horizon.

Les fauves regagnaient leurs repaires ignorés,passant comme des ombres dans les ténèbres, qui semblaient devenirplus intenses à l’approche du jour.

La brise nocturne tout imprégnée d’humiditécourait à travers les branches des arbres, et faisait frissonnerles feuilles.

Le froid était glacial.

Il était un peu plus de cinq heures du matin,les masses d’ombres s’éclaircissaient peu à peu et laissaientpresque distinctement apercevoir les pittoresques accidents d’unpaysage sévère et grandiose, qui ne devait rien à l’art, et étaitresté tel qu’il était sorti des mains du Tout-Puissant.

Soudain, sans que le plus léger bruit se fitentendre, une nombreuse troupe de guerriers peaux-rouges émergea del’obscurité, marchant en file indienne d’un pas rapide etcadencé.

Ces Peaux-Rouges, au nombre de plus de quatrecents guerriers, étaient tous peints et armés en guerre.

Ils firent halte au centre d’un brûlis assezétendu à quelques cinquante mètres d’un immense chaos derochers.

Presque aussitôt, d’un autre côté, apparut unetroupe aussi nombreuse que la première, mais composée decavaliers.

Ces cavaliers, peints comme les premiers,étaient tous des guerriers renommés, ce qui était facile àreconnaître aux nombreuses queues de loup attachées à leurstalons.

À leurs peintures, à leurs vêtements, à leursarmes, et à la façon dont les chefs portaient la plume decommandement plantée dans la touffe de guerre, il était facile deles reconnaître pour des Indiens Corbeaux et des Cheyennes.

Les chefs se détachèrent des deux troupes etse réunirent un peu à l’écart au centre du brûlis, s’accroupirentsur leurs talons, allumèrent leurs calumets et commencèrent à fumersilencieusement.

Le sagamore ou chef suprême échangea quelquesmots à voix basse avec les chefs, et il s’éloigna dans la directiondu chaos de rochers.

Ce grand chef était vêtu et armé à peu près dela même façon que ses guerriers, mais il portait sa plume d’aiglede commandement, non pas dans sa touffe de guerre, mais au-dessusde l’oreille droite, ce qui le faisait reconnaître pour un guerriercomanche.

En effet, ce chef était l’Oiseau-de-Nuit.

Après avoir passé derrière les rochers et êtrearrivé devant l’ouverture béante du souterrain, l’Oiseau-de-Nuitfit un signal.

Un autre signal répondit dans les profondeursdu souterrain.

Presque aussitôt Navaja parut, accompagné dequatre autres bandits.

– Venez, dit Navaja, l’Urubu vous attendavec impatience.

L’Oiseau-de-Nuit, sans prononcer un mot,suivit les bandits.

Dans le souterrain, les bandits étaient réuniset armés prêts à partir.

L’Urubu fit quelques pas en avant du chefcomanche.

– Soyez le bienvenu chef, dit-il.

L’Indien s’inclina silencieusement.

– Avez-vous amené vos guerriers ?reprit le pirate.

– L’Oiseau-de-Nuit est un chef renommé,répondit sentencieusement le chef. Sa langue n’est pas fourchue, cequ’il promet il le tient.

– J’ai confiance en vous, chef, je compteque vous jouerez franc jeu avec moi.

– L’Oiseau-de-Nuit ne comprend pas lesparoles de l’Urubu. Les visages pâles emploient des paroles que lesPeaux-Rouges n’entendent pas ; que mon frère répète ! lechef n’a pas de peau sur son cœur, sa parole n’est pas fausse.

– Je n’ai pas voulu vous dire rien deblessant chef, je voulais seulement vous faire comprendre que je mefie à votre parole.

– Bon ! le chef comprend ; il apromis à l’Urubu de le conduire avec ses jeunes hommes dans levillage en pierre, habité par le face pâle que ses amis nomment donAgostin. Est-ce bien cela que le chef a promis à l’Urubu ?

– Oui c’est cela, répondit le pirate.

– Bon, l’Urubu a promis des armes àl’Oiseau-de-Nuit pour armer ses guerriers ; où sont lesarmes ?

– Les armes sont prêtes, reprit lepirate ; que le chef suive son ami, il verra.

– Eaah ! le chef ira.

– Venez donc.

Le pirate s’enfonça dans le souterrain suivipas à pas par le Comanche ; après avoir fait plusieurs détourset traversé plusieurs galeries, l’Urubu s’arrêta devant une épaisseporte fermée avec soin.

– C’est ici, dit-il.

L’Urubu ouvrit cette porte.

Dans une cavité assez profonde se trouvaient,d’un côté, une centaine de caisses d’armes contenant des fusils,des sabres, des revolvers, des haches, des couteaux àscalper ; de l’autre il y avait cent à cent cinquante barilsde poudre engerbés les uns sur les autres.

– Vous voyez, chef, dit le pirate.

– Le chef voit, dit le Comanche.

– Si vous voulez prendre livraison de cescaisses d’armes et des barils de poudre, mes guerriers lestransporteront immédiatement hors du souterrain et les remettront àvos jeunes hommes.

L’Oiseau-de-Nuit sembla réfléchir pendantquelques instants.

L’Urubu l’examinait à la dérobée, mais levisage du Comanche était de marbre ; il était impossible derien lire sur ses traits peints.

– Le soleil va se lever à l’horizon, ditle Comanche, le temps est précieux : il faudrait plusieursheures pour transporter ces armes et ces barils de poudre.

– C’est vrai, dit l’Urubu, dont l’œillança un éclair de satisfaction.

– La journée serait très avancée quand letransport serait terminé, reprit le chef. L’Urubu serait contraintde remettre l’expédition à demain, et peut-être demain Sandovalserait sur ses gardes.

– Oh ! oh ! dit l’Urubu, notresecret est bien gardé.

– Peut-être, un secret est toujours trahisi l’on attend, dit l’Oiseau-de-Nuit en hochant la tête.

– Il y a du vrai dans ce que vous dites,chef, mais comment faire ?

– Mon frère l’Urubu est un guerrierbrave, c’est un chef, il a donné sa parole àl’Oiseau-de-Nuit ; il la tiendra.

– Certes, chef, je vous le jure, dit lepirate avec un mouvement de joie qu’il ne put retenir et que leComanche ne parut pas avoir remarqué.

– Mon frère l’Urubu me donnera la clef decette grotte, et demain mes jeunes hommes viendront prendre lesarmes et la poudre qui leur appartiennent, demain à la même heurequ’aujourd’hui ; l’Urubu y consent-il ?

– Avec le plus grand plaisir, chef.

– Le chef comanche a la parole del’Urubu, il se fie à lui.

– Je tiendrai ma parole, je vous le juresur l’honneur.

– Oaoh ! dit l’Indien, un guerriern’est pas une vieille femme bavarde, le chef attendra à demain.

– C’est entendu, reprit le pirate. Ilreferma alors la porte de la grotte, en retira la clef, et il laprésenta à l’Indien qui la prit et la passa dans sa ceinture.

– L’Urubu est-il prêt à partir ?demanda l’Indien.

– Oui, répondit le pirate, mais avant dem’éloigner, je voudrais faire une visite à mes prisonnières.

– Comme il plaira à l’Urubu, dit leComanche, mais pourquoi les éveiller à cette heure pour leur diredes paroles qui n’auraient aucune importance ?

Tout en causant ainsi, les deux hommes étaientrevenus à leur point de départ, à quelques pas seulement del’endroit où se trouvait le bâtiment construit pour les dames.

– Je ne veux pas avoir d’arrière-penséepour vous, chef, dit l’Urubu en se décidant enfin à dévoiler lefond de sa pensée ; mon intention est d’emmener avec moi lesprisonnières.

– Bon ! pourquoi emmener cesfemmes ?

– Parce que, chef, il peut se présentertelles circonstances quand nous aurons pénétré dans la ville que lavue des prisonnières pourra nous donner un grand avantage sur nosennemis, et les contraindre à négocier avec nous.

– Ooah ! dit le Comanche avecironie, l’Urubu ne connaît pas les Sandoval, l’Urubu aura devantlui des guerriers nombreux et très braves, l’expédition de l’Urubucontre ses ennemis ne doit être qu’une surprise, si le chef pâlelaisse aux Sandoval un instant pour se reconnaître, il seraperdu ; les Sandoval sont très fins, ils savent employer lesruses les plus habiles pour abattre leurs ennemis ; le villageen pierre que l’Urubu veut prendre est très grand et contientbeaucoup de guerriers bien plus nombreux que ceux de l’Urubu, s’ilemmène avec lui les trois femmes pâles, elles seront pour lui ungrand embarras ; il faudra les garder avec soin pour empêcherqu’on ne les délivre ; dès que les Sandoval verront quel’Urubu a amené les trois femmes avec lui, ils feront des effortsextraordinaires et peut-être les enlèveront-ils ; alors quefera l’Urubu ? au lieu que, même s’il a le dessous et se voitcontraint à reculer et à se mettre en retraite, les femmes pâleslaissées ici seront toujours en son pouvoir, et lui servirontd’otages, ainsi qu’il le pensait hier ; mais l’Oiseau-de-Nuitest un chef comanche, il oublie que l’Urubu est un guerrier trèsfin et très brave, et qu’il n’a pas besoin des conseils d’un pauvreIndien ; l’Urubu fera donc ce qui lui conviendra, et cela seratoujours bien fait de la part d’un si grand chef.

L’Urubu avait écouté les paroles du chefcomanche avec la plus sérieuse attention ; malgré lui, ilavait été frappé des observations pleines de sens duPeau-Rouge ; il était contraint dans son for intérieur dereconnaître que le conseil qu’on lui donnait avec une aussi grandedéférence était très juste et qu’il aurait grand tort de ne pas lesuivre ; d’autant que, ainsi que le lui avait dit le chefcomanche, en laissant les dames dans le souterrain, il étaittoujours le maître si les circonstances l’exigeaient de les traiteren otages et de cette façon, en cas d’insuccès, il se laissait uneporte ouverte pour entamer des négociations avec ses ennemis.

Toutes ces considérations se présentèrent enun instant à son esprit, et il abandonna franchement le projetqu’il avait formé et dont il reconnaissait les défauts.

– Ma foi, chef, dit-il en souriant, jevous remercie de m’avoir ouvert les yeux : sans vous j’auraisfait une énorme sottise, je renonce à emmener mes prisonnières.

– Eaah ! le chef pâle a peut-êtreraison, dit froidement le chef.

– Votre éloquence m’a converti, chef, jelaisserai une dizaine d’hommes pour veiller sur les prisonnières,cela vaudra beaucoup mieux.

– Bon ! l’Urubu sait ce qu’il doitfaire, c’est un grand chef, il s’emparera des Sandoval.

L’Urubu lui lança un regard d’une expressionsingulière, mais le chef comanche était froid et impassible.

Il avait semblé trouver une ironie cachée dansl’accent du Comanche.

L’Urubu appela Navaja, lui ordonna de choisirune douzaine d’hommes résolus dont il serait le chef et quiresteraient dans le souterrain pour garder les prisonnières.

Il donna ses ordres dans les plus grandsdétails à Navaja et termina ainsi ses instructions :

– Si vous étiez attaqués, tuez plutôt lesprisonnières que de vous les laisser enlever.

Navaja s’inclina respectueusement, et tout futdit ; l’Urubu savait que le vieux pirate n’hésiterait pas àobéir.

– Maintenant, dit l’Urubu, nous partironsquand vous voudrez.

– Bon ! partir tout de suite,beaucoup temps perdu.

– Vous savez, l’Oiseau-de-Nuit, que nousmarchons à l’aveuglette et que nous ignorons où nous allons.

– Oui, dit le Comanche, mon frère pâleest comme le petit de l’opossum qui vient de naître : ses yeuxsont fermés.

– C’est cela même, chef, dit l’Urubu enriant, vous êtes donc à la fois notre guide et notre chef, car sansvous nous ne pouvons rien faire.

– Bon ! le chef comanche aura desyeux pour son frère, mais l’Urubu tiendra honnêtement toutes sespromesses.

– Je vous le jure encore, chef.

– Ooah ! un chef a parlé.

– Mais vous m’introduirez dans la villedes Sandoval.

– L’Oiseau-de-Nuit a promis de conduirel’Urubu sur la grande place du grand village en pierre de sonennemi, le Wacondah des Peaux-Rouges qui est le même que celui desBlancs, est témoin pour le chef comanche.

– C’est bien, allons.

Sur l’ordre de leur chef, les pirates semirent en selle et se formèrent en ordre de marche.

Ils suivirent tous les détours du souterrain,et finalement, après un quart d’heure de marche à peu près, ilsdébouchèrent sur le brûlis où les Peaux-Rouges les attendaient.

Les pirates étaient tout au plus trois centcinquante, mais c’étaient tous de vieux rôdeurs de frontières,rompus à toutes les péripéties du désert et d’une bravoure froideet à toute épreuve, capables de tout pour de l’or.

Les chefs indiens furent réunis en conseil, etl’on arrêta les dernières mesures qu’il convenait de prendre.

L’Urubu, sans en laisser rien témoigner audehors, était au comble de la joie, les Indiens et les piratesréunis formaient un effectif de onze cents hommes aguerris ;jamais, de mémoire de pirate, troupe aussi belle et aussi nombreusen’avait été réunie sous les ordres d’un seul chef.

L’Urubu se croyait sûr du succès, et, eneffet, tout le faisait supposer.

Il fut convenu par le conseil des chefs, queles pirates marcheraient au centre de la colonne, les cavalierscorbeaux formeraient l’avant-garde, les pirates le centre et lesIndiens cheyennes, l’arrière-garde.

Les Peaux-Rouges qui étaient à pied,marcheraient en batteurs d’estrade en avant et sur les flancs de lacolonne.

L’Oiseau-de-Nuit, ainsi que cela avait étéconvenu avec l’Urubu, cumulait le commandement de l’expédition etla charge de guide.

Il était bien entendu entre les confédérésque, aussitôt arrivés dans la ville de refuge de la familleSandoval, l’Urubu deviendrait le chef suprême et l’Oiseau-de-Nuitn’aurait plus que le commandement des Peaux-Rouges.

Tout cela bien convenu et bien arrêté,l’Oiseau-de-Nuit donna enfin le signal du départ.

L’Oiseau-de-Nuit tenait la tête de lacolonne ; l’Urubu venait près de lui, mais à quelques pas enarrière.

La longue colonne allongea ses nombreuxanneaux comme un immense cascavel en suivant les nombreuxméandres d’une sente de bêtes fauves.

Cette marche se prolongea pendant environtrois heures ; il était près de neuf heures du matin, lorsquel’Oiseau-de-Nuit ordonna une halte, pour laisser souffler leschevaux et les Indiens qui étaient à pied.

– Eh bien, demanda l’Urubu,approchons-nous, chef ?

– Une heure encore, dit l’Indien d’un tonsentencieux, et mon frère l’Urubu sera dans le village en pierredes visages pâles.

– Oh ! oh ! fit l’Urubu en sefrottant les mains, voilà une triomphante nouvelle.

L’Oiseau-de-Nuit interrogeait les batteursd’estrade, sans doute pour s’instruire et savoir ce que faisaitl’ennemi.

Mais rien ne bougeait, les batteurs d’estraden’avaient rien vu ni entendu, un silence complet planait sur ledésert.

La halte dura environ une demi-heure, puis onreprit la marche.

Cette fois on avait quitté la plaine, ongravissait une montagne aux flancs abrupts où les chevauxglissaient souvent sur un terrain mouvant où ils ne pouvaient quetrès difficilement prendre pied.

Cette marche difficile se prolongea assezlongtemps ; enfin la colonne atteignit un plateau assez large,où le sol était solide.

– Maintenant, dit l’Oiseau-de-Nuit àl’Urubu, il nous faut abandonner les chevaux, ils nous deviennentinutiles.

– Hum ! cela est bien gênant.

– Peut-être peut-on l’éviter.

– Ah ! comment ?

– Cela dépend des chevaux.

– Que voulez-vous dire, chef ?

– Les chevaux des guerriers rouges sontinstruits à passer partout comme les mules ; les chevaux demon frère sont-ils ainsi ?

– Pardieu ! s’écria l’Urubu, tousmes guerriers sont habiles, et leurs chevaux sont admirablementdressés ; ils passeront partout où passeront les vôtres.

– Ooah ! tant mieux, préférableavoir des chevaux pour fuir.

– Et pour charger l’ennemi, ajouta lepirate en souriant.

– Bon ! mon frère l’Urubu a raison,les faces pâles conserveront leurs chevaux.

– À la bonne heure, je vous avoue, chef,que s’il m’avait fallu abandonner mon cheval, cela m’aurait fortchagriné.

– Bon ! mon frère ne sera paschagriné, il conservera son cheval et ses guerriers pâlesaussi ; marchons puisque rien n’arrête plus le chef pâle.

On continua à gravir la montagne.

L’Oiseau-de-Nuit suivait le chemin que,vingt-quatre heures auparavant, don Agostin avait pris avec sesamis pour arriver à la ville de refuge.

Après maints et maints détours enchevêtréscomme à plaisir les uns dans les autres, les pirates, toujoursguidés par le chef comanche, arrivèrent enfin en face du pontétroit jeté sur un précipice dont nous avons parlé plus haut.

L’Oiseau noir passa le premier, les autressuivirent.

Chose singulière, plus les piratesapprochaient de la ville, plus l’Urubu se sentait inquiet, bien quetout semblât marcher à merveille.

C’était ce calme profond, cette sécuritécomplète que semblaient éprouver les habitants de la ville, quiétonnait et effrayait secrètement le chef des pirates.

L’Urubu aurait volontiers dit comme un généralfameux pendant une reconnaissance de nuit autour d’une ville qu’ilassiégeait :

– Tout est trop calme, j’entends lesilence !

C’était un pressentiment, car quelques minutesplus tard il était assailli par des forces considérables etcontraint de se retirer en désordre.

L’Urubu se trouvait en ce moment dans la mêmesituation que ce général, malheureusement il s’était trop avancépour pouvoir reculer ; il lui fallait marcher en avant quandmême, car toute retraite lui était coupée.

En effet, sans que l’on sût comment, le pontjeté sur le précipice s’était écroulé sous les pieds du derniercavalier, qui avait failli être précipité dans le gouffre.

La plate-forme sur laquelle s’ouvrait l’entréedu souterrain qu’il fallait traverser pour atteindre la ville étaittrès étroite ainsi que nous l’avons dit, si bien que les cavaliers,au fur et à mesure qu’ils avaient franchi le précipice, s’étaientengagés dans le souterrain, de sorte que seuls ceux qui avaientpassé les derniers avaient eu connaissance de la rupture dupont ; mais comme ces cavaliers étaient des guerrierspeaux-rouges, ils avaient gardé le silence ; sans doute dansla crainte de démoraliser leurs compagnons, en leur révélant quedésormais toute retraite était coupée.

Le chef des pirates fit halte pendant quelquesinstants pour reformer les rangs et prendre la tête de la colonne,ainsi que cela avait été convenu avec l’Oiseau-de-Nuit.

L’endroit où l’Urubu et ses bandits s’étaientarrêtés était une immense caverne sur laquelle s’ouvraient delarges galeries se dirigeant dans différentes directions.

– Laquelle de ces galeries devons-noussuivre ? demanda l’Urubu à l’Oiseau-de-Nuit.

– La galerie qui aboutit au village enpierre des visages pâles est celle au bout de laquelle l’Urubu voitbriller le soleil, répondit le chef comanche.

– Eh ! fit joyeusement le pirate,nous n’avons que quelques pas à faire !

– Pas davantage.

– Alors nous sommes dans la ville.

– Oui, dit laconiquement le chef.

– Pardieu ! dit l’Urubu en dégainantson sabre, je…

L’Oiseau-de-Nuit posa sa main sur l’épaule dupirate.

– Que me voulez-vous, chef ? ditl’Urubu.

– L’Oiseau-de-Nuit veut savoir si l’Urubureconnaît que le chef a tenu sa parole.

– Je le reconnais et je vous remercie,chef, vous avez agi loyalement.

– Bon ! l’Urubu se souvient de laparole qu’il a donnée au chef ?

– Laquelle, chef, je vous ai donnéplusieurs paroles, de laquelle me demandez-vous de mesouvenir ?

– L’Urubu a promis à son ami rouge de netuer ni torturer les femmes, les enfants et les vieillards. Le chefpâle se souvient-il ?

– Il est possible que je vous aie faitcette promesse, chef, dit-il avec ironie, mais je l’ai oubliée, eten ce moment j’ai à m’occuper d’autre chose.

– Ainsi mon frère ne se souvientpas ?

– Non, dit-il avec impatience, et je neme souviendrai pas, tenez-le pour dit.

Et il fit sentir l’éperon à son cheval.

– En avant ! cria-t-il.

– Alors que mon frère prenne garde, ditle Comanche.

Et saisissant son sifflet de guerre, il entira un son éclatant qui se prolongea pendant plus de cinqminutes.

– Maudit Indien ! s’écria l’Urubu,nous sommes trahis ! en avant, compagnons, en avant !

Il déchargea son revolver dans la direction oùil supposait l’Indien, et il partit à fond de train, suivi par lespirates qui poussaient des cris furieux.

La grande place de la ville était entièrementdéserte.

– À sac ! à sac ! crièrent lesbandits.

Au même instant, les portes de lahutte-médecine s’ouvrirent, et, de tous les côtés à la fois, unefusillade terrible fut dirigée sur les pirates.

La plupart des bandits étaient encore dans lesouterrain.

Bientôt on les vit apparaître en désordre,couverts de sang et suivis de près par les Peaux-Rouges qui lesattaquaient par-derrière et les chargeaient avec fureur.

L’Urubu se sentit perdu.

Toute retraite lui était coupée ; lesPeaux-Rouges et les vaqueros de don Agostin se ruaient contre lespirates qu’ils avaient entourés d’un cercle de fer.

Les bandits se défendaient avec rage, ilsn’avaient plus d’autre espoir que de tomber pendant le combat afind’éviter la torture, qu’ils savaient que les Peaux-Rouges leurinfligeraient ; tout pirate qui tombait était aussitôtscalpé.

Ce n’était plus une bataille, c’était unmassacre, une boucherie, comme on en voit seulement dans cescontrées sauvages.

C’était une épouvantable hécatombe, lesbandits tombaient les uns sur les autres, formant d’horriblesmonceaux de cadavres ; les Peaux-Rouges tuaient, ils tuaienttoujours sans pitié, sans merci.

Les bandits, affolés de terreur, quidemandaient grâce, étaient aussitôt massacrés.

Quelques pirates restaient encore debout, unevingtaine au plus, le reste de trois cents.

Chose extraordinaire, l’Urubu, qui toujourss’était tenu au premier rang, n’avait pas reçu une blessure.

– Pardonnez à ce misérable, dit legénéral de Villiers.

– Voulez-vous donc qu’il soit attaché aupoteau de torture, reprit don José, vêtu en Comanche, maisdébarrassé de ses peintures ?

– Ah ! lâche maudit, s’écria l’Urubuqui le reconnut, meurs comme un chien, traître !

Et il bondit sur don José, le sabre haut.

Mais son sabre s’échappa de sa main ; ilroula sur le sol, et malgré des efforts gigantesques et desrugissements féroces, il fut solidement garrotté et mis dansl’impossibilité de faire le moindre mouvement.

Sidi-Muley avait lancé sa reata-lasoau cou de l’Urubu au moment où le pirate bondissait sur donJosé.

– Là, dit le spahi en riant, je savaisbien que je prendrais ma revanche.

Le bandit, malgré tous ses efforts, futemporté et jeté dans une hutte servant de prison.

Il restait encore quelques bandits, couvertsde blessures.

Le général demanda leur grâce.

– Non, répondit froidement don José, queferions-nous de ces misérables ? Un jour ou l’autre, ilss’échapperaient, et le secret de notre ville serait divulgué ;ils ont voulu entrer dans notre refuge, ils n’en sortirontplus ; la sûreté de la population qui nous entoure et dontnous sommes responsables exige leur mort.

Le général baissa la tête et s’éloigna, lecœur navré, épouvanté, lui, le vieux et brave soldat, de cettebataille horrible.

Un cri de triomphe poussé par les Peaux-Rougeslui annonça que le dernier pirate avait succombé, après une luttehomérique.

Cependant le général de Villiers n’avait pasrenoncé à sauver son indigne parent du poteau de torture.

Il insista de telle sorte auprès de donAgostin et de ses fils que, bien qu’à contrecœur, ils consentirentà lui donner carte blanche, non pas pour le sauver, c’étaitimpossible, mais pour le soustraire à la mort horrible quil’attendait.

Vers onze heures du soir, le général deVilliers, accompagné de don José, se rendit à la hutte où l’Urubuavait été enfermé.

Sidi-Muley gardait la porte ; lerancunier spahi s’était, de son autorité privée, improvisé legeôlier de son ennemi.

– Eh bien, demanda le général au soldat,comment est le prisonnier ?

– Il paraît plus calme, répondit lespahi, il a mangé et m’a offert une somme fabuleuse si je voulaisl’aider à s’échapper, aussi je ne le perds pas de vue.

– A-t-il encore ses liens ?

– Je lui ai rendu la liberté de sesmembres, c’est un ancien officier ; après tout j’ai servi sousses ordres, dit Sidi-Muley, et tout scélérat qu’il soit, je n’aipas voulu l’humilier.

– Tu as bien fait, Sidi, reprit legénéral, je te remercie.

– Baste ! cela n’en vaut pas lapeine ; c’est égal, méfiez-vous de lui.

– Que peut-il me faire ?

– Vous assassiner, pardi, mongénéral ; croyez-moi, ne faites pas de la générosité àrebours, vous vous en trouveriez mal.

– Ouvre toujours, Sidi, cet homme est monparent.

– C’est juste.

Et il ouvrit la porte.

L’Urubu était assis sur une botte de paille etle dos appuyé au mur ; en apercevant son cousin, iltressaillit, mais il ne fit pas un mouvement.

– Venez-vous me railler et jouir del’abjection dans laquelle je suis tombé ?

– Non, monsieur, répondit le général avecnoblesse, vous êtes mon parent, je ne veux pas l’oublier.

– Il y a longtemps, dit le pirate, quevous et moi nous avons oublié cette parenté de hasard.

– Vous vous trompez, monsieur ;quant à moi, je ne l’ai jamais oubliée, ma visite en ce moment vousle prouve.

– Oui, nous nous haïssons, et vous venezpour…

– Vous vous trompez, monsieur, je ne vousai jamais haï, et j’ai toujours essayé de vous faire du bien, je necomprends pas que vous me haïssiez ainsi.

– Pourquoi je vous hais, je vais vous ledire : je vous hais parce que, dès mon enfance, je vous aitoujours trouvé sur mon chemin pour m’arrêter et m’empêcher deparvenir : à Saint-Cyr, au régiment, en Afrique, au Mexique,partout vous m’avez arrêté ; j’étais aussi instruit et aussicapable que vous, et toujours vous m’avez passé sur le corps ;je suis arrivé avec difficulté au grade de capitaine, vous êtesgénéral ; on m’a accordé avec peine la croix de la Légiond’honneur, vous êtes grand-officier, et, ironie cruelle du sort,c’est moi que l’on a chargé de vous porter votre brevet decolonel ; j’avais une concession de terre qui m’appartenait,vous me l’avez volée ; j’adorais une femme, un ange, que safamille consentait à me donner, quelques mots dits par vous auxparents de cette jeune fille ont suffi pour rompre monmariage ; vous m’avez contraint à déserter, moi, un officierde l’armée française ; en un mot, en tout et partout, je vousai trouvé sur mon chemin pour m’arrêter et inutiliser mesefforts ; j’étais né pour être la joie et l’honneur de mafamille ; à cause de vous, j’en suis devenu la honte etl’opprobre ! Soyez maudit à cette heure où je vais mourir,sachez que je vous hais, et que, si je vivais quelque temps encore,j’essayerais par tous les moyens de me venger du mal que vousm’avez fait ; oh ! s’écria-t-il avec un accent terrible,je vous hais, misérable !

Et poussant un cri de fauve aux abois, ilbondit sur le général et, le saisissant avec une force décuplée parla rage, il essaya de l’étrangler.

– Allons ! allons ! s’écriaSidi-Muley, il faut en finir avec cette hyène : et, tirant sonpoignard de sa ceinture, il le plongea tout entier dans la nuque dubandit.

Celui-ci poussa un cri horrible et tomba toutd’une pièce.

Don José reçut dans ses bras le généralpresque évanoui et l’emporta hors de la hutte.

– Merci, Sidi-Muley, dit le bandit d’unevoix sourde, dis-lui bien que je le hais et que je le haïrai…jusqu’à… mon dernier… soupir… ah ! veng…

Il ne put en dire davantage ; il étaitmort.

– Bon débarras ! dit Sidi-Muley;quel scélérat !…

Et sans même fermer la porte, il se mit à larecherche du général.

Don José donnait des secours àM. de Villiers ; celui-ci était désespéré, d’autantplus qu’il ne comprenait rien aux injustes reproches de sonparent.

Don José et le spahi portèrent le général danssa chambre à coucher et le mirent au lit, en proie à une fièvreterrible.

Lorsque une heure après, il revint à la huttepour reprendre son poignard, auquel il tenait beaucoup, Sidi-Muleys’aperçut que l’Urubu avait été scalpé.

– Tant pis pour lui, dit en riant lesoldat ; c’est égal, c’est un bon débarras, le général dira cequ’il voudra : c’est mon opinion, et je la partage, comme ondit là-bas à Pantin.

Telle fut l’oraison funèbre du bandit.

 

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