Les Pirates de l’Arizona

Chapitre 8Où don José de Sandoval et le colonel de Villiers sont mis d’accordpar le docteur Guérin, par un coup de boutoir

 

Nous laisserons pendant quelque temps lesbandits que nous retrouverons bientôt, et nous reviendrons àcertains personnages de notre récit, beaucoup plus intéressants etsurtout plus sympathiques.

Dans une chambre très vaste, meublée avec unluxe princier et dont des rideaux épais, soigneusement tirés, nelaissaient pénétrer qu’un jour presque crépusculaire, deux hommescausaient à voix contenue.

Le premier, étendu sur une chaise longue,était le colonel comte Coulon de Villiers ; il avait lestraits émaciés, son visage amaigri était fort pâle ; mais sonregard ferme et plein d’éclairs prouvait que l’officier était aucommencement d’une convalescence qui s’était longtemps faitattendre et exigeait encore les soins les plus attentifs et lesplus dévoués.

En effet le colonel avait été dangereusementmalade des suites de sa blessure ; pendant plusieurs jours ilavait été entre la vie et la mort ; on avait même désespéré dele sauver.

Mais il était jeune, il possédait uneconstitution vigoureuse ; cette constitution après une lutteterrible avait pris le dessus et la nature avait fait un miracle ensa faveur.

Il est vrai qu’elle avait été grandement aidéepar un médecin comme on en rencontre peu non seulement en Amérique,mais encore en Europe.

Ce médecin se nommait le docteur HenriGuérin ; c’était un savant, un bourru bienfaisant qui grondaitson malade, le maltraitait en paroles bien entendu, et le soignaitcomme aurait pu le faire un ami dévoué.

Le colonel n’avait pas tardé à percer à jourle caractère excentrique du médecin, et ne répondait à ses coups deboutoir que par des sourires sympathiques, ce dont le docteurGuérin enrageait en apparence, car dans son for intérieur iladorait son malade.

L’homme qui causait avec le colonel étaitSidi-Muley métamorphosé en garde-malade, fonctions qu’il avaitconquises de haute lutte, et dont il s’acquittait dans laperfection.

Le digne spahi avait nettement déclaré quepersonne autre que lui ne donnerait des soins à son colonel dont ilconnaissait mieux que personne les goûts, les habitudes et surtoutle caractère ; d’ailleurs son colonel lui avait sauvé la vie,et il voulait lui rendre la pareille.

Il ne voulut pas en démordre et, de guerrelasse, on le laissa faire et l’on n’eut qu’à s’en féliciter ;par une espèce d’intuition qui s’expliquait par son dévouement àtoute épreuve, d’un regard, d’un mot, d’un geste il comprenait ceque désirait le malade.

Une mère n’aurait pas fait mieux pour unenfant aimé ; et toujours rieur, gai, hâbleur et sachant faireéclore un sourire sur les lèvres pâles de l’officier, que lessaillies du soldat avaient le privilège de dérider, même dans leplus fort des crises affreuses qu’il subissait ; etl’empêchaient ainsi de songer à certaines choses, qui, dans l’étatoù il avait été longtemps, l’auraient peut-être tué sans le bravesoldat.

– Ainsi j’ai été très malade ? ditle colonel en souriant.

– Bigre ! à moins demourir !

– J’ai été si bas que cela ?

– Plus bas encore, mon colonel ;mais malgré ce qu’ils disaient tous, je savais bien que vous enreviendriez.

– Ainsi tu n’as jamaisdésespéré ?

– Moi ! jamais de la vie !Est-ce que vous êtes venu en Amérique pour y mourir ? Allonsdonc ! un vieil Africain ? trop coriace pour cela !La carline le savait bien, aussi elle a pris son sac et,au lieu de s’obstiner, elle a fait ses adieux et est partie du piedgauche au pas gymnastique, et vous voilà sur vos pieds.

– Hum ! pas tout à fait encore, ditM. de Villiers en jetant un regard triste autour delui.

– Baste ! ce n’est plus qu’uneaffaire de temps.

– Bien long sans doute.

– Le major Guérin, qu’on appelle docteur,je ne sais pas pourquoi par exemple, mais ça ne fait rien, dit quedans quinze jours vous pourrez monter à cheval.

– Quinze jours ! murmura tristementle malade.

– Bon ! j’ai parlé avec le majorpour huit jours.

– Ah ! que t’a répondu ledocteur ?

– Il m’a appelé vieil âne ! ce n’estpas la politesse qui l’étouffe, faut lui rendre justice.

– Depuis quand suis-je étendu sur celit ?

– C’est aujourd’hui le soixante-neuvièmejour.

– Comment soixante-neuf jours !

– Ni plus ni moins, mon colonel, même quepour ne pas me tromper, tous les matins j’efface un jour surl’almanach ; il n’y a pas de tricherie possible.

Il y eut un silence, le colonelréfléchissait.

– Sidi, dit-il après un temps, oùsommes-nous ici ?

– Dame, vous le voyez, mon colonel, dansune chambre à coucher et qui est bien meublée, je m’en flatte.

– Ce n’est pas cela que je tedemande.

– Quoi donc alors ? expliquez-vous,je ne peux pas deviner.

– Je veux savoir où je suis et chezqui ?

– Quant à cela, j’en ignore, moncolonel.

– Comment tu l’ignores ?

– Complètement, mon colonel ; noussommes arrivés ici de nuit, il faisait noir comme dans un four, jen’ai regardé ni à gauche ni à droite, je suis entré au hasard danscette chambre où je vous ai mis sur un lit ; depuis, je n’aipas quitté cette chambre, et j’avais bien d’autres choses à penserqu’à m’occuper de savoir chez qui nous sommes ; mais ce doitêtre chez des braves gens, c’est sûr, ajouta le soldat d’un airgoguenard.

– Dis-moi donc nettement que tu ne veuxme rien dire.

– C’est possible, mon colonel, mais sic’est une consigne que m’a donnée le major, je ne dois pasl’oublier. Pourquoi n’interrogez-vous pas le docteur ? ilsaura que vous répondre, au lieu que moi, berniquesansonnet !

– Tu as raison ; j’interrogerai ledocteur.

– C’est ça, il saura que vous répondre ;avez-vous appétit ?

– Oui, j’ai faim.

– C’est une bonne maladie et facile àguérir, je vais…

– Non, attends un peu ; j’ai à tedire…

– Quoi donc ?

Le colonel hésita.

Le spahi regardait sournoisement son chef.

– Voyons, reprit enfin l’officier,aide-moi donc un peu que diable ?

– Je ne demande pas mieux, mon colonel,mais à quoi ?

– Ah ! fit-il avec impatience, tusais bien ce que je veux dire ?

– Moi ?

– Oui, toi !

– Vrai, mon colonel, je ne comprends pas dutout.

– Parce que tu ne veux pas.

– Oh ! mon colonel, si l’on peutdire, fit le soldat avec reproche.

– Tu m’as dit que tu n’as pas quittécette chambre une seconde depuis que je l’habite.

– Pas une seconde, mon colonel, je vousle jure.

– Alors tu les as vues !

– Vu qui, mon colonel ?

– Deux anges, deux fées, deux péris, deuxfemmes, que sais-je moi, qui se penchaient à mon chevet, les yeuxpleins de larmes, me faisaient prendre les remèdes ordonnés par ledocteur et me parlaient d’une voix si douce et si harmonieuse.

– Vous avez vu cela, mon colonel ?s’écria le spahi, d’un air ahuri.

– Certes, et tu le sais bien.

– Moi, en fait de femmes je n’ai vu quele docteur.

– Ah ! çà, tu te moques de moi,drôle !

– Je ne suis pas un drôle, vous le savez,mon colonel ; si j’avais vu les personnes dont vous me parlez,je vous le dirais ; qu’est-ce que cela me ferait, je vous ledemande ?

Le colonel examinait le visage du soldat avecune expression singulière.

Le spahi ne broncha pas, bien que les regardsétincelants du malade fussent rivés sur lui avec une fixitéétrange.

Enfin l’officier ferma les yeux à demi, sespaupières battirent, deux larmes tracèrent leur sillon brûlant surses joues pâles et amaigries, et il laissa tomber sa tête sur lesoreillers, en étouffant un soupir, et en murmurant avecdécouragement.

– J’ai donc rêvé ?

– Pour sûr, mon colonel, reprit le soldatd’une voix contenue.

Le malade ne parut pas avoir entendu.

– Coquin de sort ! grommelaSidi-Muley en se donnant sur le crâne un coup de poing à assommerun bœuf, et ne pouvoir pas…

Mais la phrase resta inachevée.

– Voulez-vous déjeuner, moncolonel ? reprit le soldat après un temps.

– Je n’ai pas faim, laisse-moitranquille, répondit l’officier de mauvaise humeur et sans ouvrirles yeux.

– C’est bien fait pour moi, dit le soldatd’un air dépité, je n’ai que ce que je mérite.

– Hein ! fit l’officier en seredressant, que dis-tu ?

– Je dis que je suis un imbécile, cen’est pas nouveau, mon colonel.

– Ah ! je savais bien que tu mecachais quelque chose !

– Moi ? mon colonel.

– Oui, toi, tu t’es trahi sans lesavoir.

– Allons bon ! fit-il avec dépit,voilà que cela recommence.

– Tu ne me tromperas plus ; va-t’en,je ne veux plus te voir, sors, je te chasse.

– Mon colonel !

– Tais-toi et pars.

– Ah ! mais, ah ! mais, fit-ilen frappant du pied avec chagrin, je ne sais…

En ce moment une porte s’ouvrit, une portièrefut soulevée, et don José parut l’air riant.

– Le colonel a raison, dit-il de bonnehumeur, va chercher le déjeuner que j’ai fait préparer, hâte-toi,je ferai ta paix avec le colonel.

– Il m’a chassé, moi ! s’écria-t-ilavec une colère douloureuse, lui, le seul homme que j’aie jamaisaimé de ma vie. Eh bien, ça m’a bien réussi ! coquin desort !

– Va et ne t’inquiète pas, reprit donJosé en le poussant doucement vers la porte, hâte-toi, ajouta-t-il,nous mourons de faim.

Le soldat sortit en grommelant entre sesdents ; il avait le cœur gros le pauvre spahi !

– Mon cher colonel, dit don José enserrant la main que le malade lui tendait, vous avez tort.

– Moi ?

– Oui, vous êtes soldat ; Sidi-Muleyobéissait à la consigne que je lui avais donnée, vous ne devez pasle traiter comme vous l’avez fait ; le pauvre diable estdésespéré.

– Mais pourquoi cette consigne ?demanda l’officier curieusement.

– Tout simplement, mon cher colonel,parce que j’avais supposé qu’il vous serait plus agréabled’apprendre par moi ce qui s’est passé depuis que vous avez étéblessé, et de vous donner certains détails des faits qui se sontpassés pendant votre maladie, et que le pauvre soldat ne peut passavoir aussi bien que moi ; je me suis trompé, excusez-moi,colonel, mais, je vous en prie, pardonnez à ce pauvre Sidi-Muley,que vous avez si cruellement blessé dans son affection pourvous.

Le malade sourit.

– Vous serez content de moi, et d’abordacceptez, je vous prie, mes sincères remerciements et excusez-moi,mais je ne savais où vous prendre, je vous croyais très loin, quesais-je ? et puis, bien qu’en pleine convalescence, ma têteest toujours faible.

– Vous n’auriez eu qu’à me demander parSidi-Muley, et vous m’auriez vu arriver au bout de deuxminutes.

– Bon, comment cela ?

– Avez-vous oublié que je vous ai offertmon pied-à-terre de Paso del Norte ?

– Oui, je crois me rappeler, mais celaest un peu confus dans mes souvenirs.

– Après vous avoir donné les premierssoins, je vous ai fait transporter à Paso del Norte, où je vous aiinstallé.

– Comment, je suis… ?

– Chez moi, oui mon ami, mais je ne suispas seul ici, votre état exigeait des soins incessants ; monpère n’a pas voulu me laisser seul avec vous ; bref, mon père,ma mère et mes sœurs se sont installés ici.

– Ah ! je savais bien que…

– Vous n’aviez pas fait un rêve ;tranquillisez-vous, c’était une réalité, les dames se relayaientpour vous veiller.

– Et il aurait été impossible d’avoir desgardes-malades aussi dévouées, s’écria-t-il avec cœur.

– Elles vous ont de trop grandesobligations pour…

– Aurai-je l’honneur de les voir et deles remercier ? interrompit le colonel.

– Quand il vous plaira.

S’il l’avait osé l’officier aurait dit :Tout de suite, mais il se retint.

Don José sourit en lui serrant la main.

Au même instant, une table toute servie futapportée par deux peones indiens.

– Où faut-il placer la table ?demanda Sidi-Muley d’un air rogue.

Le soldat gardait rancune à sonofficier ; tout en faisant son service de maître d’hôtel, ilfaisait une moue atroce.

– Laisse la table où elle est, dit lecolonel ; aide-moi à me lever.

Les peones étaient sortis sur ungeste de don José.

– Voyons grognon, reprit le colonel, nefais pas cette figure à mener le diable en terre, tu sais bien queje t’aime. J’ai eu tort, donne-moi la main et que tout soit oublié,veux-tu ?

– Je le crois bien ; ah ! moncolonel, si vous saviez…

– Je sais tout, bourru, don José m’aprouvé…

– Rien du tout, mon colonel,interrompit-il vivement, du moment que vous n’êtes pas fâché contremoi, je me moque du reste.

– À la bonne heure, voilà parler ;aide-moi à me lever, je meurs de faim.

– Bravo !

Cinq minutes plus tard, don José et le colonelétaient assis à table en face l’un de l’autre.

Le déjeuner était admirablement ordonné, toutétait exquis. Don José avait bon appétit ; quant au colonel,il avait une faim de convalescent, c’est-à-dire qu’il dévorait.

Don José était un charmant convive, gai,spirituel et plein d’entrain, il était impossible de s’ennuyer aveclui.

Le repas fut très agréable.

Lorsque le dessert eut été placé sur la table,le colonel envoya Sidi-Muley déjeuner, et les deux amis restèrenttête à tête.

La conversation, d’abord légère, frivole etpétillante de traits railleurs sur la vie parisienne changea peu àpeu ; elle devint plus sérieuse et surtout plus intime.

Il fut bientôt évident pour les deux hommesqu’ils avaient chacun sur les lèvres une question qu’ils retenaientà grand-peine ; la conversation, toujours intéressante, étaitpour ainsi dire devenue un tournoi où chacun, dans son forintérieur, essayait, sans le laisser deviner, de contraindre soninterlocuteur à rompre la glace en s’expliquant franchement ;mais il paraît que la chose était difficile à dire et surtout àformuler en question.

Ils tournaient ainsi autour de ce qu’ilsvoulaient dire sans avancer d’un pas, et sans doute cela auraitduré longtemps si le docteur Guérin n’était entré àl’improviste.

Les deux amis accueillirent le docteur avecune joie véritable, sa présence devait évidemment donner un autretour à la conversation.

– Eh ! eh ! dit-il en riant,mon malade est en train de bien faire, il me semble ?parbleu ! j’en suis charmé.

– Et moi donc, docteur, dit l’officiersur le même ton ; le fait est que je ne me suis jamais sentiaussi bien depuis longtemps ; je suis tout à fait guéri.

– Oui, grâce à Dieu, dit le médecin, maisla cure a été longue ; j’espère que vous tuerez le drôle quivous avait si piteusement arrangé.

– Rapportez-vous-en à moi pour cela,docteur ; si jamais je le retrouve…

– Vous le retrouverez, dit don José enhochant la tête, et plus tôt peut-être que vous ne le supposez.

– Tant mieux, dit le colonel en riant, jen’aime pas les dettes, surtout de ce genre.

– Ah ! çà, il me semble que j’arrivepour le café ? reprit le médecin.

– Voyez, docteur, voici Sidi-Muley quil’apporte.

– Très bien ; une tasse, Sidi.

– Oui, major, je sais que vous l’aimezsans sucre, n’est-ce pas ?

– Pardieu, les véritables gourmets leboivent ainsi…

Le docteur Guérin était un homme de hautetaille, aux traits sympathiques et intelligents, son regardpétillait de finesse et de bonté ; il avait presque laquarantaine, mais sa chevelure, qu’il portait longue, n’avait pasun cheveu blanc ; il avait les dents belles, les lèvres un peugrosses, la bouche grande et gourmande.

Ses manières dénotaient l’homme du monde. Ilétait né à Paris, où il avait fait toutes ses études, y compris sescours ; il avait été interne à l’Hôtel-Dieu, où il étaitadoré.

Le docteur Guérin était non seulement unsavant, mais surtout un sachant ; il se serait fait une belleposition à Paris s’il avait voulu, mais c’était un original ;un jour, sans avertir personne et sans que l’on sût pourquoi, ilvendit tout ce qu’il possédait et il partit pour l’Amérique endéclarant nettement que jamais il ne reviendrait en France.

Ses amis, et ils étaient nombreux, atterréspar cette résolution subite, se creusèrent vainement la cervellepour découvrir les causes de ce départ ; mais ils nedécouvrirent rien qui justifiât un parti si extraordinaire :en somme, si le docteur avait un secret, ce secret fut bien gardé,personne ne le découvrit.

Il était au Mexique depuis huit ans aumoins ; au lieu de se fixer à Mexico, il était allé tout droits’installer en Sonora sur la frontière indienne. Le docteur ypassait pour être très riche ; il l’était plus encore qu’on lesupposait, malgré les nombreuses aumônes qu’il distribuait et lebien qu’il faisait sans en rien dire ; les Mexicains et lesIndiens l’adoraient, il pouvait aller de jour et de nuit où bon luiplaisait sans qu’il eût rien à redouter des bandits de toute sorte,Indiens, pirates, etc., qui pullulent au désert.

Le docteur Guérin à certaines époquesdisparaissait subitement et pendant un mois, quelquefois deux, sansqu’il fût possible de savoir où il allait ainsi. Puis tout à coupon le voyait reparaître un peu pâle, un peu amaigri, le regardtriste ; mais peu à peu ses traits reprenaient leur harmoniehabituelle, et il revenait à ses habitudes.

Les Mexicains ne sont pas curieux, ilslaissent chacun vivre à sa guise, sans s’inquiéter des affaires deleurs amis ou de leurs connaissances ; ce qui est une grandequalité ; le docteur vivait donc comme cela lui plaisait sansqu’on essayât de savoir pourquoi il vivait seul comme un loup avecun vieux domestique qui l’avait vu naître, et pourquoi ildisparaissait pour reparaître après un laps de temps plus ou moinslong.

– Eh bien, mon cher colonel, reprit ledocteur en dégustant son café à petits coups, quand monterez-vous àcheval ?

– Dès que vous me le permettrez, docteur,répondit le colonel, car je vous avoue que je suis pressé, et j’aifort à faire.

– Oui, oui, il faut attendre encore aumoins quatre jours.

– Tant que cela ?

– Je vous trouve charmant sur ma parole,dit le médecin en riant, je vous ai sauvé sans savoir comment, carcette cure ne m’appartient pas ; si Dieu n’avait fait unmiracle en votre faveur vous seriez mort, mon cher colonel,tenez-vous-le pour dit.

– Oui, mais je sais les soins dévouésque vous avez eus pour moi.

– Pardieu ! la belle affaire, toutle monde ici a rivalisé : hommes et femmes ; et même decharmantes jeunes filles se sont improvisées vos gardes-malades,plaignez-vous donc !

– Bien loin de là, dit-il avec chaleur,je sais que j’ai contracté de grandes obligations envers lesexcellents amis qui m’entourent, et vous tout le premier,docteur.

– Bon ! je vous répondrai comme lefit Ambroise Paré à propos du grand duc de Guise : « Jele pansai, Dieu le guérit. » C’est précisément ce qui estarrivé à propos de vous ; mais je ne veux pas vous taquinerplus longtemps, je sais combien il est important que vous soyez surpied.

– Comment ! que voulez-vous dire,docteur ? je ne vous comprends pas.

Le docteur sourit avec finesse en échangeantun regard d’intelligence avec don José.

– Vous me comprenez fort bien, mon chercolonel, mais puisque vous m’y obligez je vous mettrai les pointssur les i ; la fièvre est une bavarde implacable : lesecret le mieux gardé elle le laisse échapper.

– Ah ! fit le colonel enpâlissant.

– Colonel, pourquoi vous chagrinerainsi ? José et moi seuls nous avons, non pas votre secret,mais une partie seulement.

– Ah !

– Oui, un médecin et un ami comme donJosé sont des confesseurs.

– C’est vrai, docteur, dit-il en tendantles deux mains que les deux hommes serrèrent avec effusion ;je craignais que d’autres eussent entendu.

– Non, rassurez-vous ; dans vosmoments de crise où don José ou moi restions seuls à votrechevet ; Sidi-Muley, si dévoué qu’il vous soit, ne saitrien ; nous avons toujours eu le soin de l’éloigner.

– Vous savez quelle consigne sévère jelui avais donnée.

– Oui, mais je suis étonné qu’il vous aitobéi si ponctuellement, il n’est pas facile à mater, ce n’est paspour rien qu’on le nomme Muley.

Les trois hommes se mirent à rire.

– Je vais faire cesser votre étonnement,c’est simple comme deux et deux font quatre : avant que vousayez retrouvé votre homme, il avait été sous mes ordres pendantprès de trois ans ; il m’est aussi dévoué qu’il peut vousl’être à vous-même ; une mauvaise honte l’a empêché des’adresser à moi, quand il fut dans la triste situation dont vousl’avez retiré, mon cher colonel ; vous comprenez maintenant cequi a dû se passer entre nous quand je l’ai retrouvé à votresuite.

– En effet, maintenant touts’explique.

– Laissons maintenant le braveSidi-Muley, et revenons à nos moutons, dit nettement le docteurqui, en toutes choses, allait toujours droit au but.

– Que voulez-vous dire docteur ?

– Laissez-moi passer la parole à don JoséPerez de Sandoval.

– Comment ?

– Laissez-le parler, mon cher colonel,pour bien se comprendre il faut attaquer franchement lesquestions ; vous devez savoir cela mieux que personne vous, unvieux soldat, fit-il en riant.

– Soit ! dit le colonel sur le mêmeton ; il paraît que je suis sur la sellette.

– Oui, jusqu’à un certain point, mais jeme hâte de vous dire que vous descendrez de cette sellette quandcela vous conviendra ; ce n’est pas une curiosité malsaine quinous engage à vous parler comme nous le faisons, mais, seul, ledésir de vous être utile, si cela nous est possible.

– Je le sais, messieurs ; aussi nesupposez pas que je me blesse de cette demande ; peut-être ensomme vaut-il mieux que, possédant une partie de mon secret, vousle connaissiez tout entier ; d’autant plus qu’il est d’uneloyauté indiscutable.

– Ceci ne fait pas de doute, dit ledocteur.

– Il est possible que, sans que vous vousen doutiez, on fasse de vous une patte de chat pour retirer lesmarrons du feu pour les Yankees, ajouta don José en riant.

– Hein ! que voulez-vousdire ?

– Un peu de patience mon ami, ditaffectueusement le jeune homme, je connais beaucoup mieux lesAnglo-Saxons que vous pouvez les connaître.

– C’est probable, mon cher José, car jevous avoue que je ne les connais pas du tout.

– Je le savais.

– C’est un grand peuple, dit ledocteur.

– Oui, dit don José avec amertume, il estsurtout pratique comme on dit, mais, à mon avis, il pousse si loincette qualité qu’il en a fait un défaut.

– Il en est toujours ainsi, reprit ledocteur, les hommes ne savent jamais s’arrêter dans les limiteslogiques.

– Mais laissons cela, d’autant plus quenous y reviendrons ; félicitons-nous, quant à présent, del’arrivée si à point du docteur, pour nous sortir de l’embarrasinextricable dans lequel nous nous trouvons.

– Ah ! bah ! commentcela ? dit le docteur en se frottant les mains.

L’officier sourit.

– Figurez-vous, dit don José, que, aumoment où vous êtes arrivé, le colonel et moi nous jouions auxpropos interrompus : chacun de nous avait sur les lèvres unequestion qu’il n’osait pas laisser tomber de ses lèvres ; lecolonel craignait les indiscrétions de la fièvre, et moi jedésirais le rassurer, car je le voyais inquiet et cela mechagrinait fort.

– Ah ! fit en riant le docteur, jevois l’effet d’ici, vous deviez être à peindre.

– Nous étions surtout fort embarrassés,dit le colonel en riant.

– Et cela aurait probablement durélongtemps ainsi, dit don José de bonne humeur, et sans aboutir àrien, si heureusement vous n’étiez entré et, comme un sanglier,vous n’aviez d’un de ces coups de boutoir que vous réussissez sibien, fait en une seconde cesser notre embarras.

– Aussi nous vous remercions, car nous nesavions plus que faire, dit le colonel.

– Bon ! vous voyez que parfois labrusquerie est bonne à quelque chose ; donc, tout est bienentendu maintenant ; allumons des cigares et enavant !

– Je ne demande pas mieux, maisauparavant je désire adresser une demande à mon ami José.

– C’est accordé d’avance, de quois’agit-il ? répondit le jeune homme.

– Le señor don Agostin Perez de Sandoval,votre père, mon ami, est ici, m’avez-vous dit ?

– Oui, mon cher colonel, mon père estici, mais très heureux et tout à son amour paternel.

– Que voulez-vous dire ?

– Que mon frère don Estevan de Sandoval,l’aîné de notre famille, est arrivé il y a deux heures à peine àPaso del Norte.

– Ah ! fit le docteur, don Estevanest arrivé de France ?

– Oui ; pour des raisonsparticulières, il a demandé à être relevé de ses fonctions dechargé d’affaires ; le gouvernement lui a accordé sademande.

– Tant mieux pour lui, il sera plusheureux au milieu de sa famille.

– C’est son avis ; mais ce qui estcurieux, c’est que lorsque nous avons annoncé votre présence ici,mon frère m’a dit : Cela tombe admirablement, à lachancellerie française à Mexico, sachant que je venais en Sonora,on m’a prié de remettre au colonel, comte Coulon de Villiers, unpaquet de dépêches qui a été apporté par le transatlantique surlequel j’avais pris passage ; mon frère s’est chargé desdépêches qu’il désire vous remettre.

– Eh mais, dit le docteur, cela serafacile.

– D’autant plus facile, dit l’officier,que voici ce que j’attends de vous, cher José.

– Parlez, mon ami.

– Je tiens à ce que votre père assiste aurécit que je vais vous faire.

– Mon père ! dit don José avec unesurprise joyeuse, ce sera un grand honneur pour lui, mon chercolonel.

– Il y a un peu d’égoïsme dans mon fait,reprit l’officier avec un fin sourire, don Agostin et un hommed’expérience, il connaît admirablement ce pays, ses conseils parconséquent me seront très profitables.

– Merci, mon ami, dit le jeune homme ense levant.

– Pardon, un mot encore.

– Parlez.

– Votre frère, que je n’ai pas l’honneurde connaître, doit cependant être mon ami.

– Oui, mon ami, il sait ce que nous vousdevons.

– Encore ! fit-il en riant.

– Toujours, reprit donc José sur le mêmeton.

– Priez donc votre frère d’accompagnervotre père, je serai très honoré de le voir près de vous.

– L’honneur sera pour nous, dit le jeunehomme ; je ne vous demande que cinq minutes.

– Allez, mon ami.

Don José sortit.

– Don Estevan est un homme d’élite, d’uneintelligence hors ligne et homme de cœur, ce qui ne gâte jamaisrien, dit le docteur.

– J’en ai entendu parler en fort bonstermes à Paris.

– Tant mieux ; vous verrez qu’ilvous plaira.

– Il me plaît déjà, mon cher docteur.

Et il alluma un cigare.

 

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