Les Pirates de l’Arizona

Chapitre 16Comment, après bien des péripéties douloureuses, cette histoirefinit enfin comme un conte de fées

 

Près d’un mois s’était écoulé depuis lesévénements rapportés dans notre précédent chapitre.

Après la scène affreuse qui s’était passéeentre lui et son cousin, le général de Villiers avait eu unerechute qui, pendant quelques jours, avait mis sa vie endanger ; mais grâce aux soins affectueux du docteur Guérin, etsurtout au dévouement admirable de doña Teresa et de ses deuxfilles, le malade était enfin en pleine convalescence.

Le docteur Guérin, avec cet airnarquois, moitié figue et moitié raisin qui lui était particulier,avait déclaré que la convalescence du général serait longue, etqu’il fallait à tout prix éviter une seconde rechute qui, cettefois, serait mortelle.

Les dames s’étaient alors installées dans lachambre à coucher du malade, qu’elles ne quittaient plus de jour nide nuit.

Doña Luisa avait sa place attitrée au côtédroit de la chaise longue, sur laquelle le général s’étendait, ellefaisait la lecture au convalescent, lui préparait ses potions etles lui faisait boire avec un irrésistible sourire, auquel, dureste, le convalescent se gardait bien de résister.

Doña Santa aidait sa sœur dans tous ces petitssoins dont les dames et surtout les jeunes filles semblent posséderla spécialité.

Doña Teresa surveillait tout avec un tactadmirable et une bonté inépuisable.

Le général de Villiers se laissait aller avecun bonheur intime à ces soins qui l’enchantaient ; jamais iln’avait été aussi heureux ; peut-être, dans son for intérieur,le malade ne désirait-il pas guérir.

C’était, du reste, ce que lui reprochait enriant le docteur Guérin.

Quand le docteur entamait ce chapitrescabreux, les dames se mettaient toutes trois contre lui, de sorteque le docteur n’avait qu’une ressource pour faire cesser cettelevée de boucliers, c’était de se sauver en riant comme un fou, enprotestant qu’on gâtait trop son malade.

Sidi-Muley était jaloux de ces charmantesinfirmières, comme il les nommait ; mais il lui fallait, bongré mal gré, en prendre son parti, d’autant plus qu’on se moquaitde ses plaintes, ce qui le mettait d’une colère de dogue.

Le général n’avait jamais su comment lesdames, enlevées par les pirates, avaient été délivrées. Sur laprière du malade, don José se chargea de satisfaire sacuriosité.

Nous avons oublié de mentionner un fait d’uneimportance relativement assez grande. Don Estevan et son frère donJosé, quand ils habitaient leur résidence de l’Arizona, avaientcontracté l’habitude de porter le costume et les peintures desPeaux-Rouges.

Cette mesure, essentiellement politique,flattait beaucoup les Indiens et donnait une grande influence auxfils de don Agostin sur les Comanches, en leur prouvant que lesdescendants des Incas, dont quelques gouttes de sang coulaient dansleurs veines, ne dédaignaient pas les coutumes de leurs pères.

Les deux hommes en étaient arrivés às’identifier si bien avec ce costume qu’il était impossible desoupçonner un déguisement, ce qui augmentait leur prestige etrendait les Indiens fiers de leurs chefs, que du reste ilsadoraient.

Depuis la première attaque tentée par lespirates contre don Agostin sur son campement de la colline, donJosé avait été chargé par son père de surveiller les pirates et,s’il était possible, de découvrir quelles étaient les intentionsdes bandits, et s’ils avaient réellement conçu le projet dedécouvrir la ville de refuge, dont les richesses incalculablesdevaient naturellement exciter leurs convoitises.

Ainsi qu’on l’a vu, don José, sous le nom del’Oiseau-de-Nuit, avait réussi à établir des relations avec lespirates, sous le prétexte de leur faciliter les moyens des’introduire dans la ville habitée par don Agostin et sa famille,et que depuis longtemps ils cherchaient avec ardeur, sans réussir àla découvrir.

L’offre faite par l’Oiseau-de-Nuit étaitprécieuse pour les bandits, elle devait être acceptée par eux, eten effet elle le fut avec une vive satisfaction.

On se rappelle sans doute que, la premièrefois que l’Oiseau-de-Nuit avait été introduit dans le souterrainqui servait de repaire aux pirates, le feint Comanche avait éprouvéune vive crainte en reconnaissant ce souterrain qu’il connaissaitdepuis longtemps.

Il avait, dans le premier moment de surprise,prononcé entre ses dents quelques mots, qui, s’ils avaient étéentendus par les pirates, l’auraient aussitôt placé dans unesituation très fâcheuse, et dont il lui aurait été fort difficilede se sortir à son honneur.

Ces quelques mots étaient ceux-ci.

– Oh ! oh ! pourvu qu’ilsn’aient rien découvert.

En effet, ce souterrain n’était pas aussiéloigné de la ville qu’il le paraissait : par des galeries,ignorées des bandits, il communiquait avec les immenses cryptescyclopéennes qui régnaient sous la ville et s’étendaient à desdistances considérables dans toutes les directions.

On comprend maintenant comment, lorsque lamère et les deux sœurs du jeune homme avaient été enlevées par lespirates, enfermées dans l’espèce de maison construite tout exprèspour les tenir prisonnières, rien n’avait été plus facile àl’Oiseau-de-Nuit que de se mettre en communication avec sa mère, etde faire évader les trois dames sans coup férir, d’autant plus que,par un hasard providentiel dans lequel apparaissait visiblement ledoigt de Dieu, le passage secret ignoré des pirates se trouvaitdans la chambre à coucher de doña Teresa.

Le passage refermé, il était presqueimpossible de le découvrir, à moins de connaître son existence etsa position exacte, ce qui, même alors, eût exigé des recherchesminutieuses auxquelles les bandits n’auraient pas eu le temps de selivrer.

Le sauvetage s’exécuta admirablement et dansdes conditions de sécurité exceptionnelles.

Deux heures plus tard, les prisonnièresétaient dans les bras de ceux qu’elles aimaient, et tout étaitdit.

Les moyens employés par don José poursurprendre les secrets des pirates, et les faire tomber dans unguet-apens terrible, en toute autre circonstance auraient étéblâmables, mais ici ce n’était pas le cas ; don Agostin avaitdeux fois été attaqué par les bandits, qui ne cachaient nullementleurs intentions ; les Blancs étaient en guerre contre desbandits sans foi ni loi, qui ne respectaient rien.

Et dans une guerre sans merci, tous les moyenssont bons, quels qu’ils soient, pour se sauvegarder et détruire sesennemis.

C’était d’après ces principes, un peuélastiques peut-être, mais logiques et autorisés, que les piratesde l’Urubu et l’Urubu lui-même étaient tombés dans le piège où ilsdevaient tous trouver la mort.

Le moment arriva enfin où le général deVilliers fut complètement guéri ; mais, pendant sa longueconvalescence, des rapports presque intimes et surtout amicauxs’étaient tout naturellement établis entre le général et la famillede Sandoval, qui le faisaient non pas seulement considérer comme unami, mais en réalité comme un de leurs membres, d’autant plus quedon Agostin et ses enfants n’avaient pas oublié les grandesobligations qu’ils avaient contractées envers l’officierfrançais.

C’était un matin vers midi, on achevait dedéjeuner, on en était au café.

Pendant tout le repas, le général avait étépréoccupé, presque sombre, tous les convives s’étaient aperçu decette disposition si peu ordinaire de M. de Villiers,dont l’humeur était toujours affable et gaie.

Ses amis l’examinaient à la dérobée, attendantavec impatience qu’il se décidât à s’expliquer.

Le général avait jeté sa serviette sur latable ; il avait ôté son cigare de ses lèvres, il allaitparler, lorsque Sidi-Muley entra dans la salle à manger etprésenta, sur un plateau de vermeil, un papier plié en quatre àl’officier.

– Qu’est-ce que cela ? demandaM. de Villiers à son soldat.

– Lisez, mon général, répondit lesoldat.

L’officier hésita un instant, mais, sur uneprière muette de Sidi-Muley, il se décida enfin à prendre le papieren faisant un geste de congé.

Le spahi salua et sortit.

M. de Villiers demanda d’un regardla permission de lire cette singulière missive, autorisation queles assistants lui donnèrent d’un regard.

Il déplia alors le papier et le parcourut desyeux, son visage offrit alors l’expression d’une véritablestupéfaction.

Il relut cet étrange papier avec lenteur,semblant en calculer tous les mots et en chercher la véritableexplication ; il resta un moment pensif, puis tendant lepapier à don Agostin :

– Lisez, señor, dit-il, cette lettre estécrite en français.

Don Agostin prit le papier, il le lut et ledonna à don Estevan.

Ce papier passa ainsi de main en main avant derevenir au général.

Les dames avaient quitté la table quand lecafé avait été apporté ; il n’y avait donc que des hommesautour de la table.

Il y eut un assez long silence.

– Eh bien, général, demanda enfin donAgostin, que décidez-vous ?

– Señor, répondit l’officier, je suischez vous et non chez moi, je ne puis rien décider sans votreautorisation.

– Vous êtes chez vous, mon cher général,je vous aime comme un fils, vous le savez, agissez donc, je vousprie, comme il vous plaira, tout ce que vous croirez devoir faire,personne ici ne songera à le blâmer, ou même à vous faire unesimple observation.

– Je vous remercie, señor, j’accorderaidonc à ce malheureux l’entrevue qu’il me demande.

– Vous aurez raison, à mon avis, général,donnez donc l’ordre qu’il soit introduit ici ou en tout autreendroit qui vous plaira le mieux.

Et don Agostin fit un mouvement pour se lever,les trois autres personnages, le docteur, don José et don Estevanimitèrent le vieillard.

– Pardon, caballeros, dit le général avecun sourire courtois, veuillez reprendre vos places je vous prie,j’entendrai cet homme ici, dans cette pièce, mais en votreprésence.

– Mais… voulut dire don Agostin.

– Je vous en prie, caballeros.

Chacun reprit sa place.

Le général appuya le doigt sur un timbre.

M Sidi-Muley parut.

– Introduisez, dit le général.

Le soldat sortit et rentra presqueaussitôt.

Un homme le suivait.

Cet homme était le Coyote.

Mais le Coyote vieilli, maigri, ridé, n’étantplus que l’ombre de lui-même.

Derrière lui entrèrent une dizaine dePeaux-Rouges parmi lesquels se trouvait le Nuage-Bleu.

Le général fronça le sourcil.

Don Agostin comprit ce mouvement de mauvaisehumeur de l’officier.

– Je réponds des prisonniers, dit levieillard, mes fils peuvent se retirer, je les ferai prévenir quandils devront reconduire le prisonnier à sa hutte.

Les Comanches s’inclinèrent et quittèrent lasalle à manger, mais ils restèrent à la porte du palais, ils nevoulaient pas qu’on leur enlevât leur prisonnier.

Sidi-Muley se tenait près de la porte,l’épaule appuyée sur la muraille et les bras croisés sur lapoitrine.

– Dans ce papier que vous m’avez faitremettre, dit le général au Coyote, dans ce papier, vous me ditesque, étant votre ennemi, vous me demandez un service et une grâcequi ne me coûteront rien et vous rendront plus douce la morthorrible à laquelle vous êtes condamné. Cet homme est-il donccondamné ? demanda-t-il au vieillard.

– Oui, demain il sera attaché au poteaude torture.

– On ne pourrait le sauver ?

– Ce serait impossible ; lesComanches sont furieux, ils ne me pardonneraient même pas unetentative d’évasion.

– Mais ne pourrait-on pas lui éviter latorture ?

– Non, il faut qu’il soit torturé.

– Don Agostin Perez de Sandoval a raison,je dois mourir dans des tourments affreux, cette mort, que j’aitant de fois méritée, ne m’effraye pas, je la vois s’approchercomme une délivrance, dit le Coyote d’une voix ferme, ainsi que jevous l’ai écrit, il dépend de vous, général, que cette mort me soitdouce et que je ne m’aperçoive même pas des plus cruellestortures.

– Parlez.

– Monsieur, dit le Coyote en excellentfrançais, je ne veux pas prononcer un plaidoyer en ma faveur, niessayer de diminuer la portée et la quantité de mes crimes, jen’essayerai pas de surprendre votre bonne foi en vous confessantque je suis venu à résipiscence et que je maudis la vie de meurtreset de vols que j’ai pendant si longtemps menée en Europe et enAmérique, je vous tromperais ; la vérité la voici : je neme repens de rien ; si dans une heure j’étais libre, jereprendrais ma vie de rapines, c’est la seule qui me convienne etque je puisse faire ; je suis un misérable dans la plusterrible acception du mot. Que voulez-vous, je suis né mauvais, etaujourd’hui il me serait impossible de feindre un repentir que jen’éprouverai jamais.

– Est-ce donc pour dérouler devant nousces cyniques théories que vous avez demandé à me voir ? ditsévèrement le général.

– Eh quoi ! dit don Agostin avecdouleur, ne reste-t-il rien dans votre cœur qui vous rattache, neserait-ce que par un fil menu comme un cheveu, à l’humanité.

Le bandit éclata d’un rire de damnéressemblant à un sanglot.

– Eh bien non, je ne suis pascomplet ! je suis un monstre, s’écria-t-il avec agitation. Sonvisage avait pris une expression effrayante. Je me suisvanté !… Sa voix était rauque… L’orgueil m’a perdu. J’aime àl’adoration ma fille, une enfant de dix-huit ans à peine ! jene tiens qu’à elle au monde ! J’étais pauvre, ruiné, issud’une vieille noblesse germanique, je voulais ma fille heureuse etriche ! C’est pour elle que j’ai commis tous mes crimes !ma fille ! oh ! ma fille, mon sang ! monamour ! L’Urubu avait surpris mon secret, comment ? jel’ignore ; il me tenait par l’amour de ma fille ! Ayezpitié de moi !… et se laissant tomber à deux genoux… Ayezpitié de moi ! que ma fille soit heureuse, mon Dieu ! Latorture ne m’effraye pas ; mais penser que ma fille, après mamort, sera malheureuse !… oh ! cette seule pensée me rendfou, voyez, je m’humilie, je demande pardon à Dieu ! ayezpitié de ma fille ! de ma pauvre enfant innocente !…

Il se traînait sur les genoux.

Cette scène était épouvantable.

– Oh ! reprit-il, infligez-moi lesplus terribles tortures, mais ma fille ! sauvez mafille !

– Vous êtes donc contraint de reconnaîtreenfin qu’il est un Dieu ? dit sévèrement don Agostin.

– Oui, je souffre, oh ! je souffretous les supplices de l’enfer, pitié ! pitié ! non pourmoi misérable, mais pour ma fille.

– Que voulez-vous enfin ? demanda legénéral de Villiers d’une voix brève.

– Vous, mon ennemi, car Français etPrussiens sont irréconciliables, je vous lègue ma fille !Général, promettez-moi d’en faire votre enfant et de ne jamais luidire comment son père a vécu et comment il est mort.

Il y eut un silence sombre interrompuseulement par les sanglots déchirants du misérable.

– Je vous le jure ! dit le généralavec noblesse ; votre fille sera la mienne, jamais elle nesaura rien de son père.

Le visage du bandit se transfigura.

– Vous me le promettez ? dit-il avecanxiété.

– Je vous répète que je vous le jure.

– Oh ! merci, merci, je savais quevous étiez un ennemi généreux ; mais ne craignez rien, je suisriche, très riche.

– Vos richesses meurent avec vous, ditsévèrement le général, voulez-vous donc que cette enfant innocenteprofite de cet or dont chaque parcelle est souillée desang ?

– C’est vrai ; pardonnez-moi, dit-ilhumblement.

– Fournissez-moi les renseignementsnécessaires pour retrouver votre fille et donnez-moi une lettre quim’accrédite auprès d’elle.

– Les renseignements je vous lesdonnerai, dit don Agostin : les papiers pris sur l’Urubu parSidi-Muley vous donneront toutes les facilités nécessaires.

Le général fit un geste à Sidi-Muley.

Le soldat apporta tout ce qu’il fallait pourécrire, papier, plume, encre et cire à cacheter.

Le bandit écrivit, la lettre était courte.

– J’écris en allemand, je lui écristoujours dans notre langue, je lui dis que je suis sur mon lit demort, je ne mens pas, dit-il avec une ironie navrante. Je fais mesadieux à mon enfant, et je la lègue au général de Villiers, quipour elle sera un père, et qu’elle doit considérer comme tel ;j’ajoute que je meurs ruiné ; qu’elle ne doit plus avoird’autre pensée que d’aimer et respecter son second père.

– C’est bien, dit le général, mais jeparle l’allemand ; ce sera une consolation pour votrefille.

Le Coyote remit la lettre au général.

– Soyez béni, général, dit-il avec uneprofonde émotion ; d’un désespéré, vous avez fait un hommerepentant ; je reconnais, maintenant, que l’homme n’est rienen face de Dieu, je subirai la torture avec joie, je sais que mafille sera heureuse ; merci, à vous, général, et à vous tous,messieurs. Ah ! si j’avais… mais il est trop tard : merciencore !

Et il sortit d’un pas ferme et le visagerayonnant de bonheur.

Il y eut un court silence après le départ dubandit, cette scène navrante avait très impressionné ces hommes decœur.

– Caballeros, dit le général, tout estprêt, vous le savez sans doute, pour mon voyage ; Sans-Tracesm’attend, je désire ne pas assister au supplice de cemalheureux.

– Je le savais ; oùallez-vous ?

– Je vais d’abord à Washington pourrefuser les conditions qu’on avait voulu m’imposer, puis, avec lespapiers que vous me donnerez, je me mettrai à la recherche de lapauvre enfant que j’ai adoptée.

– Très bien, général ; la jeunefille de ce bandit est dans un couvent français de LaNouvelle-Orléans ; en quittant Washington venez tout droit àLa Nouvelle-Orléans, vous trouverez votre besogne en bonchemin.

– C’est bien vrai, vous ne me trompezpas ? s’écria le général avec joie.

– La preuve, dit en riant don José, c’estque je pars avec vous, si vous voulez bien m’accepter commecompagnon, général : j’ai certaines affaires à régler àWashington.

– Pardieu ! ce sera pour moi ungrand plaisir.

– Alors c’est convenu.

– Ne nous dites pas adieu, reprit donAgostin, avant un mois nous serons de nouveau réunis.

– C’est vrai, cependant je vous demandede me permettre de prendre congé des dames.

– Certes, avec le plus grand plaisir.

Le général, en disant au revoir aux dames,balbutia et se sentit rougir quand il prit congé de doñaLuisa ; il est vrai que la même chose arriva à la jeunefille.

Don Agostin sourit et se frotta les mains.

Une heure plus tard, le général de Villiers,don José, Sans-Traces et Sidi-Muley avaient quitté la ville derefuge et galopaient en plein désert.

Un mois jour pour jour après son départ del’Arizona, le général et son ami don José entraient à LaNouvelle-Orléans.

Le général avait pris congé de son dévouéSans-Traces, en lui donnant cinq cents louis, une fortune pour lechasseur, et que le général avait eu toutes les peines du monde àlui faire accepter ; l’argent n’était rien pour ce bravecœur.

Sidi-Muley se prélassait à quelques pas enarrière des deux amis.

– Ah ! dit le général en soupirant,que je serais heureux si…

– Pardieu ! interrompit le jeunehomme en souriant, je vous trouve charmant, général, vous avez deuxmillions en bonnes traites en poche et votre placer de l’Arizonavous reste, plaignez-vous donc !

– Que voulez-vous que je fasse de ceplacer, mon ami ?

– On ne sait pas, dit don José enriant.

– Vous êtes insupportable, dit le généralavec un dépit amical.

– Merci, mon général.

– C’est vrai, vous prenez un malinplaisir à me désespérer, vous savez…

– Que vous aimez ma sœur, vous me l’avezassez souvent dit pour que je le sache ; que voulez-vous queje fasse à cela ; adressez-vous à Luisa, ma sœur estobéissante, et je crois…

– Vous croyez…

– Rien du tout, vous voulez en tropsavoir.

– Au diable ! s’écria le général mishors des gonds par cette sortie du jeune homme.

Celui-ci ne fit que rire.

Les voyageurs atteignirent enfin la maisonhabitée par don Agostin de Sandoval et toute sa famille.

Le général n’avait plus de recherches à faire,don Agostin présenta à M. de Villiers une charmante jeunefille que déjà les dames aimaient à la folie.

Quelques jours s’écoulèrent à visiter laville.

Le général était sur des charbons ardents, lemoment de la séparation approchait, et M. de Villiers,timide et gauche comme tous les soldats, n’osait pas se hasarder àfaire sa demande, tant il redoutait un refus.

– À propos, dit don Agostin un matin endéjeunant, que pensez-vous faire de votre placer del’Arizona ?

– Ma foi, je vous en fais cadeau s’ilpeut vous être agréable, cher don Agostin ; que voulez-vousque j’en fasse, moi qui pars pour la France et ne reviendrai jamaisdans ce pays ?

– Baste ! qui sait ? dit donJosé en riant.

– Oui, c’est vrai, murmura le généraldont les traits devinrent sombres, mais il faudrait pour que jerevinsse en Amérique…

– Que vous épousiez ma sœur Luisa,n’est-ce pas, général ? dit don José en riant.

Le général fut tout décontenancé d’une tellealgarade, il ne savait plus sur quel pied danser.

– Comment, dit don Agostin en riant, vousaimez ma fille Luisa ?

– De toute mon âme, murmura le généralavec passion.

– Bon ! et pourquoi ne me ledisiez-vous pas, mon cher général, je crois que ma fille ne vousvoit pas avec indifférence.

– Je le crois bien, reprit don Josétoujours riant ; la petite masque ne parle que de son sauveurà qui veut l’entendre.

– Eh bien, mon cher général, reprit donAgostin, je vous autorise à faire votre demande, et si, comme je lecrois, ma fille vous aime, je serai heureux de vous la donner.

– Oh ! monsieur, comment ai-jemérité tant de bienveillance de votre part ?

– Ne parlons pas de cela, mon chergénéral, mais si vous y consentez, nous parlerons un peuaffaires.

– Je suis à vos ordres, señor, mais jevous avoue que je ne sais pas de quelles affaires vous voulezparler.

– Il s’agit de votre placer, qui est fortriche et que je voudrais vous acheter.

– Oh ! cher don Agostin !

– Pardon ! mon cher général, jen’accepte pas plus de cadeaux que vous-même n’en accepteriez,n’est-ce pas vrai ?

Le général s’inclina sans répondre.

– Donc, vous reconnaissez que j’airaison, reprit le vieillard, si j’acceptais le cadeau que vousvoulez me faire, je vous volerais indignement, et ce qui le prouve,c’est que je vous offre six millions de votre placer.

– Hein ! s’écria le général enpâlissant.

– J’ai dit six millions de francs, monami, acceptez-vous ?

– Vous plaisantez, señor, c’est mal.

– Je plaisante si peu, mon cher général,dit le vieillard en étalant des papiers sur la table, que voici destraites à vue sur les premiers banquiers de Paris, préparées àl’avance par moi pour la somme que je vous ai offerte.

– Mais c’est un rêve ! s’écria legénéral au comble de la joie et de la surprise, laissez-moi allerfaire ma demande à votre charmante fille.

– Pourquoi donc ainsi ? dit donAgostin en souriant.

– Parce que si votre charmante fille merefuse sa main, cette somme me deviendra inutile, et rien ne pourrame décider à l’accepter.

Et il quitta la salle à manger presque encourant, laissant don Agostin et ses deux fils stupéfaits de cettesingulière sortie.

Dix minutes plus tard le général rentra, lesdames le suivaient, doña Luisa se jeta dans les bras de son père etse cacha le visage sur sa poitrine pour cacher sa rougeur.

Quinze jours plus tard le mariage eut lieu auconsulat de France, puis à l’église catholique.

L’assistance était nombreuse ; toutes lesgrandes familles de La Nouvelle-Orléans avaient tenu à honneurd’assister au mariage du général comte de Villiers, dont le nométait bien connu à la Louisiane.

Les nouveaux mariés passèrent encore un mois àLa Nouvelle-Orléans.

Le jour du départ arriva, comme toute chosearrive dans ce monde sublunaire.

La séparation fut cruelle, surtout pour donAgostin qui, à son âge, n’espérait plus revoir sa fille, malgré lespromesses du général et de sa charmante femme.

Enfin on se sépara.

Le bateau à vapeur chauffait, il fallait sehâter ; on s’embrassa une dernière fois, et l’on se séparaenfin.

Don José, au dernier moment, s’était décidé àaccompagner les nouveaux mariés, ce qui les combla de joie.

La traversée fut très agréable, rien ne vintassombrir le bonheur des voyageurs.

Le général n’avait pas voulu se séparer deSidi-Muley qui lui avait donné tant de preuves de dévouement.

La situation de l’ancien spahi était assezirrégulière ; mais le général s’était engagé à le sauvegarder,ce qu’il fit en effet.

La mère et la sœur du général ne pouvaient pass’habituer à leur nouvelle fortune après tant de douleurs et detraverses imméritées.

Jamais le général ne prononçait le nom de sonindigne parent ; sa mère et sa sœur, sachant que ce souvenirlui était pénible, ne parlaient jamais de lui.

Six mois après son retour en France, legénéral maria la jeune fille qu’il avait si singulièrement adoptéeà un colonel de ses amis, en lui donnant cent mille francs dedot.

Sa fille adoptive était heureuse ; legénéral avait généreusement tenu la parole qu’il avait donnée.

Quelques mois plus tard, don José Perez deSandoval demanda la main de la charmante Laure, la sœur du général,à sa mère qui la lui accorda avec joie.

C’était un nouveau lien qui attachait les deuxfamilles l’une à l’autre.

Quinze jours après leur mariage, les nouveauxmariés s’embarquèrent pour Galveston, port du Texas, où ilsarrivèrent sans encombre.

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