Les Pirates de l’Arizona

Chapitre 13Comment l’Urubu fit visite à ses prisonnières et commentl’Oiseau-de-Nuit ne fut pas de son avis et ce qui en advint

 

Les pirates étaient enivrés de leur victoire,qu’ils n’avaient pas espérée aussi complète.

En effet, sauf l’escarmouche commandée par leNuage-Bleu et Sidi-Muley, qui n’avait duré que quelques minutes,ils avaient regagné leur repaire sans être sérieusement inquiétéspar les Comanches et les vaqueros.

Ils attribuaient ce résultat à l’enlèvementdes trois dames, enlèvement qui avait dû atterrer don Agostin deSandoval et ses fils et les empêcher de prendre les mesuresnécessaires pour poursuivre les ravisseurs.

Les bandits se félicitaient des précieusesprisonnières tombées si facilement entre leurs mains, et dont lesrançons leur procureraient sans doute des monceaux d’or.

Mais si les pirates étaient joyeux etfaisaient à perte de vue les plus beaux châteaux en Espagne, parcontre leur chef était sombre, inquiet, et surtout fort peusatisfait du résultat final de son audacieuse expédition.

L’Urubu ne s’illusionnait par sur les suitesde son hardi coup de main.

Il connaissait de longue date la famille deSandoval, sa richesse immense et sa puissance sans égale dans toutl’Arizona et même au Mexique et aux États-Unis ;l’ex-capitaine n’avait pas enlevé les dames pour les mettre àrançon, mais pour en faire des otages précieux et se servir de sesprisonnières pour la réussite des plans mystérieux que depuislongtemps il ourdissait dans l’ombre.

Mais la prise du Coyote menaçait de faireavorter misérablement ses combinaisons.

Les deux chefs des pirates se jalousaient etse détestaient ; ce qui n’était un secret pour personne, parmiles pirates et même les trappeurs et les coureurs des bois.

On savait que l’apparente entente des deuxchefs cachait une haine d’autant plus féroce que l’Urubu, par desmoyens que l’on ignorait, avait mis son associé sous sa complètedépendance, sans que celui-ci osât essayer de reprendre sa libertéd’action.

Malheureusement, pendant son duel improviséavec Sidi-Muley, l’Urubu avait perdu sa veste de chasse et saceinture que lui avait enlevées le spahi, et dans cette veste dechasse et cette ceinture étaient renfermés des papiers précieux ettrès compromettants, que, par prudence, il portait toujours surlui, pour les soustraire aux recherches de son associé, quiplusieurs fois déjà avait essayé de s’en emparer.

Il était possible que Sidi-Muley eût jeté auvent ces guenilles sans importance apparente, et alors il n’y avaitrien à craindre, mais il était possible aussi que le soldat les eûtconservées, ne fût-ce que par gloriole, ou qu’il eût eu la penséede fouiller le vêtement et la ceinture, et alors la situationdevenait grave pour l’Urubu ; car d’un seul coup ses plans, sisoigneusement caressés, seraient anéantis sans espoir de pouvoirles reprendre avec quelques chances de réussite.

D’autant plus que l’Urubu savait que leCoyote, non seulement pour échapper à la mort qui le menaçait, maissurtout dans le désir de se venger de l’homme qui pendant silongtemps lui avait fait sentir son impuissance, serait le premierà le trahir.

L’Urubu ne savait comment conjurer le dangersuspendu sur sa tête et qui, à chaque instant, pouvait fondre àl’improviste sur lui ; au cas probable où Sidi-Muley auraitdécouvert les papiers dont il s’était emparé sans le savoir, ilétait évident que sachant son ennemi désarmé le Coyote n’hésiteraitpas une seconde à assurer sa vengeance.

Telle était la situation perplexe danslaquelle se trouvait l’Urubu, lorsqu’il atteignit le souterraindont il avait fait son repaire.

L’inquiétude du bandit aurait été bien plusgrande encore s’il se fût douté que Sans-Traces, un des coureursdes bois les plus habiles du désert, était sur sa piste, et, bienqu’invisible, marchait pour ainsi dire dans ses pas.

Avant de quitter le souterrain pour tenter lecoup de main qui avait si bien réussi, l’Urubu et le Coyote avaientfait installer par les bandits une espèce d’appartement assezvaste, construit avec des troncs d’arbres, muni de séparations enplanches de façon à faire des chambres assez grandes au nombre desept ou huit.

Les troncs d’arbres servant de murailles ainsique les séparations en planches avaient été cachés sous destapisseries d’une certaine valeur ; un ameublement de bon goûtet très confortable avait été disposé avec soin, d’épais tapisavaient été étendus sur la terre ; des candélabres munis debougies allumées faisaient de cet appartement improvisé unerésidence fort acceptable et surtout très commode pour des damesaccoutumées aux raffinements du luxe.

Chacune des dames avait chambre à coucher etcabinet de toilette, il y avait salon, boudoir, salle à manger,chambre pour les domestiques et cuisine ; tout avait étéprévu, rien ne manquait.

Les dames étaient chez elles et pouvaients’enfermer si cela leur convenait.

En enlevant les dames, les bandits avaient enmême temps enlevé les servantes.

En arrivant dans le souterrain, lesprisonnières furent aussitôt conduites à leur appartement avec unepolitesse respectueuse à laquelle elles étaient, certes, loin des’attendre.

Ces procédés respectueux les rassurèrent, maiselles éprouvèrent une grande douleur en pénétrant dansl’appartement construit pour leur usage particulier, car ellescomprirent que si les bandits avaient fait d’aussi grands fraispour les recevoir, c’était que, selon toutes probabilités, ilsétaient résolus à les garder longtemps prisonnières dans cesouterrain dont la vue seule les avait fait frémir de crainte.

Du reste tout était prêt pour recevoir lestrois dames ; des rafraîchissements de toutes sortes étaientpréparés avec profusion dans la salle à manger.

Le premier soin des prisonnières fut devisiter leur prison en détail et de s’assurer que les serruresétaient bonnes, fermaient bien, et que toutes les portes étaientmunies à l’intérieur de solides verrous.

Doña Térésa constata avec une véritablesatisfaction que ses filles et elle étaient à l’abri de touteinvasion ; qu’elles étaient, relativement du moins, chez elleset maîtresses d’agir à leur guise sans craindre des visitesdésagréables ; l’épouse de don Agostin se sentit rassurée sursa sûreté, surtout quand elle eut acquis la certitude qu’au dehorsdeux sentinelles armées veillaient sur leur repos.

La nature a des droits imprescriptibles ;si tristes et inquiètes qu’elles fussent, les dames sentirentqu’elles avaient un besoin pressant de nourriture, d’autant plusque, depuis la veille, elles n’avaient rien pris ; car ellesavaient refusé de se mettre à table en arrivant au campement ;elles allaient enfin manger quelques bouchées lorsqu’elles avaientété brutalement enlevées par les bandits.

Dès qu’elles eurent été conduites à leurappartement, on leur laissa liberté entière de s’installer comme illeur plairait, sans qu’on les dérangeât une seule fois.

Les dames prirent un peu de nourriture, puisvers neuf heures du soir, après avoir tout examiné avec soin, etfermé les serrures à double tour et poussé les verrous, elles seretirèrent enfin pour la nuit.

Doña Térésa avait fait placer les lits de sesdeux filles, doña Luisa et doña Santa, dans sa chambre àcoucher ; non pas qu’elle redoutât quelque danger, mais pourrassurer les jeunes filles qui frissonnaient de terreur au bruit leplus léger.

Les servantes avaient suivi l’exemple de leursmaîtresses et s’étaient installées pour la nuit afin d’être àportée de voix de la vieille dame.

Sur l’ordre de doña Térésa toutes les lumièresfurent éteintes sauf deux fanaux de marine, l’un pendu au plafondde la salle à manger et le second suspendu dans le boudoircommuniquant avec la chambre à coucher de doña Térésa.

La nuit fut calme, rien ne troubla le reposdes prisonnières.

La fatigue, le chagrin et l’inquiétude avaientaccablé les prisonnières de telle sorte qu’elles dormirent d’unsommeil pour ainsi dire léthargique, qui les fatigua beaucoup plusqu’il ne les reposa ; si bien qu’elles s’éveillèrent asseztard.

On se leva vers dix heures du matin, rompu etles membres tout endoloris.

Toutes choses furent remises au plus vite dansleur ordre ordinaire ; il était inutile de laisser connaîtreaux chefs des bandits, qui sans doute leur feraient une visite, lesprécautions qu’on avait cru devoir prendre.

Dans un moment où doña Térésa se trouvait à satoilette, en ouvrant un meuble dans un des tiroirs duquel elleavait, en se mettant au lit, placé ses bagues et ses bouclesd’oreilles, elle aperçut, posé sur ses bijoux, un papier plié enforme de lettre, qui bien certainement n’était pas là le soirprécédent.

Doña Térésa s’assura d’un regard qu’elle étaitseule, elle ferma sa porte, poussa le verrou afin de ne pas êtresurprise à l’improviste par une de ses filles ou une servante, et,en proie à un vif étonnement, elle prit la lettre avec untremblement nerveux causé non par la curiosité, comme on pourraitle supposer, mais par l’espoir, qui jamais n’abandonne lescaractères bien trempés.

Ce billet ne devait venir que d’un ami ;mais comment cet ami avait-il réussi à s’introduire dans cetappartement si bien fermé à l’intérieur et si bien surveillé àl’extérieur ?

Il y avait là un mystère que l’épouse de donAgostin ne s’expliquait pas.

Elle se décida enfin à lire cette étrangemissive, qui ne contenait que cinq ou six lignes au plus ; ilétait impossible d’être plus laconique.

Aux premiers mots qu’elle lut, la vieille dametressaillit, un sourire écarta ses lèvres, ses yeux lancèrent unéclair, et son visage, si morne un instant auparavant, rayonna dejoie et de bonheur.

– Mon Dieu ! s’écria-t-elle avecferveur, soyez béni pour la grâce que vous daignez nous faire, mesfilles sont sauvées ! Gloire, à vous, Seigneur, qui avez eupitié de notre douleur.

Doña Térésa baisa avec ardeur le billet àplusieurs reprises, puis elle le replia et le cacha dans sonsein.

En ce moment deux coups furent frappés contrela paroi du rocher recouverte d’une tapisserie.

Ces deux coups avaient sans doute unesignification pour la vieille dame, car elle s’approcha vivement dela tapisserie à l’endroit où les deux coups s’étaient faitentendre, et elle dit d’une voix contenue.

– J’ai trouvé, j’ai lu, merci.

Et elle alla repousser le verrou et ouvrit laporte.

Les deux jeunes filles sortaient de leurschambres à coucher, elles furent frappées du rayonnement de joiequi illuminait le visage de leur mère.

– Qu’avez-vous donc, mère chérie ?lui demanda doña Luisa.

– En effet, dit doña Santa, vous n’êtespas la même, chère mère, vous paraissez joyeuse.

– Oui, répondit doña Térésa, j’ai fait unrêve délicieux, qui me rend heureuse et me donne bon espoir.

– Le Ciel vous entende, mère, reprit doñaLuisa ; mais cependant, en vous éveillant ce matin, vous étiezbien loin d’être gaie, car de grosses larmes roulaient dans vosyeux.

– Et je les ai séchées avec mes baisers,chère mère, ne vous le rappelez-vous pas ? dit doña Santa.

– Si, si, dit vivement doña Térésa, maisvous aurez mal vu, vous aurez pris ces larmes qui étaient causéespar la joie et vous les supposiez causées par la douleur.

– Tant mieux chère mère, je suis heureusede m’être trompée ainsi.

– Quant à moi, dit doña Luisa, je suistoute courbaturée.

– Et moi de même, ajouta doña Santa.

Doña Térésa souriait avec bonheur au babil deses filles.

La vieille dame s’assit dans un fauteuil, sesfilles l’imitèrent.

– Mes chères enfants, dit doña Térésa,convenons un peu de nos faits.

– Parlez, mère chérie, dit doña Santa, ceque vous nous direz nous le ferons.

– Quant à cela, vous pouvez êtretranquille, chère mère, ajouta doña Luisa.

– Probablement, reprit la vieille dame,les chefs des bandits, qui nous ont fort bien traitées hier en nouslaissant maîtresses dans notre prison, nous feront demanderaujourd’hui une entrevue.

– Oui, c’est probable, appuya doñaLuisa.

– Si ce que je prévois arrive,laissez-moi parler seule aux bandits, ne répondez pas un seul motaux questions que peut-être ils vous adresseront, abandonnez-moi lesoin de leur répondre, quoi qu’ils disent ; me lepromettez-vous ?

– Oui, mère, s’écria vivement doña Santa,la seule pensée de causer avec ces misérables me faitfrissonner ; je serais incapable de dire un mot.

– Bien que je sois, je le crois, moinscraintive que ma sœur, j’imiterai son silence ; parce que, àmon avis, dit doña Luisa avec affection, partout où vous êtes avecnous, chère mère, seule vous avez le droit de parler et de répondreen notre nom.

– Très bien, mes enfants, je n’attendaisrien moins de vous ; mon âge me permet une discussion et unepolémique qui n’est pas le fait de jeunes filles comme vous.

– Aussi, chère mère, nous nousabstiendrons ; vous n’aviez même pas besoin de nous fairecette recommandation, dit doña Santa, n’étiez-vous pas assurée àl’avance de notre obéissance complète ?

– Oui, mais cependant je devaism’entendre avec vous ; encore un mot : J’ai unerecommandation à vous faire, recommandation fort sérieuse, et dontvous comprendrez aussitôt la gravité.

– De quoi s’agit-il donc, mère ?demanda doña Luisa.

– Vous savez combien notre famille estunie ; tous ses membres sont liés les uns aux autres par uneamitié profonde.

– Notre père et nos frères nous aimentau-dessus de tout, dit doña Santa.

– Et nous le leur rendons du plus profondde notre cœur, dit doña Luisa avec ardeur ; c’est de nosfrères que vous voulez parler, n’est-ce pas, mère chérie ?

– Oui, chère enfant, dit affectueusementdoña Térésa, vous vous imaginez dans quel désespoir notreenlèvement les a plongés.

– Oui, et par tous les moyens ilsessayeront de nous enlever à nos ravisseurs, dit doña Luisa, decela je suis certaine ; je redoute même qu’ils se hasardenttrop et s’exposent à être assassinés par les misérables qui noustiennent en leur pouvoir.

– J’ai aussi la même crainte, mesenfants ; cette pensée me glace le sang dans les veines, voussavez combien José et Estevan sont téméraires, je crains qu’ilss’aventurent dans ce souterrain que maintenant ils doiventconnaître.

– Moi je compte voir soit l’un, soitl’autre de mes frères.

– Moi je suis certaine qu’ils viendrontensemble.

– Folles que vous êtes ! c’est à unemort horrible qu’ils s’exposeraient s’ils étaient reconnus par lesbandits.

– Mon frère José est bien fin.

– Estevan ne lui cède en rien, mère.

– Hélas ! je le sais, chères filles,rien ne leur coûtera pour nous délivrer ; ils feront desprodiges d’adresse et de courage pour réussir, mais s’ilséchouent ?

– Ils n’échoueront pas, mère ! ditvivement doña Santa.

– C’est impossible, appuya doñaLuisa.

– Donc ils viendront.

– Et nous les verrons aujourd’hui,s’écrièrent les jeunes filles en même temps.

– Soit, j’admets cette hypothèse, je discomme vous, ils viendront.

– Oui, et nous les embrasserons à pleincœur, n’est-ce pas, Santa ?

– Ces chers frères ! fit la jeunefille avec sentiment.

Doña Térésa frissonna intérieurement auxparoles de ses filles.

– Voilà ce que je craignais, dit-elled’une voix éteinte.

– Comment, mère ?

– Pourquoi cela, mère chérie ?

– Parce que vous tuerez vos frères aussisûrement que si vous leur plongiez un poignard dans le cœur.

– Oh ! mère ! pouvez-vousparler ainsi, s’écria doña Santa avec tristesse.

– Cela est cependant ainsi.

– Mais pourquoi, mère ? dit doñaLuisa.

– Parce que nous embrasserons nosfrères ?

– Positivement.

– Alors soyez assez bonne pour vousexpliquer, chère mère, dit doña Santa ; nous ne savons pas,nous, n’est-ce pas, Luisa ?

– Je crois comprendre notre mère, dit lajeune fille, et si ce que je suppose est vrai, notre mère araison.

– Que supposez-vous, Luisa ?

– Chère mère, il est évident que nosfrères nous cherchent de tous les côtés, pour mieux réussir dansleurs recherches, ils ont pris ou ils prendront ces déguisementsqu’ils portent si bien, que jamais personne ne les a reconnus.

– C’est cela même ma fille, si l’un devos frères, ou même tous deux s’introduisent ici, ce ne peut êtreque déguisés.

– C’est juste, dirent les deux jeunesfilles.

– Et si vous ne restez pas froides enleur présence, un clin d’œil, un geste, un mot, que sais-je ?suffirait pour les faire reconnaître et alors…

– La torture et une mort horrible,s’écria doña Luisa.

– Oui, vous avez raison, mère, et toiaussi, Luisa, dit la jeune fille avec résolution, je vous jure que,quoi qu’il arrive, malgré le chagrin de ne pouvoir pas embrassermes frères, je ne les reconnaîtrai pas et je les traiterai commedes étrangers.

– Tu me le promets, Santa ?

– Oui, mère ; vous avez ma parole,quoi qu’il advienne je la tiendrai ; j’aime trop mes frèrespour que, par ma faute, je les expose à un danger aussiterrible.

Doña Térésa embrassa ses deux filles, toutestrois furent pendant quelques instants entrelacées et formant ungroupe charmant, puis elles allèrent se mettre à table pourdéjeuner.

Le repas fut bientôt terminé, les damesétaient trop tristes et sous le coup d’une trop grande douleur pourqu’elles eussent appétit ; après quelques minutes elles selevèrent, ayant à peine picoré comme des oiseaux, plutôt que demanger comme elles l’auraient fait dans toute autrecirconstance.

Les trois dames s’installèrent dans leboudoir, et elles s’occupèrent de ces charmants travaux de femmesqui laissent l’esprit complètement libre et leur permet tout entravaillant de penser à tout autre chose que ce qu’elles font.

Vers trois heures, on frappa légèrement à laporte de l’appartement.

Doña Térésa ordonna d’ouvrir, la porte futouverte et une servante conduisit le visiteur au boudoir où lesdames étaient réunies.

Ce visiteur était l’Urubu.

Pour cette circonstance le chef des banditsavait cru devoir endosser un uniforme militaire de fantaisie,tenant le milieu entre l’uniforme mexicain et l’uniformefrançais.

L’Urubu était de bonne race, ses manièresétaient celles de la haute société française, qui passe avec raisonpour la plus accomplie du monde entier.

Le chef des pirates était jeune encore, ilétait de haute taille, sa physionomie martiale était, en apparence,des plus sympathiques ; sa voix était mâle, ses manièresaisées ; en somme, comme on dit au Mexique, c’était uncaballero dans toute l’expression du mot.

À son entrée dans le boudoir, il saluarespectueusement les dames qui s’étaient levées pour lerecevoir.

– Mesdames, dit l’Urubu avec une exquisepolitesse, veuillez m’excuser de venir ainsi vous troubler dansvotre gynécée, sans y être autrement autorisé que par mon vif désirde vous être agréable en tout ce qui pourra dépendre de moi.

– Veuillez vous asseoir, monsieur,répondit doña Térésa en indiquant un siège.

L’Urubu salua et s’assit.

Cette conversation avait lieu en espagnol, quele pirate parlait fort bien.

Les deux jeunes filles, penchées sur leurtravail, semblaient complètement étrangères à cet entretien.

– Madame, reprit l’Urubu, permettez-moiavant tout de m’excuser auprès de vous et de vos charmantes filles,pour ce qui s’est passé et l’enlèvement dont elles et vous avez étévictimes bien contre ma volonté.

Les jeunes filles semblèrent n’avoir pasentendu.

– Je ne vous comprends pas, monsieur,répondit doña Térésa, je ne suis pas encore bien remise de ladouleur que j’ai éprouvée en me voyant brutalement ravie moi et mesfilles, à notre famille, ce qui fait que je n’ai pas encore assezde liberté d’esprit pour m’expliquer les paroles que vous me faitesl’honneur de m’adresser ; je serais heureuse de comprendrecomment vous m’avez enlevée ainsi que mes filles, sans levouloir.

– Cela est ainsi cependant, madame,répondit doucement le bandit et, si vous me le permettez, je…

– Pardon, monsieur, si, ainsi que vous mele dites, ce triple enlèvement a été commis contre votre volonté,et sans que vous le sachiez dans le premier moment, il y aurait, àmon avis, un moyen très facile de réparer ce malentendu.

Ces quelques mots furent sifflés d’un bec tropeffilé, ainsi que disait Tallemand des Réaux, pour que le pirate nedevinât pas aussitôt qu’il avait affaire à forte partie.

– Quel est ce moyen, madame ?reprit-il en souriant ; je serais heureux de le connaître.

– Rien de plus simple et de plus facile,monsieur ; rendez-nous la liberté, et mon mari vous payerasans compter la rançon, quelle qu’elle soit, que vous exigerez.

– Eh quoi ! madame, reprit le pirateavec une surprise très bien jouée, supposez-vous donc que vous êtesprisonnières ?

La vieille dame regarda bien en face soninterlocuteur.

– Vous plaisantez sans doute, monsieur,dit-elle.

– Oh ! madame, vous me faitesinjure, dit-il avec tristesse, vous n’êtes pas prisonnières.

– Que sommes-nous donc, monsieur ?dit Térésa avec ironie.

– Pardon, madame, je crois que nous nenous entendons pas.

– Ou peut-être, nous entendons-nous tropbien, monsieur ; vous ne réussirez pas à nous donner lechange, malheureusement, les faits sont patents, rien ne pourrafaire qu’ils ne soient pas.

– Je reconnais, madame, qu’en apparenceles faits me condamnent.

– Ah ! vous en convenez,monsieur.

– Oui, madame, et avec d’autant plus deliberté dans toute cette affaire, que tout s’est passé à moninsu ; que j’ignorais quelles étaient les intentions de monassocié ; si je les avais connues, je me serais opposé detoutes mes forces, je vous le jure, madame, à ce rapt odieux ;mais quand j’ai été instruit de ce qui s’était passé, il était troptard ; mon associé était prisonnier de votre mari,madame ; et ce n’est qu’en arrivant ici que l’on m’a révélévotre enlèvement ; voilà, madame, les faits tels qu’ils sesont passés et de quelle façon j’ai été instruit ; je n’ai pasdit un mot qui ne soit vrai.

– Alors pourquoi nous retenir ici contrevotre volonté ?

– Parce que, à mon grand regret, lasituation est complètement changée.

– Comment changée, en quelsens ?

– Mon associé est prisonnier de votremari, madame.

– Eh bien, monsieur ?

– Le Coyote, mon associé, est menacéd’une mort horrible, j’en ai été averti ; comme je tiensbeaucoup à mon associé, je veux tenter les plus grands efforts pourle sauver.

– Que puis-je avoir dans cetteaffaire ?

– Tout, madame.

– Cette fois encore, monsieur, je vousdirai que je ne vous comprends pas ?

– Eh bien, madame, bien malgré moi, voustenant entre mes mains, j’essayerai d’entamer des négociations avecvotre mari.

– Dans quel but, monsieur ?

– Dans le but de sauver mon associé,madame, en avertissant votre mari que si, dans les vingt-quatreheures, il ne m’est pas rendu, je vous considère comme mes otages,et ce qui sera fait à mon associé, mes otages le subiront.

Ceci fut dit d’une voix sèche avec un accentglacial.

– Vous ne commettrez pas un crime aussihorrible, monsieur, s’écria doña Térésa éperdue.

– Je le ferai, madame, dit-ilfroidement ; que votre mari rende la liberté à mon associé, etaussitôt je vous ferai conduire près de vos amis avec la plusgrande courtoisie, je vous en donne ma parole d’honneur.

Il y eut un silence effrayant.

Doña Santa avait perdu connaissance.

– Vous êtes un lâche et un misérable, ditdoña Luisa avec un regard écrasant, sortez, monsieur, vil assassinde femmes ! sortez et sachez bien que moi, qui ne suis qu’unejeune fille, je vous défie et je vous méprise, vous me faiteshorreur ! mais sortez donc ! ajouta-t-elle en frappant dupied avec colère.

– Dieu nous protégera, monsieur, dit doñaTérésa avec égarement, il ne permettra pas qu’un crime aussi odieuxs’accomplisse.

La porte s’ouvrit, et Navaja annonça.

– L’Oiseau-de-Nuit est arrivé.

– Qu’il vienne, dit le pirate.

Le Comanche parut presque aussitôt.

Le Peau-Rouge était froid et sombre commetoujours.

– Déjà arrivé, chef ? dit le pirateavec joie, je ne vous attendais pas aussitôt.

– L’Oiseau-de-Nuit venait au souterrain,où l’Urubu se terre comme un chien de Prairie, quand il a rencontréla face pâle que vous aviez envoyée à la recherche du chefcomanche ; que veut le chef face pâle ? son amiattend.

– Merci, chef.

Doña Santa avait repris connaissance, ellen’avait pas voulu quitter le boudoir ; les trois damess’étaient groupées au fond de la pièce ; elles ne perdaientpas un mot de ce qui se disait.

– Où sont les fusils que le Coyote apromis à l’Oiseau-de-Nuit ?

– Le Coyote est prisonnier, il fautattendre qu’il ait repris sa liberté.

– Ooah ! fit le Comanche, et quandreviendra le Coyote dans son terrier ? dit le Comanche avecironie.

– Dans vingt-quatre heures au plus.

L’Indien haussa les épaules avec ironie.

– La lune de demain sera la dernière queverra le Coyote.

– Comment ?

– Les femmes comanches aiguisent leséchardes qu’on lui entrera sous les ongles, les haches sont prêtes,le bûcher préparé, le Coyote sera torturé demain au coucher dusoleil, devant toute la nation comanche ; ce sera trèsbeau.

– C’est bien, dit le pirate avec un gesteterrible en désignant les trois dames, ces femmes mourront de lamême mort que mon ami.

Le Peau-Rouge sourit.

– Les Peaux-Rouges ne torturent pas lesfemmes et ne les attachent pas au poteau.

– Je ne suis pas un Peau-Rouge, ellesmourront.

– Le Wacondah le défend, les femmes sontsous la protection des guerriers, que l’Urubu prenne garde.

– Voulez-vous porter une lettre que jevous remettrai pour don Agostin de Sandoval ?

– L’Oiseau-de-Nuit est un chef, réponditl’Indien avec hauteur, il ne porte pas de colliers –lettres.

– Vous refusez ?

– Le chef refuse.

– Alors vous répondrez de la mort de cesfemmes, je voulais vous charger de proposer à notre ennemi de merendre le Coyote contre la liberté de ces femmes ;refusez-vous encore ?

– Le chef a dit non, répondit froidementle Comanche.

– Soit, elles mourront.

– Le chef pâle tient beaucoup à sauverson ami ?

– Oui, beaucoup.

– Ochk ! c’est bon ; tout estprêt, les guerriers du chef sont réunis, pourquoi l’Urubu nesauverait-il pas son ami ? le moment est bon.

L’Urubu réfléchit un instant.

– Vous me guiderez ? dit-ilenfin.

– Le chef a promis.

– Tout est prêt ?

– Vous croyez le momentpropice ?

– Une torture est une fête, la prudences’oublie.

– Vous avez raison. Alors à demain.

– Est-ce convenu ?

– Oui, sur ma parole.

– Oah ! le chef viendra àl’endit-ah – au lever du soleil.

– Sauverons-nous le Coyote ?

– Oui, si le chef pâle laisse faire lesPeaux-Rouges.

– Vous commanderez l’expédition.

– Bah ! l’Oiseau-de-Nuit montrera auvisage pâle ce qu’il ne s’attend pas à voir.

– Priez Dieu qu’il sauve le Coyote, carvotre vie dépend de la sienne, dit l’Urubu avec menace aux troisdames.

– Les squaws prieront le Wacondah desBlancs, et elles seront sauvées ! dit le Peau-Rouge avecintention.

Les deux hommes sortirent.

Les trois dames demeurèrent seules ;chose étrange, au lieu du désespoir auquel elles avaient été enproie quelques instants auparavant, elles souriaient et étaientpresque gaies.

D’où venait ce changement étrange dans leurhumeur ?

La journée s’écoula assez tristement, elleparut surtout très longue pour les prisonnières.

Elles semblaient attendre quelque chose, bienqu’elles ne se fissent aucune confidence.

Le repas du soir fut silencieux, évidemmentles dames étaient préoccupées ; elles semblaient en proie àune impatience fébrile, elles ne se communiquaient pas leurspensées entre elles ; plus l’heure avançait, plus lesprisonnières semblaient devenir plus nerveuses et plusinquiètes.

Vers neuf heures du soir, doña Térésa voulutelle-même fermer les portes et pousser les verrous.

Cette précaution prise, doña Térésa fitsilencieusement un geste aux servantes pour leur ordonner de lasuivre.

Elles prirent place alors sur les sophas etles fauteuils, et la porte de la chambre à coucher futsoigneusement fermée et verrouillée en dedans.

Un silence de plomb pesait sur cette chambre,où six femmes étaient réunies, toutes étaient muettes, sombres etimmobiles.

Sans doute, elles attendaient un événementterrible et surtout de la plus haute importance pour elles, maisqui, à leur gré, tardait beaucoup à se produire.

Il n’y a rien de plus énervant quel’attente.

Le système nerveux est surexcité, le cœur batà coups précipités, on éprouve des étouffements et des douleursd’entrailles ; on ne calculera jamais exactement de combien desiècles se compose une minute pour ceux qui souffrent de l’attented’un événement qui doit être décisif, soit en bien ou en mal, etqui doit décider de l’existence ou de la fortune et du bonheurd’une famille.

Ces six femmes ainsi immobiles, dont les yeuxsemblaient seuls vivre, faisaient penser à ces malheureux desMille et une Nuits, qu’un méchant enchanteur a touchés desa baguette et a métamorphosés en statues de marbre, tout en leurlaissant toutes les apparences de la vie.

Cependant la nuit s’avançait, il était près deminuit.

Soudain deux coups légers furent frappéscontre la paroi de la chambre à coucher, du côté du rocher.

Doña Térésa posa un doigt sur ses lèvres pourrecommander le silence.

Toutes, maîtresses et servantes, subitement selevèrent et se tintent immobiles ; les cœurs battaient enproie à une vive anxiété.

Tout à coup la tapisserie fut soulevée.

Et l’Oiseau-de-Nuit, le chef comanche,apparut.

Derrière lui, dans une large cavité, d’autreshommes armés apparaissaient, éclairés par des torches de boisd’ocote.

Le chef comanche démasqua la cavité et fit ungeste.

Les dames passèrent silencieusement, suiviesimmédiatement par leurs servantes.

Pas un mot n’avait été prononcé.

Puis, quand il ne resta plus personne dans lachambre à coucher, la tapisserie retomba, et le bloc de rocher, quiservait à fermer la cavité par laquelle avaient passé lesprisonnières, reprit sa place et toutes traces de cette audacieuseévasion disparurent.

La chambre à coucher resta solitaire, éclairéeseulement par la lampe dont l’huile était presque épuisée et dontla lumière devenait à chaque instant plus faible.

Pas un mot n’avait été prononcé de part nid’autre.

 

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