Les Pirates de l’Arizona

Chapitre 3Comment la Grande-Panthère délivra le Coyote, et de quelle façonexcentrique le bandit essaya de prouver sa reconnaissance à sonsauveur

 

Il était un peu plus de midi.

Les rayons du soleil comme des flèches d’ortombaient d’aplomb sur la terre pâmée de chaleur.

Les fauves étaient flatrés dans leurs repairesignorés, les oiseaux blottis sous la feuillée avaient la tête sousl’aile, un silence de plomb pesait sur le désert.

Le colonel et ses compagnons, leur repas dumatin terminé, s’étaient réfugiés sous le couvert pour laisserpasser la plus grande chaleur du jour avant de se hasarder àcontinuer leur voyage.

Chacun s’était installé le plusconfortablement possible pour faire une sieste de deux ou troisheures, afin de laisser à l’air le temps de redevenir respirable,car, à cette heure, on était dans une véritable étuve.

Tous les yeux étaient clos ; faute demieux nos personnages voyageaient à toute bride dans le pays dessonges, quand, soudain, ils bondirent sur leurs pieds, saisirentleurs armes et s’embusquèrent derrière les troncs énormes deschênes-lièges de la forêt.

Plusieurs coups de feu avaient éclaté avecfracas à une distance assez rapprochée de leur campement.

Presque aussitôt trois cavaliers émergèrentd’une sente de fauves et apparurent sur le brûlis galopant à brideavalée, se retournant sur leur selle pour faire feu en arrière.

Ces cavaliers portaient le costume élégant etpittoresque des riches rancheros mexicains, ils étaient quatre etse serraient autour d’une femme qu’ils conduisaient au milieud’eux, pour la protéger sans doute.

Bientôt on aperçut à portée de pistolet, auplus, une trentaine de bandits hideux, accourant de toute larapidité de leurs chevaux qu’ils excitaient par des cris féroces enmême temps qu’ils faisaient feu, à demi couchés sur leursmontures.

Sauf le Nuage-Bleu qui, en fait d’armes à feu,n’avait que son fusil, le colonel et ses compagnons avaient chacunvingt-six coups à tirer sans recharger.

Lorsque les bandits passèrent devant lesvoyageurs, sur un signe du colonel, quatre détonations se firententendre, quatre hommes tombèrent sur le sol et presque aussitôt,quatre autres roulèrent sur l’herbe, et le feu continua sansinterruption.

Les bandits hésitèrent ; les fugitifs sevoyant soutenus avaient tourné bride, une décharge générale achevade jeter le désordre dans les rangs des bandits et, sans s’obstinerà continuer une lutte inégale, ils s’enfuirent dans toutes lesdirections, sans se soucier le moins du monde de leurs blessésqu’ils abandonnèrent sans remords.

L’escarmouche avait à peine duré un quartd’heure.

Tués ou blessés, les bandits avaient perduseize hommes et cinq chevaux ; c’était un grave échec poureux.

Quelques coups de feu se faisaient encoreentendre sous le couvert.

Quelques minutes plus tard, une douzaine decavaliers arrivèrent au galop brandissant leurs armes et poussantde joyeux hourras.

Ces nouveaux venus étaient évidemment les amisou les serviteurs des rancheros, que le colonel avait sivigoureusement protégés.

– A hora, dit un des rancherosqui semblait être le chef des autres, avec un gestesignificatif.

– A hora a deguello esosmaleditos, ce qui voulait dire : À présent égorgez cesbandits.

Cet ordre féroce fut aussitôt exécuté sanspitié, et les poches des bandits égorgés retournées avec uneprestesse admirable.

Tous les Mexicains mirent pied à terre.

Les quatre rancheros, qui étaient les maîtresdes autres, s’avancèrent au-devant du colonel et de sescompagnons.

Celui des rancheros qui avait donné l’ordreimplacable, si rapidement exécuté, salua avec une gracieusecourtoisie l’officier français.

– Monsieur, dit-il en excellent français,en s’inclinant, je vous dois la vie ainsi que celle de mes amis etparents, et une autre bien plus précieuse encore, celle de ma sœurdoña Luisa que j’ai l’honneur de vous présenter. Maintenant,monsieur, c’est entre nous à la vie et à la mort, faites-moil’honneur, je vous en supplie, d’accepter mon amitié et dem’accorder la vôtre ; l’homme qui a sauvé ma sœur chérie nepeut être que mon frère.

– Je n’ai fait que ce que vous auriezfait vous-même, monsieur, en semblable circonstance, dit le colonelen souriant, voici ma main, j’accepte de grand cœur la précieuseamitié que vous m’offrez si courtoisement : je suis le comteLouis Coulon de Villiers, colonel de l’armée française.

– Et moi, monsieur, répondit aussitôt leranchero, je suis don José Perez de Sandoval, ancien chargéd’affaires du Mexique en France. Depuis longtemps j’ai l’honneur devous connaître, colonel, comme un des plus brillants officiers del’armée française.

Le colonel serra cordialement la main auxparents de don José, et il s’inclina respectueusement devant doñaLuisa Perez de Sandoval.

La jeune fille s’inclina et baissa les yeux enrougissant.

Il y eut un silence.

Malgré lui, l’officier se sentait ému etembarrassé devant cette chaste et charmante jeune fille.

Don José Perez de Sandoval sourit en regardantsa sœur et reprit, sans doute dans le but de donner au colonel letemps de reprendre son sang-froid :

– Je désirerais, monsieur, remercier lesbraves gens, qui, sous vos ordres, nous ont rendu un si grandservice.

– Vous les voyez autour de moi, monsieur,répondit le colonel en désignant d’un geste de la main le sachem,Sans-Traces et Sidi-Muley.

– Comment, s’écria le jeune homme ensouriant avec surprise, est-ce là toute votre armée !

– Mon Dieu oui, répondit l’officier enriant.

– Caraï ! s’écria don José, à lafaçon dont ils se sont multipliés je les supposais au moins unevingtaine ; c’est affaire à vous, Français, de faire de tellessurprises.

Sur l’invitation du colonel on s’était assissur l’herbe, excepté doña Luisa qui s’était excusée et s’étaitretirée dans un jacal, que, en un tour de main, Sidi-Muley luiavait construit sur l’ordre du colonel.

Nous devons mentionner un fait qui était passéinaperçu et qui cependant avait une certaine gravité ; lorsquedon José Perez de Sandoval s’était trouvé en face de Sidi-Muley, ilavait posé un doigt sur ses lèvres en fronçant légèrement lessourcils ; cet ordre – évidemment c’en était un – avait étécompris du spahi, car il avait appuyé la main droite sur son cœuren s’inclinant.

– Je ne comprends pas comment vous avezpu faire un feu si infernal et si bien dirigé, reprit don José.

– Oh ! bien simplement, monsieur,excepté le sachem qui préfère son rifle américain, mes deuxcompagnons et moi, nous avons des armes de choix, d’abord, puischacun de nous a quatre revolvers à six coups et un fusil double àcanons tournants et portant la baïonnette ; nous avons donc,entre nous trois, soixante-dix-huit coups sans être obligés derecharger, ce qui nous donne un grand avantage comme du reste vousvous en êtes aperçu.

– Certes, moi qui avais une escorte devingt-cinq hommes, qu’aurais-je fait si j’avais eu maille à partiravec vous ? Il me serait arrivé comme aux pirates, nousaurions été contraints de nous sauver au plus vite, ajouta-t-il enriant.

– À propos de ces bandits, commentont-ils osé vous attaquer ainsi en plein jour ?

– C’est une vieille haine ; chaquefois que nous nous rencontrons, nous échangeons quelques coups defusil.

– Alors, vous les connaissez.

– Oh ! parfaitement, les gens quim’ont attaqué appartiennent à la cuadrilla du Coyote.

– Le Coyote !

– Oui ; le connaîtriez-vous, parhasard ?

– Continuez, je vous répondrai quand vousaurez tout dit.

– Soit, le Coyote savait probablement queje prendrais cette direction, il avait embusqué une soixantaine depirates sous le couvert ; je ne soupçonnais pas cetteembuscade, je croyais n’avoir rien à redouter ; les banditsprofitèrent de notre sécurité pour nous attaquer àl’improviste ; ils nous séparèrent de notre escorte et, sansvous et vos braves compagnons, colonel, nous étions perdus ;mais je vous jure que ce maudit Coyote me payera cettetrahison.

Le colonel se mit à rire.

– Pardon, monsieur, je ne comprendspas.

– Excusez-moi, señor, ce rire n’a rienqui vous puisse regarder, il ne touche que le Coyote qui, pour lapremière fois de sa vie, a été aujourd’hui soupçonné à tort.

– Soupçonné à tort ! ce scélérat, cebandit !

– Il est tout ce que vous dites,monsieur, et plus encore.

– Eh bien, colonel ?

– Je vous affirme que le Coyote estinnocent du guet-apens dont vous avez failli être victime ce matin,par la raison toute simple qu’il lui était matériellementimpossible de quitter, sans aide, l’arbre sur lequel nous l’avionsabandonné ; et se tournant vers le chasseur :Sans-Traces, dit-il, racontez au señor don José ce qui s’est passécette nuit et ce matin, c’est-à-dire il y a deux heures, entre vouset le Coyote.

Le coureur des bois obéit et raconta leguet-apens auquel il avait échappé par miracle, et le châtimentinfligé au bandit allemand sur l’ordre du colonel.

Don José de Sandoval avait écouté ce récitavec la plus sérieuse attention.

– Vous avez eu tort de faire grâce à cemisérable, dit le jeune homme ; vous avez été généreux en pureperte, il fallait le lyncher sans pitié ; morte la bête, mortle venin, s’il échappe, et il échappera, car les bandits du désertse soutiennent tous, le bandit n’aura plus qu’un désir, vousassassiner dans quelque coin, voilà ce que vous vaudra votregénérosité ; je connais la France, où j’ai été pour ainsi direélevé : vous êtes, vous, Français, presque toujours victimesd’une générosité mal entendue : soit nonchalance, soit mépris,quand vous êtes victimes d’un bandit quelconque, vous lui donnez laclef des champs en lui disant d’aller se faire pendre ailleurs.

– C’est vrai, dit le colonel enriant.

– Le bandit ne se fait pas pendre, repritdon José avec bonne humeur, il poursuit le cours de ses exploits etdevient un véritable fléau pour la société et, quatre-vingt-dixfois sur cent, il échappe au châtiment. Au désert, nous raisonnonsautrement, nous n’avons qu’une peine, la mort : nousl’appliquons sans hésiter ; les coquins le savent, et setiennent sur leurs gardes. Mais à quoi bon discuter davantage, nousn’arriverions jamais à nous entendre, trop de points nousséparent ; vous entendrez bientôt parler de ce misérableCoyote, et Dieu veuille que vous n’ayez pas à regretter votregénérosité mal comprise ; nous ne sommes pas ici à Paris, maisdans l’Arizona, c’est-à-dire en pleine barbarie ; si cen’était pas considération pour vous, colonel, j’irais moi-mêmelyncher ce scélérat dont les crimes ont terrifié les plus terriblesbandits du désert.

– Peut-être ai-je eu tort, señor donJosé, les mœurs de cette contrée m’épouvantent ; je suissoldat, mais je n’aurai jamais le courage de tuer de sang-froid unscélérat quel qu’il soit et faire œuvre de bourreau ; que cethomme se mette devant moi les armes à la main, je le tuerai sanshésiter, mais jamais autrement, quoi qu’il me puisse advenir.

– Oui, oui, j’étais comme vous à monretour d’Europe, mais j’ai bien vite reconnu que j’étais dupe demon cœur, j’ai failli dix fois être assassiné par des gredinsauxquels j’avais sottement pardonné leurs crimes contre moi ;aujourd’hui je suis implacable et inexorable, et je m’en trouvebien ; mais laissons cela, si vous êtes pour quelque tempsdans ce pays, l’expérience vous apprendra, malgré vous, de quellefaçon il faut agir avec les bandits de toute sorte qui pullulent audésert.

– Soit, nous verrons, dit le coloneltoujours souriant.

– Cuchillo ! appela le jeunehomme.

– Mi amò, répondit un serviteuren accourant.

– Est-ce prêt ?

– Oui, mi amò – mon maître –reprit le serviteur.

– Colonel, reprit don José, j’ai faitpréparer quelques rafraîchissements dont je serais heureux de vousvoir prendre une part si minime qu’elle soit, nous trinquerons à laFrance avec des vins de votre pays que j’aime et où j’ai passé debonnes années trop vite écoulées.

– J’accepte avec le plus grand plaisirl’honneur que vous me faites, señor, en m’invitant à m’asseoir àvotre table.

Peut-être, le colonel, dans son for intérieur,espérait-il que doña Luisa de Sandoval assisterait à ce lunchimprovisé ; mais si telle était sa pensée ou son espoir, ilfut trompé, la jeune fille resta dans le jacal, où elle fut serviepar ses femmes.

La conversation fut bientôt animée et sur lepied de la plus grande cordialité.

– Vous habitez sans doute en Sonora, ditle colonel ; si cela était, moi qui ne connais personne dansce pays, je serais heureux de cultiver une connaissance sisingulièrement entamée.

– Et qui n’en restera pas là, jel’espère ; moi et les miens, nous vous devons trop, colonel,pour ne pas vous être tout dévoués et prêts à vous servir en toutce qui pourra vous être agréable et surtout utile ; je possèdeun pied-à-terre à Paso del Norte, une maison à Urès et une autre àHermosillo.

– Oh ! oh ! voilà bien deshabitations, dit le colonel en riant.

– Oui, dit le jeune homme sur le mêmeton ; notre famille est un peu comme le marquis de Carabas dubon Perrault.

– C’est ce que je pensais.

– Notre famille, très nombreuse et que,je l’espère, vous connaîtrez bientôt, réside dans une grandepropriété située dans l’Arizona même.

– En pleine barbarie, s’écria l’officieravec surprise.

– Mon Dieu oui, mais cette habitationn’en est pas moins confortable pour cela ; vous la verrez, etvous serez émerveillé.

– Comment, au milieu desbandits ?

– Et des Indiens bravos, ajouta en riantdon José : attendez-vous à des surprises de toute sorte ;puis-je vous demander où vous vous rendez en ce moment ?

– Je viens des États-Unis où j’avaiscertaines affaires à régler, j’ai fait le voyage en véritabletouriste, je viens de traverser le désert, je compte m’arrêterpendant quelque temps à Paso del Norte.

– Alors, si vous n’y voyez pasd’inconvénient, nous ferons route de compagnie.

– Avec le plus grand plaisir.

– Voilà qui est convenu, nous partironsdans deux heures, nous arriverons demain de bonne heure au Paso delNorte.

– Je m’abandonne complètement à vous.

– Soyez tranquille, colonel, vous aurezen moi un bon cicérone.

– J’en suis convaincu.

– Êtes-vous pressé ?

– Nullement, mes affaires sont en bonnevoie, mais il me faut attendre un mois ou deux, soit à Paso delNorte, soit à Hermosillo.

– Alors tout est bien ; je doispousser une reconnaissance jusqu’à Morella pour visiter un de mesparents, c’est un voyage de quinze jours au plus, puis, je seraitout à vous.

Cuchillo s’approcha en ce moment de son maîtreet lui dit quelques mots à voix basse.

– Pardieu, voilà qui est singulier, ditdon José en riant, vous ne savez pas ce que l’onm’annonce ?

– Quoi donc ? demandal’officier.

– On nous donne des nouvelles duCoyote.

– Oh ! oh ! s’est-iléchappé ?

– Vous avez deviné du premier coup.

– Tant mieux pour lui, en somme.

– Hum ! fit don José en souriant,peut-être ; permettez-vous que les porteurs de nouvellesviennent en notre présence ?

– Pourquoi donc pas ?

– Parce que ce sont des Apaches, les plusterribles voleurs et ivrognes du désert.

– J’ai beaucoup entendu parler de cesIndiens, mais je n’en ai jamais vu, je vous avoue que je seraistrès curieux de faire leur connaissance.

– Soit. Savez-vous l’espagnol ?

– Très bien.

– Alors je les prierai de s’exprimer danscette langue qu’ils parlent tous couramment, bien qu’ilss’obstinent à feindre de l’ignorer ; mais ils feront ce que jevoudrai.

Don José se tourna vers Cuchillo.

– Combien sont-ils de chefs ?demanda-t-il.

– Un sachem et deux ulmenes, en touttrois, répondit Cuchillo.

– Très bien, apporte d’abord troisbouteilles d’eau-de-vie, puis tu amèneras les chefs. Ah !combien de guerriers ?

– Une vingtaine.

– Hum ! Avons-nous de l’eau-de-viecommune ?

– Non, mi amò, mais nous avonsdeux barillets de pulque.

– Le pulque suffira, tu rouleras iciun barillet.

– Oui, mi amò.

– Va, et hâte-toi.

Cuchillo partit en courant.

– Les Apaches, reprit don José, sont trèscurieux à étudier, ils sont braves et très rusés, mais ils sontivrognes, voleurs et pillards, sans foi ni loi.

– Vous ne craignez pas…

– Moi ! interrompit le jeune hommeen se redressant ; ces démons adorent ma famille, je n’ai rienà redouter d’eux, ils me sont dévoués, sur un geste, un clignementd’yeux, ils m’obéissent.

Cuchillo avait en un tour de main exécuté lesordres qu’il avait reçus de son maître.

Sur un geste de don José, il amena les chefsapaches en présence des voyageurs.

Les trois hommes qui parurent étaient bien desenfants du désert, fiers, hautains, cauteleux, rusés, trompeurs, leregard chercheur, ne se fixant jamais.

Ces chefs étaient sans doute en expédition,car ils étaient peints et armés en guerre.

Ils étaient à demi nus, ce qui permettait devoir leur torse athlétique ; cependant leurs bras étaientmaigres et sans biceps ; ils se drapaient avec grâce dans delarges couvertures ; leurs cheveux étaient retenus par unebandelette de laine rouge qui les ceignait au-dessus desoreilles.

Le sachem, homme de haute taille, avait unephysionomie altière et imposante ; une plume d’aigle étaitfichée au milieu de sa touffe de guerre, son bouclier en osier,recouvert de cuir de bison à demi tanné, était attaché à gauche desa ceinture, près de son sac à balles ; à la main droite iltenait un éventail fait d’une aile d’aigle pêcheur, il était leseul qui portât un semblable ornement : seuls, les chefsrenommés ont le droit de s’en servir ; un ikochotahou sifflet de guerre, fait d’un tibia humain, pendait sur sapoitrine, retenu par une légère chaîne d’or et mêlé à des médaillesde toutes sortes en or, en argent, en bronze et même en platine, età des wampoums ; les mocksens garnis de piquants de porc-épicet brodés avec des perles de verre de toutes couleurs ; desqueues de loup étaient attachées aux talons des mocksens, ornementtrès envié : les grands braves seuls ont le droit de porterces queues aux talons.

Chefs et simples guerriers, les vêtements sontpresque semblables, les étoffes et les fourrures seules établissentla différence ; ce qui, surtout, les fait reconnaître, ce sontles armes d’un prix plus élevé que celles des guerriersvulgaires ; cette distinction est sensible pour lesfusils ; seuls, les chefs et les grands braves de la nationont le droit de porter un fusil.

Ajoutons que guerriers et ulmenes étaientd’une saleté dégoûtante et même honteuse ; ils sentaient àplein nez la graisse rance et empestaient.

Seul le grand chef était d’une propretéméticuleuse et d’une coquetterie poussée même un peu troploin ; son fusil, de nouveau modèle et se chargeant par laculasse, ainsi que ses autres armes, machète et couteau à scalper,étaient tenus avec un soin extrême.

Ce chef formait un complet contraste avec lesdeux autres chefs dont l’apparence brutale et féroce ne prévenaitque très peu en leur faveur.

Les chefs, après les salutations habituelles,firent quelques pas en arrière laissant ainsi le sachem isolé, parétiquette et surtout par respect.

– Je suis heureux de voir laGrande-Panthère, dit don José au chef, il y a plusieurs lunes queje n’ai rencontré le chef de la tribu de l’Ours gris ; jem’exprime dans la langue des Yanis-aki – Espagnols – parceque des faces pâles sont venues me faire visite, et ils ignorent lalangue de mon frère.

– Quelle que soit la langue parlée parl’Oiseau-de-Nuit, ses frères, les Apaches de l’Ours gris, saventqu’il n’a pas la langue fourchue et que toujours les parolessoufflées par sa poitrine viennent du cœur.

– La Grande-Panthère est un guerrier trèssage et très habile. Que désire-t-il dire à son frère ? ilpeut lui parler sans réticences : le cœur de l’Oiseau-de-Nuitn’a plus une seule peau qui l’empêche de voir son ami.

– Le chef le sait ; voilà ce quedisent les sagamores de la nation apache, la plus puissante desterritoires giboyeux et du pays de Cibola, sur lequel repose lemonde : la terre nous appartient, le Wacondah l’a donnée à nospères pour l’habiter et y vivre ; pourquoi des faces pâles,méchants, cruels et sans foi, entendent-ils chasser, malgré nous,sur nos territoires de chasse, est-ce juste ? non. Lessagamores apaches disent : Tenons un grand conseilmédecine avec nos frères les Comanches, les Pauwies-loups, lesKenn’ahs, les Pieds-Noirs et les autres tribus et nations, pour queles chefs décident ce qui doit être fait ; notre père, legrand sagamore des Comanches des lacs et des prairies, enverra lehachesto – crieur public – dans tous les atepelts– villages – afin de prévenir les chefs de chaquenation ; et se tournant vers les deux ulmenes, ilajouta : Les deux chefs m’ont entendu ; ai-je bien parlé,hommes puissants ?

Les deux ulmenes s’inclinèrentsilencieusement.

– Je répéterai à mon père, le grandsagamore des Comanches, ce que m’a dit la Grande-Panthère, par lesordres des sagamores apaches ; j’insisterai respectueusementpour obtenir de mon père le sagamore, qu’il fasse ce que désirentles Apaches de l’Ours gris.

– Mon frère est sage et juste, lessachems apaches le remercient.

– Mon frère, la Grande-Panthère, a-t-ildonc de nouveaux griefs contre les pirates sang-mêlé et facespâles ?

– Le Coyote a tenté de tuer laGrande-Panthère, pendant que le chef avait pitié de lui et venait àson secours.

– Il y a longtemps de cela ?

– Aujourd’hui à l’Endit-ah – àl’aube.

– Ah ! ah ! que s’est-il doncpassé ?

– Que mon frère écoute son ami, la languedu chef ne sera pas fourchue, il ne dira que ce qui est vrai.

– Je vous écoute, chef. Je sais que vosparoles seront celles d’un sachem parlant avec un ami.

– Ce matin, un peu avant le lever dusoleil, je traversais avec mes guerriers la Vallée desombres, mes guerriers suivaient l’orée de la forêt, presque enface du Kali – maison – en pierre de Moctekuzoma – l’hommesévère.

– Je connais l’endroit dont vous parlezchef, il y a là un mahoghani entre quatre cèdres.

– Mon frère connaît très bien le lieudont je parle ; tout à coup des cris et des gémissements sefirent entendre avec une grande force ; ces cris et cesgémissements semblaient partir du haut du mahoghani ; mesguerriers et les grands braves eux-mêmes tremblaientd’épouvante ; ils prétendaient que les guerriers des tempspassés qui habitent la vallée n’aiment pas qu’on traverse leurvallée la nuit, et que le guerrier qui se risquerait à monter surl’arbre aurait peut-être le cou tordu par les fantômes. Voyant quetous ils tremblaient et étaient incapables de m’obéir, je medécidai à monter pour leur faire honte de leurspusillanimité : je les appelai vieilles femmes bavardes, et jemontai sur l’arbre ; les cris continuaient toujours. Bientôtj’aperçus le Coyote garrotté des pieds à la tête et solidementattaché à une grosse branche.

« – Viens-tu me délivrer, medit-il ?

« Je lui répondis oui.

« – Qui t’a ainsi attaché ?,lui demandai-je tout en coupant les tours de la reata qui legarrottait.

« – Qu’est-ce que cela te fait,imbécile, me dit-il en riant ; est-ce que mes affaires teregardent, espèce de brute sans raison.

« – Retiens ta langue, je ne suispas patient.

« – Qu’est-ce que cela me fait, jesuis libre maintenant, je me moque de toi, double idiot, et il sedressa sur la branche, sot qui m’as détaché… tiens, voilà pour teremercier du service que tu m’as rendu.

« Et, me poussant de toutes sesforces :

« – Va-t’en au diable, ajouta-t-ilen ricanant.

– Cela ne m’étonne pas de la part de cescélérat, il est plus misérable que les animaux les plus féroces,car ils sont reconnaissants, tandis que ce bandit n’a pas de cœur.Qu’arriva-t-il ?

– Je faillis être lancé du haut del’arbre sur le sol ; je ne comprends pas encore comment j’airéussi à me maintenir sur la branche après la violente secousse quej’avais reçue. J’étais exaspéré contre ce bandit ; je me jetaisur lui avec une rage indicible, ses membres étaient encoreengourdis, ses forces n’étaient pas complètement revenues, sanscela il m’aurait tué.

– Oui, il possède une vigueurextraordinaire.

– La lutte ne dura pas longtemps. Jeréussis à le mettre sous moi et à le maîtriser ; le banditsoufflait comme un bison quand il sent le jaguar ; le Coyotese débattait, je craignais qu’il ne s’échappât ; je le saisispar son abondante chevelure.

« – Tu es lâche, lui dis-je, tuabuses de ta force, moi, qui t’avais sauvé, tu as essayé dem’assassiner, tu es plus féroce que l’ours gris.

« – Tue-moi donc tout de suite, aulieu de me dire un tas de sottises qui n’ont ni queue ni tête.

« – Non, je ne te tuerai pas,répondis-je.

« Et le prenant à l’improviste, je luienlevai la chevelure d’un seul coup. Il poussa des hurlements dedouleur et éclata en sanglots comme une vieille femme. Cette facepâle est bien nommée le Coyote, il est à la fois lâche etféroce : ce n’était plus du mépris que j’éprouvais pour lui,c’était du dégoût ; je le contraignis à descendre de l’arbre,le sang ruisselait de son crâne et l’aveuglait ; à chaqueseconde, il s’arrêtait en geignant, je le piquais avec la pointe demon couteau à scalper pour le presser ; en arrivant à terre,il se laissa tomber sur l’herbe en me suppliant de l’achever.

« – Non, lui dis-je, je ne te tueraipas ; libre à toi d’en finir avec ta misérableexistence ; mais, tu n’auras pas le courage de te débarrasserde la vie ; les Apaches s’entendent mieux que les faces pâlesen tortures ; tu vivras sans chevelure, la tienne sera jetéeaux chiens comme étant celle d’un scélérat sans cœur ; voicides vivres, un couteau et un briquet, tu es libre, on guéritfacilement du scalp, dans quelques jours tu auras repris toutes tesforces, que le Wacondah, qui est le maître de la vie, tejuge ! Souviens-toi du châtiment que je t’ai infligé et quedepuis longtemps tu as mérité ; si je te retrouve sur maroute, chaque fois que le hasard nous remettra face à face, je tecouperai soit une oreille, soit le nez, et toujours ainsi jusqu’àce que tu te fasses horreur à toi-même. En un mot, je te tuerai peuà peu, petit à petit ; te voilà averti, il faut que tusouffres des tortures horribles : prends ce cheval, ajoutai-jeen l’obligeant à se mettre en selle, pars et souviens-toi de mesparoles et surtout de mes menaces.

« Il ne me répondit pas un seul mot ets’éloigna à bride avalée. Que pense le fils du grand sagamore desComanches des lacs et des prairies ?

– Je pense que la Grande-Panthère s’estconduite comme le devait faire un chef aussi célèbre, le Coyote aété traité comme il aurait dû l’être depuis longtemps ; lechef boira-t-il du vin des visages pâles avec son frère ?

– Le vin est bon pour les enfants et lesfemmes, dit sentencieusement le sachem apache, mais l’eau de feuest le lait des guerriers apaches.

– Qu’il soit fait comme le désire lechef, j’ai trois bouteilles d’eau de feu pour lui et les autreschefs, et voici un barillet de pulque que je le prie d’accepterpour ses guerriers ; je regrette d’être ainsi pris àl’improviste par mon frère ; mais j’espère être plus heureux àla première visite de mon frère.

– Mon frère a toujours la main ouvertepour ses amis Peaux-Rouges, la Grande-Panthère préfère une peau deraton donnée par lui qu’une fourrure d’ours gris offerte par unautre, car le chef sait que le présent fait par mon frère vient ducœur ; je remercie mon frère, l’Oiseau-de-Nuit, pour mesguerriers et pour moi.

Les Apaches prirent alors congé avec toutel’étiquette indienne, et ils s’éloignèrent à toute bride sur leursmagnifiques mustangs aussi indomptés que leurs maîtres.

– Eh bien, colonel, que pensez-vous desApaches ?

– Ce sont à mon avis des ennemisterribles et une race intelligente et guerrière.

– C’est vrai, reprit don José,malheureusement les Apaches sont ivrognes, l’eau-de-vie les abrutitet les rend fous ; je vous montrerai les véritables rois dudésert, braves, intelligents, possédant toutes les grandes qualitésde la vie des nomades, et surtout sobres et ne buvant que del’eau.

– Quels sont les Peaux-Rouges dont vousfaites un si grand éloge ?

– Les Comanches, colonel, vous les verrezet vous reconnaîtrez que je suis au-dessous de la vérité.

– Vous me ferez un grand plaisir ;ah çà, ajouta le colonel, ce pauvre diable d’Allemand n’a pas eu dechance avec les Apaches.

– Par sa faute, il n’a eu que ce qu’ilméritait ; soyez certain que toutes ces mésaventures ne lecorrigeront pas ; trouvez-vous que les Apaches s’entendent entortures, hein ?

– Bigre ! dit le colonel, ce sontdes démons.

– Il est trois heures de l’après-dîner,si nous reprenions notre voyage, dit don José.

– Je ne demande pas mieux, réponditle comte.

– Alors en route, reprit le jeunehomme.

Et il donna le signal du départ.

Cinq minutes plus tard les voyageursquittaient le brûlis, abandonnant sans sépulture les cadavres desbandits tués pendant l’escarmouche et que le Nuage-Bleu avaitconsciencieusement scalpés.

 

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