Les Pirates de l’Arizona

Chapitre 6Dans lequel l’Urubu et le Coyote, deux animaux sinistres, causentde leurs petites affaires peu édifiantes

 

Près de deux mois s’étaient écoulés depuis lesévénements rapportés dans notre précédent chapitre.

Un matin du commencement du mois d’août, uneheure à peine après le lever du soleil, un cavalier bien monté surun superbe mustang des Prairies et semblant venir du nordet se diriger vers l’est, après avoir traversé à gué le rio Sila,s’engagea dans les contreforts de la sierra dePajaros.

Ce voyageur semblait avoir fait une longuetraite, ses vêtements très simples étaient usés jusqu’à la corde etpar place laissaient voir de regrettables solutions decontinuité : seules ses armes étaient en excellent état :il portait un rifle américain passé en bandoulière, son zarape defacture indienne retombait sur ses armes d’eau, à son côté pendaitun machète sans fourreau passé dans un anneau en fer, sa reataroulée avec soin était attachée à droite sur la selle, il avait desfontes dans lesquelles il avait sans doute des pistolets ou desrevolvers ; il était muni d’alforjastrès gonflés etrenfermant sans doute ses provisions de bouche et d’autres menusobjets indispensables en voyage : de formidables éperons defer à six pointes acérées comme des poignards résonnaient à chaquemouvement qu’il faisait ; une blouse de chasse, en toile écrueet un sombrero à larges ailes, recouvert d’une toile cirée comme leportent les vaqueros, complétaient son accoutrement.

Le sombrero de cet homme était rabattu detelle sorte sur ses yeux que, sauf une longue barbe qui tombait enéventail sur sa poitrine, il était impossible de rien apercevoir deson visage, soit que le soleil l’incommodât ou, ce qui étaitprobable, qu’il voulût conserver l’incognito si par hasard, unpassant quelconque croisait sa route.

Il suivait une sente étroite de bêtesfauves et en parcourait les méandres au galop de chasse.

Les Peaux-Rouges et les vaqueros neconnaissent que deux allures, le pas et le galop, qu’ils activentplus ou moins, selon qu’ils le jugent nécessaire.

Arrivé à un certain endroit où la sente seséparait en deux, l’une continuant vers le rio Puerco et l’autres’enfléchissant dans la direction de la sierra de Pajaros,il suivit cette dernière et bientôt il s’engagea dans les pentes deplus en plus rudes de la montagne, que son cheval gravissait avecune désinvolture qui prouvait qu’il était de bonne race.

Le voyageur monta ainsi pendant un laps detemps assez long ; enfin il atteignit un de ces brûlis quel’on rencontre si souvent dans les montagnes.

Arrivé là, il fit une halte et sembla étudierle terrain avec une sérieuse attention, comme s’il cherchaitcertains repères destinés à lui indiquer son chemin qu’il neretrouvait pas.

Cependant, après une recherche minutieuse, ilpoussa un cri de satisfaction ; une pierre assez grosse étaitposée sur une maîtresse branche d’un liquidembar.

– C’est cela, murmura-t-il entre sesdents.

Alors il s’approcha à toucher l’arbre, et ilregarda ; à cinquante pas au plus, sur un autre arbre, unacajou cette fois, il y avait une seconde pierre ; il continuaalors sa route si singulièrement jalonnée.

Cela dura ainsi pendant près d’uneheure ; les points de repère avaient cessé.

Cette absence d’indication ne semblait plusl’inquiéter le moins du monde, il continuait à s’enfoncer dans lamontagne d’un air délibéré.

Il arriva après une vingtaine de minutes à unfourré excessivement touffu qui lui barrait complètement lepassage.

L’inconnu mit alors pied à terre et imita lecri du coyote à deux reprises.

Le même cri se fit entendre presque subitementà quelques pas de lui à peine.

– Eh ! dit une voix goguenarde, sansque l’on vît personne, est-ce que vous êtes égaré, monmaître ?

– Oui, à la recherche des Coyotes,répondit le voyageur.

– Combien sont-ils donc ? reprit lavoix.

– Trois, s’écria avec énergie et unsombre ressentiment le voyageur, mais ces trois suffiront pourvenger les morts.

– Soyez le bienvenu, vous qui venez aunom de la vengeance ! dit l’invisible interlocuteur, et ilajouta : côtoyez le fourré jusqu’à ce que vous rencontriez unsablier à votre gauche ; arrivé là vousattendrez.

– C’est bien, à bientôt.

– À bientôt.

Le voyageur se remit en selle et s’éloignadans la direction qu’on lui avait indiquée.

Au bout de vingt-cinq minutes à peine, ilaperçut un énorme chaos de rochers et, à quelques pas de là, il vitun majestueux et gigantesque sablier, qui semblait être le roi dela forêt.

– Voilà le sablier, dit le voyageur àvoix haute, mais je ne vois pas de passage ?

– Parce que vous ne regardez pas bien,señor, dit un individu qui s’élança du milieu des rochers.

– Ah ! s’écria le voyageur, c’esttoi, mon brave Matatrès, je te croyais mort comme les autres etpourtant il m’avait semblé reconnaître ta voix quand nous avonséchangé les mots de passe.

– C’est flatteur pour moi, mon maître,mais, puisque cela vous intéresse, je vous annonce qu’il resteencore trois de nos compagnons sans me compter.

– Qui donc ? s’écria-t-ilvivement.

– Navaja, el Tunaute et el Piccaro.

– Oh ! ce sont de nos plus braves etde nos plus habiles.

– Merci, maître, vous vous yconnaissez.

– Où sont-ils ?

– Ici même, vous les verrez dans uninstant.

– Alors hâtons-nous.

– Suivez-moi.

– Et mon cheval ?

– Conduisez-le par la bride.

– Très bien, allons.

Ils s’enfoncèrent alors dans un inextricablelabyrinthe dont les tours et les détours sans nombre étaient,presque à chaque pas, coupés par des sentes formant un dédale quiaugmentait les difficultés de se diriger dans ce fouillis sanspoint de repère en apparence, et dont il était complètementimpossible de sortir à moins de le bien connaître. La marche secontinua pendant près d’un quart d’heure toujours à l’air libre,puis, soudain, les deux hommes se trouvèrent à l’entrée d’une largegrotte, ou plutôt d’un immense souterrain.

Le guide et son compagnon rencontrèrent alorsles mêmes difficultés qu’au-dehors et plus redoutables encore àcause du jour crépusculaire qui seul éclairait ce souterrain.

Arrivés à un certain endroit, ils furentarrêtés net par un lac souterrain qui leur barra le passage.

Ce lac sombre et limpide dont il étaitimpossible de voir la fin devait s’étendre fort loin.

– Que faisons-nous ? demanda levoyageur.

– Attendez, dit Matatrès.

Il s’éloigna ; on entendit un bruit depagaies, et le guide reparut s’approchant dans une pirogueindienne.

– Caraï, s’écria le voyageur, quelleforteresse !

– Elle est inexpugnable, dit Matatrès enricanant.

– C’est vrai, mais s’il n’y a qu’unesortie on risque bien…

– Il y a quatre sorties, sans compterplusieurs autres que nous n’avons pas eu encore le temps derechercher et de découvrir.

– Quatre sont plus que suffisantes.

– Oui, d’autant plus que toutesdébouchent au-dehors dans des directions différentes.

– Et qui a découvert cet admirablesouterrain, dont j’ignorais l’existence ?

– Ce souterrain a été trouvé par hasard,il y a quelques mois, par l’Urubu.

– Par l’Urubu ?

– Oui, mais il avait gardé le secret dece souterrain, qui, avait-il dit, pouvait servir un jour.

– C’est admirable.

– Mais comment sais-tu cela ?

– J’étais avec l’Urubu, quand il l’adécouvert.

– Sommes-nous loin encore ?

– Dix minutes au plus.

– Bon ! Alors je me remets enselle ?

– Gardez-vous-en bien ! s’écriavivement Matatrès.

– Pourquoi donc cela ?

– D’abord parce que l’eau, non seulementest glacée, mais elle est très profonde ; vous seriez mouilléjusqu’à la selle.

– Vere dios ! que fairealors ?

– Vous embarquer, vous tiendrez la bride,et le cheval suivra en nageant.

– Caraï ! tu aurais bien dûprendre un autre chemin que celui-ci.

– Ce n’était pas possible, embarquez.

– Allons, puisqu’il le faut.

Et il sauta dans la pirogue qui s’éloignaaussitôt ; le cheval nageait à l’arrière.

Matatrès suivait lentement les parois dusouterrain ; bientôt une large excavation apparut, le guideappuya sur la gauche et s’engagea résolument dans ce nouveauchemin.

Le voyageur s’aperçut après quelques minutesque cette excavation se rétrécissait, et que la voûte s’abaissaitd’une façon presque inquiétante, deux ou trois minutes plus tard,le cheval cessa de nager, il avait pris pied ; en effet, lesdeux hommes quittèrent bientôt la pirogue, ils n’avaient de l’eauque jusqu’à la cheville à peine.

Ils reprirent leur marche.

Après deux ou trois détours, le voyageuraperçut à une courte distance la lueur d’un feu.

– Nous approchons, dit le voyageur.

– Dans cinq minutes, nous serons près del’Urubu ; nous sommes bien cachés ici, hein ? ditMatatrès, je défie bien le plus habile batteur d’estrade dedécouvrir cette retraite si bien aménagée par le hasard.

Le voyageur eut un mouvement d’épaules.

– Hum ! dit-il d’un air de doute, ilne faut jamais jurer de rien, le hasard vous a fait découvrir cesouterrain, qui nous a dit qu’un autre hasard ne le fera pasdécouvrir demain, par un coureur des bois, un batteur d’estrade ouun de ces maudits Peaux-Rouges qui furètent partout et connaissenttoutes les cachettes du désert.

– C’est vrai, maître, vous avez raison,on n’est jamais sûr de rien dans ce monde ; enfin, espéronsque nous conserverons le secret de notre retraite.

– Oui, espérons, reprit le voyageur enricanant, cela n’engage à rien et est consolant.

Les deux hommes auraient été biendésagréablement surpris, s’ils avaient su qu’ils avaient dit, touten causant, la vérité, sans s’en douter.

En effet, au moment où ils avaient quitté lesablier, un Peau-Rouge embusqué derrière le tronc del’énorme végétal, avait suivi à quelques pas en arrière leur piste,que les pieds du cheval rendaient très facile à suivre.

Arrivé au lac, ce Peau-Rouge, qui était jeuneet semblait être un chef, jeta bas ses vêtements, et malgré labasse température de l’eau, se mit résolument à l’eau, et nageasans se presser à quelques mètres en arrière de la pirogue ;il suivit ainsi le voyageur et son guide, jusqu’à ce qu’il fût envue du feu qui dénonçait le campement de ces hommes qui, d’aprèsleurs propres observations, attachaient un très grand prix à ce queleur singulière demeure ne fût pas connue par d’autres que pareux.

Le jeune chef, jugeant inutile de pousser plusloin ses recherches, revint sur ses pas, en ayant soin de laisserde distance en distance des jalons, que seul il pouvaitreconnaître ; il traversa de nouveau le lac, reprit sesvêtements et s’éloigna rapidement, sans oublier de jalonner saroute, jusqu’à ce qu’il eût atteint de nouveau le point où il avaitcommencé à prendre la piste si facile à suivre pour un batteurd’estrade.

– Pourvu que ces maudits n’aient pasdécouvert…, murmura-t-il, mais il n’acheva pas, et la phrasecommencée resta interrompue.

Le Peau-Rouge hésita un instant.

– À la grâce de Dieu ! murmura-t-il,et puis ils ont d’autres choses plus importantes à faire, quant àprésent, nous ne leur laisserons pas le temps de…

Il s’arrêta de nouveau et, reprenant sacourse, il disparut presque aussitôt dans l’épaisseur du bois.

Chose singulière et digne de remarque, lesquelques mots prononcés par le jeune chef indien l’avaient été enexcellent castillan avec le pur accent espagnol.

Les Peaux-Rouges ont une haine invétérée pourla langue de leurs conquérants et ne la parlent qu’à leur corpsdéfendant et généralement très mal.

Il est probable que celui-ci faisaitexception.

Cependant les deux hommes avaient continuépaisiblement leur marche et n’avaient pas tardé à atteindre le butde leur longue course.

Ils se trouvaient dans une espèce de carrefouroù venaient se croiser plusieurs galeries ; ce carrefour étaitfort large ; avec des planches on avait construit unappartement de plusieurs pièces assez grandes, garnies de quelquesmeubles d’une facture rudimentaire, mais suffisante.

Dans une des chambres de cette espèce dehutte, un homme était étendu sur un lit fait de feuilles etd’herbes odoriférantes et recouvertes d’épaisses fourrures, qui,partout autre part, auraient valu un prix élevé.

L’homme étendu sur ce lit était d’une pâleurterreuse, il était excessivement maigre ; ses yeux éteints etses lèvres décolorées étaient agitées par des spasmes nerveux.

En apercevant le voyageur, il eut un sourirede bienvenue, et il se mit sur son séant, en invitant le nouveauvenu à s’asseoir sur un crâne de bison, seul siège qu’il eût à sadisposition.

Le malade ouvrait la bouche pour faire unequestion sans doute, mais il s’arrêta net : le nouvel arrivéavait posé un doigt sur ses lèvres.

– Ces drôles, dit-il en voyant que lemalade l’interrogeait du regard, ces drôles se préparent sans douteà écouter notre conversation, je ne me soucie que médiocrement devoir mes secrets courir les champs.

– C’est juste, dit le malade, parlonsallemand.

– À la bonne heure, nous pourrons ainsicauser à notre aise.

Sans doute que le voyageur avait deviné juste,car les quatre bandits, ce n’était pas autre chose, s’étaientrapprochés doucement afin de mieux écouter ; mais en entendantcauser en allemand, ils retournèrent s’asseoir auprès du feu.

– Comment te trouves-tu ? demanda levoyageur.

– Je suis guéri complètement, répondit lemalade.

– Tu es bien pâle et bien maigre.

– J’ai failli mourir, j’ai été sauvé parmiracle.

– Allons donc, dit l’autre en ricanant,quelle fatuité ! ne parle pas de miracle ; Dieu sansdoute t’a oublié, voilà pourquoi tu n’es pas mort, crois-moi, ne terappelle pas à son souvenir, son premier soin serait de tefoudroyer.

– C’est possible, après tout ; cequi est certain, c’est que je suis guéri. Je ne souffre plus de mablessure qui est fermée ; seules, mes forces ne reviennent quetrès lentement : cependant j’ai pu me lever aujourd’hui etrester debout pendant trois heures.

– Très bien ; ainsi tu crois quedans quelques jours…

– Dans quinze jours, je pourrai monter àcheval.

– Bravo !

– Et le colonel ?

– Je n’en ai pas entendu parler, il doitêtre mort.

– Pourquoi serait-il mort, puisque moi jesuis guéri ?

– C’est une raison, je le veux bien, maiselle ne me semble pas péremptoire.

– Peut-être ; je crains qu’il soitmort.

– Bah ! tu le hais, cependant.

– Plus que tu ne peux l’imaginer.

– Et tu désires qu’il soitvivant !

– Certes, s’il était mort il m’auraitvolé ma vengeance que j’ai payée si cher.

– Que prétends-tu donc faire ?

– C’est mon secret.

– Soit, à ton aise, tes affaires teregardent seul, dit-il d’un air piqué.

– Ne te mets pas martel en tête pourrien ; laisse-moi agir à ma guise ; quand le moment ensera venu, je te dirai tout.

– Comme il te plaira, ami Urubu ;singulier nom que tu as choisi là !

– Tu te nommes bien le Coyote.

– C’est juste, à cette différence, cherami, que tu as choisi ce nom sinistre et que le mien m’a été imposémalgré moi, ce dont j’enrage.

– As-tu réuni une nouvellecuadrilla pour remplacer celle…

– Que tu as fait massacrer par cesSandoval maudits, dit le Coyote avec ressentiment.

– On ne fait pas d’omelettes sans casserd’œufs.

– Ah si tu appelles cela casser des œufs,caraï !une si admirable cuadrilla !

– Ne te l’ai-je pas payée ?

– Cinquante mille francs, c’estvrai ! moi qui t’avais si bien averti de ne pas t’attaquer àces Sandoval, ils sont de trop dure digestion pour toi.

– Mais que sont donc ces Perez deSandoval dont on parle tant ?

– Ce sont des démons, ni chair nipoisson ; avec les Blancs ils sont blancs, avec les Indiensils sont des Peaux-Rouges.

– Je ne te comprends pas.

– C’est pourtant bien simple.

– Je ne dis pas le contraire, mais je terépète que je ne comprends pas.

– Eh bien, sache donc que les Sandovalsont de race inca, ils ont toujours été protégés et défendus parles Peaux-Rouges dont ils sont adorés, surtout par les Comanches,et sont tout-puissants ; quant à leur fortune, elle dépassetoutes les limites du possible ; on dit, je ne l’ai pas vu, jene parle que par ouï-dire ; donc on dit qu’ils possèdent, nonloin d’ici, une cité, une ville de refuge, où il y a desmerveilles, des monceaux d’or, d’argent, de diamants, que sais-je,qui éblouissent ; les plus adroits coureurs de bois ont essayéde découvrir cette ville sans jamais y réussir ; les Indiensla connaissent, mais ils gardent religieusement le secret. Tousceux qui se sont attaqués à ces Sandoval ont toujours reçu desleçons terribles ; ils se sont faits les justiciers dudésert ; il fallait un fou comme toi pour tenter uneexpédition si mal entendue ; aussi ils t’ont fort échaudé, etpeut-être ne s’en tiendront-ils pas là, et ce sera terrible ;que diable ! on ne va pas si bêtement agacer un lion dans sonantre, il fallait un fou comme toi pour s’attaquer avecquatre-vingts hommes aux Sandoval qui disposent de toutes lestribus indiennes qui se feraient hacher avec joie pour eux.

– Que faire alors ?

– Ne plus leur chercher querelle.

– Mais si le colonel est leurprotégé ?

– Il faut en prendre notre parti, il n’yaura rien à faire.

– Bon ! nous verrons cela, il y atoujours moyen de tourner les difficultés quand on est adroit.

– Peut-être ; mais jusqu’à présentpermettez-moi de vous le dire franchement vous n’avez pas étéheureux dans vos conceptions, toutes ont échoué.

– Ayez donc la franchise de m’avouer quevous ne voulez plus…

– Vous allez toujours d’un extrême àl’autre, interrompit vivement le Coyote ; je le devrais cardepuis que je vous connais je n’ai éprouvé que des déboires.

– Oh ! oh ! vous allez troploin.

– Non pas, je dis la vérité ; tantpis si elle vous semble amère.

– À quoi bon récriminer ?

– Je ne récrimine pas, mais je me plainsavec raison de votre façon d’agir envers moi ; vous m’aveztoujours trouvé prêt à vous servir sans hésitation comme sansexigences d’aucune sorte…

– Je me plais à le reconnaître, vous vousêtes en toutes circonstances, conduit en ami dévoué, et m’avezrendu de grands services.

– Comment avez-vous reconnu ces servicesdont vous êtes contraint de convenir ? Vous avez reconnutoutes ces preuves d’une amitié sincère et dévouée par la défiancela plus blessante, me considérant pour ainsi dire comme unsubordonné, dont le devoir strict est d’obéir et d’exécuter lesordres qu’il reçoit de son supérieur.

– Ah ! fit l’Urubu avecironie ; c’est donc là où le bât vous blesse.

– Parfaitement, il ne saurait me convenirplus longtemps de jouer à votre profit ce rôle ridicule et surtouttrop dangereux pour moi.

– Je vous avoue que je ne vous comprendspas, dit l’Urubu avec hauteur, je vous prie donc de vous expliquercatégoriquement, afin que je sache ce que j’aurai à faire.

– Ce qu’il vous plaira, dit le Coyoteavec une sourde colère : mais je vous déclare que vous n’avezplus à compter sur moi en quoi que ce soit ; il ne me convientpas d’être plus longtemps un pantin dont vous tiendrez les fils etretirerez tous les avantages tandis que moi, je n’aurai que lesennuis, vous avez fait sottement massacrer ma cuadrilla, en vousattaquant malgré tout ce que je vous ai dit, à des hommestout-puissants et dont vous n’auriez dû sous aucun prétexte vousfaire des ennemis, qui vous écraseront sans pitié et moi avec parricochet.

– Ah ! fit-il avec dédain, vousrevenez là-dessus ?

– Certes ; savez-vous ce que m’ontvalu vos belles combinaisons ?

– Cinquante mille francs d’abord, ce quiest un beau denier, il me semble, reprit-il avec ironie.

– Oui et l’anéantissement complet de laplus brave cuadrilla de toute l’Apacheria. Je vous l’avais prêtéeet non vendue, n’équivoquons pas, puis à votre prière j’ai tenduune embuscade à un coureur des bois, que je ne connaissais pas,mais qui, paraît-il, vous gênait ?

– Ah ! Sans-Traces ! Ehbien ?

– Eh bien, c’est lui qui a failli metuer, et du coup j’ai perdu les papiers que vous m’aviezconfiés.

– Comment, s’écria l’Urubu avec colère,ces papiers ?…

– Sont passés de mes mains dans celles duCanadien qui m’a enlevé mon portefeuille et tout ce qu’ilcontenait.

– Oh ! oh !

– C’est comme cela ; il est inutilede vous tordre les bras, cela n’y fera rien ; de plus j’ai étégarrotté sur un arbre et condamné à mourir de faim.

– Comment ce coureur des bois ?…

– Est un rude gaillard dont je ne voussouhaite pas de faire la connaissance.

– En somme, dans tout cela vous avez euplus de peur que de mal.

– Ah ! vous trouvez, maîtreUrubu ; eh bien, écoutez ce que j’ai encore à vous dire, ce nesera pas long.

– Soit ! fit-il en haussant lesépaules.

Le Coyote feignit de ne pas apercevoir cemouvement dédaigneux, mais un mauvais sourire releva les coins deses lèvres.

Il continua froidement.

– Après avoir passé une nuitépouvantable, le Canadien eut sans doute pitié de moi, car ilenleva le bâillon qui m’étouffait et me fit boire à sa gourde.

– C’est attendrissant, dit l’Urubu enricanant ; où diable allez-vous chercher ces pauvretésridicules ?

– Je ne sais, dit le Coyote avec unaccent glacé, mais le Canadien m’a rendu un signalé service, en medonnant à boire et ensuite en ne me remettant pas le bâillon, cequi me permit de crier et d’appeler au secours.

– C’est attendrissant ! répéta-t-ilen ricanant, et l’on vous délivra sans doute, puisque j’ai leplaisir de causer avec vous.

– Merci, je fus sauvé en effet, reprit-ilavec ressentiment, par des Indiens Apaches.

– Hum ! les Apaches ! celam’étonne : ils ne passent généralement pas pour desphilanthropes.

– Cependant ils m’ont sauvé, mais…

– Ah ! il y a un mais.

– Oui, regardez, dit-il en enlevantbrusquement son chapeau, ils n’ont pas voulu me tuer, mais ilsm’ont enlevé la chevelure.

– Scalpé ! s’écria-t-il avec horreuren apercevant ce crâne dénudé, pas complètement guéri encore, etdont l’aspect était horrible à voir.

– Oui, scalpé, riez donc maintenant.

– Oh ! c’est épouvantable, fit-ilavec horreur.

– Dieu vous préserve d’une aussi atrocetorture, vous ne vous imaginerez jamais les effroyables douleursqu’il m’a fallu endurer pendant plus de six semaines.

– Je vous plains, car en effet vous avezdû souffrir comme un damné.

– Le mot est juste, j’ai eu ainsi unavant-goût de ce que j’aurai à souffrir quand je serai en enfer,ajouta-t-il avec un sourire plein d’amertume, il me restaitcertaines économies, j’ai été contraint de les dépenser pour mereconstituer une cuadrilla, qui ne vaudra jamais celle que j’aiperdue par votre faute.

L’Urubu tressaillit à ces dernièresparoles.

Il laissa tomber sa tête sur sa poitrine etsembla s’abîmer dans de profondes réflexions.

Le Coyote l’examinait avec un sourire d’uneexpression énigmatique qui aurait épouvanté l’Urubu s’il avait pule voir.

Le silence se prolongeait.

Le Coyote se leva ; au bruit, l’Urubureleva la tête.

– Un instant encore, dit-il avec un gestede la main droite.

– Soit, répondit le Coyote.

Et il reprit place sur le crâne de bison.

 

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