Les Pirates de l’Arizona

Chapitre 2Où le Coyote tombe de fièvre en chaud mal

 

Le premier soin des arrivants fut de dessellerleurs chevaux, et de les bouchonner vigoureusement pendant près dedix minutes ; les pauvres bêtes fumaient et haletaient ;lorsqu’ils commencèrent à respirer et à s’ébrouer en tendant le couet en dressant les oreilles, les voyageurs leur donnèrent laprovende qu’ils attaquèrent aussitôt joyeusement.

Les cavaliers vinrent alors s’asseoir autourdu feu sur les crânes de bison que Sans-Traces avait préparés toutexprès à leur intention, pour leur servir de sièges.

Le froid était piquant, les voyageurs sechauffaient avec un véritable plaisir.

– Vous êtes en retard de plus d’uneheure, mon colonel, dit le chasseur à celui des trois étrangers quisemblait être, non pas le chef des autres, mais le plus élevé dansla hiérarchie des castes de la société. Vous serait-il arrivéquelque chose de désagréable en route ?

– Oui, nous avons été brusquementattaqués par sept ou huit malandrins, qui nous ont barré le passageà l’improviste ; mais notre ami le Nuage-Bleu nous adébarrassés de ces drôles sans effusion de sang.

– Les sang-mêlés sont des chiens, dit lechef indien avec mépris, le Nuage-Bleu est un sachem dans sanation.

– Oui, oui, en vous voyant, dit en riantle chasseur, ils ont dû être désagréablement surpris.

– Les Comanches sont les maîtres dudésert, dit le chef avec emphase. Qui oserait leurrésister ?

– Ce que vous dites est vrai, chef, maisil se fait tard et vous devez avoir grand besoin de manger ;n’attendons pas davantage, dit Sans-Traces.

Et s’adressant au troisième voyageur qui, dèsque les chevaux avaient été bouchonnés, s’était aussitôt mis àconstruire un jacal :

– Eh ! Sidi-Muley, est-ce que tun’as pas encore terminé ta construction, lui dit le chasseur enriant.

– C’est fini, s’écria celui auquel onavait donné le nom de Sidi-Muley.

Et remettant au fourreau le long sabre qui luiavait servi pour couper les branches employées à la confection dujacal :

– Mon colonel, dit-il à l’officier, votrechambre à coucher est prête à vous recevoir quand il vous plaira devous retirer.

– Merci, mon vieux camarade, réponditl’officier, et lui indiquant une place : Assois-toi là près demoi, ce ne sera pas la première fois que nous serons côte àcôte ; tu n’as pas oublié nos campagnes d’Afrique,hein ?

– Dieu m’en garde, mon colonel, vous avezmonté en grade depuis ce temps-là, mais ce n’est pas encore assez,vous devriez…

– Bon ! tout est bien ainsi, mangeta soupe, vieux grognon.

Le soldat éclata de rire, s’installa sur uncrâne de bison et ne souffla plus mot.

Le souper commença aussitôt avec cet entrainet cet appétit, que l’on ne rencontre malheureusement dans lesvilles qu’au foyer de quelques ménages d’ouvriers honnêtestravailleurs ; car la préoccupation du lendemain leur rendtrop souvent le pain amer.

Nous profiterons de l’ardeur avec laquelle nospersonnages attaquent le cuissot d’antilope, pour les faireconnaître aux lecteurs.

Le Nuage-Bleu était le premiersagamore de la tribu du Bison-Rouge, l’une des plusimportantes et des plus guerrières de la célèbre nation desComanches.

Le Nuage-Bleu était de haute taille,vigoureusement constitué ; il avait les attaches fines etélégantes, tous ses gestes étaient gracieux et imposants ; sestraits étaient beaux, ses yeux d’un noir de jais pétillaientd’intelligence et de finesse, sa physionomie avait une expressionénergique et un peu froide, tempérée cependant par une indiciblebonté.

Ce chef, très célèbre dans les Prairies,devait être âgé, au dire de gens qui le connaissaient bien, d’aumoins soixante-quinze ans ; il avait des dents éblouissantes,des cheveux touffus noirs, comme l’aile du gypaète, le corbeauaméricain ; il était aussi vigoureux, aussi alerte et aussiléger à la course que s’il n’avait eu que trente ans ; aucuneapparence de sénilité n’apparaissait dans sa personne.

Hâtons-nous de constater que ce fait n’a riend’extraordinaire ; en général les Indiens vivent très vieux,les centenaires sont nombreux parmi eux ; beaucoup dépassentcent vingt ans et plus.

Nous parlons ici, bien entendu, des Indiensindépendants, qui ont su se préserver des liqueurs des Blancs et neboivent que de l’eau, comme les Comanches ; les ivrognes nesont plus que des Indiens dégénérés, méprisés et chassés desatepelts à grands coups de bâton par les femmes et lesenfants.

Le second personnage, celui que l’on traitaitde colonel, était un jeune homme de trente-cinq ans au plus :il était grand, bien fait, élégant, très vigoureux, avec des mainset des pieds de femme ; sous une apparence un peu efféminée,il cachait une énergie et une volonté implacables ; ilaccomplissait les plus longues traites à pied ou à cheval, sansjamais se plaindre de la fatigue ; ses traits étaient d’unegrande beauté ; il était blond fauve avec des yeux et dessourcils noirs, ce qui donnait à sa physionomie ouverte etbienveillante quelque chose d’étrange qui saisissait et qu’on nepouvait expliquer.

M. le comte Louis Coulon de Villiersappartenait à une vieille famille originaire du Rouergue, dont leschroniques de cette province citent avec honneur plusieursmembres ; l’histoire du Canada mentionne les noms de deuxofficiers de cette noble famille :

Le capitaine de Villiers de Jumonville futassassiné de sang-froid, dans un horrible guet-apens, malgré saqualité de parlementaire, par Washington, alors colonel des milicescoloniales de Virginie, le 29 mai 1754, à quelques lieues du portDuquesne sur l’Ohio.

Son frère Louis Coulon de Villiers obtint lecommandement du détachement chargé de venger le meurtre de sonfrère. Washington, réfugié dans le fort Nécessité, futattaqué à l’improviste par les Français ; après une lutteacharnée de quelques heures, il fut contraint de signer unecapitulation honteuse et de reconnaître qu’il avait assassinéJumonville, malgré sa qualité de parlementaire qui le rendaitinviolable.

Ces deux exemples suffisent pour prouver queles Coulon de Villiers étaient une race guerrière.

Le troisième des voyageurs, Sidi-Muley, a jouéun rôle important dans un de nos précédents ouvrages.

Au physique, il avait une certaineressemblance avec le Coyote : comme lui, il était construit àcoups de hache, était long et maigre comme un échalas, de sorteque, de même que l’Allemand, de n’importe quel côté qu’on leregardât on ne le voyait toujours que de profil.

Mais là s’arrêtait la ressemblance entre lesdeux hommes.

Sidi-Muley, on ne le connaissait que sous cenom fantaisiste, était un Parisien pur sang, né en plein faubourgSaint-Antoine ; il avait été enfant de troupes, n’avait jamaisconnu ni père ni mère, et s’était engagé aussitôt qu’il avait eul’âge d’être soldat ; le régiment était devenu sa seulefamille.

Il était tout muscles et tout nerfs, trèsvigoureux et surtout très leste et très adroit à tout ce qu’ilfaisait ; il pouvait avoir, au moment où nous le mettons enscène, quarante-cinq ans peu ou prou.

Il avait le front haut et large, le nez longet bourgeonné, les yeux gris, ronds, vifs et pétillants demalice ; les pommettes saillantes, les narines ouvertes etmobiles, la bouche largement fendue, garnie d’une double rangée dedents un peu séparées les unes des autres, blanches et pointues,les lèvres épaisses et sensuelles ; le menton fortement accuséet avançant en avant ; les cheveux blonds et rares, une longuemoustache et une impériale fauves et touffues ; le teint d’unrouge de brique, la physionomie railleuse et goguenarde, maistoujours gaie et empreinte de bonhomie ; c’était le véritabletype de la pratique, qu’on nous passe cette expression,des soldats très braves, mais indisciplinables, des compagnies dediscipline, de notre colonie africaine.

Son costume essentiellement débraillé, qu’ilportait avec une désinvolture particulière, tenait de tous lescostumes en usage dans ces régions : en partie chasseurindien, ranchero et même soldat mexicain, le tout complété par desbottes molles en assez bon état et un fez rouge outrageusementpenché sur l’oreille droite ; ce fez était tout ce qui luirestait de son uniforme de spahi.

En somme Sidi-Muley était un drôle de corps,ancien spahi, bon à pendre et à dépendre ; malin comme unsinge ; mauvais comme un âne rouge, brave comme un lion,voleur comme un Allemand ; dévoué à ses heures, ivrogne àlécher la tonne de Neldelberg, toujours riant et chantant ;prenant le temps comme il vient sans autre souci que de bien vivre,il était venu s’échouer dans ces parages lors de l’expéditionnéfaste du Mexique, à la suite de je ne sais quelle scabreuseaffaire ; en réalité, c’était un véritable type, très curieuxà étudier.

À son débarquement à la Veracruz, le colonelavait rencontré par hasard Sidi-Muley, qu’il avait eu sous sesordres et qu’il connaissait de longue date ; le pauvre diablemourait à peu près de faim. Le colonel, sachant ce qu’il valait,lui avait offert de l’accompagner, offre que l’ancien spahi avaitacceptée avec empressement ; depuis lors ils ne s’étaient plusquittés ; M. de Villiers se félicitait de cettesingulière recrue dont le dévouement à toute épreuve était précieuxpour lui.

Nous nous sommes peut-être un peu trop étendusur le portrait de ces personnages, mais comme ils sont appelés àjouer un grand rôle dans cette histoire, il était très importantqu’ils fussent bien connus du lecteur.

Le repas tirait sur sa fin ; on avaitallumé calumets, pipes et cigares en buvant d’excellents cafésaromatisés par quelques gouttes d’eau-de-vie de France, et qu’onsavourait à petites gorgées.

– Avez-vous appris quelque chose, amiSans-Traces ? demanda le colonel en allumant un cigare.

– Depuis notre séparation, mon colonel,répondit le chasseur, je me suis donné beaucoup de mouvement, maisjusqu’à présent, je n’ai rien terminé ; et vous, avez-vous étéplus heureux que moi ?

– Pour le premier point je crois avoirville gagnée.

– Comment cela ?

– Je me suis d’abord rendu à Mexico et,malgré l’antagonisme que je craignais de rencontrer près desautorités mexicaines, je n’ai eu qu’à me louer de mes rapports avecle président de la République ; mes droits ont été reconnuscomplètement, sans la plus légère difficulté ; l’on m’a donnétous les papiers nécessaires pour les faire valoir et agir commebon me semblera pour sauvegarder mes intérêts ; on m’a donnécarte blanche sur les moyens que je jugerai nécessaire d’employerpour rentrer dans la propriété de ma concession.

– Mais c’est une véritable victoire quevous avez remportée, mon colonel, dit joyeusement lechasseur ; à quoi attribuez-vous ce bon vouloir dugouvernement mexicain ?

– À plusieurs causes, dit en riantl’officier, d’abord à l’absence de toute diplomatie et de toutagent français, et surtout à ceci que, aujourd’hui, ma concessionse trouve sur le territoire des États-Unis, et que par conséquent,le Mexique est à présent complètement désintéressé dans laquestion ; que le gouvernement de ce pays n’est pas fâchéd’être agréable à un officier supérieur français, sans qu’il lui encoûte rien, et en même temps de jouer un mauvais tour à la granderépublique des États-Unis, qu’il déteste.

– C’est juste, dit Sans-Traces, aussi jecrains que vous ne trouviez pas le gouvernement de Washington aussifacile que celui de Mexico.

Le colonel sourit, et après avoir aspiré deuxou trois goulées de fumée pour raviver son cigare quis’éteignait :

– Vous vous trompez, dit-il.

– Comment cela ?

– Vous allez le comprendre…

– Pardon, mon colonel, si je vousinterromps, dit Sidi-Muley.

– Qu’y a-t-il ? demandal’officier.

– Depuis quelques minutes je suis trèsintrigué par une espèce de paquet que je vois grouiller là-bas aupied du mahoghani, et je me demande ce que cela peut être.

– C’est vrai, dit le chasseur en sefrappant le front, je l’avais oublié.

– Qu’est-ce donc ? interrogeal’officier.

– C’est toute une histoire, mon colonel,je remercie Sidi-Muley de rappeler mes souvenirs ;heureusement que nous avons parlé à voix basse.

– Est-ce donc un homme ?

– Oui, mon colonel, et un ennemiredoutable qui plus est.

– Oh ! oh ! unennemi ?

– Ce paquet, ainsi que le nommeSidi-Muley, n’est autre que le plus féroce bandit du désert dont,sans doute, vous devez avoir entendu parler.

– Son nom ?

– Le Coyote.

– Le pirate allemand ? s’écria lespahi.

– Lui-même, reprit le chasseur.

– J’ai, en effet, entendu parler de cedrôle comme d’un misérable sans foi ni loi.

– Ajoutez, mon colonel, repritSidi-Muley, que les plus féroces bandits tremblent devant lui, etqu’il est exécré.

– Quand je suis arrivé ce soir, àl’endroit où vous m’aviez donné rendez-vous, mon colonel, reprit lechasseur, cet homme, qui s’était embusqué au milieu des branches dumahoghani, s’est rué sur moi à l’improviste et a faillim’assassiner, sans que je sache pour quel motif.

– Je le sais, moi, dit le colonel enhochant la tête d’un air pensif, ou du moins je le devine ;continuez Sans-Traces.

– Grâce à ma vigueur peu commune, que lebandit ne soupçonnait pas, reprit le chasseur, je réussis nonseulement à déjouer son attaque, mais je m’emparai de lui, je legarrottai comme vous le voyez, et j’allais le transporter bâillonnéet aveuglé par une couverture dans une de ces maisons en ruine, oùje l’aurais laissé mourir, car je ne voulais pas le tuer desang-froid ; si scélérat que soit cet homme, il me répugnaitde lui ôter la vie ; en entendant votre signal, je m’arrêtai,pensant que, mieux que moi, vous sauriez ce qu’il convient de fairede ce drôle ; je ne sais comment je l’ai oublié.

– Bon ! fit Sidi-Muley en bourrantsa pipe, votre idée était excellente Sans-Traces, vous avez eu tortde ne pas la mettre à exécution ; mais il n’y a pas de tempsperdu, avec l’autorisation du colonel, je vais lui mettre unecouple de balles dans la tête, et ce sera fini.

Et il fit un mouvement pour se lever.

– Ne bouge pas, dit le colonel enl’obligeant à se rasseoir ; cet homme ne doit pas mourirainsi ; la première idée de Sans-Traces était excellente, cemisérable mérite un châtiment exemplaire, mais nous n’avons pas ledroit de le tuer ; en somme, le guet-apens qu’il avait tendu ànotre ami a avorté, abandonnons-le dans le désert sans armes etsans vivres, je l’admets, garrottons-le, très bien, maislaissons-lui une chance de se sauver ; qu’il puisse appeler ausecours. Qui sait si Dieu ne le prendra pas en pitié !appliquons-lui la loi du désert : elle est assez cruelle sansque nous l’aggravions encore ; les angoisses qui letortureront, le feront peut-être rentrer en lui-même. Vousl’attacherez solidement sur la branche où il s’était embusqué, afinqu’il ne soit pas dévoré vivant par les fauves ; enlevez-luile bâillon et la couverture qui le rend sourd et aveugle etabandonnez-le à la volonté de Dieu, qui seul a le droit de disposerà sa guise de son existence.

– Minno – bon – dit le sachemcomanche, le grand chef blanc a bien parlé, le Wacondah – Dieu –est le seul maître de la vie des faces pâles et des hommesrouges ; lui seul condamne ou absout.

– Attachez ce misérable surl’arbre ; au lever du soleil, quand nous aurons quitté notrecampement de nuit. Sans-Traces restera en arrière pour ledébarrasser du bâillon et de la couverture ; il est inutilequ’il nous voie et nous connaisse.

– Soit, dit Sidi-Muley en haussant lesépaules, mais c’est reculer pour mieux sauter, car un jour oul’autre, il nous faudra le tuer comme un chien enragé ; vousne connaissez pas ce misérable, vous vous repentirez de lui avoirfait grâce, mon colonel.

– Peut-être, dit l’officier en souriant,mais, quant à présent, nous aurons laissé cet être dégradé entreles mains de Dieu, et nous ne serons pas des meurtriers ; siplus tard nous sommes contraints de le tuer, ce sera les armes à lamain, en face et en combattant.

– Comme il vous plaira, mon colonel.

– Patience, dit l’officier, j’aicertaines raisons pour l’épargner.

– J’ai trouvé dans ses poches unportefeuille bourré de papiers, dit Sans-Traces.

– Vous lui avez enlevé ces papiers.

– Oui, mon colonel.

– Vous avez bien fait, c’est de bonneguerre ; peut-être trouverons-nous de précieux renseignementsdans ces papiers.

– C’est ce que j’ai pensé, mon colonel,voici le portefeuille.

Et il le remit à l’officier qui le serra dansune poche de côté de sa redingote de chasse.

– La nuit s’avance, installez cet hommesur la branche où il s’était embusqué, et attachez-le solidementsans cependant le torturer.

Sans-Traces et Sidi-Muley se levèrent aussitôtet se mirent en mesure d’exécuter l’ordre qu’ils avaient reçu.

L’opération n’était pas commode, cependant,après bien des tâtonnements ils réussirent à assujettir solidementle pirate, assis entre trois branches qui formaient un siègenaturel, où il était commodément installé.

Le Coyote était complètement passif pendantcette opération à laquelle il ne comprenait rien, mais les deuxhommes l’entendaient souffler avec force.

– C’est fait, dit Sidi-Muley en sautant àterre ; nous l’avons installé comme une petitemaîtresse ; s’il se plaint c’est qu’il aura un bien mauvaiscaractère, ajouta le spahi en riant.

– Le fait est, ajouta Sans-Traces, qu’illui serait impossible d’être plus commodément installé ; ildormira comme un opossum, sans craindre de tomber.

– Avant de nous livrer au sommeilj’achèverai ce que je vous disais quand Sidi-Muley nous interrompitsi à propos.

– Ah ! vous le reconnaissez, moncolonel, dit le spahi en riant.

– Certes, et même plus à propos que tu nepeux t’en douter ; tu le reconnaîtras bientôt.

– Je ne demande pas mieux, moncolonel.

– Je vous disais que le gouvernement deWashington…

– Oui, colonel, et je vous faisaisobserver que vous ne le trouveriez pas aussi coulant que celui deMexico.

– C’est ce qui vous trompe, Sans-Traces,reprit le colonel, je suis allé à Washington.

– Déjà ! fit le chasseur avecsurprise.

– Oui, dit en riant l’officier, j’ai vule président des États-Unis, j’ai été admirablement reçu, par lui,je lui ai présenté ma requête en lui montrant les pièces quiprouvent mon droit. Le président me dit en substancececi :

« Votre réclamation est juste, monsieur,votre droit est positif ; malheureusement, votre concessionest située dans l’Arizona, c’est-à-dire dans une contrée où nousn’avons qu’une possession nominale. C’est en vain que nous avonsessayé de civiliser et de coloniser cette riche contrée, elle estrebelle à toute colonisation : les émigrants eux-mêmes ont étécontraints de se retirer ; nous avons, à grand-peine,construit quelques forts isolés qui affirment notre possession, etc’est tout. Je ne puis donc pas vous aider comme je le voudrais,les Indiens bravos et les pirates font la loi sur toute cettecontrée et en restent les maîtres. Il vous faut agir vous-même àvos risques et périls ; tout ce que je puis faire, c’est devous autoriser à enrôler des partisans aussi nombreux que vous lejugerez convenable, pour vous assurer la possession de votreconcession par les armes ; les garnisons des forts vousaideront autant que cela leur sera possible. Acceptez-vous cetteprotection presque négative ? car notre aide ne vous serviraque très peu, je le crains.

« – Dans ces conditions, ai-jerépondu, si je ne réussis pas, du moins pourrai-je tenterl’aventure.

« – Vous êtes bien résolu ?reprit le président.

« – Oui, répondis-je.

« – C’est bien, reprit le président,je n’ai plus qu’une condition à vous poser.

« – Laquelle ? demandai-je.

« – La voici, reprit leprésident : Aussitôt établi sur votre concession, si vousréussissez à vous maintenir, vous commencerez aussitôt l’œuvre decivilisation que, jusqu’à présent, nous n’avons faitqu’ébaucher.

« – Je vous le jure »,répondis-je.

« Quatre jours plus tard, je fus appelé àla Maison Blanche ; le président de la grande république meremit les pouvoirs les plus étendus et me souhaita deréussir ; je pris aussitôt congé et, le jour même, je quittaiWashington. Que pensez-vous de cela, Sans-Traces ?

– Hum ! fit le chasseur, vousentreprenez une rude tâche, je crains bien que vous ne réussissiezpas.

– Peut-être, dit Sidi-Muley d’un airpensif.

– J’ai foi dans mon étoile, dit lecolonel en riant, je ne sais pourquoi, mais je crois que jeréussirai.

– Peut-être, reprit encoreSidi-Muley.

– Ah çà ! tu parles par énigmes, mongarçon, dit le colonel avec bonne humeur.

– La nuit porte conseil, mon colonel,reprit le spahi ; demain nous causerons.

– Parbleu, dit le colonel, tu as raison,allons dormir.

Le colonel prit congé de ses compagnons etentra dans le jacal que Sidi-Muley lui avait construit.

Les trois hommes se partagèrent la garde denuit.

Dix minutes plus tard, le spahi et Sans-Tracesdormaient à poings fermés, enveloppés dans leurs couvertures et lespieds au feu.

Le sachem veillait seul.

La nuit fut paisible.

Un peu avant le lever du soleil, Sans-Traceséveilla ses compagnons, les chevaux furent sellés ; les troischasseurs se mirent en selle et s’éloignèrent à toute bride aprèsêtre convenus avec Sans-Traces d’un rendez-vous à deux lieues plusloin sur un brûlis bien connu du chef comanche.

Lorsque les cavaliers eurent disparu dans lesméandres des hautes herbes, le chasseur grimpa sur l’arbre et,ainsi que cela avait été convenu, il débarrassa le bandit de lacouverture et lui ôta le bâillon.

– Vas-tu donc me tuer ? dit-il d’unevoix sourde au chasseur.

– Non, répondit celui-ci, avant de partirj’ai voulu te laisser une chance de salut.

– Tu m’abandonnes ici, sur cetarbre ?

– Oui, tu pourras appeler à ton secoursceux qui passeront près de toi.

– J’ai la gorge en feu.

– Bois, dit le chasseur en lui mettant sagourde aux lèvres.

Le pirate but à grands traits.

– Merci, dit-il, tu as donc pitié demoi ?

– Pourquoi te ferais-jesouffrir ?

– Et tu me laisses ainsi ?

– Il le faut, si tu te souviens d’uneprière, crois-moi, adresse-la à Dieu, car lui seul peut tesauver.

– Oh ! si… s’écria-t-il avecrage.

– Ne blasphème pas, tu as cent foismérité la mort ; adieu, que Dieu te sauve !

– Ah ! je suis maudit ! s’écriale misérable avec désespoir.

Il laissa sa tête tomber en arrière et fermales yeux, il avait perdu connaissance.

– Pauvre diable ! murmura lechasseur, Sidi-Muley avait raison, mieux valait le tuer ; queDieu ait pitié de lui.

Il jeta un dernier regard de pitié aucondamné, et il descendit de l’arbre.

Cinq minutes plus tard, le chasseur galopait àtoute bride, sans qu’il fût possible au pirate de savoir quelledirection il avait prise.

En moins d’une heure il rejoignit sescompagnons.

– Eh bien ? demanda le colonel.

– Il ne rêve que de vengeance.

– J’en étais sûr, dit le spahi.

– Dans quelques heures ses idéeschangeront.

– Je ne crois pas, dit le chasseur, enhochant la tête, c’est un démon, mieux valait le tuer.

 

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