Les Pirates de l’Arizona

Chapitre 4Comment on soupe parfois, mais rarement, en Apacheria

 

Après une course ininterrompue, vers huitheures du soir les voyageurs se trouvaient en pleine Apacharia.

Les arbres étaient presque disparus, remplacéspar des herbes gigantesques qui s’étendaient à perte de vue, etdans lesquelles chevaux et cavaliers étaient pour ainsi direenfouis et ne laissaient d’autres traces de leur passage quel’agitation des hautes herbes.

Une colline assez élevée, la seule qui existâtà plusieurs lieues à la ronde, semblait être une sentinelleveillant sur la savane qu’elle dominait de tous les côtés.

Cette montagne en miniature, abrupte, peléesur ses pentes escarpées, portait à son sommet une remise touffuede suchilès aux parfums doux et enivrants, du milieudesquels sortait un ruisseau cristallin, qui bondissait avec fracassur les rochers en formant de capricieuses cascades, jusqu’à laprairie, et après maints méandres allait quelques lieues plus loinse perdre dans le rio Grande del Norte.

La nuit était splendide, la lune à son premierquartier nageait dans l’éther, des millions d’étoiles semblables àun semis de diamants scintillaient dans le bleu sombre du ciel.

L’atmosphère, d’une pureté prismatique,permettait de distinguer à une très grande distance les moindresaccidents de cet admirable paysage éclairé par des lueurs d’unblanc bleuâtre qui lui donnaient une apparence fantastique.

C’était en un mot une de ces nuits admirablesque ne connaîtront jamais nos froids climats du Nord.

Le colonel de Villiers se laissait aller à lamagie de cette nature grandiose qui l’étreignait pour ainsi dire etlui causait une rêveuse mélancolie, remplie d’un charmemystérieux.

On voyait briller un feu à travers dessuchilès, sur le sommet de la colline.

Le comte s’arracha à sa contemplation et lefit observer à don José qui galopait à sa droite.

– C’est là que nous camperons cette nuit,dit le jeune homme en souriant.

– Mais il me semble que la place estprise, reprit l’officier, du moins ce feu me paraît l’indiquer.

– Que cela ne vous inquiète pas, colonel,répondit don José avec bonne humeur ; j’ai envoyé quelques-unsde mes serviteurs en avant, afin de préparer nos quartiers ;n’est-ce pas ainsi que vous nommez cela, mon colonel, vous autreshommes de guerre ?

– Parfaitement, répondit l’officier surle même ton, la place est bien choisie ; je vous en fais moncompliment sincère.

– Dans un pays comme celui-ci, il ne fautnégliger aucunes précautions, si l’on veut conserver sachevelure ; les rôdeurs indiens sont toujours aux aguets etsavent profiter de la moindre négligence.

– D’après ce que j’ai vu il y a quelquesheures, je vous croyais dans de bons termes avec ces pillards dessavanes.

– Cela est vrai quant aux Indiens, maisvous oubliez les pirates et autres bandits de toute sorte quipullulent en quête d’une proie ; vous en avez eu une preuveconcluante ce matin même ; puisque c’est à une de ces attaquesque j’ai dû le plaisir de faire votre connaissance.

– C’est ma foi vrai ! je n’ysongeais plus.

– Il est naturel que vous l’ayez oublié,colonel, mais moi qui vous dois la vie et celle de ma sœur, je doisme souvenir.

– Ne parlons plus de cela, je vous enprie, cher don José.

– Soit, je n’insisterai pas davantage surce sujet, puisque vous l’exigez, mon colonel, mais heureusementvous ne pouvez point m’empêcher…

– Encore ! dit en riantl’officier.

– Bien ! bien ! je ne diraiplus un mot sur ce sujet scabreux, dit-il toujours riant ;quel homme terrible vous êtes ; à propos, vous sentez-vousappétit ?

– Je vous avoue que je souperais avecplaisir.

– À la bonne heure, voilà parler ;le cheval creuse, une longue course donne un appétitformidable.

– Je m’en suis souvent aperçu, sans avoirune bouchée à me mettre sous la dent, pendant mon séjour enAfrique, et il y a quelques années en France pendant notremalheureuse guerre.

– Soyez tranquille, mon cher colonel,tout a été prévu, je vous annonce un excellent souper.

– Que le bon Dieu vous bénisse pour cetteagréable nouvelle que vous me donnez, dit le colonel en se frottantles mains à s’enlever l’épiderme. Ne trouvez-vous pas que le froidest piquant ? ajouta-t-il.

– Dites qu’il est glacial, reprit donJosé; il faut en prendre son parti, c’est toujours ainsi en cepays, une chaleur torride pendant le jour et un froid de louppendant la nuit.

– C’est à peu près la même chose danstous les pays chauds.

Tout en causant ainsi, les voyageurs avaientatteint la colline dont ils commençaient à escalader lespentes.

La montée ne dura que quelques minutes, maiselle fut rude.

Les serviteurs de don José n’avaient pas perduleur temps ; ils avaient en quelques heures construit unehutte assez grande, bien close, et dans un coin de laquelle brûlaitun bon feu dans un foyer fait à la mode indienne, c’est-à-dire untrou peu profond, mais assez large et fourni de pierres posées entriangles ; la fumée s’échappait par un trou ménagé dans latoiture de la hutte.

Le couvert était mis avec un luxevéritablement princier, l’argent et le vermeil étaientprodigués ; la table fléchissait littéralement sous le poidsdes mets les plus délicats et les plus recherchés.

Dans un coin de la hutte étaient entassées desbouteilles de toutes formes, très faciles à reconnaître au premiercoup d’œil.

– Oh ! oh ! murmura le colonelentre ses dents, si nous étions dans l’Inde je dirai que j’aiaffaire à un nabab ; mais ici qui est donc ce nouvel ami quim’est tombé ainsi du ciel. Baste ! nous verronsbien ?

Et sans essayer de percer ce singuliermystère, le comte de Villiers alluma un cigare et sortit sur laplate-forme.

Don José s’occupait à préparer des signaux denuit.

– Êtes-vous prêts ? demanda le jeunehomme en s’adressant à Cuchillo.

– Oui, mi amò, réponditl’autre.

– Trois feux à une minute d’intervalledans l’ordre suivant : rouge, blanc et vert, le drapeaumexicain ; allumez les fusées.

On obéit, les trois fusées s’élevèrent ensifflant et décrivirent des paraboles brillantes, sur le cielsombre.

Presque aussitôt un coup de canon assezrapproché éclata, répété à l’infini par les échos des morneséloignés et roulant comme un éclat de tonnerre.

– Eh ! dit le colonel avec surprise,est-ce que nous sommes aux environs d’un fort ?

– Non pas, répondit don José.

– Cependant j’ai entendu un coup decanon.

– Oui.

– Mais alors ?

– Ayez un peu de patience, avant unedemi-heure vous saurez ce qui vous intrigue si fort en cemoment.

– À votre aise, cher señor; vous attendezdes convives attardés, sans doute ?

– Pas tout à fait, mais vous approchez dela vérité, dit le jeune homme en riant.

– Bigre ! reprit le colonel sur lemême ton, est-ce que ces convives amèneront leur canon aveceux ?

– Non, rassurez-vous.

– Tant mieux, car je crois qu’ilsauraient eu de la peine à le monter ici.

– Allons, mon colonel, je vois que vousêtes un charmant esprit, et que vous entendez la plaisanterie.

– Ne me dites pas cela, je suis maussadeen diable au contraire.

– Bon ! pourquoi cela ?

– Parce que je meurs de faim. Il vousfaut en prendre votre parti, je suis toujours ainsi quand je suis àjeun.

– Bon ! une idée !

– Est-elle bonne ?

– Je le crois.

– Alors dites vite !

– Si nous prenions un verre de xérès descaballeros avec un biscuit.

– Oh ! vous m’en accorderez biendeux ?

– Oui, autant qu’il vous plaira.

– Voilà qui est parler; allons ?

– Soit.

Ils entrèrent dans la hutte et se firentservir par Cuchillo qui semblait être la maître Jacques de donJosé.

– C’est singulier comme ces verrestiennent peu, reprit le colonel.

– Croyez-vous ?

– Dame, voyez vous-même.

– C’est étonnant !

– N’est-ce pas ?

– Mais j’y songe, ne serait-ce pas quecela vous semble ainsi parce que les biscuits pompent tout levin ?

– C’est bien possible.

– Voyons encore ?

– C’est cela.

Les deux amis firent de nouveau remplir leursverres, et le colonel recommença l’expérience.

– Vous avez raison, don José, repritl’officier, ce sont les biscuits qui boivent tout, de sorte qu’ilne nous reste rien pour nous.

– C’est ma foi vrai.

– Je suis content de savoir enfin à quoinous en tenir.

– Et moi donc !

Et ils éclatèrent d’un franc et joyeuxrire.

– Faisons-nous un tour surl’esplanade ? demanda don José.

– Certes, répondit le colonel, cetexcellent xérès m’a tout à fait remis. La colline étaitsplendidement éclairée ; c’était une véritable illumination,on y voyait comme en plein jour.

– Oh ! oh ! nous sommes enfête, paraît-il ? dit l’officier.

– Mais oui, à peu près, reprit donJosé.

Et passant son bras sous celui de l’officierfrançais, il le conduisit un peu à l’écart.

M. de Villiers se laissait faire ensouriant ; il soupçonnait une confidence.

Il avait supposé juste, il en eut presqueaussitôt la preuve.

Don José s’arrêta et, offrant un cigare à soncompagnon :

– Mon cher colonel, dit-il, en tendantson cigare allumé à l’officier, il est extraordinaire que nous nenous soyons pas rencontrés plus tôt.

– Croyez que je le regrette sincèrement,répondit le colonel en souriant, mais qui vous porte à supposer quenous pouvions nous rencontrer ?

– Par la raison toute simple que, commevous, je viens de traverser une grande partie des États-Unis,j’étais il y a deux mois à Washington.

– J’étais moi-même à Washington à cetteépoque.

– Voilà qui est particulier ; jem’étais rendu dans cette ville pour une affaire fortimportante.

– Moi de même, dit le colonel ensouriant, et de la capitale de la grande République quelledirection avez-vous suivie ?

– Je me suis dirigé vers la Louisiane, oùm’appelaient des intérêts sérieux.

– À La Nouvelle-Orléans ?

– Précisément, y êtes-vous donc aussipassé ?

– Certes ? je n’y suis resté quequelques jours, je n’y allais que pour retirer ma sœur doña Luisadu couvent où elle avait été élevée.

– Pardieu ! dit le colonel, nous nepouvions pas ne point nous rencontrer.

– Oui, fit en riant don José, c’étaitfatal.

– Mais pardon : à propos de votrecharmante sœur, depuis notre arrivée ici, je n’ai pas eu le plaisirde l’entrevoir.

– Que cette absence apparente ne vousinquiète pas, ma sœur s’est retirée en descendant de cheval, dansune hutte bien close, où rien ne lui manque.

– À la bonne heure, je vous avoue quej’étais étonné de ne pas l’avoir aperçue.

– Mi amò, dit Cuchillo, ensaluant son maître, on entend le galop de plusieurs chevaux dans laprairie.

– Exécutez les ordres que je vous aidonnés.

Cuchillo se retira, et presque aussitôt onaperçut des torches dont les lumières couraient sur les pentes dela colline.

– Ce long voyage a dû bien fatiguer votresœur, si jeune et si délicate, dit le colonel avec intérêt.

– C’est vrai, la pauvre enfant, réponditdon José, mais le plaisir de revenir dans la maison maternelle luia donné du courage et lui a fait oublier sa fatigue.

– Oui, l’amour filial fait accomplir desmiracles, mais le voyage de doña Luisa n’est pas terminéencore ?

– Pardon, elle est arrivée.

– Comment arrivée ? s’écria lecolonel avec surprise.

– Oui, elle ne va pas plus loin, nous lalaissons ici.

– Comment ? dans cedésert !

Don José laissa errer un sourire énigmatiquesur ses lèvres.

– Je vous avoue que je ne comprends pas,dit le colonel, de plus en plus surpris.

– Voici nos amis qui arrivent, venezcolonel.

Et remarquant l’étonnement del’officier :

– Bientôt vous aurez l’explication de cequi en ce moment vous cause une si grande surprise, ajouta-t-il ensouriant.

– Soit, dit l’officier, je vous avoue queje ne sais pas si je rêve ou si je suis éveillé ; je voyage enpleines Mille et Une Nuits depuis que je vous airencontré.

– Il y a un peu de cela ;laissez-vous faire, colonel, je n’imiterai pas la prolixeScheherazade ; soyez tranquille, tout s’expliquera à votreentière satisfaction.

– Soit ! je me risque, ditl’officier, tant pis pour vous.

– Ne suis-je pas votrecicérone ?

– C’est juste, je l’avais oublié,excusez-moi.

Les deux compagnons s’avancèrent au-devant desarrivants, qui mettaient pied à terre ; le colonel aperçutalors doña Luisa entre lui et don José, sans pouvoir devinercomment elle était venue là si subitement.

– Ce n’est pas une femme, murmura lecolonel, c’est une fée, elle ne marche pas, elle apparaît ;c’est évident, elle est trop parfaite pour appartenir àl’humanité.

Un rire cristallin éveilla le Français de sonextase ; sans y songer, il avait fait ces réflexions à hautevoix.

– Vous vous trompez, monsieur, dit unevoix harmonieuse comme un chant d’oiseau, d’un accent un peurailleur, je ne suis ni une fée ni une ondine, je ne suis qu’unejeune fille, bien humble et bien simple, et qui n’a pas l’habituded’entendre des compliments aussi flatteurs, et qui ne saurait yrépondre.

Le colonel s’inclina un peu confus, ce qui nel’empêcha pas de marmotter entre ses dents, mais cette fois defaçon à ne pas être entendu :

– Je me trompais, c’est un ange ! etil ajouta avec un peu de rancune, mais un ange qui a bec etongles.

En ce moment deux dames descendaient d’unemagnifique litière attelée de quatre mules.

Doña Luisa s’élança d’un bond dans les bras dela plus âgée des deux dames.

– Mon père, dit alors don José à unvieillard de haute mine, dont les traits étaient d’une grandebeauté empreinte d’une grande expression de bonté, mon père,permettez-moi de vous présenter un ami de quelques heures qui asauvé la vie de ma sœur et la mienne.

– Señor, dit le vieillard en tendant lamain au colonel avec une émotion contenue, je suis don AgostinPerez de Sandoval, je vous demande votre amitié, et je vous pried’accepter la mienne.

– Et la mienne señor, dit la dame âgée enserrant sa fille sur son cœur, Luisa m’a dit ce que vous avez faitpour elle.

– Je suis confus, répondit le colonel,très mal à son aise d’une si grande effusion de reconnaissance pourune action qui lui semblait toute naturelle.

– Dites-moi votre nom pour que je leconserve dans mon cœur, reprit le vieillard.

– Monsieur est le comte Coulon deVilliers, colonel de cavalerie et l’un des plus brillants officiersde l’armée française, dit don José, et se tournant en souriant versle colonel, pardonnez-moi cette présentation, mon cher colonel,ajouta-t-il.

– Je vous remercie du fond du cœur,répondit l’officier, cet accueil que je reçois de votre famille mecomble de joie ; malheureusement je n’ai rien fait encore pourle mériter, mais, fit-il en souriant, l’avenir m’appartient etpeut-être justifierai-je la bonne opinion que vous daignez avoir demoi.

– Voto a Brios ! s’écria enriant don José, il vous serait difficile de faire plus que vousn’avez fait aujourd’hui ; mais assez sur ce sujet, le soupernous attend, venez.

Le colonel offrit le bras à la señora deSandoval, don Agostin prit le bras de doña Luisa, et dont José pritcelui de sa sœur aînée, jeune femme de vingt ans au plus, d’uneadmirable beauté et presque aussi charmante et aussi accomplie quesa jeune sœur.

On se mit à table, don Agostin plaça lecolonel à sa droite et don José à sa gauche, les trois dames leurfaisaient vis-à-vis.

Le colonel avait remarqué avec stupéfactionque l’escorte des nouveaux venus était composée dePeaux-Rouges.

Aucun d’eux n’avait pénétré dans la hutte,mais ils en gardaient avec soin les abords.

Le comte de Villiers nageait en plein mystère,il perdait plante, aussi avait-il pris son parti et se laissait-ilphilosophiquement aller à ces enchantements qui dépassaient pourlui les limites du possible.

Nous ferons en quelques mots connaître cesnouveaux personnages au physique seulement, ils se ferontsuffisamment connaître au moral, dans la suite de cettehistoire.

Don Agostin Perez de Sandoval étaitoctogénaire, et pourtant sa robuste vieillesse exempte d’infirmitén’avait rien perdu ni au moral ni au physique de la verdeur de lajeunesse.

Il chassait le bison et le jaguar, faisait delongues traites à travers le désert, et dormait sur le sol nu,enveloppé à peine dans son léger zarape ; et se relevant àl’aube souriant et reposé, pour éveiller les chasseurs etgourmander leur paresse ; ainsi que nous l’avons dit, il avaitdû dans sa jeunesse être d’une beauté mâle et énergique.

Sa taille était haute, élégante et mêmegracieuse ; les traits calmes, reposés et exempts de rides deson visage étaient éclairés par des yeux noirs pleins d’éclairs, sabarbe d’une blancheur de neige, tombant sur sa poitrine, luidonnait une physionomie à la fois douce, majestueuse et d’uneextrême douceur, mêlée d’une volonté ferme et loyale.

C’était en un mot un de ces types qui ne serencontrent que rarement, même au désert, et font rêver aux géantsconstruits à chaux et à sable qui vivaient aux anciens jours :à l’époque où la terre commençait à se peupler de ces grandesraces, qui bâtissaient avec des montagnes, les Babels, les Téocaliset les Pyramides, dont les ruines effrayent encore les penseurs quiles admirent avec une crainte mystérieuse.

Doña Teresa Perez de Sandoval était la dignecompagne de don Agostin, très belle encore malgré son âgeavancé ; nous n’ajouterons qu’un mot : c’était uneCornélie, une véritable matrone antique, elle en avait toutes lesnobles vertus, et la grande bonté tempérée par une sévérité justeet tendre.

Doña Luisa et sa sœur étaient deux admirablesjeunes filles, d’une beauté un peu fière, mais gracieuse aupossible ; chastes et rêveuses, elles semblaient se souvenirde leurs ailes d’ange qu’elles avaient laissées au ciel quand ellesétaient descendues sur la terre.

Don Agostin de Sandoval avait deux fils,l’aîné don Estevan, âgé de trente-huit à trente-neuf ans, en cemoment en France, et don José que nous connaissons.

Don José avait trente ans au plus : sataille était haute, très bien prise et d’une harmonie de formesincroyable, il était taillé en athlète et en avait la vigueurredoutable ; les habitudes de son corps et ses moindresmouvements avaient une élégance et une grâce natives que l’on nesaurait acquérir, complétées par cette morbidesse et cettenonchalance que l’on ne rencontre que chez les hommes de raceespagnole et qui sont remplies de charme.

Le jeune homme avait une de ces beautés un peusérieuses, mâles, énergiques et qui plaisent au premier coupd’œil ; son front large ; ses yeux bien fendus, noirs,pleins de feu ; son nez fin aux narines mobiles ; sabouche un peu grande, garnie de dents de perles recouvertes par deslèvres un peu épaisses et d’un rouge de sang ; tous ces traitsréunis complétaient à ce brillant caballero une physionomie desplus attractives et surtout sympathique ; ses cheveux d’unnoir bleu, fort longs, tombaient en grandes boucles parfumées surses épaules ; il ne portait pas sa barbe qu’il rasait de trèsprès, ce qui lui donnait une apparence un peu efféminée ; maiscette singularité, à une époque où généralement on porte toute sabarbe, tenait à des causes que plus tard nous ferons connaître etqui étaient très sérieusement justifiées.

Les commencements du repas, ainsi que celaarrive toujours, avaient été à peu près silencieux, mais peu à peula conversation s’était animée, la glace était brisée, chacun étaità son aise.

– Eh bien, colonel, demanda don José, quepensez-vous de ce souper impromptu ?

– Je pense que même à Paris, on ne feraitpas mieux, répondit l’officier, je ne sais plus où j’en suis ;je me demande si je suis bien réellement en Apacheria dansl’Arizona, ou si un enchanteur, don Agostin sans doute, ne m’a pastouché de sa baguette et, en une seconde, transporté chez Brébant,sur le boulevard Montmartre.

– Rassurez-vous, colonel, vous êtestoujours en Apacheria, d’ailleurs je n’ai pas la baguettefatidique.

– C’est vrai, c’est quelque chose, maiscela ne me rassure que très médiocrement, señor don Agostin ;dans les Mille et Une Nuits, tous les enchanteurs n’ontpas de baguettes, ils se servent de grimoires.

– C’est vrai, mais je vous assure que jene suis qu’un simple vieillard qui n’est nullement sorcier.

– Je le reconnais puisque vous mel’affirmez, señor, mais il y a quelque chose qui, malgré moi,m’inquiète.

– Quoi donc ? demandèrentcurieusement les trois dames.

– Ah ! voilà ce que je craignais,s’écria l’officier avec un accent tragi-comique.

– Ah ! mon Dieu, s’écria don José,c’est donc bien terrible ?

– Je le crois.

– Alors, dites-le au plus vite, peut-êtrepourrons-nous faire cesser cette grande inquiétude, dit don Agostinen souriant.

– Vous ne vous moquerez pas demoi ?

– Non, non, s’écrièrent les dames.

– Jamais, dit don José.

– Voyons ? ponctua don Agostin.

– Eh bien, dit le colonel en se penchantsur la table et baissant la voix.

Chacun attendait avec curiosité. Le comtes’arrêta :

– Bah ! dit-il, après une courtepause, à quoi bon, vous prendrez ma révélation pour une chufla– plaisanterie – et c’est tellement grave.

Ces derniers mots de l’officier soulevèrentune véritable émeute parmi les convives…

C’étaient des cris, des interpellations et desrires à ne pas en finir.

– Ah ! dit l’officier d’un accentdésolé, voilà ce que je craignais !

– Quoi donc ? demanda don José.

– Eh ! vous n’entendez pas.

– Si parfaitement, mais tout cela est devotre faute.

– Comment de ma faute, c’est-à-dire quec’est de votre faute et de celle du señor don Agostin.

– Comment cela ? s’écrièrentensemble le père et le fils.

– Dame ! c’est bien facile àcomprendre, pourquoi m’avez-vous donné un aussi excellent dînerdans une contrée sauvage, émaillée de tigres et d’Apaches féroces,etc., je perds plante, je ne sais plus où j’en suis ; votresouper est illogique.

– Comment illogique ?

– Oui parce qu’il jure avec tout ce quinous entoure.

– C’est possible, mais convenez qu’il estbon.

– J’en conviens avec plaisir, il n’aqu’un seul tort.

– Lequel ?

– Celui d’être trop succulent etpuis, puisque vous m’y obligez, je vous dirai qu’il manque decouleur locale.

– Comment de couleur locale ?

– Parfaitement ; il manque de ce quile rendrait plus succulent encore en lui donnant un relief de hautgoût.

– Mais quoi donc ?

– Eh pardieu ! une attaque despirates ou des Peaux-Rouges, alors je m’y reconnaîtrais aumoins.

– Ah ! c’est cela que vous nommez lacouleur locale, mon cher colonel ?

– Mais oui, est-ce que vous n’êtes pas demon avis ?

– Certes, si nous n’avions pas des damesavec nous.

– C’est juste ! mettons que je n’airien dit ; où donc ai-je la tête ! excusez-moi, je vousprie.

Tout à coup, comme si le hasard voulait donnerraison au colonel en faisant de sa plaisanterie une vérité, troiscris de Coyote se firent entendre avec une certaine force, partantde trois points différents.

– Silence, dit le vieillard en se levant,éteignez les torches.

En moins d’une seconde toutes les lumièresdisparurent, et la hutte fut plongée dans les ténèbres.

On n’avait plus d’autre clarté que celleproduite par la lune alors à la fin de son premier quartier, maiscela suffisait, lorsque les yeux furent accoutumés à l’obscurité,pour qu’on pût se reconnaître.

– Hein ! fit le colonel au comble dela surprise, que se passe-t-il donc ?

– Dame ! une chose très commune dansces contrées, répondit don José avec un sourire railleur, lacouleur locale que vous demandiez si fort.

– Comment, que voulez-vous dire ?craignez-vous donc une attaque des Peaux-Rouges ?

– Non pas des Peaux-Rouges, mais despirates de la prairie.

– Ce que vous dites est sérieux ?reprit le colonel avec une douloureuse surprise.

– C’est très sérieux, mon chercolonel : baste ! ne vous inquiétez pas trop, nous sommesnombreux et bien armés, ces drôles ne nous tiennent pas encore.

– J’espère bien qu’ils ne nous tiendrontpas, nous ferons tout ce qu’il faudra pour cela.

– Silence, dit don José, mon père a prisle commandement, laissons-le faire, personne comme lui ne connaîtla guerre de la savane.

Don Agostin se concerta à voix basse pendantquelques minutes avec le Nuage-Bleu, Sans-Traces et un autre chefpeau-rouge ; puis les trois hommes quittèrent la hutte et netardèrent pas à se perdre dans les ténèbres.

Les trois dames n’avaient pas quitté leurssièges.

– Eh ! vous êtes ici, Sidi-Muley,dit don José en apercevant le spahi, je suis heureux de vousrevoir, mon ami, surtout en ce moment ; je puis toujourscompter sur vous, n’est-ce pas ?

– Certes, señor don José ; vouspouvez compter sur moi.

– Et comment se fait-il que je vousrencontre ici ?

– Tout simplement parce que je me suismis au service du colonel sous les ordres de qui j’ai servi pendantplusieurs années en Afrique et au Mexique.

– C’est une mauvaise tête, mais un bravecœur, dit le colonel, et il ne tiendra qu’à lui que nous ne nousquittions plus.

– Eh bien, puisque je vous retrouve si àpropos, mon brave garçon, entendez-vous avec votre ami Cuchillo, jevous charge de veiller sur ma mère et mes sœurs.

– C’est dit, señor don José, comptez surmoi, vous me connaissez, hein ?

– Oui, répondit le jeune homme en riant,et s’adressant au colonel : suivez bien ce qui va se passer,cela vous intéressera.

– Je m’y intéresse déjà ; mais cesdames ?

– Ne craignez rien pour elles, réponditdon José ; elles ont été élevées dans le désert, elles sontaguerries à ces escarmouches auxquelles elles ont souventassisté ; elles n’auront ni attaques de nerfs nipâmoisons ; et puis elles savent que nous saurons lesdéfendre.

– À la bonne heure, cette confiancedoublera notre courage.

– Silence, dit don José, en lui posant lebras sur l’épaule ; mon père va prendre ses dispositions.

– Ne craignez-vous pas qu’il aitpeut-être un peu trop attendu ?

– Non pas, avant tout il lui fallaitconnaître ses ennemis, s’ils sont nombreux et quel est leurplan.

– C’est juste ; alors les batteursd’estrade vont rentrer ?

– Non pas.

– Mais alors, comment…

– Vous verrez, colonel, interrompit donJosé, je crois que cela vous paraîtra à la fois étrange et trèscurieux.

– Soit, attendons, dit le colonel enacceptant le cigare que don José lui tendait.

 

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