Les Pirates de l’Arizona

Chapitre 7Où se préparent de graves événements

 

L’Urubu se redressa sur son lit, alluma uncigare et se tournant un peu de côté de façon à bien voir le Coyoteen face, il se pencha en avant et dit enfin d’une voix sourde danslaquelle on sentait les derniers efforts d’une émotion maîtriséepar une volonté fiévreuse :

– Vous allez tout savoir.

– Il est temps encore de retenir sur voslèvres le secret que peut-être, dans quelques heures, vousregretterez de m’avoir confié ; je vous ai adressé certainsreproches, et j’avais raison, vous le sentez maintenant, puisquevous vous décidez enfin à rompre votre silence trop prolongé.

– Mais…

– Pardon, si je vous interromps ; jetiens à ce que vous sachiez bien que je me soucie fort peu de ceque vous voulez m’apprendre ; ces confidences m’auraient sansdoute intéressé il y a quelques jours encore, mais aujourd’hui toutest changé ; je ne me suis rendu à votre appel que pour rompretoutes relations avec vous. C’est une résolution bien arrêtée dansmon esprit, tout ce que vous pourrez me dire ne changera rien à ceque j’ai décidé.

– Alors à quoi bon, puisqu’il en estainsi, ces reproches dont vous m’avez accablé ?

– Parce que je voulais vous prouver queje n’étais pas votre dupe et que je savais fort bien que vous nem’aviez jamais considéré que comme un instrument qu’on brise quandon n’en a plus besoin.

– Ainsi, dit l’Urubu en fronçant lesourcil, c’est une rupture entre nous ?

– Définitive, dit nettement leCoyote.

– Alors nous sommes ennemis ?

– Non, je ne vous connais plus, voilàtout ; nous reprenons chacun notre liberté d’action et nousdevenons étrangers l’un à l’autre ; je ne vous hais pas, quantà présent ; le désert est grand, il y a de la place pour vouset pour moi, sans que nous nous gênions l’un l’autre.

– C’est votre dernier mot ?

– Oui.

Il y eut un silence plein d’orage : lesdeux hommes échangeaient des regards sinistres, la colère gonflaitleur cœur.

Tout à coup, l’Urubu bondit hors de son lit etse dressa devant le Coyote.

– Je ne suis pas aussi faible que vous lecroyez sans doute, mon maître, dit l’Urubu d’une voix hachée parson émotion intérieure.

– Vous vous trompez, répondit le Coyoteen ricanant.

– Ah ! vous le saviez ?

– Parfaitement, les hommes qui vousentourent ne sont-ils pas à moi ?

– C’est juste.

– Vous jouez admirablement lacomédie.

– Peut-être ; un mot encore.

– Parlez.

– Je vous avais confié des papiersprécieux ; est-ce vrai ?

– Oui.

– Quand on rompt une associationloyalement et d’un commun accord, dit l’Urubu d’une voix calme,chacun rentre dans ce qui lui appartient.

– Évidemment, cela n’admet pasd’hésitation.

– Vous le reconnaissez ?

– Pardieu !

– Alors faites-moi le plaisir de meremettre les papiers que je vous ai confiés.

– Je vous ai dit que le coureur des boisSans-Traces me les a pris.

– Rien ne me le prouve.

– Doutez-vous de ma parole ?

– Non, mais si cela est comme vous ledites, reprenez-les à Sans-Traces et rendez-les-moi.

– Cela m’est impossible.

– C’est ce que nous verrons.

– C’est tout vu ; qui sait enquelles mains sont maintenant ces papiers ?

– Tant pis pour vous, il ne fallait pasles laisser prendre ; je saurai vous obliger à me lesrendre.

– Je ne crois pas, fit le Coyote enricanant.

– Si vous étiez encore mon associé, jepourrais peut-être attendre, mais dans la situation où nous sommesvis-à-vis l’un de l’autre, il faut en finir au plus vite. Je vousdonne huit jours pour me restituer ces papiers.

– Pas plus dans huit jours que dans unan, fit le Coyote en éclatant de rire.

– C’est ce qui vous trompe, réponditfroidement l’Urubu, mes précautions sont prises.

– Tant mieux pour vous.

– Je vous connais de longue date,compagnon, dit-il d’un accent glacé ; je sais ce que tout lemonde ignore dans le désert.

– Que pouvez-vous savoir ?

– Tout.

– C’est bien vague, dit le Coyote enhaussant les épaules.

– Je sais votre histoire sur le bout dudoigt.

– Ah ! alors, reprit le bandit avecironie, vous devez avoir appris des choses bien édifiantes sur moncompte ; hein ? fit-il en redoublant de sarcasmes.

– Mais oui, reprit paisiblement l’Urubu,entre autres ce qui m’a fort édifié ainsi que vous dites, c’estl’histoire de votre fille, le seul être que vous aimiez ;n’est-ce pas Marguerite qu’elle se nomme ?

Le Coyote était d’une pâleur cadavéreuse, toutson corps était secoué par un tremblement nerveux, malgré sesefforts pour paraître indifférent.

– Je vous croyais un bandit sans foi niloi, je me trompais, il vous restait une corde sensible dans uncoin ignoré de votre cœur ; votre amour paternel pour votrefille est admirable ; je vous fais mes compliments les plussincères : vous volez et vous assassinez sans pitié et sansremords pour faire élever noblement mademoiselle Marguerite deSternitz dans un couvent où l’on n’est pas admis si l’on n’est issude vieille souche guerrière ; la jeune fille chaste, sainte etcandide prie donc chaque jour pour son père qui travaille là-bas enAmérique pour lui amasser une dot princière.

– Où voulez-vous en venir ?murmura-t-il d’une voix éteinte.

Le bandit était maté, il avait peur, ilsentait que sous cette ironie froide se cachait quelque horriblemalheur.

– Dame ! fit l’Urubu toujoursglacial, vous n’avez pas voulu écouter mon histoire, je vousraconte la vôtre, n’est-ce pas qu’elle est intéressante ?

Le Coyote lui lança un regard affreux, mais ilne répondit pas ; il s’était levé, une sueur froide perlait àses tempes, il souffrait une agonie effroyable ; appuyé contreun rocher il ne se soutenait que par un effort gigantesque devolonté.

– À propos, dit l’Urubu, y a-t-illongtemps que vous n’avez reçu des nouvelles d’Allemagne, monsieurle comte de Sternitz ?

Le Coyote voulut répondre, mais il n’en eutpas la force ; il ne réussit qu’à balbutier quelques motsindistincts.

– Non, n’est-ce pas ? J’en ai reçumoi, il y a quelques jours ; tenez je m’en souviens, ce fut lematin du jour où j’ai tenté la malheureuse expédition que voussavez ; voulez-vous que je vous lise le passage où l’on parlede votre fille ?

Le Coyote tendit le bras.

– Vous préférez lire vous-même ? àvotre aise, mon maître.

Et il prit dans son portefeuille un papierqu’il présenta au bandit.

Celui-ci le saisit et essaya de lire.

Tout à coup il poussa un cri terrible et roulasans connaissance sur le sol.

Les pirates s’élancèrent au-devant de leurchef.

– Pauvre ami ! dit l’Urubu aveccommisération.

– Qu’est-il donc arrivé ? demandaMatatrès.

– Une bien triste nouvelle que je lui aiannoncé maladroitement et sans le préparer à la recevoir.

– Caraï ! dit Navaja, il est commemort !

– Eh ! fit un autre, il paraît qu’ila été rudement sanglé le cher señor.

– Que faire ? s’écrièrent tous lesbandits avec inquiétude.

– Attendez ! dit l’Urubu,laissez-moi l’examiner un peu ; peut-être n’est-ce qu’unspasme.

Il se pencha sur le Coyote, et il l’examinaavec une sérieuse attention pendant deux ou trois minutes et serelevant vivement :

– Vive Dios ! dit-il avecinquiétude, hâtons-nous, c’est une attaque d’apoplexie ; iln’y a pas une seconde à perdre.

Il choisit une lancette dans une trousse qu’ilportait sur lui, et il piqua la veine, pendant que les piratesfrictionnaient le malade au creux de l’estomac et aux poignets avecde l’eau glacée.

Le sang ne partit pas immédiatement ;enfin, après un instant, une goutte d’un sang noir parut à la lèvrede la piqûre, puis vint une seconde, puis une troisième, et alorsle sang commença à couler noir et écumeux.

– Il est sauvé, dit l’Urubu mais il étaittemps.

Le Coyote commençait à être agité de frissonsnerveux, ses paupières battaient, il n’allait pas tarder àreprendre connaissance.

L’Urubu renvoya les bandits.

– Retournez auprès du feu, leur dit-il,peut-être le Coyote en vous voyant autour de lui ne serait quemédiocrement flatté d’apprendre que vous l’avez vu s’évanouir commeune femme.

– Caraï ! il ne nous lepardonnerait pas, dit Matatrès.

Le Coyote respirait plus facilement, de sesyeux encore clos s’échappaient des larmes.

– Comme il l’aime ! murmural’Urubu ; le choc a été rude ; j’ai frappé trop fort,c’est vrai ; mais pouvais-je supposer qu’un tel scélérat avaitencore un bon sentiment dans son cœur pétrifié par les vices quilui forment une auréole sinistre ? cet amour paternel dévoué àtoute outrance, reste seul debout comme un diamant pur au milieu decette fange. Quel mystère sublime ! cela seul prouveraitl’existence de Dieu, si la conscience la plus bourrelée nel’attestait pas positivement.

Tout en philosophant si singulièrement,l’Urubu, qui probablement ne valait pas mieux que son associé,s’occupait avec beaucoup d’adresse et de dextérité à bander lasaignée qu’il avait faite.

Presque aussitôt le Coyote ouvrit lesyeux ; il y avait encore un peu d’égarement dans sonregard.

– Que m’est-il donc arrivé ?murmura-t-il en regardant autour de lui avec hésitation.

La mémoire est celle de nos facultés qui nousabandonne le plus vite et qui revient le plus promptement.

Tout à coup le bandit se redressa.

– Ah ! s’écria-t-il avec désespoir,je me souviens.

Et il chercha le papier qu’il avait laissééchapper en tombant.

– Ne cherchez pas, dit froidementl’Urubu, j’ai repris cette lettre.

– C’est donc vrai ? dit-il d’unevoix sourde, elle a été enlevée du couvent !

– Oui, par mes ordres, et mise dans unautre couvent.

– Pourquoi ce rapt odieux ?

– J’avais besoin d’un otage ; avecun homme de votre trempe, mon cher maître, il faut toutprévoir ; vous voyez que j’ai eu raison de me mettre sur mesgardes ; je vous l’ai dit, toutes mes précautions sont prisescontre vous ; votre fille croit que c’est vous qui l’avez faitchanger de couvent ; elle ignore tout ; et il en seraainsi, tant que j’aurai besoin de vous, tenez-vous-le pour dit.

– Oh ! dit-il avec ressentiment, siquelque jour je vous tiens dans mes serres comme vous me tenezaujourd’hui dans les vôtres…

– Vous vous vengerez, c’estentendu ; vous aurez raison si je vous laisse faire.

– Où est-elle ?

– Voilà sur ma foi une question plus quenaïve.

– Dites-moi seulement si elle est restéeen Europe.

– Qui sait ? peut-être oui,peut-être non ; vous le saurez plus tard, si vous vousconduisez loyalement avec moi pendant que nous vivrons côte àcôte.

– Et vous me la rendrez ?

– Je vous le jure.

– Et elle ignorera tout ?

– Je vous le promets ; croyez-moi,Coyote, entre bandits de notre sorte on doit toujours avoir unehonnêteté relative ; si les coquins n’agissent pas loyalemententre eux, ils deviennent méprisables à leurs propres yeux et neréussissent à rien.

– Vous avez raison, comptez sur moi, vousavez ma parole.

– J’ai votre fille aussi, ne l’oubliezpas ; cela vaut pour moi plus que toutes les paroles que vouspourriez me prodiguer.

– Cette affaire durera-t-ellelongtemps ?

– C’est selon, cela dépend de certainesconsidérations indépendantes de notre volonté, cela peut donc durerun an, comme nous pouvons terminer tout en un mois.

– Mais de quoi s’agit-il en somme ?je ne sais rien, moi.

– Ah ! voilà, vous n’avez pas voulum’écouter quand j’ai voulu vous raconter tout ce qu’il étaitimportant que vous sachiez.

– Bon, ce n’a été qu’un retard ;parlez, je suis prêt à vous prêter la plus sérieuse attention.

– Malheureusement le temps nous manque,j’en ai long à vous dire.

– Qui vous empêche ?

– Le temps.

– Il est à peine deux heures de latarde.

– C’est précisément cela ;j’attends une visite.

– Une visite ?

– Oui.

– Qui donc ?

– Un Peau-Rouge.

– Hum ! fit-il en hochant latête.

– Bon ! vous n’avez pasconfiance.

– Règle générale, je n’ai confiance enpersonne.

– C’est un excellent principe.

– Oui, mais je me méfie surtout desPeaux-Rouges.

– Pourquoi cela ? ce sont des hommescomme les autres, il me semble ?

– Vous êtes nouveau au désert, vous neconnaissez pas ces démons ; ils détestent les Faces Pâles,comme ils nous nomment, et ils ne sont contents que lorsqu’ilspeuvent nous jouer de mauvais tours.

– Bah ! vous exagérez.

– Peut-être ; le connaissez-vous cePeau-Rouge ?

– Certes.

– Où avez-vous fait saconnaissance ?

– Il y a deux mois à peu près, je l’airencontré dans une chasse aux bisons ; je l’ai revu plusieursfois et nous nous sommes liés autant qu’un Blanc peut se lier avecun Indien.

– Est-ce un Indienbravo ?

– Oui, c’est un Indien Comanche.

– Ah, Caraï !

– Qu’y a-t-il donc ? est-ce parceque cet homme est comanche ?

– Positivement.

– Vous ne les aimez pas ?

– Je déteste tous les Indiens, cependantje hais moins les Comanches.

– Eh bien, alors ?

– Les Comanches sont dévoués auxSandoval.

– Je le sais ; mais celui-ci a eu àse plaindre d’eux, et il a abandonné sa tribu pour cesser tousrapports avec eux.

– C’est le Comanche qui vous a racontécette histoire ?

– Non pas, il ne m’a pas dit un seul motde ses discussions avec les Sandoval.

– Qui donc vous a si bien instruitalors ?

– Vous savez que je suis prudent,n’est-ce pas ?

– Oui et même parfois vous l’êtestrop.

L’Urubu sourit.

– J’ai interrogé, reprit-il.

– Des Indiens ?

– Deux ou trois.

– Hum ! et puis.

– Des trappeurs et des coureurs de bois,vous savez qu’ils passent pour honnêtes.

– Passent est bien dit, qu’avez-vousappris sur le compte de cet homme.

– Tous ceux que j’ai interrogés m’ont ditla même chose, c’est-à-dire que dans ce qui s’est passé tous lestorts sont aux Sandoval, que l’Oiseau-de-Nuit…

– Il se nomme l’Oiseau-de-Nuit ?

– Oui, le connaissez-vous ?

– Un peu.

– Eh bien ?

– Je le crois honnête, il s’est retiréchez les Corbeaux.

– C’est cela.

– On m’a dit comme à vous qu’il esthonnête, mais qu’il en veut beaucoup aux Sandoval et que, sil’occasion lui était offerte de se venger d’eux, il ne lalaisserait pas échapper.

– C’est textuellement ce qui m’a étédit ; que pensez-vous de tout cela ?

– Je pense qu’on peut voir, mais sans sedécouvrir.

– Vous avez raison, il est toujours bond’être prudent.

– Et vous l’attendez ?

– Oui, il sera ici dans quelquesinstants.

– Vous avez eu tort de lui donnerrendez-vous dans le souterrain.

– Soyez tranquille, vous verrez quellesprécautions j’ai cru devoir prendre.

Un signal éloigné se fit entendre.

– Notre homme arrive, dit l’Urubu.

– À la grâce de Dieu ! dit leCoyote, jouons serré ; ces démons sont bien fins.

– Rapportez-vous-en à moi pour cela,reprit l’Urubu.

Un bruit de pas qui augmentait rapidement sefit entendre.

Bientôt on aperçut Matatrès et Navaja quitenaient un homme enveloppé dans un zérapé, et cela de telle sortequ’il ne pouvait voir ni entendre.

– C’est bien, mais si loin qu’on ait étéle chercher…

– Vous en demandez trop ; il a faitainsi enveloppé plus de trois lieues à travers des tentesimpossibles.

– Oui, oui, tout cela est bien, mais quivous prouve que cet homme n’avait pas aux environs des complicesqui se sont mis sur sa piste ?

– Ah ! pardieu ! avec desraisonnements pareils, on ne finirait jamais rien.

– Cela vaudrait mieux, reprit le Coyoteen hochant la tête.

Les deux bandits avaient, en un tour de main,démailloté le Peau-Rouge.

Celui-ci se secoua pour rétablir l’harmonie deses vêtements, et il s’approcha des deux chefs des pirates qu’ilsalua avec grâce en s’inclinant et en prononçant ce seulmot :

– Sago !

Ce Comanche paraissait jeune, il étaitadmirablement fait, sa physionomie était ouverte, douce, et un peunaïve ; il n’avait pas ses peintures de guerre, ce quipermettait relativement de voir son visage ; il portait uneplume d’aigle au milieu de sa touffe de guerre, justifiant ainsises prétentions au titre de chef.

Les deux hommes lui rendirent son salut.

– Parlez, dit l’Urubu à son compagnon,mieux que moi, vous savez comment il faut traiter avec lesIndiens.

Le comanche regarda les deux hommes avecsurprise, il n’avait pas compris ce qu’avait dit l’Urubu ; ilest vrai que celui-ci avait parlé en allemand.

– Mon frère, l’Oiseau-de-Nuit, est lebien venu, dit le Coyote, mon frère est un chef, il excusera lafaçon dont on l’a conduit ici.

– L’Oiseau-de-Nuit est un chef, reprit lePeau-Rouge avec emphase, il sait ce que la prudence exige.

– Mon frère acceptera-t-il un cornetd’eau de feu avec son ami ?

– L’Oiseau-de-Nuit remercie son frèreface pâle, le chef appartient à la grande nation des Comanches deslacs, il est sobre, les liqueurs des faces pâles rendent fous lesPeaux-Rouges ; les Comanches ne boivent que de l’eau.

Le Coyote s’inclina.

– Mon frère, l’Oiseau-de-Nuit,fumera-t-il le calumet de paix autour du feu du conseil ?

– L’Oiseau-de-Nuit fumera, répondit lechef.

Les trois hommes prirent alors place autour dufeu.

Les quatre bandits subalternes s’étaientéloignés hors de portée de la voix.

Le chef bourra son calumet demorriche, tabac très doux légèrement mêlé d’opium, et queles Indiens considéraient comme sacré, le chef alluma son calumetet après avoir aspiré deux fois la fumée, il passa le calumet àl’Urubu qui fit de même et le passa au Coyote.

Le calumet fit ainsi trois fois le tour dufeu, sans qu’un seul mot fût échangé entre les trois hommes.

Il y eut un autre silence pour allumer alorsles pipes, les calumets ou les cigares, et, après un instant, leCoyote, plus au courant des mœurs indiennes et plus accoutumé quel’Urubu à causer avec les Peaux-Rouges, prit la parole entre deuxbouffées de fumée.

– Mon frère l’Oiseau-de-Nuit, dit-il d’unton conciliant, a demandé à ses amis les visages pâles des’entretenir avec eux en fumant le calumet en conseil à propos dechoses très intéressantes pour eux et pour lui ; l’Urubusachant que le chef n’a pas la langue fourchue, ils se sont hâtésde lui accorder l’entretien qu’il avait demandé ; les chefspâles ont ouvert leurs oreilles pour entendre les paroles queprononcera leur jeune ami, le chef comanche.

L’Indien s’inclina avec grâce devant les deuxpirates et, après avoir semblé réfléchir pendant quelques instants,il prit à son tour la parole.

– Le cœur de l’Oiseau-de-Nuit, dit-il,est jeune d’âge, mais son expérience est grande ; son cœur estrouge et n’a aucune peau qui le sépare ; ses intentions serontdonc franches, et les paroles que soufflera sa poitrine et quimonteront à ses lèvres seront loyales et droites ; lesComanches sont des hommes, des guerriers vaillants, et marchenttoujours sans détours au but qu’ils se proposent d’atteindre ;le Wacondah, le puissant maître de la vie, les aime.L’Oiseau-de-Nuit n’a plus de tribu, il erre à l’aventure, cherchantles atepelts de sa nation, et il ne peut pas lesretrouver, parce que ses ennemis ont élevé un brouillard épaisentre le chef et ses villages ; des hommes qui ne sont niPeaux-Rouges ni faces pâles ont rempli les bois de mensonges et ontdonné des jupons aux Comanches ; ils en ont fait des femmessans courage et ils sont dominés par ces hommes qui leur ont bouchéles oreilles pour les empêcher de réclamer leur liberté qu’ils sesont laissé enlever ; l’Oiseau-de-Nuit gémit de cetaveuglement de tout un peuple si vaillant au temps de ses pères,qui chassent dans les prairies bienheureuses del’Eskenn’ahnn; mais l’Oiseau-de-Nuit est seul, il estfaible comme un enfant, et ne peut rien pour son peuple.

Le jeune chef fit une courte pause, comme s’ilétait accablé de douleur.

Les deux pirates écoutaient avec la plusgrande attention, ne sachant pas encore où l’Indien voulait envenir ; d’autant plus qu’ils ne comprenaient que difficilementce discours que le chef comanche semblait rendre obscur de partipris.

Il reprit :

– Le chef se désespérait de cetteabjection de son peuple quand le Wacondah vint à son aide en luisoufflant un bon conseil à l’oreille ; les guerriers facespâles qui errent dans les prairies et les hautes savanes ont étéinsultés par les maîtres puissants des Comanches ; lesSandoval, ainsi qu’ils se font appeler, ont attaqué sans cause lesguerriers faces pâles, ils leur ont tendu une embuscade, les ontfait tomber dans un guet-apens, et ils ont tué sans pitié tous lesguerriers faces pâles et, après les avoir scalpés, ils les ontaccrochés comme des chiens crevés, aux branches des arbres, et ilsont abandonné leurs cadavres pour être dévorés par les oiseaux deproie, qui s’abattent sur eux en poussant des cris joyeux en serepaissant de leur chair pantelante et bleuie. L’Oiseau-de-Nuitest-il un imposteur, sa langue est-elle fourchue, a-t-il menti, quemes frères les visages pâles répondent, l’Oiseau-de-Nuit a-t-il ditla vérité ?

– Oui, répondirent les deux hommes d’unevoix sourde.

– Est-ce que les chefs des visages pâleslaisseront ainsi leurs guerriers sans vengeance ? La loi dudésert ne dit-elle pas œil pour œil, dent pour dent ?

– Oui, reprirent les deux hommes.

– Pourquoi ne se vengent-ils pas del’affront qu’ils ont subi ; mes amis faces pâles ont-ils doncpeur de leurs ennemis ?

– Non, chef, nous n’avons pas peur,répondit le Coyote avec ressentiment, mais nos amis sont peunombreux et nos ennemis disposent de forces formidables.

– Qu’importe ! s’écria le Peau-Rougeavec énergie, les Comanches ne comptent leurs ennemis quelorsqu’ils sont morts.

– Nous ne voulons pas, dit l’Urubu, nousexposer à une nouvelle défaite.

– Êtes-vous donc seuls, vos guerrierssont-ils tous morts ?

– Oui, dit l’Urubu.

– Ah ! fit l’Indien.

– Mais, ajouta le Coyote, d’autresguerriers plus nombreux ont remplacé ceux qui ont été tués dans ladernière affaire.

– Alors qu’attendez-vous ?

– Une occasion ; nous ne voulons pasnous exposer à une nouvelle défaite, je vous l’ai dit déjà,chef.

Il y eut un nouveau silence.

– Que mes frères pâles ouvrent lesoreilles, un chef va parler, dit tout à coup l’Indien avecemphase.

Les deux pirates relevèrent la tête etfixèrent leurs yeux sur le Peau-Rouge.

Celui-ci continua :

– Ce qui fait la force des ennemis de mesfrères pâles, c’est qu’ils possèdent un fort inexpugnable.

– C’est vrai, dit le Coyote en hochant latête.

– Vous en avez entendu parler ?demanda l’Indien dont le regard lança un éclair.

– Oui, répondit le Coyote, depuis que jeparcours le désert, souvent le soir autour du feu de veille, j’aientendu dire qu’il existait dans les prairies du Far West, cinqcités antiques et mystérieuses dont personne ne connaîtl’emplacement, sauf les sagamores et les grands chefs desPeaux-Rouges, qui en conservent religieusement le secret ; cescinq villes ont été bâties par les vaillants Incas lorsque lesEspagnols s’emparèrent du Mexique ; on ajoute que les Incas,vaincus par les Blancs, se retirèrent dans ces villes en emportantavec eux des richesses innombrables, en or, argent etdiamants ; souvent je me suis mis à la recherche de cesvilles, dont tout le monde parle et que personne n’a vues.

– Mon frère a sans doute découvert une deces villes ? dit l’Indien avec un accent singulier.

– Non, j’ai eu le sort de bien d’autresqui, comme moi, se sont mis à leur recherche, je n’ai riendécouvert ; et de guerre lasse, j’ai renoncé à chercherdavantage, convaincu qu’elles n’existent pas et que probablementelles n’ont jamais existé. Si grand que soit le désert, cinq villespopuleuses n’auraient pu y exister sans qu’on les découvrît ;je suis donc convaincu que cette légende est fausse, que ces villesn’ont jamais existé, et que c’est un conte inventé par les Indienscomme ils en inventent tant d’autres.

Le jeune chef sourit.

– Mes amis faces pâles se trompent, cesvilles existent, elles regorgent de richesses, l’Oiseau-de-Nuit lesa vues et les a habitées.

– Il serait vrai, s’écria le Coyote avecconvoitise.

– Pourquoi les Sandoval apparaissent-ilsà l’improviste et disparaissent-ils sans qu’on sache où ils seréfugient ? mes frères pâles ont-ils fait jamais attention àcela ? dit l’Indien avec ironie.

– Il serait vrai, s’écrièrent lespirates.

– Tout est vrai ; les Peaux-Rougesn’ont rien inventé ; les faces pâles sont aveugles, ils nevoient rien ; que mon frère l’Urubu se souvienne.

– De quoi ? demanda le pirate.

– La nuit où l’Urubu était embusqué dansla prairie avec ses guerriers, lorsque les Sandoval eurent établileur campement sur la colline, n’ont-ils pas lancé des feux deplusieurs signaux.

– Oui, je me rappelle ce fait, ditl’Urubu.

– Bon ! reprit l’Indien, mon frèrepâle n’a-t-il pas entendu un coup de Canon ? Boum ! letonnerre des Blancs ?

– Comment, c’était un coup decanon ? je croyais que c’était le roulement du tonnerre dansles mornes.

– C’était le canon, une face pâle doitsavoir cela, fit l’Indien avec ironie ; puis, une heure plustard, l’Urubu n’a-t-il pas vu une nombreuse cavalcade arriver surla colline ?

– C’est vrai, je m’en souviens, je ne merendais pas compte de l’arrivée de cette cavalcade.

– Mon frère pâle comprend-ilmaintenant ?

– Mais alors, s’écria le Coyote avec unaccent singulier, il y a donc une ville inconnue près d’ici.

– Peut-être, dit l’Indien en haussant lesépaules ; le Coyote peut recommencer ses recherches, il netrouvera rien.

– Pardieu ! j’en aurai le cœurnet ! dit le bandit avec une sombre décision.

– Le Coyote a un moyen plus simple dedécouvrir cette ville comme il l’appelle ; du moins s’il tientà se venger de ses ennemis.

– Parlez, chef, donnez-moi les moyens deme venger et vous verrez si j’hésiterai au moment d’agir.

– Bon ! l’Oiseau-de-Nuit dispose detous les guerriers des Corbeaux et des Kenn’as ; cesguerriers, joints à ceux de mes frères pâles, seront très forts,mais il leur manque des fusils, de la poudre et des balles. LeCoyote a-t-il des armes ?

– Combien faut-il de fusils pour armervos Peaux-Rouges ?

– Trois fois six caisses de fusils…

– Hum ! c’est beaucoup ; celafait dix-huit caisses de fusils, chaque caisse contient douzefusils, ce qui donne un total général de deux cent seizefusils ; mais ce n’est pas tout, où trouver tant defusils ?

– Oh ! très facilement.

– Comment cela, chef ?

– Un trafiquant yankee est arrivé cematin à Tubac, il partira demain pour Paso del Norte ; il abeaucoup de fusils, et de couteaux à scalper.

– Soit, dit le Coyote en échangeant unregard d’intelligence avec son compagnon, mais que me donnez-vouspour cela ? Rien pour rien, vous savez ?

– Bon ! le chef s’engage à guiderses amis pâles et à les faire pénétrer dans la ville des Sandoval,mais l’Urubu et le Coyote s’engagent de leur côté à aiderl’Oiseau-de-Nuit à s’emparer de ses ennemis.

– Vous les torturerez ?

– Oui, les prisonniers sont attachés aupoteau.

– C’est vrai, je tiens à ce qu’ilssouffrent longtemps.

– Bon ! c’est facile.

– Très bien, nous n’aurons pas dediscussion à ce sujet.

– Quand l’Oiseau-de-Nuit aura-t-illes fusils ?

– Bientôt. Où campent les Corbeaux en cemoment ?

– Sur le rio Gila, près de la hutte deMoctekuzoma.

– C’est bien, vous aurez bientôt de mesnouvelles.

– Sago.

Les pirates saluèrent le chef comanche ;celui-ci fut enveloppé dans un serapé et deux piratesl’emportèrent.

– Vous avez oublié de stipuler la partqui nous reviendra sur les richesses…

– Je m’en suis bien gardé ;j’entends m’approprier toutes ces richesses, d’autant plus qu’ellessont inutiles à ces pauvres diables de Peaux-Rouges.

– À la bonne heure ; commenttrouvez-vous l’Oiseau-de-Nuit ?

– Il est très intelligent, mais il a pourmoi un grand défaut.

– Lequel ?

– Il fait de trop longs discours.

Et ils éclatèrent de rire.

Ils étaient, en apparence du moins, en trèsbonne intelligence.

Il est vrai que l’intérêt les attachait l’un àl’autre, mais dans leur for intérieur, il est probable qu’ils sehaïssaient cordialement.

Il était presque impossible qu’il en fûtautrement.

 

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