Les Pirates de l’Arizona

Chapitre 11Comment le campement fut attaqué par les pirates du désert et cequi s’en suivit

 

Voici ce qui s’était passé pendant l’absencede don José et du général de Villiers.

La veille, don Agostin avait envoyé un hommede confiance à sa résidence habituelle, pour avertir les serviteursdu retour prochain de leur maître et amener à Paso del Norte lalitière qui devait servir au général si le cheval le fatiguaittrop.

Les pirates avaient des espions disséminés surla savane dans toutes les directions.

L’émissaire de don Agostin fut bientôtdécouvert et suivi, mais de fort loin.

L’homme expédié par le vieillard étaitCuchillo, un de ses serviteurs de confiance.

Cuchillo connaissait de longue date toutes lesruses et les perfidies des pirates ; mieux que personne ilsavait avec quelle prudence il devait marcher, pour donner lechange aux bandits qui, bien qu’invisibles, surveillaient sesmoindres mouvements.

Donc Cuchillo reconnu comme étant un desserviteurs de confiance de don Agostin, tous les espions du désertse trouvèrent en un instant à ses trousses.

Mais ils avaient affaire à forte partie ;malgré toutes leurs précautions, Cuchillo leur glissa entre lesmains comme un serpent, et il leur fut impossible de savoir cequ’il était devenu.

Le lendemain, les espions des piratesavertirent leurs chefs que des vaqueros construisaient des jacalesà l’orée d’une forêt de chêne-liège où les Sandoval avaientl’habitude de camper lorsqu’ils traversaient le désert, soit pourse rendre à Paso del Norte ou pour en revenir.

D’autres espions arrivèrent annonçant que lesserviteurs de don Agostin, accompagnés d’une nombreuse troupe deComanches, avaient rejoint les autres serviteurs des Sandoval aulieu du rendez-vous amenant avec eux une litière attelée de quatremules, ce qui donnait à supposer que des dames ne tarderaient pas àarriver.

L’Urubu et le Coyote crurent que l’occasions’offrait à eux de prendre une éclatante revanche des nombreuxéchecs que jusque-là ils avaient subis.

Les deux chefs prirent leurs dispositions avecune grande habileté et surtout avec une extrême prudence, ilsmanœuvrèrent si bien que les vaqueros ne soupçonnèrent rien despréparatifs faits par les pirates, de sorte que le campement futcomplètement entouré sans qu’il fût possible de se douter qu’uneembuscade formidable était dressée contre les voyageurs.

Le plan des bandits était de s’emparer desdames et de contraindre ainsi leurs ennemis à compter avec eux,lorsque les voyageurs arriveraient au campement où ils seproposaient de rester pendant plusieurs heures pour faire laméridienne et laisser tomber la grande chaleur du jour.

Comme on le voit, les bandits n’avaient riennégligé, leur plan très bien dressé était un chef-d’œuvre d’astuceet de perfidie ; à moins d’événements impossibles à prévoir,il devait fatalement réussir.

Seulement, et ils n’avaient pu faireautrement, les bandits avaient été obligés de s’établir à unedistance assez grande du campement pour éviter d’être dépistés.

Lorsque les voyageurs arrivèrent, depuislongtemps les bandits couchés dans les hautes herbes surveillaienttous les mouvements de leurs ennemis, sans que ceux-ci pussentavoir le plus léger soupçon.

D’ailleurs, le mépris profond qu’ils avaientdes pirates leur donnait une entière sécurité, ils les croyaientincapables d’une telle audace.

Du reste leur nombre suffisait pour lesrassurer ; ils se gardaient mal et avaient négligé lesprécautions les plus élémentaires, tant ils étaient convaincusqu’ils n’avaient aucun danger à redouter.

Cette certitude fut la cause de tout lemal.

Les pirates ne donnaient pas signe de vie.

Ils attendaient que la chaleur fût accablante,et que tous les yeux fussent fermés dans le campement.

Lorsqu’ils crurent que tout le monde dormait,ils firent leurs dernières dispositions et se préparèrent àattaquer.

Les deux chefs s’étaient partagé la besogne,le Coyote devait attaquer le campement par la droite, tandis quel’Urubu attaquerait, lui, par la gauche.

C’est-à-dire que le Coyote attirerait lesefforts du combat sur lui, tandis que l’Urubu se glisserait commeun serpent, en rampant silencieusement sur la terre, vers le jacalhabité par les dames qu’il enlèverait d’un coup de main sanséveiller l’attention des vaqueros, et les dames en son pouvoir, ildonnerait un signal auquel tous les pirates se mettraient enretraite au plus vite, en s’éparpillant dans toutes les directionsafin de rendre la poursuite plus difficile.

Le quartier des dames était gardé par leNuage-Bleu, Sidi-Muley, Cuchillo, et une vingtaine dePeaux-Rouges.

Les Comanches étaient éveillés et prêts aucombat.

Sidi-Muley fumait sa pipe en se promenant delong en large avec son vieil ami Cuchillo ; l’ex-spahi étaitinquiet, un pressentiment lui serrait le cœur sans qu’il comprîtrien à ce qui se passait en lui.

– Je ne sais ce que j’ai, disaitSidi-Muley, je suis triste sans savoir pourquoi.

– Baste ! ce n’est rien, dit enriant Cuchillo, tu auras trop fêté le rhum du général.

– Non, répondit-il en hochant la tête, jesens un malheur, il y a quelque chose qui se passe et que je necomprends pas.

– Allons donc, es-tu fou ?

– Je te dis que j’ai peur.

– Toi ? peur ?Sidi-Muley ; tu veux rire ?

– Tu verras.

– Que le diable t’emporte, que veux-tuqui nous arrive ?

– Je ne sais pas, mais je te répète quenous sommes sous le coup d’une catastrophe.

– Tu es fou, te dis-je.

À peine achevait-il ces quelques mots que descris déchirants se firent entendre dans le jacal des dames.

– Ah ! s’écria Sidi-Muley avecdésespoir, voilà le malheur que je pressentais.

Les deux hommes s’élancèrent vers le jacalsuivis presque aussitôt par le Nuage-Bleu et les Comanches.

À l’autre extrémité du campement on entendaitdes cris de colère et une fusillade bien nourrie.

– Arrête ! on attaque lecampement ! s’écria Cuchillo.

– Aux dames ! aux dames ! onles enlève, là-bas on fait une fausse attaque pour nous donner lechange.

Ils s’élancèrent dans le jacal.

Les dames disparaissaient enlevées par despirates. Une vingtaine de bandits barraient le passage.

– Vive Dieu ! s’écria Sidi-Muley ensautant sur un cheval et brandissant son long sabre, sus auxCoyotes !

Et il se rua d’un élan irrésistible sur lespirates suivi par Cuchillo, le Nuage-Bleu et les guerrierscomanches.

Les pirates furent écrasés, et Sidi-Muley etses compagnons passèrent sur leurs corps.

On entendait toujours les bruits du combat quise livrait avec acharnement à l’autre extrémité du campement.

L’Urubu avait surpris les dames dans leursommeil ; il s’était emparé d’elles ; mais pas assezvivement pour les empêcher de pousser les cris de terreur quiavaient donné l’éveil à Sidi-Muley.

Les dames avaient été roulées dans descouvertures, bâillonnées et emportées par des bandits ; ils semettaient en selle au moment où Sidi-Muley et ses amisapparaissaient ; une distance de dix mètres au plus séparaitles défenseurs des trois dames des bandits qui les avaient sitraîtreusement enlevées.

Sidi-Muley et ses amis s’élancèrent les armeshautes, ils n’osaient se servir de leurs armes à feu de crainte deblesser les prisonnières.

Il y eut une mêlée terrible de quelquesminutes, Sidi-Muley était comme fou, il avait reconnu l’Urubu, oupour mieux dire le chef masqué.

– Ah ! bandit, s’écria-t-il engrinçant des dents, je te tuerai comme une bête puante, maudit,lâche, voleur de femmes.

– Tiens, chien ! s’écria l’Urubuavec un cri de panthère, en déchargeant son revolver surl’ex-spahi.

Sidi-Muley lança son cheval sur le bandit,qu’il saisit au collet de la main gauche.

Les deux hommes s’étreignirent corps à corpsessayant de se tuer, et poussant des cris de rage.

Mais les chevaux, surexcités par cette lutte,se dérobèrent, et les deux hommes roulèrent sur le sol sans lâcherprise.

Les bandits s’élancèrent au secours de leurchef, en même temps que Cuchillo et le Nuage-Bleu accoururent àl’aide de Sidi-Muley.

Celui-ci rugissait comme un lion en essayant,sans pouvoir y réussir, de plonger son poignard dans le cœur dubandit.

L’Urubu, bien moins vigoureux que leredoutable soldat, sentait ses forces à bout ; tous sesefforts tendaient, faute de mieux, à se débarrasser de la veste dechasse que l’ex-spahi avait saisie d’abord et qu’il ne lâchaitpoint ; il réussit enfin à dégager ses bras du fatal vêtement,et, d’un effort suprême, il bondit sur ses pieds.

Le spahi fut aussi prompt à se remettre surses pieds et, sautant sur le misérable, il le prit par la ceinture,mais son effort fut si terrible que la ceinture se rompit et luiresta dans la main.

Soudain il y eut un choc irrésistible :les bandits et les Comanches se ruaient les uns contre lesautres.

L’Urubu et Sidi-Muley furent séparés ; lebandit se laissa tomber sans connaissance et fut emporté par lespirates, tandis que Sidi-Muley essayait vainement de rejoindre sonennemi qu’il avait presque complètement déshabillé dans sa lutte,et dont il emportait les dépouilles opimes.

Sidi-Muley était un vrai cœur de soldat,inconscient et philosophe. Quand il lui fut prouvé que tous sesefforts seraient vains pour rejoindre les prisonnières qui, depuislongtemps, avaient disparu dans les hautes herbes, il pritfranchement son parti de cette déconvenue, et cela d’autant plusqu’il avait la conviction intime d’avoir vaillamment fait sondevoir.

– Baste ! murmura-t-il en étanchantquelques gouttes de sang provenant d’une éraflure sans importancecausée par le coup de revolver tiré sur lui par l’Urubu.Baste ! contre la force il n’y a pas de résistance ; noussommes manche à manche. Je lui gagnerai la belle en le tuant commeun chien qu’il est, et, ajouta-t-il en ricanant, à propos demanches, qui sait si nous ne trouverons pas des documents sérieuxet utiles pour nous dans ces guenilles dont je me suis emparé.

Sidi-Muley avait la rage des monologues, quandil ne pouvait pas trouver d’interlocuteur il se causait à lui-mêmeet ne s’en trouvait pas plus mal.

– Voici ton cheval, lui dit Cuchillo enlui tendant la bride.

– Merci, dit le soldat en se mettant enselle ; eh, compagnon, ajouta-t-il, qui diable t’a fait cettemagnifique estafilade à travers le museau ?

– Un ancien ami, ex-lepero à Mexico.

– C’est toujours comme ça, dit le spahiavec bonhomie, les amis sont désagréables pour ça. Est-ceprofond ?

– Moins que rien, dit Cuchillo enhaussant les épaules, un simple abreuvoir à mouches, c’est unmaladroit.

– À la bonne heure, et lui ?

– Ma foi ! tu sais je suis rageur endiable ! Je l’ai tué net, je l’ai regretté, c’était un bongarçon. Mais tu sais, quand on est en colère.

– Oui, on ne réfléchit pas.

– C’est vrai. Est-ce que tu faiscollection de guenilles ?

– Non, mais je tiens à celles-là,peut-être nous seront-elles utiles.

– Pour aller au bal ?

– Qui sait ? dit Sidi-Muley avec unsourire d’une expression singulière, et puis c’est un souvenir quem’a laissé bien sans le vouloir le chef masqué.

– Qui peut être ce gaillard-là, lesais-tu ?

– Et toi ?

– Ma foi non.

– Alors nous sommes juste au mêmepoint.

– Il paraît que c’est fini là-bas, tousles pirates sont en pleine retraite.

– Pardieu ! c’est limpide, ils nevoulaient qu’une chose, s’emparer des dames ; leur coupréussi, ils n’en demandaient pas davantage, et ils se sont aussitôtmis en retraite.

– Hum ! tout cela finira mal, ditCuchillo, don Estevan est furieux.

– Je comprends cela, ces rapts leurcoûteront cher.

– C’est probable ! Baste ! celanous amusera.

– Le fait est que notre existence estassez accidentée depuis quelque temps ; cela change et évitela monotonie.

– Il est évident que l’on mourraitd’ennui si on ne se battait un peu de temps en temps.

En ce moment ils furent rejoints par leNuage-Bleu.

Les Comanches avaient une trentaine de piratesattachés à la queue de leurs chevaux.

– Eh ! eh ! chef, ditSidi-Muley, il paraît que vous n’avez pas fait buisson creux.

– Les pirates faces pâles sont deschiens, ils enlèvent les femmes parce qu’ils n’osent pas attaquerles guerriers.

– Ce sont de vieilles femmes bavardes,dit Cuchillo, il faudra faire un exemple.

– Le Nuage-Bleu est un chef ; lesfaces pâles seront attachés au poteau et brûlés vifs après avoirété torturés.

– Très bien ; plus ils souffriront,plus ce sera bien fait pour eux.

– Ils mourront. comme des chiens.

– Avez-vous pris quelque banditcélèbre ?

– Que mon frère Sidi regarde l’hommeattaché à la queue du cheval du Nuage-Bleu.

Sidi-Muley regarda.

– Eh ! s’écria-t-il avec surprise,je n’ai pas la berlue, c’est bien le Coyote que je vois là.

– Oah ! mon père dit vrai, ce chien,fils d’une chienne yankee, est bien le Coyote.

– Oh ! oh ! voilà une bonneprise. Comment avez-vous réussi à vous emparer de lui ?

– Le chien se sauvait.

– Naturellement.

– Bon ! il a bien combattu.

– Hum ! cela m’étonne.

– Quand le Coyote se sent acculé par leschiens, il se défend pour sauver sa vie.

– L’homme le plus lâche a du couragequand il sent la mort.

– Oah ! il a tué plusieurs de mesjeunes hommes.

– Oh ! oh ! il s’est donc biendéfendu.

– Et vous ne l’avez pas scalpé, chef,cela m’étonne.

– Les bandits faces pâles cachent leurschevelures parce qu’ils sont lâches.

– Eh ! que me dites-vous là, il adonc été scalpé déjà ?

– Sa langue menteuse l’a dit au chef,mais il le torturera jusqu’à ce qu’il la retrouve, le chef la veutet il l’aura.

– Ce sera peut-être difficile, ditSidi-Muley en riant, mais vous aurez raison d’exiger sa chevelure,elle vous appartient.

– Ce scélérat est capable de s’être faitscalper par un autre pour vous jouer un mauvais tour, dit Cuchilloen ricanant.

– Cela se pourrait bien, appuyaSidi-Muley sur le même ton.

Quelques minutes plus tard ils atteignirent lecampement, où tout était encore en désordre.

Don José et le général de Villiers venaient,eux aussi, d’arriver.

Don Agostin avait repris ses sens.

Tous nos personnages étaient terrifiés, ilsétaient en proie à un véritable désespoir.

La situation était terrible pour la famille deSandoval : ce malheur, si subitement tombé sur ces hommes siheureux jusque-là dans tout ce qu’ils avaient tenté, leur enlevaitpresque leurs facultés intellectuelles, ils étaient littéralementaccablés.

Don Agostin fut le premier qui repritpossession de lui-même, il redressa sa haute taille, et d’une voixdont les tremblements nerveux le faisaient balbutier malgré lui, ildit avec un accent d’une douceur étrange :

– Mes enfants, Dieu nous a frappés d’unmalheur peut-être irréparable, notre sort est entre ses mainstoutes-puissantes, courbons-nous humblement devant savolonté ; Dieu nous éprouve, que son nom soit béni.

– Oui, père, répondirent les deux frèresen s’inclinant, que son nom soit béni.

– Nous n’avons aucun reproche à nousfaire les uns aux autres, reprit le vieillard, nous sommes touségalement coupables de négligence, ne nous abandonnons pas à notredouleur, soyons forts dans l’adversité, Dieu nous aidera ;faisons une enquête provisoire avant de rentrer à notre résidence,dès que nous serons chez nous, nous tiendrons un conseilmédecineoù nous déciderons ce qu’il convient que nous fassionsdans ces circonstances malheureuses ; allez, mes fils, voyez,interrogez et rapportez-moi ce que vous aurez vu ou entendu.

– Permettez-moi, mon père, dit don José,de vous instruire d’un fait qui s’est passé pendant que je mepromenais dans la forêt en compagnie du général de Villiers,ignorant malheureusement les événements qui se passaient ici.

– Parlez, mon fils, dit le vieillard.

Don José raconta alors dans tous ses détailsce qui s’était passé dans la forêt.

Le vieillard réfléchit pendant quelquesinstants.

– C’est grave, dit-il en hochant la tête,c’est très grave, laisser passer de telles armes aux mains depareils bandits serait un crime, nul ne pourrait leurrésister ; il faut acheter toutes ces armes et toutes lescartouches en enjoignant à ce trafiquant de ne plus revenir dansnotre pays sous peine de mort.

– C’était ce que je pensais qu’il étaitimportant de faire, sauf toujours votre assentiment mon père.

– Voici ce que vous ferez : vouspartirez à l’instant avec quarante vaqueros sûrs, vous conclurez lemarché avec ce Wilson, vous prendrez livraison et vous ferezimmédiatement transporter tout ce chargement, où vous savez ;tout cela peut être terminé en deux heures, vous nous rejoindrezici où nous vous attendrons.

– Oui mon père, mais ce Matatrès qu’enferons-nous ? c’est un bandit de la pire espèce, mon père.

– C’est vrai, mais à tout péchémiséricorde ! dans cette circonstance, en somme, il nous aurarendu service ; sans le vouloir, c’est vrai, mais le servicen’en est pas moins réel ; je répugne, vous le savez, à frapperde sang-froid ; deux vaqueros le conduiront les yeux bandés àune quinzaine de lieues d’ici, et ils l’abandonneront alors sanslui faire le moindre mal ; seulement il faudra s’arranger defaçon qu’il ne retrouve son chemin que très difficilement ;maintenant partez et hâtez-vous !

Le jeune homme salua et dix minutes plus tardil s’enfonçait dans la forêt, à la tête d’une troupe de cavaliersbien montés et surtout bien armés.

Le Nuage-Bleu s’approcha.

– Que désire mon fils le sagamore desComanches ? demanda affectueusement don Agostin.

– Mes jeunes hommes se sont emparés deplusieurs chiens faces pâles, parmi lesquels se trouve un de leurschefs.

– Un de leurs chefs ? lequel ?dit vivement don Agostin.

– Celui qui se fait nommer le Coyote.

– Le Coyote est en votrepouvoir ?

– Mes jeunes hommes demandent que ceschiens soient attachés au poteau.

– Vos prisonniers vous appartiennent,chef, vous êtes maître d’en faire ce qu’il vous plaira ; maisje crois que vous ferez bien d’attendre que nous soyons dans notreatepelt de pierre pour que cette exécution soit plussolennelle et puis, peut-être aurai-je besoin d’interroger cesbandits.

– Mon père le grand sagamore est le seulmaître de ses fils rouges, ce qu’il fait est toujours bien :le Nuage-Bleu et ses jeunes hommes attendront ce que le grandsagamore décidera.

– La prise du Coyote est une bonne cartedans notre jeu, dit don Estevan.

– Peut-être, mon fils, je le crois commevous, mais il vaut mieux ne pas se bercer d’espérances quipeut-être ne se réaliseront pas.

– Vous avez raison, mon père, vous êtestoute sagesse.

Le vieillard prit alors le Nuage-Bleu à part,et s’entretint avec lui pendant quelques minutes à voix basse, puisle chef comanche s’inclina respectueusement et souffla dans sonsifflet de guerre.

Les Peaux-Rouges se rangèrent autour de leurchef et sur un nouveau signal ils s’éloignèrent rapidement emmenantavec eux leurs prisonniers toujours attachés à la queue deschevaux.

La plus grande partie de la journée s’étaitécoulée.

L’ombre des arbres s’allongeait démesurémentsur la terre, le soleil presque au bas de l’horizon n’apparaissaitplus que comme une boule rouge sans chaleur, la nuit n’allait pastarder à s’abattre sur la savane.

Au fond des repaires ignorés de la forêt, onentendait les rauquements sourds des fauves et les glapissementsdes coyotes en chasse d’une proie encore invisible.

Les oiseaux accouraient à tire-d’aile de tousles points de l’horizon et se blottissaient frileusement dans lesépaisses frondaisons en piaillant à qui mieux mieux.

L’ombre descendait rapidement du sommet desmontagnes et s’étendait peu à peu sur le désert, comme un immenselinceul.

Le soleil disparut presque subitementau-dessous de l’horizon : alors une lueur d’opale, espèce decrépuscule qui ne tarda pas à se fondre dans l’ombre et lesténèbres envahirent la savane confondant en masses sombres lesdivers accidents du paysage.

La nuit était faite.

Le ciel, d’un bleu profond, se pailletapresque aussitôt d’un semis d’étoiles brillantes comme des pointesde diamants.

Les vaqueros et les peones allumaient les feuxde veille.

Rien ne faisait supposer que don Agostin eûtl’intention de partir bientôt du campement.

Le général Coulon de Villiers et le docteurGuérin, un peu négligés dans toute cette bagarre, se promenaient encausant à demi-voix.

Depuis plus de deux heures don Agostin et donEstévan s’étaient éloignés dans deux directions différentes, et nil’un ni l’autre ne reparaissaient.

– Je ne comprends rien à ce qui se passeautour de nous, disait le général de Villiers au docteur. On nous asans doute oubliés ici avec quelques peones, sans plus se soucierde nous ; je ne sais ce qui me retient de retourner à Paso delNorte.

– Vous auriez tort, mon cher général, etvous feriez une injure grave à don Agostin et à ses fils.

– Vous conviendrez du moins avec moi, moncher docteur, que la conduite de ces messieurs est tout au moinssingulière, pour ne pas dire plus.

– Nous sommes dans une situationexceptionnelle, vous vous trompez, don Agostin est incapable d’unmauvais procédé ; c’est un gentilhomme et, ainsi que l’on ditici, c’est un caballero fino, c’est-à-dire homme du mondejusqu’au bout des doigts.

– Je ne dis pas le contraire, maiscependant…

– Mon cher général, vous êtes nouveaudans ce pays, vous ne connaissez rien du caractère, des habitudeset des façons d’agir de ses habitants ; cela se comprend. Plustard, peut-être même avant un mois, vous reconnaîtrez que vous lesavez mal jugés.

– C’est possible, je ne demande pasmieux ; mais vous admettrez bien avec moi que ces messieurs,au lieu de perdre leur temps ici à se lamenter, auraient mieux faitde se mettre sans hésiter sur la piste des ravisseurs.

– Pardonnez-moi de ne pas partager votreopinion, mon cher général, je trouve au contraire que nos amis ontagi comme ils le devaient faire.

– Ah ! pardieu ! voilà qui estfort.

– Eh non, c’est très simple aucontraire.

– Si vous me prouvez cela parexemple ?

– En deux mots si vous voulezm’écouter.

– Certes, mon cher docteur, je suiscurieux de voir comment vous sortirez de ce paradoxe audacieux.

– Vous allez voir ; quereprochez-vous à don Agostin et à ses fils ? d’avoir perduleur temps ici, n’est-ce pas ? voilà votre erreur, la partieétait perdue ; essayer de délivrer de force les troisdames ? les bandits se sentant serrés de près n’auraient pashésité à égorger leurs prisonnières plutôt que de les rendre, tantest grand le prix qu’ils attachent à cette prise précieuse ;don Agostin sait très bien cela ; il n’a pas bougé, mais il alancé sur leur piste des espions habiles, qui les suivront jusqu’àleur repaire sans qu’ils s’en doutent ; il n’y avait rienautre chose à faire en ce moment. Les bandits croient leurs ennemisdémoralisés et incapables de prendre une résolution quelconque. Ilsse croient donc à l’abri de toute attaque, ils triomphent de leurfacile victoire : don Agostin ne laisse rien au hasard, cettefausse sécurité laissée aux bandits les perdra ; don Agostinprépare silencieusement sa revanche, qui, croyez-le bien, seraterrible.

– Amen de tout mon cœur !mon cher docteur ; mais ce que vous me dites là est bienfort.

– Peut-être ; les Sandoval sontd’une race qui ne pardonne jamais : ils ont eu unevendetta véritablement corse qui a duré pendant deuxsiècles, et qui ne s’est terminée qu’il y a quelques années par lamort effroyable du dernier de leurs ennemis ; le sang quecette vendetta a fait couler est incalculable ; ayez patience,avant deux jours ils se mettront à l’œuvre, et alors vous me direzce que vous en penserez.

– Soit, je le désire vivement, de moncôté je leur suis tout acquis.

– Aussi je compte sur vous, mon chergénéral, dit don Agostin en paraissant à l’improviste entre lesdeux promeneurs ; messieurs, on vous attend pour se mettre àtable.

 

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