La chute
Il n’y a pas à dire, mais quand les dieux oules destins, comme vous voudrez, ont décidé qu’ils vous feraienttrébucher sur la route de la gloire ou de la fortune, il estinutile de regimber. Aussi bien que le plus gigantesque pavé, lemoindre fétu vous envoie mordre la poussière, et cela quand vousvous y attendez le moins. Ce fut une de ces causes, en apparencebien minime, qui enleva pour le restant de leurs jours à LéonCoulaud le chasseur et à son féal Isidore Cachot, plus connus sousles noms de gros Zidore et de gros Léon, la prépondérance sur lesaffaires communales et le gouvernement de la mairie de Longevernequ’ils détenaient depuis déjà seize ans, un joli bail comme onvoit.
Ah ! les voies de Dieu (on a bien raisonde le dire) sont impénétrables et ses instruments inconscientsviennent se jeter dans nos jambes comme des roquets dans un jeu dequilles.
Ce qui détermina la chute de gros Zidore et degros Léon, ce fut tout simplement une petite jalousie de chasseursprovoquée par un malheureux renard, un vulgaire goupil, un vieuxcharbonnier à museau chafouin, à queue pelée et par-dessus lemarché, maigre comme un cent de clous.
Un matin de mars, ce fut parmi la marmaille deLongeverne une émotion profonde lorsqu’on vit le grand Bati revenirde la forêt en rapportant sur ses épaules un renard qu’il avaitmuselé avec son mouchoir de poche. Il avait pris la bête aupiège : depuis huit jours il la guettait.
Tout le village, par les moutards, fut bientôtinformé de la chose, s’émut à son tour, et chaque maison délégua unou plusieurs de ses habitants chez le trappeur pour être bienrenseignée et fixée sur ce notoire événement.
Le grand Bati avait attaché son renard au pieddu buffet de la cuisine et les visiteurs défilèrent devant leprisonnier.
Ils trouvèrent généralement que messire Goupil« faisait une sale gueule » et ça leur paraissait drôle,car ils ne songeaient point à se demander la « gueule »qu’ils auraient faite eux-mêmes dans des circonstancesanalogues.
Ils questionnèrent le grand Bati :
– Qu’est-ce que tu veux faire ?
– J’vas le tuer pour avoir la peau quiest encore bonne, déclarait le traqueur.
– Sans compter les quarante sous deprime ! C’est une femelle ? interrogeait le voisin.
– Ça, j’sais pas. J’suis pas allé luiregarder sous la queue, mais si tu veux voir, ne te gênepas !
– Il est gras ? s’enquérait unautre.
– Tâte-lui le râble !
Prudemment, l’amateur déclinait l’offre touten se réservant un petit quartier de bidoche.
– J’ai déjà promis le train de derrière àGibus et à Pigi, répondait Bati dont la femme s’opposaiténergiquement à empoisonner ses casseroles en cuisant un gibier sihaut en odeur ; pour le reste, choisis.
Et le renard, d’avance fut promis, distribué,partagé entre cinq ou six amateurs de cette viande au fumetpuissant.
Gros Zidore et gros Léon prévenus eux aussipar la rumeur publique ne manquèrent point d’accourir et, vivementintéressés parce que de la partie, s’enquirent minutieusement del’endroit où le voisin avait repéré son renard et de toutes lespéripéties de la capture.
Ils félicitèrent de sa chance leur confrèreoccasionnel, tout en dissimulant avec soin la pointe de jalousiequi se mêlait à leurs compliments.
– Sacré grand Bati ! Est-ilveinard ?
Et en dedans, ils songeaient :
– Ce n’est pas à nous qu’une telleaventure pouvait arriver ! Pourtant nous payons vingt-huitfrancs de permis de chasse, dix francs d’amodiation sans compterl’impôt et la nourriture des chiens.
– Comment vas-tu le tuer, interrogeaZidore ?
– Avec une trique, expliqua Bati ;j’vais l’assommer à coups de rondins sur la tête ou surl’échine.
– Mais c’est idiot, se récria Léon.
– C’est criminel, renchérit Zidore. On netue pas une bête sauvage de cette façon ; il faut lui flanquerun bon coup de fusil dans les côtes : c’est plushumain !
À cette affirmation de sentimentshumanitaires, Bati ne contredit point, mais il objecta simplementqu’il n’avait pas de flingot.
– Ne sommes-nous pas là ?ripostèrent les deux autres. Si tu veux, nous allons revenir dansquelques minutes ; tu attacheras ton renard à un piquet et onte le fusillera à trente mètres.
– C’est peut-être un peu loin, émettaitle traqueur !
– Tu ne voudrais pourtant pas qu’on lemassacrât ! Tirer plus près, ce serait un assassinat.
– Va pour trente mètres ! approuvaBati, vaincu par ces scrupules et que la corvée d’assommer une bêteà coups de trique n’enchantait au fond que tout juste.
La nouvelle fut bientôt connue et tous lesgosses du pays ainsi que de nombreux amateurs revinrent avec lesdeux chasseurs devant la porte de la cuisine où le malheureuxcondamné, tremblait, hérissé, les dents claquant, attendant qu’onl’exécutât.
À un petit chêne, au milieu du terraincommunal, le grand Bati s’en fut attacher son prisonnier, puis seretira tandis que tout le monde se massait derrière les deuxchasseurs qui apprêtaient leurs armes.
– N’approchez pas trop, recommandaZidore : vous nous chargeriez la main !… Tu tireras lepremier, ajouta-t-il en s’adressant à Léon ; moi, je resteraien réserve au cas où tu le manquerais.
– Le manquer ! se rebiffa gros Léon.Pour qui que tu me prends, par hasard ?
– Tire donc, fit Zidore de son airgoguenard.
Au bout de sa ficelle, le renard se secouaitet se démenait comme un possédé.
– La corde est bonne, rassurait Bati, etle nœud est solide.
Sa casquette en arrière, le coude haut, lesjambes écartées selon les principes acquis jadis autrente-cinquième d’Infanterie, Léon ajustait la bête tandis que lesgamins se bouchaient d’avance les oreilles tout en écarquillant lesyeux.
– Baoum ! Un coup formidableretentit.
Le renard, affolé par le sifflement desplombs, donna une si furieuse secousse que la corde, à moitiécoupée par la décharge, se rompit net et qu’il prit la fuite.
– Baoum ! Un nouveau coup partit.C’était gros Zidore, cette fois qui tirait. L’animal culbuta.
– Hein, s’exclama-t-il, si j’avais pasété là ? Tu vois bien que j’avais raison.
– C’est pas possible, protestait Léon,que je l’aie manqué, pas possible, non ! Je me connais ;je le couvrais bien de mon coup de fusil ; il était sûrementtouché, blessé, blessé à mort ; oui, sûrement il ne serait pasallé loin. C’était bien inutile que tu tires ; c’est unecartouche de fichue, tout simplement.
– Inutile ! tu en as dutoupet ; sans moi, il filait bel et bien et on pouvait sebomber pour le revoir.
La discussion se montait,s’envenimait :
– Tu n’es qu’un maladroit !
– Et toi, un malappris !
Mais un cri général, poussé par les gamins lescalma et les réconcilia immédiatement.
– Le renard ! Le renard qui seréveille ! Le renard qui f… le camp !
Messire Goupil, vaguement étourdi par quelqueplomb qui lui avait meurtri la caboche, se réveillait en effet fortopportunément et, sans demander de plus amples explications,profitait de l’algarade pour gagner le large, emportant le bout dela corde coupée par le plomb de gros Léon et le mouchoir du grandBati.
– Baoum ! baoum ! Les deuxcoups de fusil des deux chasseurs partirent encore presquesimultanément, mais le vieux renard qui n’avait pas mis ses quatrepieds dans le même sabot, était déjà loin.
– Nom de D… ! C’est de ta faute,rageait Léon !
– Pas vrai, c’est de la tienne !
Bati ne l’entendait pas ainsi :
– Vous m’avez fait perdre mon renard, çane passera pas comme ça ! ah, mais non ! La peau valaitbien quinze francs. Faut me les payer ou je vais au juge de paix.Et la prime donc ! Quarante sous ! C’était unefemelle.
– Dis rien, on te le remboursera,concilia Léon.
– Tu le rembourseras, précisa Zidore,parce que si tu n’avais pas coupé la ficelle, moi, je ne l’auraispas manqué.
– Des nêf’es, t’avais qu’à tirer lepremier ! Tu m’as émotionné en me disant que je lemanquerais.
– Oui ou non, me payerez-vous ?insista Bati.
– On te réglera ça, répondirent-ils pourne pas prolonger une discussion qui faisait pleuvoir sur eux lesrailleries et les quolibets.
– Ce qu’il doit rigoler, lerenard !
– Voilà comment on se monte un petittrousseau.
– C’est vrai, se ressouvint Bati, et montire-jus, et ma corde ! C’est vingt sous de plus, une cordetoute neuve !
– C’est bon ! c’est bon !tais-toi !
Bati, rassuré se calma ; mais pendant cetemps Gibus regardait Pigi et Pigi regardait Gibus et les autresamateurs à qui l’on avait promis et distribué la viande du renardavant de l’avoir tué se regardaient avec des yeux ronds comme desprunelles de hiboux.
– C’est des cochons, déclara net Gibus,en parlant de Léon et de Zidore.
– Des voleurs ! renchérissait unautre, et ils pourront se brosser pour avoir ma voix au mois demai !
– Si on allait en parler un peu àl’auberge…
Et tandis que le brave renard, miraculeusementsauvé, se libérait du mouchoir muselière et de la corde de Bati,cinq hommes, cinq électeurs conscients juraient sur le verre qu’ilsallaient boire de flanquer à la porte du Conseil municipal lesmisérables dont la maladresse les privait d’une ventrée dont ilss’étaient pourléchés d’avance les badigoinces.
Le jour venu, ils votèrent comme un seulhomme, car on ne badine pas avec le ventre et Zidore et Léon furentblackboulés et tous leurs féaux avec eux.
Et voilà quelle fut l’origine de ladégringolade des deux plus riches propriétaires de Longeverne car,à dater de ce jour, ni gros Zidore, ni gros Léon ne présidèrentplus jamais aux destinées de leur pays natal. Étonnez-vous donc,après un tel malheur, qu’ils aient cherché des consolations dans levin !
