Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux

V

A peu de temps de là, le roi Berlu vainquitles Mambourniens dans une grande bataille. Il ne s’en aperçut pasd’abord, parce que les luttes armées présentent toujours une grandeconfusion et que les Vervignolais avaient perdu depuis deux sièclesl’habitude de vaincre. Mais la fuite précipitée et désordonnée desMambourniens l’avertit de son avantage. Au lieu de battre enretraite, il se lança à la poursuite de l’ennemi et recouvra lamoitié de son royaume. L’armée victorieuse entra dans la ville deTrinqueballe, toute pavoisée et fleurie en son honneur, et danscette illustre capitale de la Vervignole fit un grand nombre deviols, de pillages, de meurtres et d’autres cruautés, incendiaplusieurs maisons, saccagea les églises et prit dans la cathédraletout ce que les juifs y avaient laissé, ce qui, à vrai dire, étaitpeu de chose. Maxime, qui, devenu chevalier et capitaine dequatre-vingts lances, avait beaucoup contribué à la victoire,pénétra des premiers dans la ville et se rendit tout droit à lamaison des Musiciens, où demeurait la belle Mirande, qu’il n’avaitpas vue depuis son départ pour la guerre. Il la trouva dans sachambre qui filait sa quenouille et fondit sur elle avec une tellefurie que cette jeune demoiselle perdit son innocence sans, autantdire, s’en apercevoir. Et, lorsque, revenue de sa surprise, elles’écria : « Est-ce, vous, seigneur Maxime ? Quefaites-vous là ? » et qu’elle se mit en devoir derepousser l’agresseur, il descendait tranquillement la rue,rajustant son harnais et lorgnant les filles.

Peut-être aurait-elle toujours ignoré cetteoffense, si, quelque temps après l’avoir essuyée, elle ne se futsentie mère. Alors le capitaine Maxime combattait en Mambournie.Toute la ville connut sa honte ; elle la confia au grand saintNicolas, qui, à cette étonnante nouvelle, leva les yeux au ciel etdit :

– Seigneur, n’avez-vous tiré celui-ci dusaloir que comme un loup ravissant pour dévorer ma brebis ?Votre sagesse est adorable ; mais vos voies sont obscures etvos desseins mystérieux.

En cette même année, le dimanche de Laetare,Sulpice se jeta aux pieds du saint évêque.

– Des mon enfance, lui dit-il, mon vœu le pluscher fut de me consacrer au Seigneur. Permettez-moi, mon père,d’embrasser l’état monastique et de faire profession dans lecouvent des frères mendiants de Trinqueballe.

– Mon fils, lui répondit le bon saint Nicolas,il n’est pas d’état meilleur que celui de religieux. Heureux qui,dans l’ombre du cloître, se tient à l’abri des tempêtes dusiècle ! Mais que sert de fuir l’orage si l’on a l’orage ensoi ? A quoi bon affecter les dehors de l’humilité si l’onporte dans la poitrine un cœur plein de superbe ? De quoi vousprofitera de revêtir la livrée de l’obéissance, si votre âme estrévoltée ? Je vous ai vu, mon fils, tomber dans plus d’erreursque Sabellius, Arius, Nestorius, Eutychès, Manès, Pélage, etPachose ensemble, et renouveler avant votre vingtième année douzesiècles d’opinions singulières. A la vérité, vous ne vous êtesobstiné dans aucune, mais vos rétractations successives semblaienttrahir moins de soumission à notre sainte mère l’Église, qued’empressement à courir d’une erreur à une autre, à bondir dumanichéisme au sabellianisme, et du crime des Albigeois auxignominies des Vaudois.

Sulpice entendit ce discours d’un cœurcontrit, avec une simplicité d’esprit et une soumission quitouchèrent le grand saint Nicolas jusqu’aux larmes.

– Je déplore, je répudie, je condamne, jeréprouve, je déteste, j’exècre, j’abomine mes erreurs passées,présentes et futures, dit-il ; je me soumets à l’Églisepleinement et entièrement, totalement et généralement, purement etsimplement, et n’ai de croyance que sa croyance, de foi que sa foi,de connaissance que sa connaissance ; je ne vois, n’entends nine sens que par elle. Elle me dirait que cette mouche qui vient dese poser sur le nez du diacre Modernus est un chameau,qu’incontinent, sans dispute, contestation ni murmure, sansrésistance, hésitation ni doute, je croirais, je déclarerais, jeproclamerais, je confesserais, dans les tortures et jusqu’à lamort, que c’est un chameau qui s’est posé sur le nez du diacreModernus. Car l’Église est la Fontaine de vérité, et je ne suis parmoi-même qu’un vil réceptacle d’erreurs.

– Prenez garde, mon père, dit Modernus :Sulpice est capable d’outrer jusqu’à l’hérésie la soumission àl’Église. Ne voyez-vous pas qu’il se soumet avec frénésie,transports et pâmoison ? Est-ce une bonne manière de sesoumettre que de s’abîmer dans la soumission. Il s’y anéantit, ils’y suicide.

Mais l’évêque réprimanda son diacre de tenirde tels propos contraires à la charité et envoya le postulant aunoviciat des frères mendiants de Trinqueballe.

Hélas ! au bout d’un an, ces religieux,jusqu’alors humbles et tranquilles, étaient déchirés par desschismes effroyables, plongés dans mille erreurs contre la véritécatholique, leurs jours remplis de trouble et leurs âmes desédition. Sulpice soufflait ce poison aux bons frères. Il soutenaitenvers et contre ses supérieurs qu’il n’est plus de vrai papedepuis que les miracles n’accompagnent plus l’élection dessouverains pontifes, ni propre ment d’Église depuis que leschrétiens ont cessé de mener la vie des apôtres et des premiersfidèles ; qu’il n’y a pas de purgatoire ; qu’il n’est pasnécessaire de se confesser à un prêtre si l’on se confesse àDieu ; que les hommes font mal de se servir de monnaies d’oret d’argent, mais qu’ils doivent mettre en commun tous les biens dela terre. Et ces maximes abominables, qu’il soutenait avec force,combattues par les uns, adoptées par les autres, causaientd’horribles scandales. Bientôt Sulpice enseigna la doctrine de lapureté parfaite, que rien ne peut souiller, et le couvent des bonsfrères devint semblable à une cage de singes. Et cette pestilencene demeura pas contenue dans les murs d’un monastère. Sulpiceallait prêchant par la ville ; son éloquence, le feu intérieurdont il était embrasé, la simplicité de sa vie, son cou rageinébranlable, touchaient les cœurs. A la voix du réformateur, lavieille cité évangélisée par saint Cromadaire, édifiée par sainteGibbosine, tomba dans le désordre et la dissolution ; il s’ycommet tait, nuit et jour, toutes sortes d’extravagances etd’impiétés. En vain le grand saint Nicolas avertissait sesouailles, exhortait, menaçait, fulminait Le mal augmentait sanscesse et l’on observait avec douleur que la contagion s’étendaitsur les riches bourgeois, les seigneurs et les clercs autant etplus que sur les pauvres artisans et les gens de petitsmétiers.

Un jour que l’homme de Dieu gémissait dans lecloître de la cathédrale sur le déplorable état de l’église deVervignole, il fut distrait de ses méditations par des hurlementsbizarres et vit une femme qui marchait toute nue, à quatre pattes,avec une plume de paon plantée en guise de queue. Elle s’approchaiten aboyant, léchant la terre et reniflant. Ses cheveux blondsétaient couverts de boue et tout son corps souillé d’immondices. Etle saint évêque Nicolas reconnut en cette malheureuse créature sanièce Mirande.

– Que faites-vous là, ma fille ?s’écria-t-il. Pour quoi vous êtes-vous mise nue et pourquoimarchez-vous sur les genoux et sur les mains ? N’avez-vous pashonte ?

Non, mon oncle, je n’ai point honte, réponditMirande avec douceur. J’aurais honte, au contraire, d’une autrecontenance et d’une autre démarche. C’est ainsi qu’il faut semettre et se tenir s’il l’on veut plaire à Dieu. Le saint frèreSulpice m’a enseigné à me gouverner de la sorte, afin de ressembleraux bêtes, qui sont plus près de Dieu que les hommes, car ellesn’ont pas péché. Et tant que je serai dans la contenance où vous mevoyez, il n’y aura pas de danger que je pèche. Je viens vousinviter, mon oncle, en tout amour et charité, à faire commemoi : car vous ne serez pas sauvé sans cela. Ôtez vos habits,je vous prie, et prenez l’attitude des animaux en qui Dieu regardeavec plaisir son image, que le péché n’a point déformée. Je vousfais cette recommandation sur l’ordre du saint frère Sulpice etconséquemment par l’ordre de Dieu lui-même, car le saint frère estdans le secret du Seigneur. Mettez-vous nu, mon oncle, et venezavec moi, afin que nous nous présentions au peuple pourl’édifier.

– En puis-je croire mes yeux et mesoreilles ? soupira le saint évêque d’une voix que les sanglotsétouffaient. J’avais une nièce florissante de beauté, de vertu, depiété, et les trois enfants que j’ai tirés du saloir l’ont réduiteà l’état misérable où je la vois. L’un la dépouille de tous sesbiens, source abondante d’aumônes, patrimoine des pauvres ; unautre lui ôte l’honneur ; le troisième la rend hérétique.

Et il se jeta sur la dalle, embrassant sanièce, la suppliant de renoncer à un genre de vie si condamnable,l’adjurant avec des larmes de se vêtir et de marcher sur ses piedscomme une créature humaine, rachetée par le sang de JésusChrist.

Mais elle ne répondit que par desglapissements aigus et des hurlements lamentables.

Bientôt la ville de Trinqueballe fut remplied’hommes et de femmes nus, qui marchaient à quatre pattes enaboyant ; ils se nommaient les Edéniques et voulaient ramenerle monde aux temps de la parfaite innocence, avant la créationmalheureuse d’Adam et d’Ève. Le R. P. dominicain Gilles Caquerole,inquisiteur de la foi dans la cité, université et provinceecclésiastique de Trinqueballe, s’inquiéta de cette nouveauté etcommença à la poursuivre curieusement. Il invita de la façon laplus instante, par lettres scellées de son sceau, le seigneurévêque Nicolas à appréhender, incarcérer, interroger et juger, deconcert avec lui, ces ennemis de Dieu et notamment leurs chefsprincipaux, le moine franciscain Sulpice et une femme dissoluenommée Mirande. Le grand saint Nicolas brûlait d’un zèle ardentpour l’unité de l’Église et la destruction de l’hérésie ; maisil aimait chèrement sa nièce. Il la cacha dans son palais épiscopalet refusa de la livrer à l’inquisiteur Caquerole, qui le dénonça aupape comme fauteur de troubles et propagateur d’une nouveauté trèsdétestable. Le pape enjoignit à Nicolas de ne pas soustraire pluslongtemps la coupable à ses juges légitimes. Nicolas éludal’injonction, protesta de son obéissance et n’obéit pas. Le papefulmina contre lui la bulle Maleficus pastor, danslaquelle le vénérable pontife était traité de désobéissant,d’hérétique ou fleurant l’hérésie, de concubinaire, d’incestueux,de corrupteur des peuples, de vieille femme et d’olibrius, etvéhémentement admonesté.

L’évêque se fit de la sorte un grand tort sansprofit pour sa nièce bien-aimée. Le roi Berlu, menacéd’excommunication s’il ne prêtait pas son bras a l’Église pour larecherche des Edéniques, envoya à l’évêché de Trinqueballe des gensd’armes, qui arrachèrent Mirande à son asile ; elle futtraînée devant l’inquisiteur Caquerole, jetée dans un cul de bassefosse et nourrie du pain que refusaient les chiens desgeôliers ; mais ce qui l’affligeait le plus, c’est qu’on luiavait mis de force une vieille cotte et un chaperon et qu’ellen’était plus sûre de ne pas pécher. Le moine Sulpice échappa auxrecherches du Saint-Office, réussit à gagner la Mambournie ettrouva asile dans un monastère de ce royaume, où il fonda denouvelles sectes plus pernicieuses que les précédentes.

Cependant l’hérésie, fortifiée par lapersécution et s’exaltant dans le péril, étendait maintenant sesravages sur toute la Vervignole ; on voyait par le royaume,dans les champs, des milliers d’hommes et de femmes nus quipaissaient l’herbe, bêlaient, meuglaient, mugissaient, hennissaientet disputaient, le soir, aux moutons, aux bœufs et aux chevauxl’étable, la crèche et l’écurie. L’inquisiteur manda au Saint-Pèreces scandales horribles et l’avertit que le mal ne ferait quecroître, tant que le protecteur des Edéniques, l’odieux Nicolas,resterait assis sur le siège de saint Cromadaire. Conformément àcet avis, le pape fulmina contre l’évêque de Trinqueballe la bulleDeterrima quondam par laquelle il le destituait de sesfonctions épiscopales et le retranchait de la communion desfidèles.

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