Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux

II

Vers 1650 résidait sur ses terres, entreCompiègne et Pierrefonds, un riche gentilhomme, nommé Bernard deMontragoux, dont les ancêtres avaient occupé les plus grandescharges du royaume ; mais il vivait éloigné de la Cour, danscette tranquille obscurité, qui voilait alors tout ce qui nerecevait pas le regard du roi. Son château des Guillettes abondaiten meubles précieux, en vaisselle d’or et d’argent, en tapisseries,en broderies, qu’il tenait renfermés dans des garde-meubles, nonqu’il cachât ses trésors de crainte de les endommager parl’usage ; il était, au contraire, libéral et magnifique. Maisen ces temps-là les seigneurs menaient couramment, en province, uneexistence très simple, faisant manger leurs gens à leur table etdansant le dimanche avec les filles du village. Cependant ilsdonnaient, à certaines occasions, des fêtes superbes quitranchaient sur la médiocrité de l’existence ordinaire. Aussifallait-il qu’ils tinssent beaucoup de beaux meubles et de bellestentures en réserve. C’est ce que faisaitM. de Montragoux.

Son château, bâti aux temps gothiques, enavait la rudesse. Il se montrait du dehors assez farouche etmorose, avec les tronçons de ses grosses tours abattues lors destroubles du royaume, au temps du feu roi Louis. Au-dedans iloffrait un aspect plus agréable. Les chambres étaient décorées àl’italienne, et la grande galerie du rez-de-chaussée, toute chargéed’ornements en bosse, de peintures et de dorures.

A l’une des extrémités de cette galerie setrouvait un cabinet que l’on appelait ordinairement « le petitcabinet » C’est le seul nom dont Charles Perrault le désigne.Il n’est pas inutile de savoir qu’on le nommait aussi le cabinetdes princesses infortunées, parce qu’un peintre de Florence avaitreprésenté sur les murs les tragiques histoires de Dircé, fille duSoleil, attachée par les fils d’Antiope aux cornes, d’untaureau ; de Niobé pleurant sur le mont Sipyle ses enfantspercés de flèches, divines ; de Procris appelant sur son seinle javelot de Céphalé. Ces figures, paraissaient vivantes, et lesdalles de porphyre dont la chambre était pavée semblaient teintesdu sang de ces malheureuses femmes. Une des portes de ce cabinetdonnait sur la douve, qui n’avait point d’eau.

Les écuries formaient un bâtiment somptueux,situé à quelque distance du château. Elles contenaient des litièrespour soixante chevaux et des remises pour douze carrosses dorés.Mais ce qui faisait des Guillettes un séjour enchanteur, c’étaientles canaux et les bois qui s’étendaient alentour et où l’on pouvaitse livrer aux plaisirs de la pêche et de la chasse.

Beaucoup d’habitants de la contrée neconnaissaient M. de Montragoux que sous le nom de laBarbe-Bleue, car c’était le seul que le peuple lui donnât. Eneffet, sa barbe était bleue, mais elle n’était bleue que parcequ’elle était noire, et c’était à force d’être noire qu’elle étaitbleue. Il ne faut pas se représenter M. de Montragouxsous l’aspect monstrueux du triple Typhon qu’on voit à Athènes,riant dans sa triple barbe indigo. Nous nous approcherons biendavantage de la réalité en comparant le seigneur des Guillettes àces comédiens ou à ces prêtres dont les joues fraîchement raséesont des reflets d’azur. M. de Montragoux ne portait passa barbe en pointe comme son grand-père à la cour du roi HenryII ; il ne la portait pas en éventail comme son bisaïeul, quifut tué à la bataille de Marignan. Ainsi queM. de Turenne, il n’avait qu’un peu de moustache et lamouche ; ses joues paraissaient bleues ; mais quoi qu’onait dit, ce bon seigneur n’en était point défiguré, et ne faisaitpoint peur pour cela. Il n’en semblait que plus mâle, et, s’il enprenait un air un peu farouche, ce n’était pas pour le faire haïrdes femmes. Bernard de Montragoux était un très bel homme, grand,large d’épaules, de forte corpulence et de bonne mine ;quoique rustique et sentant plus les forêts que les ruelles et lessalons. Pourtant, il est vrai qu’il ne plaisait pas aux damesautant qu’il aurait dû leur plaire, fait de la sorte et riche. Satimidité en était la cause, sa timidité et non pas sa barbe. Lesdames exerçaient sur lui un invincible attrait et lui faisaient unepeur insurmontable. Il les craignait autant qu’il les aimait. Voilàl’origine et la cause initiale de toutes ses disgrâces. En voyantune dame pour la première fois, il aurait mieux aimé mourir que delui adresser la parole, et, quelque goût qu’il en conçût, ilrestait devant elle dans un sombre silence ; ses sentiments nese faisaient jour que par ses yeux, qu’il roulait d’une manièreeffroyable. Cette timidité l’exposait à toutes sortes de disgrâces,et surtout elle l’empêchait de se lier d’un commerce honnête avecdes femmes modestes et réservées, et le livrait sans défense auxentreprises des plus hardies et des plus audacieuses. Ce fut lemalheur de sa vie.

Orphelin dés son jeune âge, après avoir rebutépar cette sorte de honte et d’effroi, qu’il ne savait vaincre, lespartis avantageux et très honorables qui se présentaient, il épousaune demoiselle Colette Passage, nouvellement établie dans le pays,après avoir gagné quelque argent à faire danser un ours dans lesvilles et les villages du royaume. Il l’aimait de tout son pouvoiret de toutes ses forces. Et, pour être juste, elle avait de quoiplaire, telle qu’elle était, robuste, la poitrine abondante, leteint encore assez frais bien que hâlé par le grand air. Sasurprise et sa joie furent grandes d’abord d’être une dame dequalité ; son cœur, qui n’était pas mauvais, se laissaittoucher par les bontés d’un mari d’une si haute condition et d’unesi forte corpulence qui se montrait pour elle le plus obéissant desserviteurs et le plus épris des amants. Mais, au bout de quelquesmois, elle s’ennuya de ne plus courir le monde. Au milieu desrichesses, comblée de soins et d’amour, elle ne goûtait pas d’autreplaisir que d’aller trouver le compagnon de sa vie foraine dans lacave où il languissait, une chaîne au cou et un anneau dans le nez,et de l’embrasser sur les yeux en pleurant.M. de Montragoux, la voyant soucieuse, en devenaitsoucieux lui-même et sa tristesse ne faisait qu’accroître celle desa compagne. Les politesses et les prévenances dont il la comblaittournaient le cœur de la pauvre femme. Un matin, à son réveil,M. de Montragoux ne retrouva plus Colette à son côté. Illa chercha vainement par tout le château. La porte du cabinet desprincesses infortunées était ouverte. C’est par-là qu’elle avaitpassé pour gagner les champs avec son ours. La douleur de laBarbe-Bleue faisait peine à voir. Malgré les courriers innombrablesenvoyés à sa recherche, on n’eut jamais nouvelles de ColettePassage.

M. de Montragoux la pleurait encorequand il lui advint de danser, à la fête des Guillettes, avecJeanne de la Cloche, fille du lieutenant criminel de Compiègne, quilui inspira de l’amour. Il la demanda en mariage et l’obtintincontinent. Elle aimait le vin et en buvait avec excès. Ce goûtaugmenta tellement qu’en peu de mois elle eut l’air d’une trognedans une outre. Le pis est que cette outre, devenue enragée,roulait perpétuellement par les salles et les escaliers, avec descris, des jurements, des hoquets et vomissant l’injure et le vinsur tout ce qu’elle rencontrait. M. de Montragoux entombait étourdi de dégoût et d’horreur. Mais tout aussitôt ilrappelait son courage et s’efforçait, avec autant de fermeté que depatience, de guérir son épouse d’un vice si répugnant. Prières,remontrances, supplications, menaces, il employa tous les moyens.Rien n’y fit. Il lui refusait le vin de sa cave ; elle s’enprocurait du dehors qui l’enivrait encore plus abominablement.

Pour lui ôter le goût d’une boisson tropaimée, il lui mit de l’herbe aux chats dans ses bouteilles. Ellecrut qu’il voulait l’empoisonner, bondit sur lui et lui plantatrois pouces d’un couteau de cuisine dans le ventre. Il en pensamourir, mais ne se départit point de sa douceur coutumière.« Elle est, disait-il, plus à plaindre qu’à blâmer. » Unjour qu’on avait oublié de fermer la porte du cabinet desprincesses infortunées, Jeanne de la Cloche y entra tout égarée, àson habitude, et voyant les figures peintes sur la muraille dansl’attitude de la douleur et près de rendre l’âme, elle les pritpour des femmes véritables et s’enfuit épouvantée dans la campagne,en criant au meurtre. Entendant la Barbe-Bleue, qui l’appelait etcourait à sa poursuite, elle se jeta, folle de terreur, dans lapièce d’eau et s’y noya. Chose difficile à croire et pourtantcertaine, son époux fut affligé de cette mort, tant il avait l’âmepitoyable.

Six semaines après l’accident, il épousa sanscérémonie Gigonne, la fille de son fermier Traignel. Elle n’allaitqu’en sabots et sentait l’oignon. Assez belle fille à cela prèsqu’elle louchait d’un œil et clochait d’un pied. Sitôt qu’elle futépousée, cette gardeuse d’oies, mordue par une folle ambition, nerêva plus que grandeurs nouvelles et nouvelles splendeurs. Elle netrouvait point ses robes de brocart assez riches, ses colliers deperles assez beaux, ses rubis assez gros, ses carrosses assezdorés, ses étangs, ses bois, ses terres assez vastes. LaBarbe-Bleue, qui ne s’était jamais senti d’ambition, gémissait del’humeur altière de son épouse ; ne sachant, dans sa candeur,si le tort était de penser glorieusement comme elle ou modestementcomme lui, il s’accusait presque d’une médiocrité d’humeur quicontrariait les nobles désirs de sa compagne, et, pleind’incertitude, tantôt il l’exhortait à goûter avec modération lesbiens de ce monde, tantôt il s’excitait à poursuivre la fortune aubord des précipices. Il était sage, mais chez lui l’amour conjugall’emportait sur la sagesse. Gigonne ne pensait plus qu’à paraîtredans le monde, à se faire recevoir à la Cour, et à devenir lamaîtresse du roi. N’y pouvant parvenir, elle sécha de dépit, et enprit une jaunisse dont elle mourut. La Barbe-Bleue, tout gémissant,lui éleva un tombeau magnifique. Ce bon seigneur, abattu par une siconstante adversité domestique, n’aurait peut-être plus choisid’épouse ; mais il fut lui-même choisi pour époux pardemoiselle Blanche de Gibeaumex, fille d’un officier de cavaleriequi n’avait qu’une oreille ; il disait avoir perdu l’autre auservice du roi. Elle avait beaucoup d’esprit, dont elle se servit àtromper son mari. Elle le trompa avec tous les gentilshommes desenvirons. Elle y mettait tant d’adresse qu’elle le trompait dansson château et jusque sous ses yeux sans qu’il s’en aperçût. Lapauvre Barbe-Bleue se doutait bien de quelque chose, mais il nesavait pas de quoi. Malheureusement pour elle, mettant toute sonétude à tromper son mari, elle n’était pas assez attentive àtromper ses amants, je veux dire à leur cacher qu’elle les trompaitles uns avec les autres. Un jour elle fut surprise, dans le cabinetdes princesses infortunées, en compagnie d’un gentilhomme qu’elleaimait, par un gentilhomme qu’elle avait aimé et qui, dans untransport de jalousie, la perça de son épée. Quelques heures plustard, la malheureuse dame y fut trouvée morte par un serviteur duchâteau et l’effroi qu’inspirait cette chambre s’en accrut. Lapauvre Barbe-Bleue, apprenant d’un coup son abondant déshonneur etla fin tragique de sa femme, ne se consola pas de ce second malheuren considération du premier. Il aimait Blanche de Gibeaumex d’uneardeur singulière et plus chèrement qu’il n’avait aimé Jeanne de laCloche, Gigonne Traignel et même Colette Passage. A la nouvellequ’elle l’avait trompé avec constance et qu’elle ne le tromperaitplus jamais, il ressentit une douleur et un trouble qui, loin des’apaiser, redoublaient chaque jour de violence. Ses souffrancesétant devenues intolérables, il en contracta une maladie qui fitcraindre pour ses jours.

Les médecins, ayant employé divers médicamentssans effet, l’avertirent que le seul remède convenable à son malétait de prendre une jeune épouse. Alors il songea à sa petitecousine Angèle de la Garandine, qu’il pensait qu’on lui accorderaitvolontiers, parce qu’elle n’avait pas de bien. Ce quil’encourageait à la prendre pour femme, c’est qu’elle passait poursimple et sans connaissance. Ayant été trompé par une femmed’esprit, une sotte le rassurait. Il épousa mademoiselle de laGarandine et s’aperçut de la fausseté de ses prévisions. Angèleétait douce, Angèle était bonne, Angèle l’aimait ; ellen’était pas d’elle-même portée au mal, mais les moins habiles l’yinduisaient facilement a toute heure. Il suffisait de luidire : « Faites ceci de peur des oripeaux ; entrezici de crainte que le loup-garou ne vous mange » ; oubien encore : « Fermez les yeux et prenez ce petitremède » ; et aussitôt l’innocente, faisait au gré desfripons qui voulaient d’elle ce qu’il était bien naturel d’envouloir, Car elle était jolie. M. de Montragoux, trompéet offensé par cette innocente autant et plus qu’il ne l’avait étépar Blanche de Gibeaumex, avait en outre le malheur de le savoir,car Angèle était bien trop candide pour lui rien cacher. Elle luidisait : « Monsieur, on m’a dit ceci ; on m’a faitceci ; on m’a pris ceci ; j’ai vu cela ; j’ai senticela. » Et, par son ingénuité, elle faisait souffrir à cepauvre seigneur des tourments inimaginables. Il les souffrait avecconstance. Cependant il lui arrivait de dire à cette simplecréature : « Vous êtes une dinde ! » et de luidonner des soufflets. Ces soufflets lui commencèrent une renomméede cruauté qui ne devait plus s’éteindre. Un moine mendiant, quipassait par les Guillettes, tandis que M. de Montragouxchassait la bécasse, trouva madame Angèle qui cousait un jupon depoupée. Ce bon religieux, s’avisant qu’elle était aussi simple quebelle, l’emmena sur son âne en lui faisant croire que l’angeGabriel l’attendait dans un fourré du bois pour lui mettre desjarretières de perles. On croit que le loup la mangea car on ne larevit oncques plus.

Après une si funeste expérience, comment laBarbe-Bleue se résolut-il à contracter une nouvelle union ?C’est ce qu’on ne pouvait comprendre si l’on ne savait le pouvoird’un bel œil sur un cœur bien né. Cet honnête gentilhomme rencontradans un château du voisinage, où il fréquentait, une jeuneorpheline de qualité, nommée Alix de Pontalcin, qui, dépouillée detous ses biens par un tuteur avide, ne songeait plus qu’às’enfermer dans un couvent. Des amis officieux s’entremirent pourchanger sa résolution et la décider à accepter la main deM. de Montragoux. Elle était parfaitement belle. LaBarbe-Bleue, qui se promettait de goûter entre ses bras un bonheurinfini, fut une fois de plus trompé dans ses espérances, et cettefois éprouva un mécompte qui, par l’effet de sa complexion, luidevait être plus sensible encore que tous les déplaisirs qu’ilavait soufferts en ses précédents mariages. Alix de Pontalcinrefusa obstinément de donner une réalité à l’union à laquelle elleavait pourtant consenti. En vain M. de Montragoux lapressait de devenir sa femme ; elle résistait aux prières, auxlarmes, aux objurgations, se refusait aux caresses les plus légèresde son époux et courait s’en fermer dans le cabinet des princessesinfortunées, où elle demeurait seule et farouche des nuitsentières. On ne sut jamais la cause d’une résistance si contraireaux lois divines et humaines ; on l’attribua à ce queM. de Montragoux avait la barbe bleue, mais ce que nousavons dit tout à l’heure de cette barbe rend une telle suppositionpeu vraisemblable. Au reste, c’est un sujet sur lequel il estdifficile de raisonner. Le pauvre mari endurait les souffrances lesplus cruelles. Pour les oublier, il chassait avec rage, crevantchiens, chevaux et piqueurs. Mais, quand il rentrait harassé,fourbu dans son château, il suffisait de la vue de mademoiselle dePontalcin pour réveiller à la fois ses forces et ses tourments.Enfin, n’y pouvant tenir, il demanda à Rome l’annulation d’unmariage qui n’était qu’un leurre, et l’obtint selon le droit canonet moyennant un beau présent au Saint-Père. SiM. de Montragoux congédia mademoiselle de Pontalcin avecles marques de respect qu’on doit à une femme et sans lui casser sacanne sur le dos, c’est qu’il avait l’âme forte, le cœur grand etqu’il était maître de lui comme des Guillettes. Mais il jura querien de femelle n’entrerait désormais dans ses appartements.Heureux s’il avait jusqu’au bout tenu son serment !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer