Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux

XI SIGISMOND DUX

Le lendemain, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain,a la recherche de la chemise médicinale, descendant à pied la ruede la Constitution, rencontrèrent la comtesse de Cécile qui sortaitd’un magasin de musique. Ils la reconduisirent à sa voiture.

– Monsieur de Quatrefeuilles, on ne vous a pasvu hier à la clinique du professeur Quillebœuf ; ni vous nonplus, monsieur de Saint-Sylvain. Vous avez eu tort de n’y pasvenir ; c’était très intéressant. Le professeur Quillebœufavait invité tout le monde élégant, à la fois une foule et uneélite, à son opération de cinq heures, une charmante ovariotomie.Il y avait des fleurs, des toilettes, de la musique ; on aservi des glaces. Le professeur s’est montré d’une élégance, d’unegrâce merveilleuses. Il a fait prendre des clichés pour lecinématographe.

Quatrefeuilles ne fut pas trop surpris decette description. Il savait que le professeur Quillebœuf opéraitdans le luxe et les plaisirs ; il serait allé lui demander sachemise, s’il n’avait vu quelques jours auparavant l’illustrechirurgien inconsolable de n avoir pas opéré les deux plus grandescélébrités du jour, l’empereur d’Allemagne qui venait de se faireenlever un kyste par le professeur Hilmacher, et la naine desFolies-Bergère qui, ayant avalé un cent de clous, ne voulait pasqu’on lui ouvrît l’estomac et prenait de l’huile de ricin.

Saint-Sylvain, s’arrêtant à la devanture dumagasin de musique, contempla le buste de Sigismond Dux et poussaun grand cri.

– Le voilà, celui que nous cherchons ! levoilà, l’homme heureux !

Le buste, très ressemblant, offrait des traitsréguliers et nobles, une de ces figures harmonieuses et pleines,qui ont l’air d’un globe du monde. Bien que très chauve et déjàvieux, le grand compositeur y paraissait aussi charmant quemagnifique. Son crâne s’arrondissait comme un dôme d’église, maisson nez un peu gros se plantait au-dessous avec une robustesseamoureuse et profane ; une barbe, coupée aux ciseaux, nedissimulait pas des lèvres charnues, une bouche aphrodisiaque etbachique. Et c’était bien l’image de ce génie qui compose lesoratorios les plus pieux, la musique de théâtre la plus passionnéeet la plus sensuelle.

– Comment, poursuivit Saint-Sylvain,n’avons-nous pas pensé à Sigismond Dux qui jouit si pleinement deson immense gloire, habile à en saisir tous les avantages et toutjuste assez fou pour s’épargner la contrainte et l’ennui d’unehaute position, le plus spiritualiste et le plus sensuel desgénies, heureux comme un dieu, tranquille comme une bête, joignantdans ses innombrables amours à la délicatesse la plus exquise lecynisme le plus brutal ?

– C’est, dit Quatrefeuilles, un richetempérament. Sa chemise ne pourra que faire du bien à Sa Majesté.Allons la quérir.

Ils furent introduits dans un hall vaste etsonore comme une salle de café-concert. Un orgue, élevé de troismarches, couvrait un pan de la muraille de son buffet aux tuyauxsans nombre. Coiffé d’un bonnet de doge, vêtu d’une dalmatique debrocart, Sigismond Dux improvisait des mélodies et sous ses doigtsnaissaient des sons qui troublaient les âmes et faisaient fondreles cœurs. Sur les trois marches tendues de pourpre, une troupe defemmes couchées, magnifiques ou charmantes, longues, minces etserpentines, ou rondes, drues, d’une splendeur massive, touteségalement belles de désir et d’amour, ardentes et pâmées, setordaient à ses pieds. Dans tout le hall, une foule frémissante dejeunes américaines, de financiers israélites, de diplomates, dedanseuses, de cantatrices, de prêtres catholiques, anglicans etbouddhistes, de princes noirs, d’accordeurs de pianos, dereporters, de poètes lyriques, d’impresarii, de photographes,d’hommes habillés en femmes et de femmes habillées en hommes,pressés, confondus, amalgamés, ne formaient qu’une seule masseadorante, au-dessus de laquelle, grimpées aux colonnes, à chevalsur les candélabres, pendues aux lustres, s’agitaient de jeunes etagiles dévotions. Ce peuple immense nageait dans l’ivresse :c’était ce qu’on appelait une matinée intime.

L’orgue se tut. Une nuée de femmes enveloppale maître qui, par moments, en sortait à demi, comme un astrelumineux, pour s’y replonger aussitôt. Il était doux, câlin,lascif, glissant. Aimable, pas plus fat qu’il ne fallait, grandcomme le monde et mignon comme un amour, en souriant, il montraitdans sa barbe grise des dents de jeune enfant et disait à toutesdes choses faciles et jolies qui les enchantaient, et qu’on nepouvait retenir tant elles étaient ténues, de sorte que le charmeen demeurait tout entier, embelli de mystère. Il était pareillementaffable et bon avec les hommes et, voyant Saint-Sylvain, ill’embrassa trois fois et lui dit qu’il l’aimait chèrement. Lesecrétaire du roi ne perdit pas de temps : il lui demanda deuxmots d’entretien confidentiel de la part du roi et, lui ayantexpliqué sommairement de quelle importante mission il était chargé,il lui dit : – Maître, donnez-moi votre che…

Il s’arrêta, voyant les traits de SigismondDux subitement décomposés.

Un orgue de barbarie s’était mis à moudre dansla rue la Polka des Jonquilles. Et, dès les premièresmesures, le grand homme avait pâli. Cette Polka desJonquilles, le caprice de la saison, était d’un pauvre violonde bastringue, nommé Bouquin, obscur et misérable. Et le maîtrecouronné de quarante ans de gloire et d’amour ne pouvait souffrirqu’un peu de louange s’égarât sur Bouquin ; il en ressentaitcomme une insupportable offense. Dieu lui-même est jaloux ets’afflige de l’ingratitude des hommes. Sigismond Dux ne pouvaitentendre la Polka des Jonquilles sans tomber malade. Ilquitta brusquement Saint Sylvain, la foule de ses adorateurs, lemagnifique troupeau de ses femmes pâmées et courut dans son cabinetde toilette vomir une cuvette de bile.

– Il est à plaindre, soupiraSaint-Sylvain.

Et, tirant Quatrefeuilles par ses basques, ilfranchit le seuil du musicien malheureux.

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