Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux

XII SI LE VICE EST UNE VERTU

Durant quatorze mois, du matin au soir et dusoir au matin, ils fouillèrent la ville et les environs, observant,examinant, interrogeant en vain. Le roi, dont les forcesdiminuaient de jour en jour et qui se faisait maintenant une idéede la difficulté d’une semblable recherche, donna l’ordre à sonministre de l’Intérieur d’instituer une commission extraordinaire,chargée, sous la direction de MM. Quatrefeuilles,Chaudesaigues, Saint Sylvain et Froidefond, de procéder, avecpleins pouvoirs, à une enquête secrète sur les personnes heureusesdu royaume. Le préfet de police, déférant à l’invitation duministre, mit ses plus habiles agents au service des commissaireset bientôt, dans la capitale, les heureux furent recherchés avecautant de zèle et d’ardeur que, dans les autres pays, lesmalfaiteurs et les anarchistes. Un citoyen passait-il pour fortuné,aussitôt il était dénoncé, épié, filé. Deux agents de la préfecturetraînaient, à toute heure, de long en large, leurs gros souliersferrés sous les fenêtres des gens suspects de bonheur. Un homme dumonde louait-il une loge à l’Opéra, il était mis aussitôt ensurveillance. Un propriétaire d’écurie, dont le cheval gagnait unecourse, était gardé à vue. Dans toutes les maisons de rendez-vousun employé de la préfecture, installé au bureau, prenait note desentrées. Et, sur l’observation de M. le préfet de police, quela vertu rend heureux, les personnes bienfaisantes, les fondateursd’œuvres charitables, les généreux donateurs, les épousesdélaissées et fidèles, les citoyens signalés pour des actes dedévouement, les héros, les martyrs étaient également dénoncés etsoumis à de minutieuses enquêtes.

Cette surveillance pesait sur toute laville ; mais on en ignorait absolument la raison. Quatrefeuilles et Saint-Sylvain n’avaient confié à personne qu’ilscherchaient une chemise fortunée, de peur, comme nous l’avons dit,que des gens ambitieux ou cupides, feignant de jouir d’une félicitéparfaite, ne livrassent au roi, comme heureux, un vêtement dedessous tout imprégné de misères, de chagrins et de soucis. Lesmesures extraordinaires de la police semaient l’inquiétude dans leshautes classes et l’on signalait une certaine fermentation dans laville. Plusieurs dames très estimées se trouvèrent compromises etdes scandales éclatèrent.

La commission se réunissait tous les matins àla Bibliothèque royale, sous la présidence deM. de Quatrefeuilles, avec l’assistance de MM. Trouet Boncassis, conseillers d’État en service extraordinaire. Elleexaminait, à chaque séance, quinze cents dossiers en moyenne. Aprèsune session de quatre mois, elle n’avait pas encore surprisl’indice d’un homme heureux.

Comme le président Quatrefeuilles s’enlamentait :

– Hélas, s’écria M. Boncassis, les vicesfont souffrir, et tous les hommes ont des vices.

– Je n’en ai pas moi, soupiraM. Chaudesaigues, et j’en suis au désespoir. La vie sans vicen’est que langueur, abattement et tristesse. Le vice est l’uniquedistraction qu’on puisse goûter en ce monde ; le vice est lecoloris de l’existence, le sel de l’âme, l’étincelle de l’esprit.Que dis-je, le vice est la seule originalité, la seule puissancecréatrice de l’homme ; il est l’essai d’une organisation de lanature contre la nature, de l’intronisation du règne humainau-dessus du règne animal, d’une création humaine contre lacréation anonyme, d’un monde conscient dans l’inconscienceuniverselle ; le vice est le seul bien propre à l’homme, sonréel patrimoine, sa vraie vertu au sens propre du mot, puisquevertu est le fait de l’homme (virtus, vir).

« J’ai essayé de m’en donner ; jen’ai pas pu : il y faut du génie, il y faut un beau naturel.Un vice affecté n’est pas un vice.

– Ah çà ! demanda Quatrefeuilles,qu’appelez-vous vice ?

– J’appelle vice une disposition habituelle àce que le nombre considère comme anormal et mauvais, c’est-à-direla morale individuelle, la force individuelle, la vertuindividuelle, la beauté, la puissance, le génie.

– A la bonne heure ! dit le conseillerTrou, il ne s’agit que de s’entendre.

Mais Saint-Sylvain combattit vivementl’opinion du bibliothécaire.

– Ne parlez donc pas de vices, lui dit-il,puisque vous n’en avez pas. Vous ne savez pas ce que c’est. J’enai, moi : j’en ai plusieurs et je vous assure que j’en tiremoins de satisfaction que de désagrément. Il n’y a rien de péniblecomme un vice. On se tourmente, on s’échauffe, on s’épuise à lesatisfaire, et, dès qu’il est satisfait, on éprouve un immensedégoût.

– Vous ne parleriez pas ainsi, monsieur,répliqua Chaudesaigues, si vous aviez de beaux vices, des vicesnobles, fiers, impérieux, très hauts, vraiment vertueux. Mais vousn’avez que de petits vices peureux, arrogants et ridicules. Vousn’êtes pas, monsieur, un grand contempteur des dieux.

Saint-Sylvain se sentit d’abord piqué de cepropos, mais le bibliothécaire lui représenta qu’il n’y avait lànulle offense. Saint-Sylvain en convint de bonne grâce et fit aveccalme et fermeté cette réflexion :

– Hélas ! la vertu comme le vice, le vicecomme la vertu est effort, contrainte, lutte, peine, travail,épuisement. Voilà pourquoi nous sommes tous malheureux.

Mais le président Quatrefeuilles se plaignitque sa tête allait éclater.

– Messieurs, dit-il, ne raisonnons donc point.Nous ne sommes pas faits pour cela.

Et il leva la séance.

Il en fut de cette commission du bonheur commede toutes les commissions parlementaires et extraparlementairesréunies dans tous les temps et dans tous les pays : ellen’aboutit à rien, et, après avoir siégé cinq ans, se sépara sansavoir apporté aucun résultat utile.

Le roi n’allait pas mieux. La neurasthénie,semblable au Vieillard des mers, prenait pour le terrasser desformes diversement terribles. Il se plaignait de sentir tous sesorganes, devenus erratiques, se mouvoir sans cesse dans son corpset se transporter à des places inaccoutumées, le rein au gosier, lecœur au mollet, les intestins dans le nez, le foie dans la gorge,le cerveau dans le ventre.

– Vous n’imaginez pas, ajoutait-il, combiences sensations sont pénibles et jettent de confusion dans lesidées.

– Sire, je le conçois d’autant mieux, réponditQuatrefeuilles, que dans ma jeunesse il m’arrivait souvent que leventre me remontait jusque dans le cerveau, et cela donnait à mesidées la tournure qu’on peut se figurer. Mes études demathématiques en ont bien souffert.

Plus Christophe ressentait de mal, plus ilréclamait ardemment la chemise qui lui était prescrite.

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