Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux

IV

Pendant un mois, M. de Montragouxfut le plus heureux des hommes. Il adorait sa femme, et laregardait comme un ange de pureté. Elle était tout autrechose ; mais de plus habiles que le pauvre Barbe-Bleue, s’yseraient trompés comme lui, tant cette, personne avait de ruse etd’astuce, et se laissait docilement gouverner par madame sa mère,la plus adroite coquine de tout le royaume de France. Cette dames’établit aux Guillettes avec Anne, sa fille aînée, ses deux fils,Pierre, et Cosme, et le chevalier de la Merlus, qui ne quittait pasplus madame de Montragoux que s’il eût été son ombre. Cela fâchaitun peu ce bon mari, qui aurait voulu garder constamment sa femmepour lui seul, mais qui ne s’offensait pas de l’amitié qu’elleéprouvait pour ce jeune gentilhomme, parce qu’elle lui avait ditque c’était son frère de lait.

Charles Perrault dit qu’un mois après avoircontracté cette union, la Barbe-Bleue fut obligé de faire un voyagede six semaines pour une affaire de conséquence ; mais ilsemble ignorer les motifs de ce voyage, et l’on a soupçonné quec’était une feinte à laquelle recourut, selon l’usage, le marijaloux pour surprendre sa femme. La vérité est tout autre :M. de Montragoux se rendit dans le Perche pour recueillirl’héritage de son cousin d’Outarde, tué glorieusement d’un bouletde canon à la bataille des Dunes, tandis qu’il jouait aux dés surun tambour.

Avant de partir, M. de Montragouxpria sa femme de prendre toutes les distractions possibles pendantson absence.

– Faites venir vos bonnes amies, madame, luidit-il, et les menez promener ; divertissez-vous et faitesbonne chère.

Il lui remit les clefs de la maison, marquantainsi qu’à son défaut, elle devenait unique et souveraine maîtresseen toute la seigneurie des Guillettes.

– Voilà, lui dit-il, les clefs des deux grandsgarde-meubles ; voilà celle de la vaisselle d’or et d’argent,qui ne sert pas tous les jours ; voilà celle de mescoffres-forts, où est mon or et mon argent ; celles descassettes où sont mes pierreries, et voilà le passe-partout de tousles appartements. Pour cette petite clef- ci, c’est la clef ducabinet, au bout de la grande galerie de l’appartement bas ;ouvrez tout, allez partout.

Charles Perrault prétend queM. de Montragoux ajouta :

– Mais pour ce petit cabinet, je vous défendsd’y entrer, et je vous le défends de telle sorte que, s’il vousarrive de l’ouvrir, il n’y a rien que vous ne deviez attendre de macolère.

L’historien de la Barbe-Bleue, en rapportantces paroles, a le tort d’adopter sans contrôle la version produite,après l’événement, par les dames de Lespoisse.M. de Montragoux s’exprima tout autrement. Lorsqu’ilremit à son épouse la clef de ce petit cabinet, qui n’était autreque le cabinet des princesses infortunées dont nous avons eu lieudéjà plusieurs fois de parler, il témoigna à sa chère Jeanne ledésir qu’elle n’entrât pas dans un endroit des appartements qu’ilregardait comme funeste à son bonheur domestique. C’est par là, eneffet, que sa première femme, et de toutes la meilleure, avaitpassé pour s’enfuir avec son ours ; c’était là que Blanche deGibeaumex l’avait abondamment trompé avec diversgentilshommes ; ce pavé de porphyre enfin était teint du sangd’une criminelle adorée. N’en était-ce point assez pour queM. de Montragoux attachât à l’idée de ce cabinet decruels souvenirs et de funestes pressentiments ?

Les paroles qu’il adressa à Jeanne deLespoisse traduisirent les impressions et les désirs qui agitaientson âme. Les voici textuellement :

– Je n’ai rien de caché pour vous, madame, etje croirais vous offenser en ne vous remettant pas toutes les clefsd’une demeure qui vous appartient. Vous pouvez donc entrer dans cepetit cabinet comme dans toutes les autres chambres de celogis ; mais, si vous m’en croyez, vous n’en ferez rien, pourm’obliger et en considération des idées douloureuses que j’yattache et des mauvais présages que ces idées font naître malgrémoi dans mon esprit. Je serais désolé qu’il vous arrivât malheur ouque je pusse encourir votre disgrâce, et vous excuserez, madame,ces craintes, heureusement sans raison, comme l’effet de matendresse inquiète et de mon vigilant amour.

Sur ces mots, le bon seigneur embrassa sonépouse et partit en poste pour le Perche.

« Les voisines et les bonnes amies, ditCharles Perrault, n’attendirent pas qu’on les envoyât quérir pouraller chez la jeune mariée, tant elles avaient d’impatience de voirtoutes les richesses de sa maison. Les voilà aussitôt à parcourirles chambres, les cabinets, les garde-robes, toutes plus belles etplus riches les unes que les autres ; elles ne cessaientd’exagérer et d’envier le bonheur de leur amie. »

Tous les historiens qui ont traité ce sujetajoutent que madame de Montragoux ne se divertissait pas a voirtoutes ces richesses, à cause de l’impatience qu’elle avait d’allerouvrir le petit cabinet. Rien n’est plus vrai et, comme l’a ditPerrault, « elle fut si pressée de sa curiosité que, sansconsidérer qu’il était malhonnête de quitter sa compagnie, elle ydescendit par un petit escalier dérobé, et avec tant deprécipitation qu’elle pensa se rompre le cou deux ou troisfois ». Le fait n’est pas douteux. Mais ce que personne n’adit, c’est qu’elle n’était si impatiente de pénétrer en ce lieu queparce que le chevalier de la Merlus l’y attendait.

Depuis son établissement au château desGuillettes elle rejoignait dans le petit cabinet ce jeunegentilhomme tous les jours et plutôt deux fois qu’une, sans selasser de ces entretiens si peu convenables à une jeune mariée. Ilest impossible d’hésiter sur la nature des relations nouées entreJeanne et le chevalier : elles n’étaient point honnêtes ;elles n’étaient point innocentes. Hélas ! si la dame deMontragoux n’avait attenté qu’à l’honneur de son époux, sans doute,elle encourrait le blâme de la postérité : mais le moralistele plus austère lui trouverait des excuses, il alléguerait enfaveur d’une si jeune femme les mœurs du siècle, les exemples de laville et de la Cour, les effets trop certains d’une mauvaiseéducation, les conseils d’une mère perverse, car la dame Sidonie deLespoisse favorisait les galanteries de sa fille. Les sages luipardonneraient une faute trop douce pour mériter leursrigueurs ; ses torts eussent paru trop ordinaires pour être degrands torts et tout le monde eût pensé qu’elle avait fait commeles autres. Mais Jeanne de Lespoisse, non contente d’attenter àl’honneur de son mari, ne craignit point d’attenter à sa vie.

C’est dans le petit cabinet, autrement nommécabinet des princesses infortunées, que Jeanne de Lespoisse, damede Montragoux, concerta avec le chevalier de la Merlus la mort d’unépoux fidèle et tendre. Elle déclara plus tard que, en entrant danscette salle, elle y vit suspendus les corps de six femmesassassinées, dont le sang figé couvrait les dalles, et que,reconnaissant en ces malheureuses les six premières femmes de laBarbe-Bleue, elle avait prévu le sort qui l’attendait elle-même. Ceseraient, en ce cas, les peintures des murailles qu’elle auraitprises pour des cadavres mutilés et il faudrait comparer seshallucinations à celles de lady Macbeth. Mais il est extrêmementprobable que Jeanne imagina ce spectacle affreux pour le retracerensuite et justifier les assassins de son époux en calomniant leurvictime. La perte de M. de Montragoux fut résolue.Certaines lettres que j’ai sous les yeux m’obligent à croire que ladame Sidonie de Lespoisse participa au complot. Quant à sa filleaînée, on peut dire qu’elle en fut l’âme. Anne de Lespoisse étaitla plus méchante de la famille. Elle demeurait étrangère auxfaiblesses des sens et restait chaste au milieu des débordements desa maison ; non qu’elle se refusât des plaisirs qu’ellejugeait indignes d’elle, mais parce qu’elle n’éprouvait de plaisirque dans la cruauté. Elle engagea ses deux frères, Pierre et Cosme,dans l’entreprise par la promesse d’un régiment.

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