Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux

V LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE

Après les avoir fait asseoir, lebibliothécaire montra d’un geste aux visiteurs la multitude delivres rangés sur les quatre murs, depuis le plancher jusqu’à lacorniche :

– Vous n’entendez pas ? vous n’entendezpas le vacarme qu’ils font ? J’en ai les oreilles rompues. Ilsparlent tous à la fois et dans toutes les langues. Ils disputent detout : Dieu, la nature, l’homme, le temps, le nombre etl’espace, le connaissable et l’inconnaissable, le bien, lemal ; ils examinent tout, contestent tout, affirment tout,nient tout. Ils raisonnent et déraisonnent. Il y en a de légers etde graves, de gais et de tristes, d’abondants et de concis ;plusieurs parlent pour ne rien dire, comptent les syllabes etassemblent les sons selon des lois dont ils ignorent eux mêmesl’origine et l’esprit : ce sont les plus contents d’eux. Il yen a d’une espèce austère et morne qui ne spéculent que sur desobjets dépouillés de toute qualité sensible et mis soigneusement àl’abri des contingences naturelles ; ils se débattent dans levide et s’agitent dans les invisibles catégories du néant, etceux-là sont d’acharnés disputeurs qui mettent à soutenir leursentités et leurs symboles une fureur sanguinaire. Je ne m’arrêtepas à ceux qui font des histoires sur leur temps ou les tempsantérieurs, car personne ne les croit. En tout, ils sont huit centmille dans cette salle et il n’y en a pas deux qui pensent tout àfait de même sur aucun sujet, et ceux qui se répètent les uns lesautres ne s’entendent pas entre eux. Ils ne savent, le plussouvent, ni ce qu’ils disent ni ce que les autres ont dit.

« Messieurs, d’ouïr ce tapage universel,je deviendrai fou comme le devinrent tous ceux qui vécurent avantmoi dans cette salle aux voix sans nombre, à moins d’y entrernaturellement idiot, comme mon vénéré collègue, monsieurFroidefond, que vous voyez assis en face de moi cataloguant avecune paisible ardeur. Il est né simple et simple il est resté. Ilétait tout uni et n’est point devenu divers. Car l’unité ne sauraitproduire la diversité, et c’est là, je vous le rappelle en passant,messieurs, la première difficulté que nous rencontrons enrecherchant l’origine des choses : la cause n en pouvant êtreunique, il faut qu’elle soit double, triple, multiple, ce qu’onadmet difficilement. Monsieur Froidefond a l’esprit simple et l’âmepure. Il vit catalogalement. De tous les volumes qui garnissent cesmurailles il connaît le titre et le format, possédant ainsi laseule science exacte qu’on puisse acquérir dans une bibliothèque,et, pour n’avoir jamais pénétré au dedans d’un livre, il s’estgardé de la molle incertitude, de l’erreur aux cent bouches, dudoute affreux, de l’inquiétude horrible, monstres qu’enfante lalecture dans un cerveau fécond. Il est tranquille et pacifique, ilest heureux.

– Il est heureux ! s’écrièrent ensembleles deux chercheurs de chemise.

– Il est heureux, repritM. Chaudesaigues, mais il ne le sait pas. Et peut-êtren’est-on heureux qu’à cette condition.

– Hélas ! dit Saint-Sylvain, ce n’est pasvivre que d’ignorer qu’on vit ; ce n’est pas être heureux qued’ignorer qu’on l’est.

Mais Quatrefeuilles, qui se défiait duraisonnement et n’en croyait, en toutes choses, que l’expérience,s’approcha de la table où Froidefond, dans un amas de bouquinsrecouverts de veau, de basane, de maroquin, de vélin, de parchemin,de peau de truie, d’ais de bois, sentant la poussière, le moisi, lerat et la souris, cataloguait.

– Monsieur le bibliothécaire, lui dit-il,obligez-moi de me répondre. Êtes-vous heureux ?

– Je ne connais pas d’ouvrage sous ce titre,répondit le vieux catalogal.

Quatrefeuilles, levant les bras en signe dedécouragement, vint reprendre sa place.

– Réfléchissez, messieurs, dit Chaudesaigues,que l’antique Cybèle, portant monsieur Froidefond sur son seinfleuri lui fait décrire un orbe immense autour du soleil et que lesoleil entraîne monsieur Froidefond, avec la terre et tout soncortège d’astres, à travers les abîmes de l’espace, vers laconstellation d’Hercule. Pourquoi ? Des huit cent millevolumes assemblés autour de nous aucun ne peut nous l’apprendre.Nous ignorons cela et le reste. Messieurs, nous ne savons rien. Lescauses de notre ignorance sont nombreuses, mais je suis persuadéque la principale est dans l’imperfection du langage. Le vague desmots produit le trouble de nos idées. Si nous prenions plus de soinde définir les termes au moyen desquels nous raisonnons, nos idéesseraient plus nettes et plus sûres.

– Qu’est-ce que je vous disais,Quatrefeuilles ? s’écria Saint-Sylvain triomphant.

Et, se tournant vers lebibliothécaire :

– Monsieur Chaudesaigues, ce que vous dites làme comble de joie. Et je vois que, en venant vers vous, nous noussommes bien adressés. Nous venons vous demander la définition dubonheur. C’est pour le service de Sa Majesté.

– Je vous répondrai de mon mieux. Ladéfinition d’un mot doit être étymologique et radicale.Qu’entend-on par « bonheur ? » me demandez vous. Le« bonheur » ou « heur bon », c’est le bonaugure, c’est le favorable présage tiré du vol et du chant desoiseaux, à l’opposé du « malheur » ou « mauvaisheur » qui signifie un essai infortuné des volailles, le motl’indique.

– Mais, demanda Quatrefeuilles, commentdécouvrir qu’un homme est heureux ?

A l’inspection des poulets ! répondit lebibliothécaire. Le terme l’implique. « Heur » vientd’augurium, qui est pour avigurium.

– L’inspection des poulets sacrés ne se faitplus depuis les Romains, objecta le premier écuyer.

– Mais, demanda Saint-Sylvain, un hommeheureux, n’est-ce pas un homme à qui la chance est favorable etn’existe-t-il pas certains signes extérieurs et visibles de labonne chance ?

– La chance, répondit Chaudesaigues, c’est cequi tombe bien ou mal, c’est le coup de dés. Si je vous ai biencompris, messieurs, vous cher chez un homme heureux, un hommechanceux, c’est-à-dire un homme pour qui les oiseaux n’aient que debons présages et que les dés favorisent constamment. Ce raremortel, cherchez-le parmi les hommes qui achèvent leur vie, et, depréférence, parmi ceux qui déjà sont étendus sur leur lit de mort,parmi ceux enfin qui n’auront plus à consulter les poulets sacrésni à jeter les dés. Car ceux-là seuls peuvent se féliciter d’unechance fidèle et d’un bonheur constant.

« Sophocle n’a-t-il pas dit en sonOedipe roi :

Ne proclamons heureux nul homme avant samort ? »

Ces conseils déplaisaient à Quatrefeuilles,qui goûtait mal l’idée de courir après le bonheur derrière lessaintes huiles. Saint-Sylvain ne se faisait pas non plus un plaisird’aller tirer la chemise aux agonisants ; mais, comme il avaitde la philosophie et des curiosités, il demanda au bibliothécaires’il connaissait un de ces beaux vieillards ayant jeté pour ladernière fois leurs dés glorieusement pipés.

Chaudesaigues hocha la tête, se leva, alla àla fenêtre et tambourina sur les vitres. Il pleuvait ; laplace d’armes était déserte. Au fond se dressait un palaismagnifique dont l’attique était surmonté de trophées d’armes et quiportait à son fronton une Bellone casquée d’une hydre, cuirasséed’écailles et brandissant un glaive romain.

– Allez dans ce palais, dit-il enfin.

– Quoi ! fit Saint-Sylvain surpris. Chezle maréchal de Volmar ?

– Sans doute. Quel mortel plus fortuné, sousle ciel, que le vainqueur d’Elbruz et de Baskir ? Volmar estun des plus grands hommes de guerre qui aient jamais existé, et, detous, le plus constamment heureux.

– Le monde entier le sait, ditQuatrefeuilles.

– Il ne l’oubliera jamais, reprit lebibliothécaire. Le maréchal Pilon, duc de Volmar, venu dans untemps où les conflagrations des peuples n’embrasaient plus toute lasurface de la terre à la fois, sut corriger cette ingratitude dusort en se jetant avec son cœur et son génie sur tous les points duglobe où s’allumait une guerre. Dès l’âge de douze ans il servit enTurquie et fit la campagne du Kourdistan. Depuis lors il a portéses armes victorieuses dans toutes les parties du mondeconnu ; il a franchi quatre fois le Rhin, avec une siinsolente facilité que le vieux fleuve couronné de roseaux,séparateur des peuples, en parut humilié et bafoué ; il a,plus habilement encore que le maréchal de Saxe, défendu la ligne dela Lys, il a franchi les Pyrénées, forcé l’entrée du Tage, ouvertles portes caucasiennes et remonté le Borysthène ; il a tour àtour défendu et combattu toutes les nations d’Europe et trois foissauvé sa patrie.

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