Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux

II LE REMÈDE DU DOCTEUR RODRIGUE

Le roi n’avait jamais beaucoup aimé ses deuxmédecins ordinaires. Après six mois de maladie, ils lui devinrenttout à fait insupportables ; du plus loin qu’il voyait lesbelles moustaches qui couronnaient le sourire éternel et victorieuxdu docteur Saumon et les deux cornes de cheveux noirs collées surle crâne de Machellier, il grinçait des dents et détournaitfarouchement le regard. Une nuit, il jeta par la fenêtre leurspotions, leurs globules et leurs poudres, qui remplissaient lachambre d’une odeur fade et triste. Non seulement il ne fit plusrien de ce qu’ils lui ordonnaient, mais il prit grand soind’observer au rebours leurs prescriptions : il demeuraitétendu quand ils lui recommandaient l’exercice, s’agitait quand ilslui ordonnaient le repos, mangeait quand ils le mettaient à ladiète, jeûnait quand ils préconisaient la suralimentation ; etmontrait à madame de la Poule une ardeur si inusitée qu’elle n’enpouvait croire le témoignage de ses sens et pensait rêver.Pourtant, il ne guérissait point, tant il est vrai que la médecineest un art décevant et que ses préceptes, en quelque sens qu’on lesprenne, sont également vains. Il n’en allait pas plus mal, mais iln’en allait pas mieux.

Ses douleurs abondantes et variées ne lequittaient pas. Il se plaignait de ce qu’une fourmilière s’étaitétablie dans son cerveau et que cette colonie industrieuse etguerrière y creusait des galeries, des chambres, des magasins, ytransportait des vivres, des matériaux, y déposait des œufs parmilliards, y nourrissait les jeunes, y soutenait des sièges,donnait, repoussait des assauts, s’y livrait des combats acharnés.Il sentait, disait-il, quand une guerrière tranchait de sesmandibules acérées le dur et mince corselet de l’ennemie.

– Sire, lui dit M. de Saint-Sylvain,faites venir le docteur Rodrigue. Il vous guérira sûrement.

Mais le roi haussa les épaules et, dans unmoment de faiblesse et d’absence, il redemanda des potions et seremit au régime. Il ne retourna plus chez madame de la Poule etprit avec zèle des pilules de nitrate d’aconitine qui étaient alorsdans leur claire nouveauté et leur radieuse jeunesse. A la suite decette abstinence et de ces soins, il fut saisi d’un tel accès desuffocation que la langue lui sortait de la bouche et les yeux dela tête. On mettait son lit debout comme une horloge et son visagecongestionné y faisait un cadran rouge.

– C’est le plexus cardiaque qui est en pleinerévolte, dit le professeur Machellier.

– En grande effervescence, ajouta le docteurSaumon.

M. de Saint-Sylvain trouval’occasion bonne pour recommander une fois encore le docteurRodrigue, mais le roi déclara qu’il n’avait pas besoin d’un médecinde plus.

– Sire, répliqua Saint-Sylvain, le docteurRodrigue n’est pas un médecin.

– Ah ! s’écria Christophe V, ce que vousdites là, monsieur de Saint-Sylvain, est tout à son avantage et meprévient en sa faveur. Il n’est pas médecin ?Qu’est-il ?

– Un savant, un homme de génie, Sire, qui adécouvert les propriétés inouïes de la matière à l’état radiant etqui les applique à la médecine.

Mais, d’un ton qui ne souffrait pas deréplique, le roi invita le secrétaire de ses commandements à ne luiplus parler de ce charlatan.

Jamais, fit-il, jamais je ne le recevrai,jamais !

Christophe V passa l’été d’une façonsupportable. Il fit une croisière à bord d’un yacht de deux centstonneaux, avec madame de la Poule habillée en mousse. Il y reçut àdéjeuner un président de la république, un roi et un empereur et yassura, de concert avec eux, la paix du monde. I1 lui étaitfastidieux de fixer les destins des peuples ; mais, ayanttrouvé dans la cabine de madame de la Poule un vieux roman pour lespetites ouvrières, il le lut avec un intérêt passionné qui, durantquelques heures, lui procura l’oubli délicieux des choses réelles.Enfin, hors quelques migraines, des névralgies, des rhumatismes etl’ennui de vivre, il se porta passablement. L’automne le rendit àses anciennes tortures. Il endurait l’horrible supplice d’un hommepris dans glaces depuis les pieds jusqu’à la ceinture et le busteenveloppé de flammes, Pourtant, ce qu’il subissait avec plusd’horreur encore et d’épouvante, c’était des sensations qu’il nepouvait exprimer, des états indicibles. Il y en avait, disait-il,qui lui faisaient dresser les cheveux sur la tête. Il était dévoréd’anémie et sa faiblesse croissait chaque jour sans diminuer sacapacité de souffrir.

– Monsieur de Saint-Sylvain, dit-il un matin,après une mauvaise nuit vous m’avez plusieurs fois parle du docteurRodrigue Faites-le venir.

Le docteur Rodrigue était à ce moment-là,signalé au Cap, à Melbourne, a Saint-Pétersbourg. Des câblogrammeset des radiogrammes furent aussitôt envoyés dans ces directions.Une semaine ne s’était pas écoulée que le roi réclamait le docteurRodrigue avec instance. Les jours qui suivirent, il demandait atoute minute : « Ne viendra-t-il pasbientôt ? » On lui représenta que sa Majesté n’était pasun client à dédaigner et que Rodrigue voyageait avec une rapiditéprodigieuse. Mais rien ne pouvait calmer l’impatience dumalade.

– Il ne viendra pas, soupirait-il ; vousverrez qu’il ne viendra pas !

Une dépêche arriva de Gênes, annonçant queRodrigue prenait passage à bord du Preussen. Trois joursaprès, le docteur mondial, après avoir fait à ses collègues Saumonet Machellier une visite de déférence insolente, se présenta aupalais.

Il était plus jeune et plus beau que ledocteur Saumon avec un air plus fier et plus noble. Par respectpour la nature, a laquelle il obéissait en toutes choses, illaissait croître ses cheveux et sa barbe et ressemblait à cesphilosophes antiques que la Grèce a figurés dans le marbre.

Ayant examiné le roi :

– Sire, dit-il, les médecins, qui parlent desmaladies comme les aveugles des couleurs, disent que vous avez uneneurasthénie ou faiblesse des nerfs. Mais, quand ils auront reconnuvotre mal, ils n’en seront pas plus propres à le guérir, car untissu organique ne se peut reconstituer que par les moyens que lanature a employés pour le constituer, et ces moyens, ils lesignorent. Or quels sont les moyens, quels sont les procédés de lanature ? Elle ne connaît ni la main ni l’outil ; elle estsubtile, elle est spirituelle ; elle emploie à ses pluspuissantes, à ses plus massives constructions les particulesinfiniment ténues de la matière, l’atome, le protyle. D’unimpalpable brouillard elle fait des rochers, des métaux, desplantes, des animaux, des hommes. Comment ? par attraction,gravitation, transpiration, pénétration, imbibition, endosmose,capillarité, affinité, sympathie. Elle ne forme pas un grain desable autrement qu’elle n’a formé la voie lactée : l’harmoniedes sphères règne dans l’un comme dans l’autre ; ils nesubsistent tous deux que par le mouvement des parcelles qui lescomposent et qui est leur âme musicale, amoureuse et toujoursagitée. Entre les étoiles du ciel et les poussières qui dansentdans le rayon de soleil qui traverse cette chambre, il n’y a aucunedifférence de structure, et la moindre de ces poussières est aussiadmirable que Sirius, car la merveille dans tous les corps del’univers est l’infiniment petit qui les forme et les anime. Voilàcomment travaille la nature. De l’imperceptible, de l’impalpable,de l’impondérable elle a tiré le vaste monde accessible à nos senset que notre esprit pèse et mesure, et ce dont elle nous a faitsnous-mêmes est moins qu’un souffle. Opérons comme elle au moyen del’impondérable, de l’impalpable, de l’imperceptible, par attractionamoureuse et pénétration subtile. Voilà le principe. Commentl’appliquer au cas qui nous occupe ? Comment redonner la vieaux nerfs épuisés, c’est ce qu’il nous reste à examiner.

« Et d’abord, qu’est-ce que lesnerfs ? Si nous en demandons la définition, le moindrephysiologiste, que dis-je ? un Machellier, un Saumon nous ladonnera. Qu’est-ce que les nerfs ? Des cordons, des fibres quipartent du cerveau et de la moelle épinière et vont se distribuerdans toutes les parties du corps pour transmettre les excitationssensorielles et faire agir les organes moteurs. Ils sont doncsensation et mouvement. Cela suffit pour nous en faire connaître laconstitution intime, pour nous en révéler l’essence : dequelque nom qu’on la nomme, elle est identique à ce que, dansl’ordre des sensations, nous appelons joie, et, dans l’ordre moral,bonheur.

Où se trouvera un atome de joie et de bonheur,se trouvera la substance réparatrice des nerfs. Et quand je dis unatome de joie, je désigne un objet matériel, une substance définie,un corps susceptible de passer par les quatre états, solide,liquide, gazeux et radiant, un corps dont on peut déterminer lepoids atomique. La joie et la tristesse dont les hommes, lesanimaux et les plantes éprouvent les effets depuis l’origine deschoses sont des substances réelles ; elles sont matière ;puisqu’elles sont esprit et que sous ses trois aspects, mouvement,matière, intelligence, la nature est une. Il ne s’agit donc plusque de se procurer en quantité suffisante des atomes de joie et deles introduire dans l’organisme par endosmose et aspirationcutanée. C’est pourquoi je vous prescris de porter la chemise d’unhomme heureux.

– Quoi ! s’écria le roi, vous voulez queje porte la chemise d’un homme heureux

– Sur là peau, Sire, afin que votre cuir arideaspire les particules de bonheur que les glandes sudoripares del’homme heureux auront exhalées par les canaux excréteurs de sonderme prospère. Car vous n’ignorez pas les fonctions de lapeau : elle aspire et expire et opère des échanges incessantsavec le milieu où elle est placée.

– C’est le remède que vous m’ordonnez,monsieur Rodrigue ?

– Sire, on n’en saurait ordonner de plusrationnel. Je ne trouve rien dans le codex qui le puisse remplacer.Ignorant la nature, incapables de l’imiter, nos potards nefabriquent dans leurs officines qu’un petit nombre de médicamentstoujours redoutables et non pas toujours efficaces. Les médicamentsque nous ne savons pas faire, il faut bien les prendre tout faits,comme les sangsues, le climat de la montagne, l’air de la mer, leseaux thermales naturelles, le lait d’ânesse, la peau de chatsauvage et les humeurs exsudées par un homme heureux… Ne savez-vousdonc pas qu’une pomme de terre crue qu’on porte dans sa poche ôteles douleurs rhumatismales ? Vous ne voulez pas d’un remèdenaturel : il vous faut des remèdes artificiels ou chimiques,dès drogues ; il vous faut des gouttes et des poudres :vous avez donc beaucoup à vous en louer, de vos poudres et de vosgouttes ?…

Le roi s’excusa et promit d’obéir.

Le docteur Rodrigue, qui avait déjà gagné laporte, se retourna :

– Faites-la légèrement chauffer, dit-il, avantde vous en servir.

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