Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux

III

Le Premier ministre qui, sous le faible roiCloche, gouvernait la monarchie, M. de la Rochecoupée,respectait les croyances populaires, que tous les grands hommesd’État respectent. César était pontife maxime ; Napoléon sefit sacrer par le pape ; M. de la Rochecoupéereconnaissait la puissance des fées. Il n’était pointsceptique ; il n’était point incrédule. Il n’arguait pas defaux l’oracle des sept marraines. Mais, n’y pouvant rien, il nes’en inquiétait point. C’était son caractère de ne pas se soucierdes maux auxquels il ne savait remédier. Du reste l’événementannoncé n’était pas, selon toute apparence, imminent.M. de la Rochecoupée avait les vues d’un homme d’État, etles hommes d’État ne voient jamais au-delà du moment présent. Jeparle des plus perspicaces et des plus pénétrants. Enfin, àsupposer qu’un jour ou l’autre, la fille du roi s’endormît pour unsiècle, ce n’était à ses yeux qu’une affaire de famille, puisque laloi salique excluait les femmes du trône.

Il avait, comme il le disait, bien d’autreschats à fouetter. La banqueroute, la hideuse banque route, étaitlà, menaçant de consumer les biens et l’honneur de la nation. Lafamine sévissait dans le royaume et des millions de malheureuxmangeaient du plâtre au lieu de pain. Cette année-là, le bal del’Opéra fut très brillant et les masques plus beaux que decoutume.

Les paysans, les artisans, les gens deboutique et les filles de théâtre s’affligeaient à l’envi de lamalédiction fatale qu’Alcuine avait donnée à l’innocente princesse.Au contraire les seigneurs de la Cour et les princes du sans royals’y montraient fort indifférents. Et il y avait partout des hommesd’affaires et des hommes de science qui ne croyaient point àl’arrêt des fées, pour cette raison qu’ils ne croyaient pas auxfées.

Tel était M. de Boulingrin,secrétaire d’État aux Finances. Ceux qui se demanderont comment ilpouvait n’y pas croire puisqu’il les avait vues, ignorent jusqu’oùpeut aller le scepticisme dans un esprit raisonneur. Nourri deLucrèce, imbu des doctrines d’Épicure et de Gassendi, ilimpatientait souvent M. de la Rochecoupée par l’étalaged’un froid aféisme.

– Si ce n’est pour vous soyez croyant pour lepublic, lui disait le Premier ministre. Mais, en vérité, il y a desmoments où je me demande, mon cher Boulingrin, qui de nous deux estle plus crédule à l’endroit des fées. Je n’y pense jamais et vousen parlez toujours.

– M. de Boulingrin aimait tendrementmadame la duchesse de Cicogne, femme de l’ambassadeur à Vienne,première dame de la reine, qui appartenait à la plus hautearistocratie du royaume, femme d’esprit, un peu sèche, un peuregardante et qui perdait au pharaon ses revenus, ses terres et sachemise. Elle avait des bontés pour M. de Boulingrin etne se refusait pas à un commerce auquel elle n’était point portéepar tempérament, mais qu’elle estimait convenable à son rang etutile a ses intérêts. Leur liaison était formée avec un art quirévélait leur bon goût et l’élégance des mœurs régnantes ;cette liaison s’avouait, dépouillant par son aveu toute bassehypocrisie, et se montrait en même temps si réservée, que les plussévères n’y voyaient rien à redire.

Pendant le temps que la duchesse passaitchaque année sur ses terres, M. de Boulingrin logeaitdans un vieux pigeonnier séparé du château de son amie par unchemin creux qui longeait une mare où les grenouilles jetaient, lanuit, dans les joncs, leurs cris assidus.

Or, un soir, tandis que les derniers refletsdu soleil teignaient d’une couleur de sang les eaux croupies, lesecrétaire d’État aux Finances vit, au carrefour du chemin, troisjeunes fées qui dansaient en rond et chantaient :

Trois filles dedans un pré…

Mon cœur vole.

Mon cœur vole,

Mon cœur vole à votre gré.

Elles l’enfermèrent dans leur ronde etagitèrent vivement autour de lui leurs formes minces et légères.Leurs visages, dans le crépuscule, étaient obscurs etlimpides ; leurs chevelures brillaient comme des feuxfollets.

Elles répétèrent :

Trois filles dedans un pré…

tant que, étourdi, prêt a tomber, il demandagrâce.

Alors la plus belle, ouvrant laronde ;

– Mes sœurs, donnez congé a monsieur deBoulingrin qui va-t-au château baiser sa belle.

Il passa sans avoir reconnu les fées,maîtresses des destinées, et, quelques pas plus loin, il rencontratrois vieilles besacières qui marchaient toutes courbées sur leursbâtons et ressemblaient de visage à trois pommes cuites dans lescendres. A travers leurs haillons passaient des os plus recouvertsde crasse que de chair. Leurs pieds nus allongeaient démesurémentdes doigts décharnés, semblables aux osselets d’une queue debœuf.

Du plus loin qu’elles l’aperçurent, elles luifirent des sourires et lui envoyèrent des baisers ; ellesl’arrêtèrent au passage, l’appelèrent leur mignon, leur amour, leurcœur, le couvrirent de caresses auxquelles il ne pouvait échapper,car, au premier mouvement qu’il faisait pour fuir, elles luienfonçaient dans la chair les crochets aigus qui terminaient leursmains.

– Qu’il est beau ! qu’il est joli !soupiraient elles.

Avec une longue frénésie elles le sollicitentà les aimer. Puis, voyant qu’elles ne parviennent point à ranimerses sens glacés d’horreur, elles l’accablent d’invectives, lefrappent à coups redoublés de leurs béquilles, le renversent àterre, le foulent aux pieds et, quand il est accablé, brisé, moulu,perclus de tous ses membres, la plus jeune, qui a bienquatre-vingts ans, s’accroupit sur lui, se trousse et l’arrose d’unliquide infect. Il en est aux trois quarts suffoqué ; et toutaussitôt les deux autres, remplaçant la première, inondent le malheureux gentilhomme d’une eau tout aussi puante. Enfin toutes troiss’éloignent en le saluant d’un « Bonsoir, mon Endymion !Au revoir, mon Adonis ! Adieu, beau Narcisse ! » etle laissent évanoui,

Quand il reprit ses sens, un crapaud, près delui, filait délicieusement des sons de flûte et une nuée demoustiques dansait devant la lune. Il se releva à très grand’peineet acheva en boitant sa course.

Cette fois encore, M. de Boulingrinavait méconnu les fées, maîtresses des destinées.

La duchesse de Cicogne l’attendait avecimpatience.

– Vous venez bien tard, mon ami.

Il lui répondit, en lui baisant les doigts,qu’elle était bien aimable de le lui reprocher. Et il s’excusa surce qu’il avait été un peu souffrant.

– Boulingrin, lui dit-elle, asseyez-vouslà.

Et elle lui confia qu’elle consentiraitvolontiers à recevoir de la cassette royale Un don de deux milleécus, propre à corriger les injures du sort à son égard, le pharaonlui ayant été depuis six mois terriblement contraire.

Sur l’avis que la chose pressait, Boulingrinécrivit aussitôt à M. de la Rochecoupée pour lui demanderla Homme d’argent nécessaire.

La Rochecoupée se fera une joie de vousl’obtenir, dit-il. Il est obligeant et se plaît à servir ses amis.J’ajouterai qu’on lui reconnaît plus de talents qu’on n’en voitd’ordinaire aux favoris des princes. Il a le goût et l’intelligencedes affaires ; mais il manque de philosophie. Il croit auxfées, sur le témoignage de ses sens.

– Boulingrin, dit la duchesse, vous puez lepissat de chat.

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