Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux

VIII LES SALONS DE LA CAPITALE

Ainsi firent-ils. Ils se présentèrent d’abordchez madame Souppe, femme d’un fabricant de pâtes alimentaires quiavait une usine dans le Nord. Ils y trouvèrent monsieur et madameSouppe malheureux de n’être pas reçus chez madame Esterlin, femmedu maître de forges, député au parlement. Ils allèrent chez madameEsterlin et l’y trouvèrent désolée, ainsi que M. Esterlin, den’être pas reçue chez madame du Colombier, femme du pair duroyaume, ancien ministre de la Justice. Ils allèrent chez madame duColombier et y trouvèrent le pair et la pairesse enragés de n’êtrepas dans l’intimité de la reine.

Les visiteurs qu’ils rencontrèrent dans cesdiverses maisons n’étaient pas moins malheureux, désolés, enragés.La maladie, les peines de cœur, les soucis d’argent les rongeaient.Ceux qui possédaient, craignant de perdre, étaient plus infortunésque ceux qui ne possédaient pas. Les obscurs voulaient paraître,les illustres paraître davantage. Le travail accablait laplupart ; et ceux qui n’avaient rien à faire souffraient d’unennui plus cruel que le travail. Plusieurs pâtissaient du mald’autrui, souffraient des souffrances d’une femme, d’un enfantaimés, Beaucoup dépérissaient d’une maladie qu’ils n’avaient pas,mais qu’ils croyaient avoir ou dont ils craignaient lesatteints.

Une épidémie de choléra venait de sévir dansla capitale et l’on citait un financier qui, de peur d’être atteintpar la contagion et ne connaissant pas de retraite assez sûre, sesuicida.

– Le pis, disait Quatrefeuilles, c’est quetous ces gens-là, non contents des maux réels qui pleuvent sur euxdru comme grêle, se plongent dans une mare de maux imaginaires.

– Il n’y a pas de maux imaginaires, répondaitSaint-Sylvain Tous les maux sont réels des qu’on les éprouve, et lerêve de la douleur est une, douleur véritable.

– C’est égal, répliquait Quatrefeuilles. Quandje pisse des pierres grasses comme un œuf de canard, je voudraisbien que ce fût en rêve.

Cette fois encore Saint-Sylvain observa quebien souvent les hommes s’affligent pour des raisons opposées etcontraires.

Il causa successivement, dans le salon demadame du Colombier, avec deux hommes de haute intelligence,éclairés, cultivés, qui, par les tours et détours qu’à leur insuils imprimaient à leur pensée, lui décelaient le mal moral dont ilsétaient profondément atteints. C’est de l’état public que tous deuxtiraient la cause de leur souci ; mais ils la tiraient àrebours. M. Brome vivait dans la peur perpétuelle d’unchangement. Dans la stabilité présente, au milieu de la prospéritéet de la paix dont jouissait le pays, il craignait des troubles etredoutait un bouleversement total. Ses mains n’ouvraient qu’entremblant les journaux ; il s’attendait tous les matins à ytrouver l’annonce de tumultes et d’émeutes. Sous cette impression,il transformait les faits les plus insignifiants et les plusvulgaires incidents en préludes de révolutions, en prodromes decataclysmes. Se croyant toujours à la veille d’une catastropheuniverselle, il vivait dans un perpétuel effroi.

Un mal tout contraire, plus étrange et plusrare, ravageait M. Sandrique. Le calme l’ennuyait, l’ordrepublic l’impatientait, la paix lui était odieuse, la sublimemonotonie des lois humaines et divines l’assommait. Il appelait ensecret des changements et, feignant de les craindre, soupiraitaprès les catastrophes. Cet homme bon, doux, affable, humain, neconcevait d’autres amusements que la subversion violente de sonpays, du globe, de l’univers, épiant jusque dans les astres lescollisions et les conflagrations. Déçu, abattu, triste, morose,quand le style des papiers publics et l’aspect des rues luirévélait l’inaltérable quiétude de la nation, il en souffraitd’autant plus qu’ayant la connaissance des hommes et l’expériencedes affaires, il savait combien l’esprit de conservation, detradition, d’imitation et d’obéissance est fort dans les peuples etcomme d’un train égal et lent va la vie sociale.

Saint-Sylvain observa, à la réception demadame du Colombier, une autre contrariété, plus vaste et de plusde conséquence.

Dans un coin du petit salon,M. de la Galissonnière, président du tribunal civil,s’entretenait paisiblement et à voix basse avecM. Larive-du-Mont, administrateur du Jardin zoologique.

– Je le confierai à vous, mon ami, disaitM. de la Galissonnière : l’idée de la mort me tue.J’y pense sans cesse, j’en meurs sans cesse. La mort m’épouvante,non par elle-même, car elle n’est rien, mais pour ce qui la suit,la vie future. J’y crois ; j’ai la foi, la certitude de monimmortalité. Raison, instinct, science, révélation, tout medémontre l’existence d’une âme impérissable, tout me prouve lanature, l’origine et les fins de l’homme telles que l’Église nousles enseigne. Je suis chrétien ; je crois aux peineséternelles ; l’image terrible de ces peines me pour suit sanstrêve ; l’enfer me fait peur et cette peur, plus fortequ’aucun autre sentiment, détruit en moi l’espérance et toutes lesvertus nécessaires au salut, me jette dans le désespoir et m’exposeà cette réprobation que je redoute. La peur de la damnation medamne, l’épouvante de l’enfer m’y précipite et, vivant encore,j’éprouve par avance les tourments éternels. Il n’y a pas desupplice comparable à celui que j’endure et qui se fait pluscruellement sentir d’année en année, de jour en jour, d’heure enheure, puisque chaque jour, chaque minute me rapproche de ce qui meterrifie. Ma vie est une agonie pleine d’affres etd’épouvantements.

En prononçant ces paroles, le magistratbattait l’air de ses mains comme pour écarter les flammesinextinguibles dont il se sentait environné.

– Je vous envie, mon bien cher ami, soupiraM. Larive-du-Mont. Vous êtes heureux en comparaison demoi ; c’est aussi l’idée de la mort qui me déchire ; maisque cette idée diffère de la vôtre et combien elle la dépasse enhorreur ! Mes études, mes observations, une pratique constantede l’anatomie comparée et des recherches approfondies sur laconstitution de la matière ne m’ont que trop persuadé que les motsâme, esprit, immortalité, immatérialité ne représentent que desphénomènes physiques ou la négation de ces phénomènes et que, pournous, le terme de la vie est aussi le terme de la conscience, enfinque la mort consomme notre complet anéantissement. Ce qui suit lavie, il n’y a pas de mot pour l’exprimer, car le terme de néant quenous y employons n’est qu’un signe de dénégation devant la natureentière. Le néant, c’est un rien infini et ce rien nous enveloppe.Nous en venons, nous y allons ; nous sommes entre deux néantscomme une coquille sur la mer. Le néant, c’est l’impossible et lecertain ; cela ne se conçoit pas et cela est. Le malheur deshommes, voyez-vous, leur malheur et leur crime est d’avoirdécouvert ces choses. Les autres animaux ne les savent pas ;Nous devions les ignorer à jamais. Être et cesser d’être, l’effroidu cette idée me fait dresser les cheveux sur la tête ; ellene me quitte pas. Ce qui ne sera pas me gâte et me corrompt ce quiest et le néant m’abîme par avance. Atroce absurdité I je m’y sens,je m’y vois.

– Je suis plus à plaindre que vous, répliquaM. de la Galissonnière. Chaque fois que vous prononcez cemot, ce perfide et délicieux mot de néant, sa douceur caresse monâme et me flatte, comme l’oreiller du malade, d’une promesse desommeil et de repos. Mais Larive-du-Mont :

– Mes souffrances sont plus intolérables queles vôtres, puisque le vulgaire supporte l’idée d’un enfer éternelet qu’il faut une force d’âme peu commune pour être athée. Uneéducation religieuse, une pensée mystique vous ont donné la peur etla haine de la vie humaine. Vous n’êtes pas seulement chrétien etcatholique ; vous êtes janséniste et vous portez au flancl’abîme que côtoyait Pascal. Moi, j’aime la vie, la vie de cetteterre, la vie telle qu’elle est, la chienne de vie. Je l’aimebrutale, vile et grossière ; je l’aime sordide, malpropre,gâtée ; je l’aime stupide, imbécile et cruelle ; jel’aime dans son obscénité, dans son ignominie, dans son infamie,avec ses souillures, ses laideurs et ses puanteurs, ses corruptionset ses infections. Sentant qu’elle m’échappe et me fuit, je tremblecomme un lâche et deviens fou de désespoir.

« Les dimanches, les jours de fête, jecours a travers les quartiers populeux, je me mêle à la foule quiroule par les rues, je me plonge dans les groupes d’hommes, defemmes, d’enfants, autour des chanteurs ambulants ou devant lesbaraques des forains ; je me frotte aux jupes sales, auxcamisoles grasses, j’aspire les odeurs fortes et chaudes de lasueur, des cheveux, des haleines. Il me semble, dans cegrouillement de vie, être plus loin de la mort. J’entends une voixqui me dit :

« – La peur que je te donne, seule jet’en guérirai ; la fatigue dont mes menaces t’accablent, seuleje t’en reposerai.

« Mais je ne veux pas ! Je ne veuxpas !

– Hélas ! soupira le magistrat. Si nousne guérissons pas en cette vie les maladies qui ruinent nos âmes,la mort ne nous apportera pas le repos.

– Et ce qui m’enrage, reprit le savant, c’estque, quand nous serons tous deux morts, je n’aurai pas même lasatisfaction de vous dire : « Vous voyez, LaGalissonnière ! je ne me trompais pas : il n’y arien. » Je ne pourrai pas me flatter d’avoir eu raison. Etvous, vous ne serez jamais détrompé. De quel prix se paie lapensée ! Vous êtes malheureux, mon ami, parce que votre penséeest plus vaste et plus forte que celle des animaux et de la plupartdes hommes. Et je suis plus malheureux que vous parce que j’ai plusde génie.

Quatrefeuilles, qui avait attrapé des bribesde ce dialogue, n’en fut pas très frappé.

– Ce sont là des peines d’esprit,dit-il ; elles peuvent être cruelles, mais elles sont peucommunes. Je m’alarme davantage des peines plus vulgaires,souffrances et difformités du corps, mal d’amour et défautd’argent, qui rendent notre recherche si difficile.

– En outre, lui fit observer Saint-Sylvain,ces deux messieurs forcent trop violemment leur doctrine à lesrendre misérables. Si La Galissonnière consultait un bon pèrejésuite, il serait bientôt rassuré, et Larive-du-Mont devraitsavoir qu’on peut être athée avec sérénité comme Lucrèce, avecdélices comme André Chénier. Qu’il se répète le versd’Homère : « Patrocle est mort qui valait mieux quetoi », et consente de meilleure grâce à rejoindre un jour oul’autre ses maîtres les philosophes de l’antiquité, les humanistesde la Renaissance, les savants modernes et tant d’autres quivalaient mieux que lui. « Et meurent Pâris et Hélène »,dit François Villon. « Nous sommes tous mortels », commedit Cicéron. « Nous mourrons tous », dit cette femme dontl’Écriture a loué la prudence au second livre des Rois.

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