Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux

IX LE BONHEUR D ÊTRE AIME

Ils allèrent dîner au parc royal, promenadeélégante qui est à la capitale du roi Christophe ce qu’est le boisde Boulogne à Paris, la Cambre à Bruxelles, Hyde-Park à Londres, leThier-garten à Berlin, le Prater à Vienne, le Prado à Madrid, lesCascines à Florence, le Pincio à Rome. Assis au frais, parmi lafoule brillante des dîneurs, ils promenaient leurs regards sur lesgrands chapeaux chargés de plumes et de fleurs, pavillons errantsdes plaisirs, abris agités des amours, colombiers vers lesquelsvolaient les désirs.

–Je crois, dit Quatrefeuilles, que ce que nouscherchons se trouve ici. Il m’est arrivé tout comme à un autred’être aimé : c’est le bonheur, Saint-Sylvain, et aujourd’huiencore je me demande si ce n’est pas l’unique bonheur deshommes ; et, bien que je porte le poids d’une vessie pluschargée de pierres qu’un tombereau au sortir de la carrière, il y ades jours où je suis amoureux comme a vingt ans.

– Moi, répondit Saint-Sylvain, je suismisogyne. Je ne pardonne pas aux femmes d’être du même sexe quemadame de Saint-Sylvain. Elles sont toutes, je le sais, moinssottes, moins méchantes et moins laides, mais c’est trop qu’ellesaient quelque chose en commun avec elle.

– Laissez cela, Saint-Sylvain. Je vous dis quece que nous cherchons est ici et que nous n’avons que la main àétendre pour l’atteindre.

Et, montrant un fort bel homme assis seul àune petite table :

–Vous connaissez Jacques de Navicelle. Ilplaît aux femmes, il plaît à toutes les femmes. C’est lebonheur ; ou je ne m’y connais pas.

Saint-Sylvain fut d’avis de s’en assurer. Ilsinvitèrent Jacques de Navicelle à faire table commune, et, tout endînant, causèrent familièrement avec lui. Vingt fois, par de longscircuits ou de brusques détours, de front, obliquement, parinsinuation ou en toute franchise, ils s’informèrent de sonbonheur, sans pouvoir rien apprendre de ce compagnon dont la paroleélégante et le visage charmant n’exprimaient ni joie ni tristesse.Jacques de Navicelle causait volontiers, se montrait ouvert etnaturel ; il faisait même des confidences, mais ellesenveloppaient son secret et le rendaient plus impénétrable. Sansdoute il était aimé ; en était-il heureux ou malheureux ?Quand on apporta les fruits, les deux inquisiteurs du roirenonçaient à le savoir. De guerre lasse, ils parlèrent pour nerien dire, et parlèrent d’eux-mêmes : Saint-Sylvain de safemme et Quatrefeuilles de sa pierre fondamentale, endroit parlequel il ressemblait à Montaigne. On débita des histoires enbuvant des liqueurs : l’histoire de madame Bérille quis’échappa d’un cabinet particulier, déguisée en mitron, une mannesur la tête ; l’histoire du général Débonnaire et de madame labaronne de Bildermann ; l’histoire du ministre Vizire et demadame Cérès, qui, comme Antoine et Cléopâtre, firent fondre unempire en baisers, et plusieurs autres, anciennes et nouvelles.Jacques de Navicelle conta un conte oriental :

– Un jeune marchand de Bagdad, dit-il, étantun matin dans son lit, se sentit très amoureux et souhaita, àgrands cris, d’être aimé de toutes les femmes. Un djinn quil’entendit lui apparut et lui dit : « Ton souhait estdésormais accompli. A compter d’aujourd’hui tu seras aimé de toutesles femmes. » Aussitôt le jeune marchand sauta du lit toutjoyeux et, se promettant des plaisirs inépuisables et variés,descendit dans la rue. A peine y avait-il fait quelques pas, qu’uneaffreuse vieille, qui filtrait du vin dans sa cave, éprise à sa vued’un ardent amour, lui envoya des baisers par le soupirail. Ildétourna la tête avec dégoût, mais la vieille le tira par la jambedans le souterrain où elle le garda vingt ans enfermé.

Jacques de Navicelle finissait ce conte, quandun maître d’hôtel vint l’avertir qu’il était attendu. Il se levaet, l’œil morne et la tête baissée, se dirigea vers la grille dujardin où l’attendait, au fond d’un coupé, une figure assezrêche.

– Il vient de conter sa propre histoire, ditSaint-Sylvain. Le jeune marchand de Bagdad, c’est lui-même.

Quatrefeuilles se frappa le front :

– On m’avait bien dit qu’il était gardé par undragon : je l’avais oublié.

Ils rentrèrent tard au palais sans autrechemise que la leur, et trouvèrent le roi Christophe et madame dela Poule qui pleuraient à chaudes larmes en écoutant une sonate deMozart.

Au contact du roi, madame de la Poule, devenuemélancolique, nourrissait des idées sombres et de folles terreurs.Elle se croyait persécutée, victime de machinationsabominables ; elle vivait dans la crainte perpétuelle d’êtreempoisonnée et obligeait ses femmes de chambre à goûter tous lesplats de sa table. Elle ressentait l’effroi de mourir et l’attraitdu suicide. L’état du roi s’aggravait de celui de cette dame aveclaquelle il passait de tristes jours.

– Les peintres, disait Christophe V, sont defunestes artisans d’imposture. Ils prêtent une beauté touchante auxfemmes qui pleurent et nous montrent des Andromaque, des Artémis,des Madeleine, des Héloïse, parées de leurs larmes. J’ai unportrait d’Adrienne Lecouvreur dans le rôle de Cornélie, arrosantde ses pleurs les cendres de Pompée : elle est adorable. Et,dès que madame de la Poule commence à pleurer, sa face se convulse,son nez rougit : elle est laide à faire peur.

Ce malheureux prince, qui ne vivait que dansl’attente de la chemise salutaire, vitupéra Quatrefeuilles etSaint-Sylvain de, leur négligence, de leur incapacité et de leurmauvaise chance, comptant peut-être que de ces trois reproches undu moins serait juste.

–Vous me laisserez mourir, comme font mesmédecins Machellier et Saumon. Mais, eux, c’est leur métier.J’attendais autre chose de vous ; je comptais sur votreintelligence et sur votre dévouement. Je m’aperçois que j’avaistort. Revenir bredouille ! vous n’avez pas honte ? Votremission était-elle donc si difficile à remplir ? Est-il doncsi malaisé de trouver la chemise d’un homme heureux ? Si vousn’êtes même pas capables de cela, à quoi êtes-vous bons ? Onn’est bien servi que par soi-même. Cela est vrai des particulierset plus vrai des rois. Je vais de ce pas chercher la chemise quevous ne savez découvrir.

Et, jetant son bonnet de nuit et sa robe dechambre, il demanda ses habits.

Quatrefeuilles et Saint-Sylvain essayèrent dele retenir.

– Sire, dans votre état, quelleimprudence !

– Sire, il est minuit sonné.

– Croyez-vous donc, demanda le roi, que lesgens heureux se couchent comme les poules ? N’y a-t-il plus delieux de plaisir dans ma capitale ? N’y a-t-il plus derestaurants de nuit ? Mon préfet de police a fait fermer tousles claquedents : n’en sont-ils pas moins ouverts ? Maisje n’aurai pas besoin d’aller dans les cercles. Je trouverai ce queje cherche dans la rue, sur les bancs.

A peine habillé, Christophe V enjamba madamede la Poule qui se tordait à terre dans des convulsions, dégringolales escaliers et traversa le jardin à la course. Quatrefeuilles etSaint-Sylvain, consternés, le suivaient de loin, en silence.

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