Les Sept Femmes de la Barbe-Bleue et autres contes merveilleux

X SI LE BONHEUR EST DE NE SE PLUSSENTIR

Parvenu à la grande route, ombragée de vieuxormes, qui bordait le Parc royal, il aperçut un homme jeune etd’une admirable beauté qui, appuyé contre un arbre, contemplaitavec une expression d’allégresse les étoiles qui traçaient dans leciel pur leurs signes étincelants et mystérieux. La brise agitaitsa chevelure bouclée, un reflet des clartés célestes brillait dansson regard.

« J’ai trouvé ! » pensa leroi.

Il s’approcha de ce jeune homme riant et sibeau, qui tressaillit légèrement à sa vue.

–Je regrette, monsieur, dit le prince, detroubler votre rêverie. Mais la question que je vais vous faire estpour moi d’un intérêt vital. Ne refusez pas de répondre à un hommequi est peut-être à même de vous obliger, et qui ne sera pasingrat. Monsieur, êtes-vous heureux ?

– Je le suis.

– Ne manque-t-il rien à votrebonheur ?

– Rien. Sans doute, il n’en a pas toujours étéainsi. J’ai, comme tous les hommes, éprouvé le mal de vivre etpeut-être l’ai-je éprouvé plus douloureusement que la plupartd’entre eux. Il ne me venait ni de ma condition particulière, ni decirconstances fortuites, mais du fond commun à tous les hommes et àtout ce qui respire ; j’ai connu un grand malaise : ilest entièrement dissipé. Je goûte un calme parfait, une douceallégresse ; tout en moi est contentement, sérénité,satisfaction profonde ; une joie subtile me pénètre toutentier. Vous me voyez, monsieur, au plus beau moment de ma vie, et,puisque la fortune me fait vous rencontrer, je vous prends à témoinde mon bonheur. Je suis enfin libre, exempt des craintes et desterreurs qui assaillent les hommes, des ambitions qui les dévorentet des folles espérances qui les trompent. Je suis au-dessus de lafortune ; j’échappe aux deux invincibles ennemis des hommes,l’espace et le temps. Je peux braver les destins. Je possède unbonheur absolu et me confonds avec la divinité. Et cet heureux étatest mon ouvrage ; il est dû à une résolution que j’ai prise,si sage, si bonne, si belle, si ver tueuse, si efficace, qu’à latenir on se divinise.

« Je nage dans la joie, je suismagnifiquement ivre. Je prononce avec une entière conscience etdans la plénitude sublime de sa signification ce mot de toutes lesivresses, de tous les enthousiasmes et de tous lesravissements : « Je ne me connais plus ! »

Il tira sa montre.

– C’est l’heure. Adieu.

– Un mot encore, monsieur. Vous pouvez mesauver. Je…

– On n’est sauvé qu’en me prenant pourexemple. Vous devez me quitter ici. Adieu !

Et l’inconnu, d’un pas héroïque, d’une allurejuvénile, s’élança dans le bois qui bordait la route. Christophe,sans vouloir rien entendre, le poursuivit : au moment depénétrer dans le taillis, il entendit un coup de feu, s’avança,écarta les branches et vit le jeune homme heureux couché dansl’herbe, la tempe percée d’une balle et tenant encore son revolverdans la main droite.

A cette vue, le roi tomba évanoui.Quatrefeuilles et Saint-Sylvain, accourus à lui, l’aidèrent àreprendre ses sens et le portèrent au palais. Christophe s’enquitde ce jeune homme qui avait trouvé sous ses yeux un bonheurdésespéré. Il apprit que c’était l’héritier d’une famille noble etriche, aussi intelligent que beau et constamment favorisé par lesort.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer