Mémoires de Vidocq – Tome II

CHAPITRE XXX

Les officiers de paix envoyés à la poursuite d’un voleurcélèbre. – Ils ne parviennent pas à le découvrir. – Grande colèrede l’un d’entre eux. – Je promets de nouvelles étrennes au préfet.– Les rideaux jaunes et la bossue. – Je suis un bon bourgeois. – Uncommissionnaire me fait aller. – La caisse de la préfecture depolice. – Me voici charbonnier. – Les terreurs d’un marchand de vinet de madame son épouse. – Le petit Normand qui pleure. – Le dangerde donner de l’eau de Cologne. – Enlèvement de mademoiselleTonneau. – Une perquisition. – Le voleur me prend pour son compère.– Inutilité des serrures. – Le saut par la croisée. – La glissade,et les coutures rompues.

On a vu quels désagréments m’a causél’infidélité d’un agent : je savais depuis long-temps qu’iln’est de secret bien gardé que celui qu’on ne confie pas ;mais la triste expérience qu’il m’avait fallu faire me convainquitde plus en plus de la nécessité d’opérer seul toutes les fois queje le pourrais, et c’est ce que je fis, ainsi qu’on va le voir,dans une occasion très importante.

Après avoir subi plusieurs condamnations, deuxévadés des îles, les nommés Goreau et Florentin, ditChatelain, dont j’ai déjà parlé, étaient détenus à Bicêtrecomme voleurs incorrigibles. Las du séjour dans ces cabanons, oùl’on est comme enterré vivant, ils firent parvenir à M. Henryune lettre dans laquelle ils offraient de fournir des indices, aumoyen desquels il serait possible de se saisir de plusieurs deleurs camarades qui commettaient journellement des vols dans Paris.Le nommé Fossard, condamné à perpétuité, et plusieurs fois évadédes bagnes, était celui qu’ils désignaient comme le plus adroit detous, en même temps qu’ils le représentaient comme le plusdangereux. « Il était, écrivaient-ils, d’une intrépidité sanségale, et il ne fallait l’aborder qu’avec des précautions, attenduque, toujours armé jusqu’aux dents, il avait formé la résolution debrûler la cervelle à l’agent de police qui serait assez hardi pourvouloir l’arrêter. »

Les chefs supérieurs de l’administration nedemandaient pas mieux que de délivrer la capitale d’un garnementpareil : leur première idée fut de m’employer à ledécouvrir ; mais les donneurs d’avis ayant fait observer àM. Henry que j’étais trop connu de Fossard et de sa concubinepour ne pas faire manquer une opération si délicate, dans le cas oùl’on m’en chargerait, il fut décidé que l’on recourrait auministère des officiers de paix. On mit donc à leur disposition lesrenseignements propres à les diriger dans leurs recherches ;mais, soit qu’ils ne fussent pas heureux, soit qu’ils ne sesouciassent pas de rencontrer Fossard, qui était armé jusqu’auxdents, ce dernier continua ses exploits, et les nombreusesplaintes auxquelles son activité donna lieu annoncèrent que, malgréleur zèle apparent, ces messieurs, suivant leur coutume, faisaientplus de bruit que de besogne.

Il en résulta que le préfet, qui aimait quel’on fit plus de besogne que de bruit, les manda un jour, et leuradressa des reproches qui durent être assez sévères, à en juger parle mécontentement qu’en cette occasion ils ne purent s’empêcher demanifester.

On venait justement de leur laver la tête,lorsqu’il m’arriva, sur le marché Saint-Jean, de faire la rencontrede M. Yvrier, l’un d’entre eux : je le salue ; ilvient à moi, et, presque bouffi de colère, il m’aborde en medisant : « Ah ! vous voilà, monsieur le grandfaiseur, vous êtes la cause que nous venons de recevoir desréprimandes au sujet d’un nommé Fossard, forçat évadé, que l’onprétend être à Paris. À entendre M. le préfet, on croirait quedans l’administration il n’est que vous qui soyez capable dequelque chose. Si Vidocq, nous a-t-il dit, eût été envoyé à sapoursuite, nul doute qu’il ne fût depuis long-temps arrêté. Allons,voyons, M. Vidocq, tâchez un peu de le trouver, vous qui êtessi adroit, prouvez que vous avez autant de malice que l’on vous enattribue. »

M. Yvrier était un vieillard, et j’eusbesoin de respecter son âge pour ne pas rétorquer avec humeur sonimpertinente apostrophe. Quoique je me sentisse piqué du tond’aigreur qu’il prenait en me parlant, je ne me fâchai point, et mecontentai de lui répondre que pour le moment je n’avais guère leloisir de m’occuper de Fossard ; que c’était une capture queje réservais pour le premier janvier, afin de l’offrir en étrennesà M. le préfet, comme l’année d’auparavant j’avais offert lefameux Delzève.

« Allez votre train, repritM. Yvrier, irrité de ce persiflage, la suite nous montrera quivous êtes ; un présomptueux, un faiseur d’embarras. » Etil me quitta en murmurant entre ses dents quelques autresqualifications que je ne compris pas.

Après cette scène, j’allai au bureau deM. Henry, à qui je la racontai. « Ah ! ils sontcourroucés, me dit-il en riant ; tant mieux ! c’est unepreuve qu’ils reconnaissent votre habileté : ces messieurs, jele vois, ajouta M. Henry, sont comme les eunuques du sérail,parce qu’ils ne peuvent rien faire, ils ne veulent pas que lesautres fassent. » Il me donna ensuite l’indicationsuivante :

Fossard demeure à Paris, dans une rue quiconduit de la halle au boulevard, c’est-à-dire à partir de la rueComtesse-d’Artois jusqu’à la rue Poissonnière, en passant par larue Montorgueil, et le Petit-Carreau ; on ignore à quel étageil habite ; mais on reconnaîtra les croisées de sonappartement à des rideaux jaunes en soie, et à d’autres rideaux enmousseline brodée. Dans la même maison, reste une petite bossue,couturière de son état, et amie de la fille qui vit avecFossard.

Le renseignement, ainsi qu’on le voit, n’étaitpas tellement précis que l’on pût aller droit au but.

Une femme bossue et des rideaux jaunes, avecaccompagnement d’autres rideaux de mousseline brodée, n’étaientcertes pas faciles à trouver sur un espace aussi vaste que celuique je devais explorer. Sans doute le concours de ces troiscirconstances devait s’y présenter plus d’une fois. Combien debossues, tant vieilles que jeunes, ne compte-t-on pas dansParis ; et puis des rideaux jaunes, qui pourrait lesnombrer ? En résumé, les données étaient assez vagues :cependant il fallait résoudre le problème. J’essayai si, à force derecherches, mon bon génie ne me ferait pas mettre le doigt sur lebon endroit.

Je ne savais pas par où commencer ;toutefois, comme je prévoyais que dans mes courses, c’étaitprincipalement à des femmes du peuple, c’est-à-dire à des commères,filles ou non, que j’allais avoir affaire, je fus bientôt fixé surl’espèce de déguisement qu’il me convenait de prendre. Il étaitévident que j’avais besoin de l’air d’un monsieur bienrespectable. En conséquence, au moyen de quelques ridesfactices, de la queue, du crêpé à frimas, de la grande canne àpomme d’or, du chapeau à trois cornes, des boucles, de la culotteet de l’habit à l’avenant, je me métamorphosai en un de ces bonsbourgeois de soixante ans, que toutes les vieilles filles trouventbien conservé : j’avais tout à fait l’aspect et la mise d’unde ces richards du Marais, dont la face rougeaude et engageanteaccuse l’aisance, et la velléité de faire le bonheur de quelqueinfortunée sur le retour. J’étais bien sûr que toutes les bossuesauraient voulu de moi, et puis j’avais la mine d’un si brave homme,qu’il était impossible que l’on ne se fît pas scrupule de metromper.

Travesti de la sorte, je me mis à parcourirles rues, le nez en l’air, en prenant note de tous les rideaux dela couleur qui m’était signalée. J’étais si occupé de cerecensement, que je n’entendais ni ne voyais rien autour de moi. Sij’eusse été un peu moins cossu, on m’eût pris pour unmétaphysicien, ou peut-être pour un poète qui cherche un hémistichedans la région des cheminées : vingt fois je faillis êtreécrasé par des cabriolets ; de tous côtés j’entendais criergare ! gare ! et en me retournant, je metrouvais sous la roue, ou bien encore j’embrassais un cheval ;quelquefois aussi, pendant que j’essuyais l’écume dont ma mancheétait couverte, un coup de fouet m’arrivait à la figure, ou, quandle cocher était moins brutal, c’étaient des gentillesses de lanature de celle-ci : Ôte-toi donc, vieuxsourdieau ; on alla même, je m’en souviens, jusqu’àm’appeler vieux lampion.

Ce n’était pas l’affaire d’un jour, que cetterevue des rideaux jaunes ; j’en inscrivis plus de centcinquante sur mon carnet, j’espère qu’il y avait du choix.Maintenant, n’avais-je pas travaillé, comme on dit, pour le roi dePrusse ? ne se pouvait-il pas que les rideaux derrièrelesquels se cachait Fossard, eussent été envoyés chez ledégraisseur, et remplacés par des rideaux blancs, verts ourouges ? n’importe, si le hasard pouvait m’être contraire, ilpouvait aussi m’être favorable. Je pris donc courage, et quoiqu’ilsoit pénible pour un sexagénaire de monter et de descendre centcinquante escaliers, c’est-à-dire de passer et de repasser devantenviron sept cent cinquante étages ; de dévider plus de trentemille marches, ou deux fois la hauteur du Chimboraçao, comme je mesentais bonnes jambes et longue haleine, j’entrepris cette tâche,soutenu par un espoir du même genre que celui qui faisait voguerles Argonautes à la conquête de la Toison d’or. C’était ma bossueque je cherchais : dans ces ascensions, sur combien de carrésn’ai-je pas fait sentinelle pendant des heures entières, dans lapersuasion que mon heureuse étoile me la montrerait ?L’héroïque don Quichotte n’était pas plus ardent à la poursuite deDulcinée ; je frappais chez toutes les couturières, je lesexaminais toutes les unes après les autres : point de bossues,toutes étaient faites à ravir ; ou si, par cas fortuit, ellesavaient une bosse, ce n’était point une déviation de la colonnevertébrale, mais l’une de ces exubérances qui peuvent se résoudre àla Maternité, ou partout ailleurs, sans le secours del’orthopédie.

Plusieurs jours se passèrent ainsi, sans queje rencontrasse l’ombre de mon objet ; je faisais un métierd’enfer, tous les soirs j’étais échiné, et il fallait recommencertous les matins. Encore si j’avais osé faire des questions,peut-être quelque âme charitable m’eût-elle mis sur la voie ;mais je craignais de me brûler à la chandelle : enfin, fatiguéde ce manège, j’avisai à un autre moyen.

J’avais remarqué que les bossues sont engénéral babillardes et curieuses ; presque toujours ce sontelles qui font les propos du quartier, et quand elles ne les fontpas, elles les enregistrent pour les besoins de la médisance ;rien ne doit se passer qu’elles n’en soient averties. Partant decette donnée, je fus induit à en conclure que, sous le prétexte defaire sa petite provision, l’inconnue qui m’avait déjà fait fairetant de pas, ne devait pas plus que les autres, négliger de venirtailler la bavette obligée près de la laitière, du boulanger, de lafruitière, de la mercière ou de l’épicier. Je résolus enconséquence de me mettre en croisière à portée du plus grand nombrepossible de ces organes du cancan ; et comme il n’est pas debossue qui, dans la convoitise d’un mari, ne s’attache à faireparade de tous les mérites de la ménagère, je me persuadai que lamienne se levant matin, je devais, pour la voir, arriver de bonneheure sur le théâtre de mes observations : j’y vins dès lepoint du jour.

J’employai la première séance àm’orienter : à quelle laitière une bossue devait-elle donnerla préférence ? nul doute, y eût-il un peu plus de chemin àfaire, que ce fût à la plus bavarde et à la mieux achalandée. Celledu coin de la rue Thévenot me parut réunir cette doublecondition : il y avait autour d’elle des petits pots pour toutle monde, et au milieu d’un cercle très bien garni, elle ne cessaitpas de parler et de servir ; les pratiques y faisaient laqueue, et vraisemblablement aussi elle faisait la queue auxpratiques ; mais ce n’était pas ce qui m’inquiétait ;l’important pour moi, c’est que j’avais reconnu un point deréunion, et je me promis bien de ne pas le perdre de vue.

J’en étais à ma seconde séance ; auxaguets comme la veille, j’attendais avec impatience l’arrivée dequelque Ésope femelle, il ne venait que de jeunes filles, bonnes ougrisettes à la tournure dégagée, à la taille svelte, au gentilcorsage, pas une d’elles qui ne fût droite comme un I ; j’enétais au désespoir… Enfin mon astre paraît à l’horizon ; c’estle prototype, la Vénus des bossues. Dieu ! qu’elle étaitjolie, et que la partie la plus sensible de son signalement étaitadmirablement tournée ; je ne me lassais point de contemplercette saillie que les naturalistes auraient dû, je crois, prendreen considération, pour compter une race de plus dans l’espècehumaine ; il me semblait voir une de ces fées du moyen âge,pour lesquelles une difformité était un charme de plus. Cet êtresurnaturel, ou plutôt extra-naturel, s’approcha de lalaitière, et après avoir causé quelque temps, comme je m’y étaisattendu, elle prit sa crème ; c’était du moins ce qu’elledemandait ; ensuite elle entra chez l’épicier, puis elles’arrêta un moment vers la tripière, qui lui donna du mou,probablement pour son chat ; puis, ses emplettes terminées,elle enfila, dans la rue du Petit-Carreau, l’allée d’une maisondont le rez-de-chaussée était occupé par un marchand boisselier.Aussitôt mes regards se portèrent sur les croisées ; mais cesrideaux jaunes après lesquels je soupirais, je ne les aperçus pas.Cependant, faisant cette réflexion, qui s’était déjà présentée àmon esprit, que des rideaux, quelle qu’en soit la nuance, n’ont pasl’inamovibilité d’une bosse de première origine, je projetai de nepas me retirer sans avoir eu un entretien avec le petit prodigedont l’aspect m’avait tant réjoui. Je me figurais malgré mondésappointement sur l’une des circonstances capitales d’aprèslesquelles je devais me guider, que cet entretien me fourniraitquelques lumières.

Je pris le parti de monter : parvenu àl’entresol, je m’informe à quel étage demeure une petite dame tantsoit peu bossue. « C’est de la couturière que vous voulezparler, me dit-on, en me riant au nez. – Oui, c’est lacouturière que je demande, une personne qui a une épaule un peuhasardée. » On rit de nouveau, et l’on m’indique le troisièmesur le devant. Bien que les voisins fussent très obligeants, je fussur le point de me fâcher de leur hilarité goguenarde :c’était une véritable impolitesse ; mais ma tolérance était sigrande que je leur pardonnai volontiers de la trouver comique, etpuis n’étais-je pas un bon homme ? je restai dans mon rôle. Onm’avait désigné la porte, je frappe, on m’ouvre : c’est labossue, et après les excuses d’usage sur l’importunité de lavisite, je la prie de vouloir bien m’accorder un instantd’audience ; ajoutant que j’avais à l’entretenir d’une affairequi m’était personnelle.

– « Mademoiselle, lui dis-je avecune espèce de solennité, après qu’elle m’eut fait prendre un siègeen face d’elle, vous ignorez le motif qui m’amène près de vous,mais quand vous en serez instruite, peut-être que ma démarche vousinspirera quelque intérêt. »

La bossue imaginait que j’allais lui faire unedéclaration ; le rouge lui montait au visage, et son regards’animait, bien qu’elle s’efforçât de baisser la vue : jecontinuai :

– « Sans doute vous allez vousétonner qu’à mon âge on puisse être épris comme à vingt ans.

– » Eh ! monsieur, vous êtesencore vert, me dit l’aimable bossue, dont je ne voulais pas pluslong-temps prolonger l’erreur.

– » Je me porte assez bien,repris-je, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Vous savez quedans Paris il n’est pas rare qu’un homme et une femme viventensemble sans être mariés.

– » Pour qui me prenez-vous ?monsieur, me faire une proposition pareille ? s’écria labossue, sans attendre que j’eusse achevé ma phrase. La méprise mefit sourire. « Je ne viens point vous faire de proposition,repartis-je ; seulement je désire que vous ayez la bonté de medonner quelques renseignements sur une jeune dame qui, m’a-t-ondit, habite dans cette maison avec un monsieur qu’elle fait passerpour son mari. – Je ne connais pas cela, répondit sèchement labossue. Alors je lui donnai grosso modo le signalement deFossard et de la demoiselle Tonneau, sa maîtresse. – Ah !j’y suis, me dit-elle, un homme de votre taille et de votrecorpulence à peu près ayant environ de trente à trente-deux ans,beau cavalier ; la dame, une brune piquante, beaux yeux,belles dents, grande bouche, des cils superbes, une petitemoustache ; un nez retroussé, et avec tout cela une apparencede douceur et de modestie. C’est bien ici qu’ils ont demeuré, maisils sont déménagés depuis peu de temps. » Je la priai de medonner leur nouvelle adresse, et sur sa réponse qu’elle ne lasavait pas, je la suppliai en pleurant de m’aider à retrouver unemalheureuse créature que j’aimais encore malgré sa perfidie.

La couturière était sensible aux larmes que jerépandais ; je la vis tout émue, je chauffai de plus en plusle pathétique. « Ah ! son infidélité me causera lamort ; ayez pitié d’un pauvre mari, je vous en conjure ;ne me cachez pas sa retraite, je vous devrai plus que lavie. »

Les bossues sont compatissantes ; deplus, un mari est à leurs yeux un si précieux trésor ; tantqu’elles ne l’ont pas en leur possession, elles ne conçoivent pasque l’on puisse devenir infidèle : aussi ma couturièreavait-elle l’adultère en horreur ; elle me plaignit biensincèrement, et me protesta qu’elle désirerait m’être utile.« Malheureusement, ajouta-t-elle, leur déménagement ayant étéfait par des commissionnaires étrangers au quartier, j’ignorecomplètement où ils sont passés et ce qu’ils sont devenus, mais sivous voulez voir le propriétaire ? » La bonne foi decette femme était manifeste. J’allai voir le propriétaire ;mais tout ce qu’il put me dire, c’est qu’on lui avait payé sonterme, et qu’on n’était pas venu aux renseignements.

À part la certitude d’avoir découvert l’ancienlogement de Fossard, je n’étais guère plus avancé qu’auparavant.Néanmoins je ne voulus pas abandonner la partie sans avoir épuisétous les moyens d’enquête. D’ordinaire, d’un quartier à l’autre,les commissionnaires se connaissent ; je questionnai ceux dela rue du Petit-Carreau, à qui je me représentai comme un maritrompé, et l’un d’eux me désigna l’un de ses confrères qui avaitcoopéré à la translation du mobilier de mon rival.

Je vis l’individu qui m’était indiqué, et jelui contai ma prétendue histoire : il m’écouta ; maisc’était un malin, il avait l’intention de me faire aller. Jefeignis de ne pas m’en apercevoir, et pour le récompenser dem’avoir promis qu’il me conduirait le lendemain à l’endroit oùFossard était emménagé, je lui donnai deux pièces de cinq francs,qui furent dépensées le même jour, à la Courtille, avec une fillede joie.

Cette première entrevue eut lieu lesurlendemain de Noël (27 décembre). Nous devions nous revoir le 28.Pour être en mesure au 1er janvier, il n’y avait pas detemps à perdre. Je fus exact au rendez-vous ; lecommissionnaire, que j’avais fait suivre par des agents, n’eutgarde d’y manquer. Quelques pièces de cinq francs passèrent encorede ma bourse dans la sienne ; je dus aussi lui payer àdéjeûner ; enfin il se décida à se mettre en route, et nousarrivâmes tout près d’une jolie maison, située au coin de la rueDuphot et de celle Saint-Honoré. « C’est ici, me dit-il ;nous allons voir chez le marchand de vin du bas, s’ils y sonttoujours. » Il souhaitait que je le régalasse une dernièrefois. Je ne me fis pas tirer l’oreille ; j’entrai, nousvidâmes ensemble une bouteille de beaune, et quand nous l’eûmesachevée, je me retirai avec la certitude d’avoir enfin trouvé legîte de ma prétendue épouse et de son séducteur. Je n’avais plusque faire de mon guide ; je le congédiai, en lui témoignanttoute ma reconnaissance ; et pour m’assurer que, dans l’espoirde recevoir des deux mains, il ne me trahirait pas, je recommandaiaux agents de le veiller de près, et surtout de l’empêcher derevenir chez le marchand de vin. Autant que je m’en souviens, afinde lui en ôter la fantaisie, on le mit à l’ombre : dans cetemps-là, on n’y regardait pas de si près ; et puis soyonsplus francs : ce fut moi qui le fis coffrer ; c’était unejuste représaille. « Mon ami, lui dis-je, j’ai remis à lapolice, un billet de cinq cents francs, destiné à récompenser celuiqui me ferait retrouver ma femme. C’est à vous qu’il appartient,aussi vais-je vous donner une petite lettre pour aller letoucher. » Je lui donnai en effet la petite lettre qu’il portaà M. Henry. « Conduisez monsieur à la caisse, commanda cedernier à un garçon de bureau ; et la caisse était la chambreSylvestre, c’est-à-dire le dépôt, où mon commissionnaire eut letemps de revenir de sa joie.

Il ne m’était pas encore bien démontré que cefût la demeure de Fossard qui m’avait été indiquée. Cependant jerendis compte à l’autorité de ce qui s’était passé, et, à touteéchéance, je fus immédiatement pourvu du mandat nécessaire poureffectuer l’arrestation. Alors le richard du Marais se changea toutà coup en charbonnier, et dans cette tenue, sous laquelle ni mamère ni les employés de la préfecture qui me voyaient le plusfréquemment, ne surent pas me deviner, je m’occupai à étudier leterrain sur lequel j’étais appelé à manœuvrer.

Les amis de Fossard, c’est-à-dire sesdénonciateurs, avaient recommandé de prévenir les agents chargés del’arrêter, qu’il avait toujours sur lui un poignard et despistolets, dont un à deux coups était caché dans un mouchoir debatiste, qu’il tenait constamment à la main. Cet avis nécessitaitdes précautions ; d’ailleurs, d’après le caractère connu deFossard, on était convaincu que, pour se soustraire à unecondamnation pire que la mort, un meurtre ne lui coûterait rien. Jevoulais faire en sorte de ne pas être victime, et il me semblaqu’un moyen de diminuer considérablement le danger était des’entendre à l’avance avec le marchand de vin dont Fossard était lelocataire. Ce marchand de vin était un brave homme [7], mais la police a si mauvaise renommée,qu’il n’est pas toujours aisé de déterminer les honnêtes gens à luiprêter assistance. Je résolus de m’assurer de sa coopération en leliant par son propre intérêt. J’avais déjà fait quelques séanceschez lui sous mes deux déguisements, et j’avais eu tout le loisirde prendre connaissance des localités, et de me mettre au courantdu personnel de la boutique ; j’y revins sous mes habitsordinaires, et, m’adressant au bourgeois, je lui dis que jedésirais lui parler en particulier. Il entra avec moi dans uncabinet, et là je lui tins à peu près ce discours : « Jesuis chargé de vous avertir de la part de la police que vous devezêtre volé, le voleur qui a préparé le coup, et qui peut-être doitl’exécuter lui-même, loge dans votre maison, la femme qui vit aveclui vient même quelquefois s’installer dans votre comptoir, auprèsde votre épouse, et c’est en causant avec elle, qu’elle estparvenue à se procurer l’empreinte de la clef qui sert à ouvrir laporte par laquelle on doit s’introduire. Tout a été prévu : leressort de la sonnette destinée à vous avertir, sera coupé avec descisailles, pendant que la porte sera encore entre-bâillée. Une foisdedans, on montera rapidement à votre chambre, et si l’on redoutele moins du monde votre réveil, comme vous avez affaire à unscélérat consommé, je n’ai pas besoin de vous expliquer le reste.– On nous escofiera, dit le marchand de vineffrayé ; et il appela aussitôt sa femme pour lui faire partde la nouvelle. – Eh bien ! ma chère amie, fiez-vous doncau monde ! cette madame Hazard, à qui l’on donnerait le bonDieu sans confession, est-ce qu’elle ne veut pas nous faire couperle cou ? Cette nuit même, on doit venir nous égorger.– Non, non, dormez tranquilles, repris-je, ce n’est pas pourcette nuit : la recette ne serait pas assez bonne ; onattend que les Rois soient passés ; mais si vous êtesdiscrets, et que vous consentiez à me seconder, nous y mettrons bonordre. »

Madame Hazard était la demoiselle Tonneau, quiavait pris ce nom, le seul sous lequel Fossard fût connu dans lamaison ; j’engageai le marchand de vin et sa femme, quiétaient épouvantés de ma confidence, à accueillir les locatairesdont je leur avait révélé le projet, avec la même bienveillance quede coutume. Il ne faut pas demander s’ils furent tout disposés à meservir. Il fut convenu entre nous que, pour voir passer Fossard etêtre plus à même d’épier l’occasion de le saisir, je me cacheraisdans une petite pièce au bas d’un escalier.

Le 29 décembre, de grand matin, je vinsm’établir à ce poste ; il faisait un froid excessif ; lafaction fut longue, et d’autant plus pénible que nous étions sansfeu : immobile et l’œil collé contre un trou pratiqué dans levolet, il s’en fallait que je fusse à mon aise. Enfin, vers lestrois heures, il sort, je le suis : c’est bien lui ;jusqu’alors il m’était resté quelques doutes. Certain del’identité, je veux sur-le-champ mettre le mandat à exécution, maisl’agent qui m’accompagne prétend avoir aperçu le terriblepistolet : afin de vérifier le fait, je précipite ma marche,je dépasse Fossard, et, revenant sur mes pas, j’ai le regret devoir que l’agent ne s’est pas trompé. Tenter l’arrestation, c’eûtété s’exposer, et peut-être inutilement. Je me décidai donc àremettre la partie, et en me rappelant que quinze jours auparavant,je m’étais flatté de ne livrer Fossard que le 1erjanvier, je fus presque satisfait de ce retard ; jusque-là jene devais point me relâcher de ma surveillance.

Le 31 décembre, à onze heures, au moment oùtoutes mes batteries étaient dressées, Fossard rentre ; il estsans défiance, il monte l’escalier en fredonnant ; vingtminutes après, la disparition de la lumière indique qu’il estcouché : voici le moment propice. Le commissaire et desgendarmes avertis par mes soins, attendaient au plus prochaincorps-de-garde que je les fisse appeler ; ils s’introduisentsans bruit, et aussitôt commence une délibération sur les moyens des’emparer de Fossard, sans courir le risque d’être tué oublessé ; car on était persuadé qu’à moins d’une surprise, cebrigand se défendrait en déterminé.

Ma première pensée fut de ne pas agir avant lejour. J’étais informé que la compagne de Fossard descendait de trèsbonne heure pour aller chercher du lait ; on se fût alorssaisi de cette femme, et après lui avoir enlevé sa clef, on seraitentré à l’improviste dans la chambre de son amant ; mais nepouvait-il pas arriver que, contre son habitude, celui-ci sortît lepremier ? cette réflexion me conduisit à imaginer un autreexpédient.

La marchande de vin, pour qui, suivant ce quej’avais appris, M. Hazard était plein de prévenances, avaitprès d’elle un de ses neveux : c’était un enfant de dix ans,assez intelligent pour son âge, et d’autant plus précoce dans ledésir de gagner de l’argent, qu’il était Normand. Je lui promis unerécompense, à condition que sous prétexte d’indisposition de satante, il irait prier madame Hazard de lui donner de l’eau deCologne. J’exerçai le petit bonhomme à prendre le ton pieux quiconvient en pareille circonstance, et quand je fus content de lui,je me mis en devoir de distribuer les rôles. Le dénouementapprochait : je fis déchausser tout mon monde, et je medéchaussai moi-même, afin de ne pas être entendu en montant. Lepetit bonhomme était en chemise ; il sonne, on ne répondpas ; il sonne encore : « Qui est là ?demanda-t-on. – C’est moi, madame Hazard ; c’estLouis ; ma tante se trouve mal et vous prie de lui donner unpeu d’eau de Cologne : elle se meurt ! j’ai de lalumière. »

La porte s’ouvre ; mais à peine la filleTonneau se présente, deux gendarmes vigoureux l’entraînent en luiposant une serviette sur la bouche pour l’empêcher de crier. Aumême instant, plus rapide que le lion qui se jette sur sa proie, jem’élance sur Fossard, stupéfait de l’événement, et déjà lié,garrotté dans son lit ; il est mon prisonnier, qu’il n’a paseu le temps de faire un seul geste, de proférer un seul mot :son étonnement fut si grand, qu’il fut près d’une heure avant depouvoir articuler quelques paroles. Quand on eut apporté de lalumière, et qu’il vit mon visage noirci, et mes vêtements decharbonnier, il éprouva un tel redoublement de terreur que je pensequ’il se crut au pouvoir du Diable. Revenu à lui, il songea à sesarmes, ses pistolets, son poignard, qui étaient sur la table denuit, son regard se porta de ce côté, il fit un soubresaut, mais cefut tout : réduit à l’impuissance de nuire, il fut souple etse contenta de ronger son frein.

Perquisition fut faite au domicile de cebrigand, réputé si redoutable, on y trouva une grande quantité debijoux, des diamants et une somme de huit à dix mille francs.Pendant que l’on procédait à la recherche, Fossard ayant repris sesesprits me confia que sous le marbre du somno, il y avaitencore dix billets de mille francs : « Prends-les, medit-il, nous partagerons ou plutôt tu garderas pour toi ce que tuvoudras. » Je pris en effet les billets comme il le désirait.Nous montâmes en fiacre et bientôt nous arrivâmes au bureau deM. Henry, où les objets trouvés chez M. Fossard furentdéposés. On les inventoria de nouveau ; lorsqu’on vint audernier article : « Il ne nous reste plus qu’à clore leprocès-verbal, dit le commissaire, qui m’avait accompagné pour larégularité de l’expédition. – Un moment, m’écriai-je, voiciencore dix mille francs que m’a remis le prisonnier. » Etj’exhibai la somme, au grand regret de Fossard, qui me lança un deces coups d’œil dont le sens est : voilà un tour que je nete pardonnerai pas.

Fossard débuta de bonne heure dans la carrièredu crime. Il appartenait à une famille honnête, et avait même reçuune assez bonne éducation. Ses parents firent tout ce qui dépendaitd’eux pour l’empêcher de s’abandonner à ses inclinations vicieuses.Malgré leurs conseils, il se jeta à corps perdu dans la société desmauvais sujets. Il commença par voler des objets de peu devaleur ; mais bientôt ayant pris goût à ce dangereux métier etrougissant sans doute d’être confondu avec les voleurs ordinaires,il adopta ce que ces messieurs appellent un genredistingué. Le fameux Victor Desbois et Noël aux besicles, quel’on compte encore aujourd’hui parmi les notabilités du bagne deBrest, étaient ses associés : ils commirent ensemble les volsqui ont motivé leur condamnation à perpétuité. Noël, à qui sontalent de musicien et sa qualité de professeur de piano, donnaientaccès dans une foule de maisons riches, y prenait des empreintes,et Fossard se chargeait ensuite de fabriquer les clefs. C’était unart dans lequel il eût défié les Georget, et tous les serruriersmécaniciens du globe. Point d’obstacles qu’il ne vînt à bout devaincre : les serrures les plus compliquées, les secrets lesplus ingénieux et les plus difficiles à pénétrer ne lui résistaientpas long-temps.

On conçoit quel parti devait tirer d’une sipernicieuse habileté, un homme qui avait en outre tout ce qu’ilfaut pour s’insinuer dans la compagnie des honnêtes gens et y fairedes dupes ; ajoutez qu’il avait un caractère dissimulé etfroid, et qu’il alliait le courage à la persévérance. Ses camaradesle regardaient comme le prince des voleurs ; et de fait, parmiles grinches de la haute pègre, c’est-à-dire, dans lahaute aristocratie des larrons, je n’ai connu que Cognard, leprétendu Pontis, comte de Sainte-Hélène, et Jossas, dont il estparlé dans le premier volume de ces Mémoires, qui puissent lui êtrecomparés.

Depuis que je l’ai fait réintégrer au bagne,Fossard a fait de nombreuses tentatives pour s’évader. Des forçatslibérés qui l’ont vu récemment, m’ont assuré qu’il n’aspirait à laliberté que pour avoir le plaisir de se venger de moi. Il s’est,dit-on, promis de me tuer. Si l’accomplissement de ce desseindépendait de lui, je suis sûr qu’il tiendrait parole, ne fût-ce quepour donner une preuve d’intrépidité. Deux faits que je vaisrapporter donneront une idée de l’homme.

Un jour Fossard était en train de commettre unvol dans un appartement situé à un deuxième étage : sescamarades qui faisaient le guet à l’extérieur, eurent la maladressede laisser monter le propriétaire, qu’ils n’avaient sans doute pasreconnu : celui-ci met la clef dans la serrure, ouvre,traverse plusieurs pièces, arrive dans un cabinet et voit le voleuren besogne : il veut le saisir ; mais Fossard se mettanten défense, lui échappe ; une croisée est ouverte devant lui,il s’élance, tombe dans la rue sans se faire de mal, et disparaîtcomme l’éclair.

Une autre fois, pendant qu’il s’évade, il estsurpris sur les toits de Bicêtre ; on lui tire des coups defusil ; Fossard, que rien ne saurait déconcerter, continue demarcher sans ralentir ni presser le pas, et parvenu au bord du côtéde la campagne, il se laisse glisser. Il y avait de quoi se romprele cou cent fois, il n’eut pas la moindre blessure, seulement lacommotion fut si forte que tous ses vêtements éclatèrent.

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