Mémoires de Vidocq – Tome II

CHAPITRE XXII

Encore un brigand. – Ma carriole d’osier. – Arrestation desdeux forçats. – Découverte épouvantable. – Saint-Germain veutm’embaucher pour un vol. – J’offre de servir la police. –Perplexités horribles. – On veut me prendre au chaud du lit. – Macachette. – Aventure comique. – Travestissements surtravestissements. – Chevalier m’a dénoncé. – Annette au dépôt de laPréfecture. – Je me prépare à quitter Paris. – Deux fauxmonnoyeurs. – On me saisit en chemise. – Je suis conduit àBicêtre.

Me voilà recéleur ! J’étais criminelmalgré moi ; mais enfin je l’étais, puisque je prêtais lesmains au crime : on ne conçoit pas d’enfer pareil à celui danslequel je vivais. Sans cesse j’étais agité ; remords etcrainte, tout venait m’assaillir à la fois ; la nuit, le jour,à chaque instant, j’étais sur le qui vive. Je ne dormais plus, jen’avais plus d’appétit, le soin de mes affaires ne m’occupait plus,tout m’était odieux. Tout ! non, j’avais près de moi Annetteet ma mère. Mais ne me faudrait-il pas les abandonner ?…Tantôt, je frémissais à cette réminiscence de mes appréhensions, mademeure se transformait en un abominable repaire, tantôt elle étaitenvahie par la police, et la perquisition mettait au grand jour lespreuves d’un méfait qui allait attirer sur moi la vindicte deslois. Harcelé par la famille Chevalier, qui me dévorait ;tourmenté par Blondy, qui ne se lassait pas de me soutirer del’argent ; épouvanté de ce qu’il y avait d’horrible etd’incurable dans ma position, honteux d’être tyrannisé par les plusviles créatures que la terre eût porté, irrité de ne pouvoir brisercette chaîne morale qui me liait irrévocablement à l’opprobre dugenre humain, je me sentis poussé au désespoir, et pendant huitjours je roulai dans ma tête les plus sinistres projets. Blondy,l’exécrable Blondy, était celui surtout contre qui se tournaittoute ma rage. Je l’aurais étranglé de bon cœur, et pourtant jel’accueillais encore, je le ménageais. Emporté, violent comme jel’étais, tant de patience était un miracle, c’était Annette qui mele commandait. Oh ! que je faisais alors des vœux biensincères pour que, dans une des excursions fréquentes que faisaitBlondy, quelque bon gendarme pût lui mettre la main sur lecollet ! Je me flattais que c’était là un événement trèsprochain, mais chaque fois qu’une absence un peu plus longue que decoutume me faisait présumer que j’étais enfin délivré de cescélérat, il reparaissait, et avec lui revenaient tous messoucis.

Un jour, je le vis arriver avec Duluc et unex-employé des droits réunis, nommé Saint-Germain, que j’avaisconnu à Rouen, où, comme tant d’autres, il ne jouissait queprovisoirement de la réputation d’honnête homme. Saint-Germain,pour qui j’étais le négociant Blondel, fut fort étonné de larencontre ; mais il suffit de deux mots de Blondy pour luidonner la clef de toute mon histoire : j’étais unfieffé coquin ; la confiance prit la place del’étonnement, et Saint-Germain, qui, à mon aspect, avait d’abordfroncé le sourcil, se dérida. Blondy m’apprit qu’ils allaientpartir tous trois pour les environs de Senlis, et me pria de luiprêter la carriole d’osier dont je me servais pour courir lesfoires. Heureux d’être débarrassé de ces garnements à ce prix, jem’empressai de leur donner une lettre pour la personne qui laremisait. On leur livra la voiture avec les harnais ; ils semirent en route, et je restai dix jours sans recevoir de leursnouvelles : ce fut Saint-Germain qui m’en apporta. Un matin,il entra chez moi ; il avait l’air effaré et paraissait excédéde fatigue. « Eh bien ! me dit-il, les camarades sontarrêtés. – Arrêtés ! » m’écriai-je, dans letransport d’une joie que je ne pus contenir ; mais, reprenantaussitôt mon sang-froid, je demandai des détails, en affectantd’être consterné. Saint-Germain me raconta fort brièvement commequoi Blondy et Duluc avaient été arrêtés, uniquement parce qu’ilsvoyageaient sans papiers ; je ne crus rien de ce qu’il disait,et je ne doutai pas qu’ils n’eussent fait quelque coup. Ce qui meconfirma dans mes soupçons, c’est qu’à la proposition que je fis deleur envoyer de l’argent, Saint-Germain répondit qu’ils n’enavaient que faire. En s’éloignant de Paris, ils possédaientcinquante francs à eux trois ; certes, avec une somme aussimodique, il leur aurait été bien difficile de faire deséconomies ; comment advenait-il qu’ils ne fussent pas encoreau dépourvu ? la première idée qui me vint fut qu’ils avaientcommis quelque vol considérable, dont ils ne se souciaient pas deme faire confidence ; je découvris bientôt qu’il s’agissaitd’un attentat beaucoup plus grave.

Deux jours après le retour de Saint-Germain,il me prit la fantaisie d’aller voir ma carriole, qu’il avaitramenée : je remarquai d’abord qu’on en avait changé laplaque. En visitant l’intérieur, j’aperçus sur la doublure decoutil blanc et bleu des taches rouges fraîchement lavées ;puis, ayant ouvert le coffre pour prendre la clef d’écrou, je letrouvai rempli de sang, comme si l’on y eût déposé un cadavre. Toutétait éclairci, la vérité s’annonçait plus épouvantable encore quemes conjectures ; je n’hésitai pas : plus intéressépeut-être que les auteurs du meurtre, à en faire disparaître lestraces, la nuit suivante je conduisis la voiture sur les bords dela Seine ; parvenu au-dessus de Bercy, dans un lieu isolé, jemis le feu à de la paille et à du bois sec dont je l’avais bourrée,et je ne me retirai que lorsqu’elle eut été réduite en cendres.

Saint-Germain, à qui je communiquai lelendemain mes remarques, sans lui dire toutefois que j’eusse brûléma carriole, m’avoua enfin que le cadavre d’un roulier assassinépar Blondy, entre Louvres et Dammartin, y avait été caché jusqu’àce qu’on eût trouvé l’occasion de le jeter dans un puits. Cethomme, l’un des plus audacieux scélérats que j’aie rencontrés,parlait de ce forfait comme s’il se fût entretenu de l’action laplus innocente : c’était le rire sur les lèvres et du ton leplus détaché, qu’il en énumérait jusqu’aux moindres circonstances.Il me faisait horreur, je l’écoutais dans une sorte destupéfaction ; quand je l’entendis me déclarer qu’il luifallait l’empreinte des serrures d’un appartement dont jeconnaissais le locataire, mes terreurs furent à leur comble. Jevoulus lui faire quelques observations. « Et que ça me fait àmoi ? me répondit-il, en affaires comme en affaires ;parce que tu le connais !… raison de plus : tu sais lesêtres, tu me conduiras et nous partagerons… Allons !ajouta-t-il, il n’y a pas à tortiller, il me faut l’empreinte. Jefeignis de me rendre à son éloquence. « Des scrupuleux commeça !… tais-toi donc ! reprit Saint-Germain, tu me faissuer (l’expression dont il se servit était un peu moinscongrue). Enfin, à présent c’est dit, nous sommes de moitié. »Grand Dieu ! quelle association ! ce n’était guère lapeine de me réjouir de la mésaventure de Blondy : je tombaisvéritablement de fièvre en chaud mal. Blondy pouvait encore céder àcertaines considérations, Saint-Germain jamais, et il était bienplus impérieux dans ses exigences. Exposé à me voir compromis d’uninstant à l’autre, je me déterminai à faire une démarche auprès deM. Henry, chef de la division de sûreté à la préfecture depolice : j’allai le voir ; et après lui avoir dévoilé masituation, je lui déclarai que si l’on voulait tolérer mon séjour àParis, je donnerais des renseignements précieux sur un grand nombrede forçats évadés, dont je connaissais la retraite et lesprojets.

M. Henry me reçut avec assez debienveillance ; mais, après avoir réfléchi un moment à ce queje lui disais, il me répondit qu’il ne pouvait prendre aucunengagement vis-à-vis de moi. « Cela ne doit point vousempêcher de me faire des révélations, continua-t-il, on jugeraalors à quel point elles sont méritoires, et peut-être…– Ah ! Monsieur, point de peut-être, ce serait risquer mavie : vous n’ignorez pas de quoi sont capables les individusque je désire vous signaler, et si je dois être reconduit au bagneaprès que quelque partie d’une instruction juridique aura constatéque j’ai eu des rapports avec la police, je suis un homme mort.– En ce cas, n’en parlons plus. » Et il me laissa partirsans même me demander mon nom.

J’avais l’âme navrée de l’insuccès de cettetentative. Saint-Germain ne pouvait manquer de revenir : ilallait me sommer de lui tenir ma parole ; je ne savais plusque faire : devais-je avertir la personne que nous étionsconvenus de dévaliser ensemble ? S’il eût été possible de medispenser d’accompagner Saint-Germain, il aurait été moinsdangereux de donner un pareil avis ; mais j’avais promis del’assister, il n’y avait pas d’apparence que je pusse, sous aucunprétexte, me dégager de ma promesse ; je l’attendais comme onattend un arrêt de mort. Une semaine, deux semaines, trois semainesse passèrent dans ces perplexités. Au bout de ce temps je commençaià respirer ; après deux mois je fus tranquillisé tout àfait ; je croyais que, comme ses deux camarades, il s’étaitfait arrêter quelque part. Annette, je m’en souviendrai toujours,fit une neuvaine, et brûla au moins une douzaine decierges, à leur intention. « Mon Dieu !s’écriait-elle quelquefois, faites-moi la grâce qu’ils restent oùils sont ! » La tourmente avait été de longuedurée ; les instants de calme furent bien courts, ilsprécédèrent la catastrophe qui devait décider de mon existence.

Le 3 mai 1809, au point du jour, je suiséveillé par quelques coups frappés à la porte de mon magasin ;je descends pour voir de quoi il s’agit, et je me dispose à ouvrir,lorsque j’entends un colloque à voix basse : « C’est unhomme vigoureux, disent les interlocuteurs, prenons nosprécautions ! » Plus de doute sur le motif de cettevisite matinale ; je remonte à la hâte dans ma chambre ;Annette est instruite de ce qui se passe ; elle ouvre lafenêtre, et, tandis qu’elle entame la conversation avec les agents,m’esquivant en chemise par une issue qui donne sur le carré, jegagne rapidement les étages supérieurs. Au quatrième, je vois uneporte entre ouverte, et m’introduis : je regarde ;j’écoute : je suis seul. Dans un renfoncement au-dessous dulambris, se trouve un lit caché par un lambeau de damas cramoisi enforme de rideau : pressé par la circonstance, et certain quedéjà l’escalier est gardé, je me jette sous les matelas ; maisà peine m’y suis-je blotti, quelqu’un entre ; on parle, jereconnais la voix, c’est celle d’un jeune homme nommé Fossé, dontle père, monteur en cuivre, était couché dans la piècecontiguë ; un dialogue s’établit :

SCÈNE PREMIÈRE

Le Père, la Mère, le Fils.

Le fils. « Vous ne savez pas,papa ? on cherche le tailleur ;… on veut l’arrêter ;toute la maison est en l’air… Entendez-vous la sonnette ?…Tiens, tiens, les voilà qui sonnent chez l’horloger.

La mère. » Laisse-les sonner, nete mêle pas de ça ; les affaires des autres ne nous regardentpas : (à son mari.)allons mon homme, habille-toidonc, ils n’auraient qu’à venir.

Le père. » (Bâillant ; il est àprésumer qu’en même temps il se frottait le front). Le diableles emporte ! et qu’est-ce qu’ils veulent donc autailleur ?

Le fils. » Je ne sais pas,papa ; mais ils sont joliment du monde, et des mouchards, etdes gendarmes, qui mènent le commissaire avec eux.

Le père. » C’est pt’être rien dutout seulement.

La mère. » Et qu’est-ce qu’ilpeut avoir fait ? Un tailleur !

Le père. » Qu’est-ce qu’il peutavoir fait ? il peut avoir fait ;… ah ! j’ysuis… ! puisqu’il vend du drap ; il aura fait des habitsavec des marchandises anglaises.

La mère. » Il aura, comme ondit, employé des denrées coloniales ; tu me fais rire,toi : est-ce qu’on l’arrêterait pour ça ?

Le père. » Je le crois bienqu’on l’arrêterait pour ça, et le blocus continental, c’est-il pourdes prunes qu’on l’a décrété ?

Le fils. » Le blocuscontinental ! qu’est-ce que ça veut dire papa… ? çava-t-il sur l’eau ?

La mère. » Ah ! oui,dis-nous donc ce que ça veut dire, et mets-nous ça au plusjuste ?

Le père. » Ça veut dire que letailleur va pt’être bien être bloqué.

La mère. » Oh ! monDieu ! le pauvre homme ! je suis sûre qu’ils vontl’emmener… des criminels comme ça, qui ne sont pas coupables, si çane dépendait que de moi… je crois que je les cacherais dans machemise.

Le père. » Sais-tu qui fait duvolume, le tailleur ? c’est un fameux corps !

La mère. » C’est égal, je lecacherais tout de même. Je voudrais qu’il vienne ici. Tu tesouviens de ce déserteur ?…

Le père. » Chut !chut ! les voilà qui montent. »

SCÈNE DEUXIÈME

Les précédents, le commissaire, des gendarmes, desmouchards.

Dans ce moment, le commissaire et sesestafiers, après avoir parcouru la maison du haut en bas, arriventsur le palier du quatrième.

Le commissaire. « Ah ! laporte est ouverte. Je vous demande pardon du dérangement, maisc’est dans l’intérêt de la société… Vous avez pour voisin un grandscélérat, un homme capable de tuer père et mère.

La femme. » Quoi, monsieurVidocq ?

Le commissaire. » Oui,Vidocq, madame, et je vous enjoins, dans le cas où vous ouvotre mari lui auriez donné asile, de me le déclarer sansdélai.

La femme. » Ah ! monsieurle commissaire, vous pouvez chercher partout, si ça vous faitplaisir,… nous, donner asile à quelqu’un !…

Le commissaire. » D’abord, celavous regarde, la loi est excessivement sévère ! c’est unarticle sur lequel elle ne plaisante pas, et vous vous exposeriez àdes peines très graves ; pour un condamné à la peine capitale,il n’y va rien moins que de…

Le mari (vivement). »Nous ne craignons rien, monsieur le commissaire.

Le commissaire. » Je le crois,…je m’en rapporte parfaitement à vous. Cependant pour n’avoir rien àme reprocher, vous me permettrez de faire ici une petiteperquisition, c’est une simple formalité d’usage. (S’adressantà sa suite.) Messieurs, les issues sont biengardées ? »

Après une visite assez minutieuse de la piècedu fond, le commissaire revient dans celle où je suis. – Etdans ce lit ? dit-il, en levant le lambeau de damas cramoisi,pendant que du côté des pieds, je sentais remuer un des coins dumatelas, que l’on laissa retomber nonchalamment. – Pas plus deVidocq que sur la main. Allons ! il se sera rendu invisible,reprit le commissaire, il faut y renoncer. » On n’imagineraitjamais de quel énorme poids ces paroles me soulagèrent. Enfin toutela bande des alguasils se retira ; la femme du monteur encuivre les accompagna avec force politesses, et je me trouvais seulavec le père, le fils et une petite fille, qui ne me croyaient passi près d’eux. Je les entendis me plaindre. Mais bientôt madameFossé accourut en montant l’escalier quatre à quatre ; elleétait tout essoufflée ; j’eus encore la venette [5].

SCÈNE TROISIÈME

Le mari, la femme et le fils.

La femme. « Oh ! monDieu ! mon Dieu ! Combien qu’il y a de monde d’amassédans la rue… Allez ! on en dit de belles sur le compte deM. Vidocq, j’espère qu’on en dégoise, et de toutes lescouleurs. Tout de même, il faut qu’il y ait quelque chose devrai ; il n’y a jamais de feu sans fumée… Je sais bientoujours que c’était un fier faigniant que ton monsieurVidocq : pour un maître tailleur, il avait plus souvent lesbras que les jambes croisées.

Le mari. » Te voilà encore commeles autres à faire des suppositions : vois-tu comme t’esmauvaise langue ;… d’ailleurs, il n’y a qu’un mot qui serve,ça ne nous regarde pas. Je suppose encore que ça nousregarderait ; eh bien ! de quoi qu’ils l’accusent,qu’est-ce qu’ils chantent ? je ne suis pas curieux…

La femme. » Qu’est-ce qu’ilschantent, ça fait trembler seulement rien que d’y penser… Quand ondit d’un homme qu’il a été condamné à être fait mourir pourassassinat. Je voudrais que t’entendes le petit tailleur de dessusde la place.

Le mari. » Bah ! jalousiede métier.

La femme. » Et la portière dun° 27, qui dit comme ça qu’elle est bien sûre qu’elle l’a vusortir tous les soirs avec un gros bâton, si bien déguisé qu’ellene le reconnaissait pas.

Le mari. » La portière ditça ?

La femme. » Et qu’il allaitattendre le monde dans les Champs-Élysées.

Le mari. » Faut-il que tu soisbête !

La femme. » Ah ! faut-ilque je sois bête ! le rogomiste est p’t-être bête aussi, quandil dit que c’est tous voleurs qui viennent là-dedans, et qu’il a vuM. Vidocq avec des visages qui avaient mauvaise mine.

Le mari. » Eh bien ! quiavaient mauvaise mine, après…

La femme. » Après, après,toujours est-il que le commissaire a dit à l’épicier que c’est rienqui vaille,… et pire que ça, puisqu’il a ajouté que c’était ungrand coupable, que la justice ne pouvait venir à bout derattraper.

Le mari. » Et tu la gobes… t’esjoliment encore de ton pays ;… tu crois le commissaire, toi,tu ne vois pas que c’est un quart qu’il bat ; et puis, tiens,on ne me mettra jamais dans la tête que M. Vidocq soit unmalhonnête homme, il m’est avis, au contraire, que c’est un bonenfant, un homme rangé. Au surplus, qu’il soit ce qu’il voudra, çanous regarde pas, mêlons-nous de notre ouvrage ; voilà l’heurequi s’avance,… il faut valser. Allons, preste autravail ! »

La séance est levée : le père, la mère,le fils et une petite fille, toute la famille Fossé part, et jereste sous clef, réfléchissant aux insinuations perfides de lapolice, qui, pour me priver de l’assistance des voisins,s’attachait à me représenter comme un infâme scélérat. J’ai vusouvent depuis employer cette tactique, dont le succès se fondetoujours sur d’atroces calomnies, tactique révoltante, en cequ’elle est injuste ; tactique maladroite, en ce qu’elleproduit un effet tout contraire à celui qu’on en attend, puisquealors les personnes qui eussent prêté main-forte pour l’arrestationd’un voleur, peuvent en être empêchées par la crainte de luttercontre un homme que le sentiment de son crime et la perspective del’échafaud doivent pousser au désespoir.

Il y avait près de deux heures que j’étaisenfermé : il ne se faisait aucun bruit dans la maison, ni dansla rue ; les groupes s’étaient dispersés ; je commençaisà me rassurer, lorsqu’une circonstance bien ridicule vintcompliquer ma situation. Un besoin des plus pressants s’annonçaitpar des coliques d’une telle violence, que, ne voyant dans lachambre aucun vase approprié à la nécessité, je me trouvai dans leplus cruel embarras ; à force de fureter dans tous les coinset recoins, j’aperçois enfin une marmite en fonte… Il était temps,je la découvre, et… à peine ai-je terminé, que j’entends fourrerune clef dans la serrure ; je replace précipitamment lecouvercle, et vite je me glisse de nouveau dans ma retraite :on entre, c’est la femme Fossé avec sa fille ; un instantaprès viennent le père et le fils.

SCÈNE DERNIÈRE

Le père, la mère, les enfants et moi.

Le père. « Eh bien ! cerestant de soupe d’hier n’est pas encore réchauffé ?

La mère. » Il n’est pas arrivéqu’il crie déjà : on va le mettre sur le feu, ton restant desoupe ;… avec lui, on dirait que la foire est sur le pont.

Le père. » Est-ce que tu croisqu’ils n’ont pas faim, ces enfants ?

La mère. » Eh mon Dieu ! onne peut pas aller plus vite que les violons ;… ilsattendront ; ils feront comme moi : tu ferais bien mieuxde souffler, que de bougonner.

Le père (soufflant). » Elle estdonc gelée ta marmite ?… ah je crois qu’elle chante,…entends-tu ?

La mère. » Non ; mais jesens…, ce n’est pas possible autrement, il y a quelqu’un…

Le père. » C’est les chouxd’hier ;… c’est pt’être bien toi… ? François rit, jeparie que c’est lui… ?

Le fils. » Voilà comme il estpapa, il inculpe tout le monde.

Le père. » C’est que vois-tu,comme on connaît les singes on les adore ; je sais que tu esun cadet sujet à caution. Oh Dieu ! que ça pue ! ahçà ? crois-tu être dans une écurie ? (haussant leton) ? Est-ce dans une écurie que tu crois être(s’adressant à sa femme) ? Voyons, si c’est toi,dis-le moi ?

La mère. » Est-il drôle, àprésent ? il veut toujours que ce soit moi… ; c’estqu’elle ne se passe pas cette odeur.

Le père. » C’est de plus fort enplus fort.

La petite fille. » Maman, çabout.

La mère. » Mauditcouvercle ! je me suis brûlée.

Tous ensemble. » Ô Dieu !quelle infection !

La mère. » C’est unepeste : on n’y tient pas… Fossé ouvre donc la fenêtre.

Le père. » Vous le voyez,madame, c’est encore un des tours de votre fils.

Le fils. » Papa, je te jure quenon.

Le père. » Tais-toi, fichuparesseux… la preuve n’est pas convaincante… ? monsieur nepeut pas aller au cinquième… ; il serait trop fatigué demonter un étage… ; il se foulerait la rate…, tu plains doncbien tes pas… ; sois tranquille, je te corrigerai.

Le fils. Mais papa…

Le père. » Ne me raisonne pas…,tu vois ce manche à balai…, il ne tient à rien que je te le cassesur le dos : avance ici que je te donne ta danse… avance, tedis-je ? je t’apprendrai… Ah ! tu me nies…

Le fils (pleurant). » Mais, oui,puisque ce n’est pas moi.

Le père. » Tu es capable detout :… comme dit cet autre, tous menteurs, tous voleurs.

La mère. » Pourquoi ne pas direla vérité ?

Le père. » Oh non ! ilaimera mieux que je lui fiche une paye…, d’aussi bien, il val’avoir… Ah ! tu veux que je te donne la tournée ? mafemme, ferme la fenêtre, à cause des voisins.

La mère. » Gare à toi !François, ça se gâte…, gare à toi ! »

Nul doute, l’action va s’engager ; sanshésiter, je soulève matelas, draps, couverture, et écartantbrusquement le lambeau de damas, je me montre à la famillestupéfaite de mon apparition. On imaginerait difficilement à quelpoint ces braves gens furent surpris. Pendant qu’ilss’entre-regardent sans mot dire, j’entreprends de leur raconter leplus brièvement possible comme quoi je m’étais introduit chezeux ; comme quoi je m’étais caché sous les matelas, commequoi… Il est inutile de dire que l’on rit beaucoup de l’aventure dela marmite, et qu’il ne fut plus question de battre personne. Lemari et la femme s’étonnaient que je n’eusse pas été étouffé dansma cachette ; ils me plaignirent, et, avec une cordialité dontles exemples ne sont pas rares parmi les gens du peuple, ilsm’offrirent des rafraîchissements, qui étaient bien nécessairesaprès une matinée si laborieuse.

On doit penser que je fus sur les épines,aussi long-temps que cette scène n’eut pas touché au dénouement… Jesuais à grosses gouttes ; dans tout autre moment, je m’enfusse amusé ; mais je songeais aux suites de la découverteinévitable qui se préparait, et personne moins que moi n’était enétat d’apprécier tout ce qu’il y avait de burlesque dans lasituation… Me croyant perdu, j’aurais pu hâter l’instantfatal ; c’eût été couper court à mes perplexités : uneréflexion sur la mobilité des circonstances m’inspira de voirvenir : je savais par plus d’une expérience qu’ellesdéconcertent quelquefois les plans les mieux conçus, comme aussielles triomphent des cas les plus désespérés.

D’après l’accueil que me faisait la familleFossé, il était probable que je n’aurais pas à me repentir d’avoirattendu l’événement : toutefois je n’étais pas pleinementrassuré ; cette famille n’était pas heureuse ; et nepouvait-il pas se faire que cette première impression debienveillance et de compassion, dont ne se défendent pas toujoursles hommes les plus pervers, fit place à l’espoir d’obtenir quelquerécompense en me livrant à la police ? et puis, en supposantmême que mes hôtes fussent ce qu’on appelle francs ducollier, étais-je à l’abri d’une indiscrétion ? Sans êtredoué d’une grande perspicacité, Fossé devina le secret de mesinquiétudes, qu’il réussit à dissiper par des protestations dont lasincérité ne devait pas se démentir.

Ce fut lui qui se chargea de veiller à masûreté ; il commença par pousser des reconnaissances à lasuite desquelles il m’informa que les agents de police, persuadésque je n’avais pas quitté le quartier, s’étaient établis enpermanence dans la maison et dans les rues adjacentes ; ilm’apprit aussi qu’il était question de faire une seconde visitechez tous les locataires. De tous ces rapports, je conclus qu’ilétait urgent de déguerpir, car il était vraisemblable que cettefois l’on fouillerait à fond les logements.

La famille Fossé, comme la plupart desouvriers de Paris, était dans l’usage d’aller souper chez unmarchand de vin du voisinage, où elle portait ses provisions ;il fut convenu que j’attendrais ce moment pour sortir avec elle.Jusqu’à la nuit, j’avais le temps de prendre mes mesures : jem’occupai d’abord à faire parvenir de mes nouvelles àAnnette : ce fut Fossé qui organisa le message. Il eût été dela dernière imprudence qu’il se mît en communication directe avecelle. Voici ce qu’il fit : il se rendit dans la rue deGrammont, où il acheta un pâté, dans lequel il glissa le billetqu’on va lire :

« Je suis en sûreté. Tiens-toi sur tesgardes : ne te fie à personne. Ne te laisse pas prendre à despromesses qu’on n’a ni l’intention ni le pouvoir de tenir.Renferme-toi dans ces quatre mots, je ne sais pas. Fais labête, c’est le meilleur moyen de me prouver que tu as de l’esprit.Je ne peux pas te donner de rendez-vous, mais quand tu sortiras,prends toujours la rue Saint-Martin et les boulevards. Surtout nete retourne pas, je réponds de tout. »

Le pâté confié à un commissionnaire de laplace Vendôme, et adressé à madame Vidocq, tomba, ainsique je l’avais prévu, dans les mains des agents qui en permirent laremise, après avoir pris connaissance de la dépêche ; ainsi jeme trouvais avoir atteint deux buts à la fois, celui de lestromper, en leur persuadant que je n’étais plus dans le quartier,et celui de rassurer Annette, en lui faisant savoir que j’étaishors de danger. L’expédient m’avait réussi ; enhardi par cepremier succès, je fus un peu plus calme pour effectuer lespréparatifs de ma retraite. Quelqu’argent que j’avais pris à touthasard sur ma table de nuit, servit à me procurer un pantalon, desbas, des souliers, une blouse ainsi qu’un bonnet de coton bleudestiné à compléter mon déguisement. Quand l’heure du souper futvenue, je sortis de la chambre avec toute la famille, portant surma tête, par surcroît de précautions, une énorme platée de haricotset de mouton, dont l’appétissant fumet expliquait assez quel étaitle but de notre excursion. Le cœur ne m’en battit pas moins en metrouvant face à face, sur le carré du second, avec un agent que jen’avais pas d’abord aperçu, caché dans une encoignure.« Soufflez votre chandelle, cria-t-il brusquement à Fossé.– Et pourquoi ? répliqua celui-ci, qui n’avait pris de lalumière que pour ne pas éveiller les soupçons. – Allons !pas tant de raisons, reprit le mouchard, » et il soufflalui-même la chandelle. Je l’aurais volontiers embrassé ! Dansl’allée, nous tombâmes encore sur plusieurs de ses confrères qui,plus polis que lui, se rangèrent pour nous livrer passage. Enfinnous étions dehors. Lorsque nous eûmes détourné l’angle de laplace, Fossé prit le plat, et nous nous séparâmes. Afin de ne pasattirer l’attention, je marchai fort lentement jusqu’à la rue desFontaines : une fois là, je ne m’amusai pas, comme disent lesAllemands, à compter les boutons de mon habit, je pris ma coursedans la direction du boulevard du Temple, et fendant l’air, j’étaisarrivé à la rue de Bondy, qu’il ne m’était pas encore venu à l’idéede me demander où j’allais.

Cependant il ne suffisait pas d’avoir échappéà une première perquisition, les recherches pouvaient devenir desplus actives. Il m’importait de dérouter la police, dont lesnombreux limiers ne manqueraient pas, suivant l’usage, de toutnégliger pour ne s’occuper que de moi. Dans cette conjoncture trèscritique, je résolus d’utiliser pour mon salut les individus que jeregardais comme mes dénonciateurs. C’étaient les Chevalier, quej’avais vus la veille, et qui dans la conversation que j’avais eueavec eux, avaient laissé échapper quelques-uns de ces mots qu’on nes’explique qu’après coup : convaincu que je n’avais plus aucunménagement à garder vis-à-vis de ces misérables, je résolus de mevenger d’eux, en même temps que je les forcerais à rendre gorgeautant qu’il dépendrait de moi. C’était à une condition tacite queje les avais obligés, ils avaient violé la foi des traités,contrairement à leur intérêt même, ils avaient fait le mal, je meproposais de les punir d’avoir méconnu leur intérêt.

Le chemin n’est pas trop long du boulevard àla rue de l’Échiquier ; je tombai comme une bombe au domiciledes Chevalier, dont la surprise en me voyant libre, confirma tousmes soupçons. Chevalier imagina d’abord un prétexte poursortir ; mais, fermant la porte à double tour, et mettant laclef dans ma poche, je sautai sur un couteau de table, et dis à monbeau-frère que s’il poussait un cri, c’était fait de lui et dessiens. Cette menace ne pouvait manquer de produire son effet ;j’étais au milieu d’un monde qui me connaissait, et que devaitépouvanter la violence de mon désespoir. Les femmes restèrent plusmortes que vives, et Chevalier, pétrifié, immobile comme lafontaine de grès sur laquelle il s’appuyait, me demanda, d’une voixéteinte, ce que j’exigeais de lui : « Tu vas lesavoir, » lui répondis-je.

Je débutai par la réclamation d’un habitcomplet que je lui avais fourni le mois d’auparavant, il me lerendit ; je me fis donner en outre une chemise, des bottes etun chapeau ; tous ces objets avaient été achetés de mesdeniers, c’était une restitution qui m’était faite. Chevaliers’exécuta en rechignant ; je crus lire dans ses yeux qu’ilméditait quelque projet, peut-être avait-il à sa disposition unmoyen de faire savoir aux voisins l’embarras dans lequel le jetaitma présence : la prudence me prescrivit d’assurer ma retraiteen cas d’une perquisition nocturne. Une fenêtre donnant sur unjardin était fermée par deux barreaux de fer, j’ordonnai àChevalier d’en enlever un, et comme, en dépit de mes instructions,il s’y prenait avec une excessive maladresse, je me mis moi-même àl’ouvrage, sans qu’il s’aperçût que le couteau qui lui avait tantinspiré d’effroi était passé de mes mains dans les siennes.L’opération terminée, je ressaisis cette arme. « Maintenant,lui dis-je, ainsi qu’aux femmes, qui étaient terrifiées, vouspouvez aller vous coucher. » Quant à moi, je n’étais guère entrain de dormir ; je me jetai sur une chaise, où je passai unenuit fort agitée. Toutes les vicissitudes de ma vie me revinrentsuccessivement à l’esprit ; je ne doutais pas qu’il n’y eûtune malédiction sur moi ;… en vain fuyais-je le crime, lecrime venait me chercher, et cette fatalité contre laquelle je meroidissais avec toute l’énergie de mon caractère, semblait prendreplaisir à bouleverser mes plans de conduite en me mettantincessamment aux prises avec l’infamie et la plus impérieusenécessité.

Au point du jour je fis lever Chevalier, etlui demandai s’il était en fonds. Sur sa réponse, qu’il nepossédait que quelques pièces de monnaie, je lui fis l’injonctionde se munir de quatre couverts d’argent qu’il devait à malibéralité, de prendre son permis de séjour et de me suivre. Jen’avais pas précisément besoin de lui, mais il eût été dangereux dele laisser au logis, car il aurait pu donner l’éveil à la police etla diriger sur mes traces avant que j’eusse pu prendre mesdimensions. Chevalier obéit. Je redoutais moins les femmes :comme j’emmenais avec moi un otage précieux, et que d’ailleurselles ne partageaient pas tout à fait les sentiments de ce dernier,je me contentai, en partant, de les enfermer à double tour, et parles rues les plus désertes de la capitale, même en plein midi, nousgagnâmes les Champs-Élysées. Il était quatre heures du matin ;nous ne rencontrâmes personne. C’était moi qui portais lescouverts ; je me serais bien gardé de les laisser à moncompagnon, il fallait que je pusse disparaître sans inconvénient,s’il lui était arrivé de s’insurger ou de faire un esclandre.Heureusement, il fut fort docile ; au surplus, j’avais sur moile terrible couteau, et chevalier, qui ne raisonnait pas, étaitpersuadé qu’au moindre mouvement qu’il ferait, je le lui plongeraisdans le cœur : cette terreur salutaire, qu’il éprouvaitd’autant plus vivement qu’il n’était pas irréprochable, merépondait de lui.

Nous nous promenâmes long-temps aux alentoursde Chaillot ; Chevalier, qui ne prévoyait pas comment toutcela finirait, marchait machinalement à mes côtés ; il étaitanéanti et comme frappé d’idiotisme. À huit heures, je le fismonter dans un fiacre et le conduisis au passage du bois deBoulogne, où il engagea en ma présence, et sous son nom, les quatrecouverts, sur lesquels on lui prêta cent francs. Je m’emparai decette somme ; et, satisfait d’avoir si à propos recouvré enmasse ce qu’il m’avait extorqué en détail, je remontai avec luidans la voiture, que je fis arrêter sur la place de la Concorde.Là, je descendis, mais après lui avoir fait cetterecommandation : « Souviens-toi d’être plus circonspectque jamais ; si je suis arrêté, quel que soit l’auteur de monarrestation, prends garde à toi. » J’intimai au cocher de lemener grand train, rue de l’Échiquier, n° 23 ; et pourêtre certain qu’il ne prenait pas une autre direction, je restai uninstant à l’examiner ; ensuite de quoi je me rendis encabriolet, chez un fripier de la Croix-Rouge, qui me donnades habits d’ouvrier en échange des miens. Sous ce nouveau costume,je m’acheminai vers l’esplanade des Invalides, pour m’informer s’ily aurait possibilité d’acheter un uniforme de cet établissement.Une jambe de bois, que je questionnai sans affectation, m’indiqua,rue Saint-Dominique, un brocanteur chez qui je trouveraisl’équipement complet. Ce brocanteur était, à ce qu’il paraît, assezbavard de son naturel. « Je ne suis pas curieux, me dit-il(c’est le préambule ordinaire de toutes les demandesindiscrètes) : vous avez tous vos membres, sans doutel’uniforme n’est pas pour vous. – Pardon, luirépondis-je ; et comme il manifestait de l’étonnement,j’ajoutai que je devais jouer la comédie. – Et dans quellepièce ? – Dans l’Amour filial. »

Le marché conclu, j’allai aussitôt à Passy,où, chez un logeur qui était dans mes intérêts, je me hâtaid’effectuer la métamorphose. Il ne fallut pas cinq minutes pourfaire de moi le plus manchot des invalides ; mon brasrapproché vers le défaut de ma poitrine et tenu adhérent au torsepar une sangle et par la ceinture de ma culotte, dans laquelle ilétait engagé, avait entièrement disparu : quelques chiffonsintroduits dans la partie supérieure d’une des manches, dontl’extrémité venait se rattacher sur le devant du frac, jouaient lemoignon à s’y méprendre, et portaient l’illusion au plus hautdegré : une pommade dont je me servis pour teindre en noir mescheveux et mes favoris, acheva de me rendre méconnaissable. Sous cetravestissement, j’étais tellement sûr de déconcerter le savoirphysiognomonique des observateurs de la rue de Jérusalem et autres,que dès le soir même, j’osai me montrer dans le quartierSaint-Martin. J’appris que la police, non-seulement occupaittoujours mon logement, mais encore qu’on y faisait l’inventaire desmarchandises et du mobilier. Au nombre des agents que je vis allantet venant, il fut aisé de me convaincre que les recherches sepoursuivaient avec un redoublement d’activité bien extraordinairepour cette époque où la vigilante administration n’était pas tropzélée toutes les fois qu’il ne s’agissait pas d’arrestationspolitiques. Effrayé d’un semblable appareil d’investigations, toutautre que moi aurait jugé prudent de s’éloigner de Paris sansdélai, au moins pour quelque temps. Il eût été convenable delaisser passer l’orage ; mais je ne pouvais me décider àabandonner Annette au milieu des tribulations que lui causait sonattachement pour moi. Dans cette occasion, elle eut beaucoup àsouffrir ; enfermée au dépôt de la préfecture, elle y restavingt-cinq jours au secret, d’où on ne la tirait que pour lui fairela menace de la faire pourrir à Saint-Lazare, si elle s’obstinait àne pas vouloir indiquer le lieu de ma retraite. Le poignard sur lesein, Annette n’aurait pas parlé. Qu’on juge si j’étais chagrin dela savoir dans une si déplorable situation ; je ne pouvais pasla délivrer : dès qu’il dépendit de moi, je m’empressai de lasecourir. Un ami à qui j’avais prêté quelques centaines de francs,me les ayant rendus, je lui fis tenir une partie de cettesomme ; et, plein de l’espoir que sa détention finiraitbientôt, puisque après tout on n’avait à lui reprocher que d’avoirvécu avec un forçat évadé, je me disposai à quitter Paris, meréservant, si elle n’était pas élargie avant mon départ, de luifaire connaître plus tard sur quel point je me serais dirigé.

Je logeais rue Tiquetonne, chez un mégissier,nommé Bouhin, qui s’engagea, moyennant rétribution, à prendre pourlui, un passe-port qu’il me céderait. Son signalement et le mienétaient exactement conformes : comme moi, il était blond,avait les yeux bleus, le teint coloré, et, par un singulier hasard,sa lèvre supérieure droite était marquée d’une légèrecicatrice ; seulement sa taille était plus petite que lamienne ; mais pour se grandir et atteindre ma hauteur, avantde se présenter sous la toise du commissaire, il devait mettre deuxou trois jeux de cartes dans ses souliers. Bouhin recourut en effetà cet expédient, et bien qu’au besoin je pusse user de l’étrangefaculté de me rapetisser à volonté de quatre à cinq pouces, lepasse-port qu’il me vendit me dispensait de cette réduction. Pourvude cette pièce, je m’applaudissais d’une ressemblance quigarantissait ma liberté, lorsque Bouhin (j’étais installé dans sondomicile depuis huit jours) me confia un secret qui me fittrembler : cet homme fabriquait habituellement de la faussemonnaie, et pour me donner un échantillon de son savoir-faire, ilcoula devant moi huit pièces de cinq francs, que sa femme passadans la même journée. On ne devine que trop tout ce qu’il y avaitd’alarmant pour moi dans la confidence de Bouhin.

D’abord j’en tirai la conséquence quevraisemblablement, d’un instant à l’autre, son passe-port seraitune très mauvaise recommandation aux yeux de la gendarmerie ;car, d’après le métier qu’il faisait, Bouhin devait tôt ou tard setrouver sous le coup d’un mandat d’amener ; partant, l’argentque je lui avais donné était furieusement aventuré, et il s’enfallait qu’il y eût de l’avantage à être pris pour lui. Ce n’étaitpas tout : vu cet état de suspicion qui, dans les préventionsdu juge et du public, est toujours inséparable de la condition deforçat évadé, n’était-il pas présumable que Bouhin, traduit commefaux monnayeur, je serais considéré comme son complice ? Lajustice a commis tant d’erreurs ! condamné une première foisquoique innocent, qui me garantissait que je ne le serais pas uneseconde ? Le crime, qui m’avait été à tort imputé, par celaseul qu’il me constituait faussaire, rentrait nominalement dansl’espèce de celui dont Bouhin se rendait coupable. Je me voyaissuccombant sous une masse de présomptions et d’apparences telles,peut-être, que mon avocat, honteux de prendre ma défense, secroirait réduit à implorer pour moi la pitié de mes juges.J’entendais prononcer mon arrêt de mort. Mes appréhensionsredoublèrent, quand je sus que Bouhin avait un associé :c’était un médecin nommé Terrier, qui venait fréquemment à lamaison. Cet homme avait un visage patibulaire ; il me semblaitqu’à la seule inspection de sa figure, toutes les polices du mondedussent se mettre à ses trousses ; sans le connaître, je meserais fait l’idée qu’en le suivant il était presque impossible dene pas remonter à la source de quelque attentat. En un mot il étaitune fâcheuse enseigne pour tout endroit dans lequel on le voyaitentrer. Persuadé que ses visites porteraient malheur au logis,j’engageai Bouhin à renoncer à une industrie aussi chanceuse quecelle qu’il exerçait ; les meilleures raisons ne purent riensur son esprit ; tout ce que j’obtins à force desupplications, fut que, pour éviter de donner lieu à uneperquisition qui certainement me livrerait à la police, ilsuspendrait et la fabrication, et l’émission des pièces aussilong-temps que je resterais chez lui, ce qui n’empêcha pas que deuxjours après je le surprisse à travailler encore au grand œuvre.Cette fois je jugeai à propos de m’adresser à soncollaborateur ; je lui représentai sous les couleurs les plusvives les dangers auxquels ils s’exposaient. « Je vois, merépondit le médecin, que vous êtes encore un peureux comme il y ena tant. Quand on nous découvrirait, qu’est-ce qu’il enserait ? il y en a bien d’autres qui ont fait le trébuchet surla place de Grève ; et puis nous n’en sommes pas là :voilà quinze ans que j’ai pris messieurs de la chambrepour mes changeurs, et personne ne s’est jamais douté derien : ça ira tant que ça ira : au surplus, mon camarade,ajouta-t-il avec humeur, si j’ai un conseil à vous donner, c’est devous mêler de vos affaires. »

À la tournure que prenait la discussion, jevis qu’il était superflu de la continuer, et que je ferais sagementde me tenir sur mes gardes : je sentis plus que jamais lanécessité de quitter Paris le plus tôt possible. On était aumardi ; j’aurais voulu partir dès le lendemain ; maisaverti qu’Annette serait mise en liberté à la fin de la semaine, jeme proposais de différer mon départ jusqu’à sa sortie, lorsque levendredi, sur les trois heures du matin, j’entendis frapperlégèrement à la porte de la rue : la nature du coup, l’heure,la circonstance, tout me fait pressentir que l’on vientm’arrêter : sans rien dire à Bouhin, je sors sur lecarré ; je monte : parvenu au haut de l’escalier, jesaisis la gouttière, je grimpe sur le toit, et vais me blottirderrière un tuyau de cheminée.

Mes pressentiments ne m’avaient pastrompé : en un instant la maison fut remplie d’agents depolice, qui furetèrent partout. Surpris de ne pas me trouver, etavertis sans doute par mes vêtements laissés auprès de mon lit, queje m’étais enfui en chemise, ce qui ne me permettait pas d’allerbien loin, ils induisirent que je ne pouvais pas avoir pris la voieordinaire. À défaut de cavaliers que l’on pût envoyer à mapoursuite, on manda des couvreurs, qui explorèrent toute latoiture, où je fus trouvé et saisi, sans que la nature du terrainme permît de tenter une résistance qui n’aurait abouti qu’à un sautdes plus périlleux. À quelques gourmades près, que je reçus desagents, mon arrestation n’offrit rien de remarquable : conduità la préfecture, je fus interrogé par M. Henry, qui, serappelant parfaitement la démarche que j’avais faite quelques moisauparavant, me promit de faire tout ce qui dépendrait de lui pouradoucir ma position ; on ne m’en transféra pas moins à laForce, et de là à Bicêtre, où je devais attendre le prochain départde la chaîne.

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