Mémoires de Vidocq – Tome II

CHAPITRE XIX

Continuation de la même journée. – La Contemporaine. – Unadjudant de place. – Les filles de la mère Thomas. – Le liond’argent. – Le capitaine Paulet et son lieutenant. – Les corsaires.– Le bombardement. – Le départ de lord Landerdale. – La comédiennetravestie. – Le bourreau des crânes. – Neuvième Henri et sesdemoiselles. – Je m’embarque. – Combat naval. – Le second de Pauletest tué. – Prise d’un brick de guerre. – Mon sosie ; je changede nom. – Mort de Dufailli. – Le jour des rois. – Une frégatecoulée. – Je veux sauver deux amants. – Une tempête. – Les femmesdes pêcheurs.

Tout en faisant la scène du recruteur, le pèreDufailli avait bu presque à chaque phrase. Il était d’opinion queles paroles coulent mieux quand elles sont humectées ; ilaurait pu tout aussi bien les tremper avec de l’eau, mais il enavait horreur, depuis, disait-il, qu’il était tombé à la mer :c’était en 1789 que cet accident lui était arrivé. Aussi advint-ilque, moitié parlant, moitié buvant, il s’enivra sans s’enapercevoir. Enfin il vint un moment où il fut saisi d’uneincroyable difficulté de s’exprimer : il avait ce qu’onappelle la langue épaisse. Ce fut alors que le fourrier et lesergent-major songèrent à se retirer.

Dufailli et moi nous restâmes seuls ; ils’endormit, se pencha sur la table, et se mit à ronfler, pendantqu’en digérant de sang-froid, j’étais livré à mes réflexions. Troisheures s’étaient écoulées, et il n’avait pas achevé son somme.Quand il se réveilla, il fut tout surpris de voir quelqu’un auprèsde lui ; il ne m’aperçut d’abord qu’à travers un épaisbrouillard, qui ne lui permit pas de distinguer mes traits ;insensiblement cette vapeur se dissipa, et il me reconnut ;c’était tout ce qu’il pouvait. Il se leva en chancelant, se fitapporter un bol de café noir, dans lequel il renversa une salière,avala ce liquide à petites gorgées et, ayant passé sondemi-espadon, il se pendit à mon bras, en m’entraînant vers laporte ; mon appui lui était on ne peut plus nécessaire :il était la vigne qui s’attache à l’ormeau. « Tu vas meremorquer, me dit-il, et moi je te piloterai. Vois-tu letélégraphe, qu’est-ce qu’il dit avec ses bras en l’air ? ilsignale que le Dufailli est vent dessus vent dedans ;… leDufailli, mille Dieu ! navire de trois cents tonneaux aumoins. Ne t’inquiète pas, il ne perd pas le nord Dufailli. » –En même temps, sans me quitter le bras, il retira son chapeau, etle posant sur le bout de son doigt, il le fit pirouetter.« Voilà,… ma boussole ; attention ! Je retiens lacorne du côté de la cocarde ; … le cap sur la rue desPrêcheurs ; en avant, marche ! » commanda Dufailli,et nous prîmes ensemble le chemin de la basse ville, après qu’il sefût recoiffé en tapageur.

Dufailli m’avait promis un conseil, mais iln’était guères en état de me le donner. J’aurais bien désiré qu’ilrecouvrât sa raison ; malheureusement le grand air et lemouvement avaient produit sur lui un effet tout contraire. Endescendant la grande rue, il nous fallut entrer dans cettemultitude de cabarets dont le séjour de l’armée l’avaitpeuplée ; partout nous faisions une station plus ou moinslongue, que j’avais soin d’abréger le plus possible ; chaquebouchon, selon l’expression de Dufailli, était une relâche qu’ilétait indispensable de visiter, et chaque relâche augmentait lacharge qu’il avait déjà tant de peine à porter. – « Jesuis soul comme un gredin, me disait-il par intervalles, etpourtant je ne suis pas un gredin, car il n’y a que les gredins quise soûlent, n’est-ce pas, mon ami ? »

Vingt fois je fus tenté de l’abandonner, maisDufailli à jeun pouvait être ma providence ; je me rappelai saceinture pleine, et pour le perdre de vue, je comprenais trop bienqu’il avait d’autres ressources que sa paie de sergent. Parvenu enface de l’église, sur la place d’Alton, il lui prit la fantaisie defaire cirer ses souliers. « À la cire française, dit-il, enposant le pied sur la sellette : c’est de l’œuf,entends-tu ? – Suffit, mon officier, réponditl’artiste. » À ce moment, Dufailli perdit l’équilibre ;je crus qu’il allait tomber, et m’approchai pour le soutenir.« Eh ! pays, n’as-tu pas peur, parce qu’il y a duroulis ? j’ai le pied marin. » En attendant, le pinceau,remué avec agilité, donnait un nouveau lustre à sa chaussure. Quandelle fut complètement barbouillée de noir : – « Etle coup de fion, dit Dufailli, c’est-il pourdemain ? » En même temps il offrait un sou pour salaire.– « Vous ne me faites pas riche, mon sergent. – Jecrois qu’il raisonne : prends garde que je te f… mabotte… » Dufailli fait le geste ; mais, dans cemouvement, son chapeau ébranlé tombe à terre ; chassé par levent, il roule sur le pavé ; le décrotteur court après et lelui rapporte.

« Il ne vaut pas deux liards, s’écrieDufailli ; n’importe, tu es un bon enfant. » Puis,fouillant dans sa poche, il en ramène une poignée de guinées :« Tiens, voilà pour boire à ma santé. – Merci, moncolonel, » dit alors le décrotteur, qui proportionnait lestitres à la générosité.

« Actuellement, me dit Dufailli, quisemblait peu à peu reprendre ses esprits, il faut que je te mènedans les bons endroits. » J’étais décidé à l’accompagnerpartout ou il irait ; je venais d’être témoin de salibéralité, et je n’ignorais pas que les ivrognes sont gens lesplus reconnaissants du monde envers les personnes qui se dévouent àleur faire compagnie. Je me laissai donc piloter suivant son désir,et nous arrivâmes dans la rue des Prêcheurs. À la porte d’unemaison neuve d’une construction assez élégante, était unesentinelle et plusieurs soldats de planton : « C’est là,me dit-il. – Quoi ! c’est là ? est-ce que vous meconduisez à l’état-major ? – L’état-major, tu veuxrire ; je te dis que c’est là la belle blonde,Magdelaine ; ou, pour mieux dire, madame quarante millehommes, comme on l’appelle ici. – Impossible, pays, vous voustrompez. – Je n’ai pas la berlue peut-être, ne vois-je pas lefactionnaire ? » Dufailli s’avança aussitôt, et demandesi l’on peut entrer. – « Retirez-vous, lui répondbrusquement un maréchal-des-logis de dragons, vous savez bien quece n’est pas votre jour. » – Dufailli insiste. – Retirez-vous,vous dis-je, reprend le sous-officier, où je vous conduis à laplace. » Cette menace me fit trembler.

L’obstination de Dufailli pouvait meperdre ; cependant il n’eût pas été prudent de lui communiquermes craintes ; ce n’était d’ailleurs pas le lieu : je mebornai à lui faire quelques observations qu’il rétorquait toujours,il ne connaissait rien. – « Je me f… de la consigne, lesoleil luit pour tout le monde : liberté, égalité ou lamort, » répétait-il, en se tordant pour échapper aux effortsque je faisais afin de le retenir. – Égalité, tedis-je » ; et, dans une attitude renversée, il meregardait sous le nez avec cette fixité stupide de l’homme quel’excès des liqueurs fermentées a réduit à l’état de la brute.

Je désespérais d’en venir à bout, lorsqu’à cecri : Aux armes, suivi de cet avis :« Canonnier, sauvez-vous, voilà l’adjudant, voilàBévignac », il se redresse tout à coup. Une douche qui descendde cinquante pieds, sur la tête d’un maniaque, n’a pas un effet sirapide, pour le rendre à son bon sens. Ce nom de Bévignac fit unesingulière impression sur les militaires qui formaient tapisseriedevant le rez-de-chaussée de l’habitation occupée par la belleblonde. Ils s’entre-regardaient les uns les autres sans oser, pourainsi dire, respirer, tant ils étaient terrifiés. L’adjudant, quiétait un grand homme sec, déjà sur le retour, se mit à les compteren gesticulant avec sa canne ; jamais je n’avais vu de visageplus courroucé ; sur cette face maigre et allongée,qu’accompagnaient deux ailes de pigeon sans poudre, il y avaitquelque chose qui indiquait que, par habitude, M. Bévignacétait en révolte ouverte contre l’indiscipline. Chez lui la colèreétait passée à l’état chronique ; ses yeux étaient pleins desang ; une horrible contraction de sa mâchoire annonça qu’ilallait parler. – « Trou dé dious ! tout esttranquille ! vous savez l’ordre, rien qui les officiers, troudé dious ! et chaque son tour. » Puis, nous apercevant,et avançant sur nous la canne levée : – « Eh !qu’est-ce qu’il fait ici ce sergent des biguernaux ? »J’imaginai qu’il voulait nous frapper. – « Allons !c’est rien, poursuivit-il, je vois qué tu es ivre,s’adressant à Dufailli ; un coup de boisson, c’estpardonnable, mais va té coucher, et qué jé té rencontré plus.– Oui mon commandant, » répondit Dufailli, àl’exhortation, et nous redescendîmes la rue des Prêcheurs.

Je n’ai pas besoin de dire quelle était laprofession de la belle blonde, je l’ai suffisamment indiquée.Magdelaine la Picarde était une grande fille, âgée de vingt-troisans environ, remarquable par la fraîcheur de son teint autant quepar la beauté de ses formes ; elle se faisait gloire den’appartenir à personne, et par principe de conscience, ellecroyait se devoir tout entière à l’armée et à l’armée toutentière : fifre ou maréchal d’empire, tout ce qui portaitl’uniforme était également bien accueilli chez elle ; maiselle professait un grand mépris pour ce qu’elle appelait lespéquins. Il n’y avait pas un bourgeois qui pût se vanter d’avoir eupart à ses faveurs ; elle ne faisait même pas grand cas desmarins, qu’elle qualifiait de culs goudronnés, et qu’ellerançonnait à plaisir, parce qu’elle ne pouvait pas se décider à lesregarder comme des soldats : aussi disait-elle plaisammentqu’elle avait la marine pour entreteneur, et la ligne pour amant.Cette fille, que j’eus l’occasion de visiter plus tard, fitlong-temps les délices des camps, sans que sa santé en fûtaltérée ; on la supposait riche. Mais, soit que Magdelaine,comme j’ai pu m’en convaincre, ne fût pas intéressée, soit que,comme dit le proverbe, ce qui vient de la flûte s’en retourne autambour, Magdelaine mourut en 1812 à l’hôpital d’Ardres, pauvre,mais fidèle à ses drapeaux ; deux ans de plus, et comme uneautre fille très connue dans Paris, depuis le désastre de Waterloo,elle aurait eu la douleur de se dire la veuve de la grandearmée.

Le souvenir de Magdelaine vit encore disséminésur tous les points de la France, je dirais même de l’Europe, parmiles débris de nos vieilles phalanges. Elle était la Contemporainede ce temps-là, et si je n’avais pas la certitude qu’elle n’estplus, je croirais la retrouver dans la Contemporaine de cetemps-ci. Toutefois, je ferai observer que Magdelaine, bien qu’elleeût les traits un peu hommasses, n’avait rien d’ignoble dans lafigure ; la nuance de ses cheveux n’était pas de ce blond fadequi frise la filasse ; les reflets dorés de ses tressesétaient en parfaite harmonie avec le bleu tendre de ses yeux ;son nez ne se dessinait point disgracieusement dans la courbeanguleuse de la proéminence aquiline. Il y avait du messalin danssa bouche, mais aussi quelque chose de gracieux et de franc ;et puis, Magdelaine ne faisait que son métier ; ellen’écrivait pas, et ne connaissait de la police que les sergents deville ou les gardes de nuit, à qui elle payait à boire pour sonrepos.

La satisfaction que j’éprouve, après plus devingt ans, à tracer le portrait de Magdelaine, m’a fait un instantoublier Dufailli. Il est bien difficile de déraciner une idée d’uncerveau troublé par les fumées du vin. Dufailli avait fourré danssa tête de terminer la journée chez les filles ; il n’envoulut pas démordre. À peine avions-nous fait quelques pas, que,regardant derrière lui. « Il est filé, me dit-il,allons ! viens ici, et, abandonnant mon bras, il monta troismarches pour heurter à une petite porte, qui, après quelquesminutes, s’entr’ouvrit afin de livrer passage à un visage devieille femme. – Qui demandez-vous ? – Qui nousdemandons, répondit Dufailli ; et nom d’un nom ! vous nereconnaissez plus les amis ? – Ah ! c’est vous, papaDufailli ; il n’y a plus de place. – Il n’y a plus deplace pour les amis ! ! ! tu veux rire, la mère,c’est un plan que tu nous tires là. – Non, foi d’honnêtefemme ; tu sais bien, vieux coquin, que je ne demanderais pasmieux ; mais j’ai Thérèse, mon aînée, qui est en occupationavec le capitaine des guides-interprètes, et Pauline, la cadette,avec le général Chamberlhac ; repassez dans un quart d’heuremes enfants. Vous serez bien sages, n’est-ce pas ? – Àqui dites-vous ça ? est-ce que nous avons l’air detapageurs ? – Je ne dis pas, mes enfants ; mais,voyez-vous, la maison est tranquille ; jamais plus de bruitque vous n’en entendez ; aussi c’est tous gens comme il fautqui viennent ici : le général en chef, lecommissaire-ordonnateur, le munitionnaire général ; ce ne sontpas les pratiques qui manquent, Dieu merci ! j’auraiscinquante filles que je n’en serais pas embarrassée. – C’estça une bonne mère, s’écria Dufailli. Ah çà ! maman Thomas,reprit-il, en se posant sur l’œil une pièce d’or, tu n’y songespas, de vouloir nous faire droguer pendant un quart d’heure ;est-ce qu’il n’y aurait pas quelque petit coin ?– Toujours farceur comme à son ordinaire, papa Dufailli ;il n’y a pas mèche à lui refuser : allons ! vite, vite,entrez qu’on ne vous voie pas ; cachez-vous là, mes enfants,et motus. »

Madame Thomas nous avait mis en entrepôtderrière un vieux paravent, dans une salle basse, qu’il étaitindispensable de traverser pour sortir. Nous n’eûmes pas le tempsde perdre patience : mademoiselle Pauline vint nous trouver lapremière ; après avoir reconduit le général, elle dit quelquesparoles à l’oreille de sa mère, et s’attabla avec nous autour d’unflacon de vin du Rhin.

Pauline n’avait pas encore atteint saquinzième année, et déjà elle avait le teint plombé, le regardimpudique, le langage ordurier, la voix rauque, et le dégoûtantfumet de nos courtisanes de carrefour. Cette ruine précoce m’étaitdestinée ; ce fut à moi qu’elle prodigua ses caresses. Thérèseétait mieux assortie au front chauve de mon compagnon, à qui iltardait qu’elle fût libre ; enfin, un mouvement rapide debottes à la hussarde, garnies de leurs éperons, annonça que lecavalier prenait congé de sa belle. Dufailli, trop empressé, selève brusquement de son siège, mais ses jambes se sont embarrasséesdans son demi-espadon ; il tombe, entraînant avec lui leparavent, la table, les bouteilles et les verres. « Excusez,mon capitaine, dit-il, en cherchant à se remettre debout ;c’est la faute de la muraille. – Oh ! il n’y a pasd’indiscrétion, » repartit l’officier, qui, bien qu’un peuconfus, se prêtait de bonne grâce à le relever, pendant quePauline, Thérèse et leur mère, étaient saisies d’un rireinextinguible. Dufailli une fois sur ses pieds, le capitaine seretira, et comme la chute n’avait occasionné ni contusion niblessure, rien n’empêcha de nous livrer à la gaîté. Je jetterai unvoile sur le reste des événements de cette soirée : nousétions dans un des bons endroits que connaissait Dufailli, tout s’ypassa comme dans un mauvais lieu. Plus d’un de mes lecteurs sait àquoi s’en tenir ; qu’il me suffise de leur apprendre qu’à uneheure du matin j’étais enseveli dans le plus profond sommeil,lorsque je fus subitement réveillé par un épouvantable vacarme.Sans soupçonner ce que ce pouvait être, je m’habillai en toutehâte, et bientôt les cris à la garde, à l’assassin, poussés par lamère Thomas, m’avertirent que le danger approchait de nous. J’étaissans armes ; je courus aussitôt à la chambre de Dufailli, pourlui demander son briquet, dont j’étais assuré de faire un meilleurusage que lui. Il était temps, le gîte venait d’être envahi parcinq ou six matelots de la garde, qui, le sabre en main,accouraient tumultueusement pour nous remplacer. Ces messieurs nes’étaient promis ni plus ni moins que de nous faire sauter par lafenêtre ; et comme ils menaçaient, en outre, de mettre tout àfeu et à sang dans la maison, madame Thomas, de sa voix aiguë,sonnait à tue tête un tocsin d’alarme qui mit tout le quartier enémoi. Quoique je ne fusse pas homme à m’effrayer facilement,j’avoue que je ne pus me défendre d’un mouvement de crainte. Lascène quelle qu’elle fût, pouvait avoir pour moi un dénouement trèsfâcheux.

Toutefois, j’étais résolu à faire bonnecontenance. Pauline voulait à toute force que je m’enfermasse avecelle. « Mets le verrou, me disait-elle, mets le verrou, jet’en supplie. » Mais le galetas dans lequel nous étionsn’était pas inexpugnable ; je pouvais y être bloqué ; jepréférai défendre les approches de la place, plutôt que dem’exposer à y être pris comme un rat dans la souricière. Malgré lesefforts de Pauline pour me retenir, je tentai une sortie. Bientôtje fus aux prises avec deux des assaillants : je fonçai sureux, le long d’un étroit corridor, et j’y allais avec tantd’impétuosité, qu’avant qu’ils se fussent reconnus, acculés, enrompant précipitamment, à la dernière marche d’une espèce d’échellede meunier par laquelle ils étaient montés, ils firent la culbuteen arrière et dégringolèrent jusqu’en bas, où ils s’arrêtèrentmoulus et brisés. Alors Pauline, sa sœur, et. Dufailli, pour rendrela victoire plus décisive, lancèrent sur eux tout ce qui leur tombasous la main, des chaises, des pots de chambre, une table de nuit,un vieux dévidoir et divers autres ustensiles de ménage. À chaqueprojectile qui leur arrivait, mes adversaires, étendus sur lecarreau, poussaient des cris de douleur et de rage. En un instantl’escalier fut encombré. Ce tapage nocturne ne pouvait manquer dedonner l’éveil dans la place : des gardes de nuit, des agentsde police et des patrouilles s’introduisirent dans le domicile demadame Thomas. Il y avait, je crois, plus de cinquante hommes sousles armes ; il se faisait un tumulte épouvantable. MadameThomas essayait de démontrer que sa maison était tranquille ;on ne l’écoutait pas ; et ces mots, dont quelques-uns étaienttrès significatifs : « Emmenez cette femme ! allons,coquine, suis-nous… allez chercher une civière… empoignez-moi toutça, » nous arrivaient du rez-de-chaussée. « Raflegénérale, rafle générale, et désarmez-les. Je vous apprendrai, tasdé canaille, à faire du train. » Ces paroles, prononcées avecl’accent provençal et entremêlées de quelques interjectionsoccitaniques, qui, de même que l’ail et le piment, sont des fruitsdu pays, nous firent assez connaître que l’adjudant Bévignac étaità la tête de l’expédition. Dufailli ne se souciait pas de tomber enson pouvoir. Quant moi, on sait que j’avais d’excellentes raisonspour vouloir lui échapper. « À l’escalier, bloquez lépassage, à l’escalier, trou dé dious, commandait Bévignac.Mais pendant qu’il s’époumonait de la sorte, j’avais eu le tempsd’attacher un drap à la croisée, et les obstacles qui nousséparaient de la force armée, n’avaient pas encore disparu, quePauline, Thérèse, Dufailli et moi, étions déjà hors d’atteinte.Cette menace : « Ne vous inquiétez pas, jevous repêcherai, » que nous entendîmes de loin, ne fitqu’exciter notre hilarité ; le danger était passé.

Nous délibérâmes où nous irions achever lanuit ; Thérèse et Pauline proposèrent de sortir de la ville etde faire une excursion pastorale dans la campagne, où il y atoujours des lits pour tout le monde. « Non, non, ditDufailli, au plus près, au Lion d’argent, chezBoutrois ». Il fut convenu que l’on se réfugierait dans cethôtel. M. Boutrois, bien qu’il fût heure indue, nous ouvritavec une cordialité enchanteresse. « Eh bien ! dit-il àDufailli, j’ai appris que vous aviez touché votre part desprises ; c’est fort bien fait à vous de venir nous voir ;j’ai de l’excellent Bordeaux. Ces dames souhaitent-elles quelquechose ? Une chambre à deux lits, je vois çà. » En mêmetemps M. Boutrois, armé d’un trousseau de clefs et lachandelle à la main, se mit en devoir de nous conduire à la chambrequ’il nous destinait. « Vous serez là comme chez vous.D’abord, on ne viendra pas vous troubler ; quand on donne lapâtée au commandant d’armes, au chef militaire de lamarine et à notre commissaire général de police, vous sentez qu’onn’oserait pas… Par exemple, ajouta-t-il, il y a madame Boutrois quine plaisante pas ; aussi me garderai-je bien de lui dire quevous n’êtes pas seuls ; c’est une bonne femme madame Boutrois,mais les mœurs ; voyez-vous, les mœurs ! sur cet articleelle n’entend pas raison ; elle est stricte. Des femmesici ! si elle le soupçonnait seulement, elle croirait que toutest perdu : avec ça qu’elle a des filles ! Eh ! monDieu, ne faut-il pas vivre avec les vivants ? Je suisphilosophe moi, pourvu qu’il n’y ait pas de scandale… Et quand il yen aurait ; … chacun se divertit à sa manière, l’essentiel estque ça ne porte préjudice à personne. »

M. Boutrois nous débita encore bon nombrede maximes de cette force, après quoi il nous déclara que sa caveétait bien fournie, et qu’elle était toute à notre service.« Quant à la crémaillère, ajouta-t-il, à l’heure qu’il est,elle est un peu froide, mais que votre seigneurie donne ses ordres,et en deux coups de temps tout sera prêt. » Dufailli demandadu bordeaux et du feu, quoiqu’il fît assez chaud pour que l’on pûts’en passer.

On apporta le bordeaux ; cinq ou sixgrosses bûches furent jetées dans le foyer, et une ample collations’étala devant nous ; une volaille froide occupait le centrede la table, et formait la pièce de résistance d’un repasimprovisé, où tout avait été calculé pour un énorme appétit.Dufailli voulait que rien ne nous manquât, et M. Boutrois,certain d’être bien payé, était de son avis. Thérèse et sa sœurdévoraient tout des yeux ; pour moi, je n’étais pas non plusen trop mauvaise disposition.

Pendant que je découpais la volaille, Dufaillidégustait le bordeaux. « Délicieux !délicieux ! » répétait-il, en le savourant engourmet ; puis il se mit à boire à grand verre, et à peineavions-nous commencé à manger, qu’un sommeil invincible le clouadans son fauteuil, où il ronfla jusqu’au dessert comme unbienheureux. Alors il se réveille : « Diable, dit-il, ilvente grand frais ; où suis-je donc ? Est-ce qu’ilgèlerait par hasard ? Je suis tout je ne sais comment ?– Oh ! il a plus de la moitié de son pain de cuit,s’écria Pauline, qui me tenait tête ni plus ni moins qu’un sapeurde la garde. – Il est mort dans le dos le papa, dit à son tourThérèse, en ouvrant une espèce de bonbonnière d’écaille, danslaquelle était du tabac ; une prise, mon ancien, çà vouséclaircira la vue. » Dufailli accepta la prise ; et si jementionne cette circonstance, très peu importante en elle-même,c’est que j’oubliais de dire que la sœur de Pauline avait déjàdépassé la trentaine, et que de ce seul fait qu’elle reniflait dutabac comme un greffier ou comme un clerc de commissaire, on peut,aisément tirer la conséquence qu’elle n’était plus de la premièrejeunesse.

Quoi qu’il en soit, Dufailli en faisait seschoux gras. « Je l’aime la petite, s’écria-t-ilquelquefois ; c’est une bonne enfant. – Oh ! tu nem’apprends rien de neuf, lui répondait Thérèse, depuis qu’il y aune péniche dans la rade, il n’est pas un équipage que je n’aiepassé en revue, et je défie qu’un matelot puisse me dire plus hautque mon nom ; quand on sait se faire respecter…– L’enfant dit vrai, reprenait Dufailli, je l’aime, moi, parcequ’elle est franche ; aussi prétends-je lui faire un sort.– Ah ! ah ! ah ! un sort, s’écria Pauline enriant ; puis s’adressant à moi, et toi, m’en feras-tu un desort ? »

La conversation allait se continuer sur cepied, lorsque nous entendîmes venir du côté du port une trouped’hommes bottés qui faisaient grand bruit en marchant.« Vive le capitaine Paulet ! criaient-ils,vive le capitaine ! » Bientôt cette troupes’arrêta devant l’hôtel. « Eh ! pèreBoutrois, père Boutrois », appelait-on coup sur coupet en même temps. Les uns essayaient d’ébranler la porte, d’autressecouaient le marteau d’une force incroyable, ceux-ci se pendaientau cordon de la sonnette, ceux-là lançaient des pierres dans lesvolets.

À ce carillon, je tressaillis, j’imaginais quenotre asile allait être violé de nouveau ; Pauline et sa sœurn’étaient pas trop rassurées ; enfin l’on descend l’escalierquatre à quatre, la porte s’ouvre, il semble que ce soit une diguequi vient de se briser. Le torrent se précipite, un mélange confusde voix articule des sons auxquels nous ne comprenons rien.« Pierre, Paul, Jenny, Elisa, toute la maison ; mafemme, lève-toi. Ah ! mon Dieu ! ils dorment commedes souches. » On eût dit que le feu était à la maison.Bientôt nous entendîmes aller et venir les portes ; c’est unmouvement, un bruit inconcevables, c’est une servante qui se plainten termes grossiers d’une familiarité indécente, ce sont des éclatsd’un rire bruyant ; des bouteilles s’entrechoquent. Les plats,les assiettes, les verres remués précipitamment, le tournebrochequ’on remonte, concourent à ce charivari ; l’argenterierésonne, et des jurons anglais et français, jetés pêle-mêle aumilieu du vacarme, font retentir les airs. « Pays, me ditDufailli, c’est de la joie, ou je ne m’y connais pas. Qu’ont-ilsdonc ces mâtins-là, qu’ont-ils donc ? Est-ce qu’ils ont enlevéles gallions d’Espagne ? ce n’est pas la routepourtant ! »

Dufailli se creusait l’esprit pour trouver lacause de cette allégresse, sur laquelle je ne pouvais lui donneraucun éclaircissement, quand M. Boutrois, la face touteradieuse, entra pour nous demander du feu. « Vous ne savezpas, nous dit-il, la Revanche vient de rentrer dans leport. Notre Paulet a encore fait des siennes : a-t-il dubonheur !… une capture de trois millions sous le canon deDouvres. – Trois millions ! s’écria Dufailli, et je n’yétais pas ! – Dis donc, ma sœur, trois millions !s’écria de son côté Pauline, en bondissant comme un jeune chevreau.– Trois millions ! répéta Thérèse ; Dieu ! queje suis contente ! allons-nous en avoir ! – Voilàbien les femmes, reprit Dufailli, l’intérêt avant tout ; etsongez donc plutôt à votre mère, dans ce moment peut-être, elle està l’ombre. – La mère Thomas, une vieille,… je n’ose pasrépéter ici la qualification que lui donna Thérèse. – C’estjoli ! observa M. Boutrois, une fille ! tes père etmère honorera, afin de vivre longuement. – Je n’en puis pasrevenir, trois millions, disait Dufailli ;contez-nous donc ça, papa Boutrois… Notre hôte s’excusa sur cequ’il n’en avait pas le loisir ; d’ailleurs, ajouta-t-il, jene sais pas, et je suis pressé. »

Le tintamarre se continue ; je reconnaisque l’on range des chaises ; un instant après, le silence quise fit m’annonça que les mâchoires étaient occupées. Il étaitvraisemblable que la suspension du tapage serait de quelquesheures ; je proposai alors à la société de se mettre dans leportefeuille ; chacun fut de mon avis, nous nous couchâmespour la seconde fois, et comme nous touchions aux approches dujour ; pour ne pas être incommodés par la lumière, etrécupérer à notre aise le temps perdu, nous eûmes la précaution detirer le rideau… Le lecteur ne trouvera pas mauvais que lacotonnade flambée qui devait prolonger pour nous la durée de cettenuit orageuse, dérobe à ses regards les actes clandestins d’uneorgie dont il ne tardera pas à connaître le dénouement.

Tout ce que je puis dire, c’est que notreréveil était moins éloigné que je ne le pensais ; les marinsmangent vite et boivent long-temps. Des chants à faire frémir lesvitres vinrent tout à coup interrompre notre repos ; quarantevoix discordantes entre elles répétaient en chœur, le refrainfameux de l’hymne de Roland. « Au Diable leschanteurs ! s’écria Dufailli, je faisais le plus beaurêve ;… j’étais à Toulon : y es-tu allé à Toulon,pays ? – Je répondis à Dufailli, que je connaissais Toulon,mais que je ne voyais pas quel rapport il pouvait y avoir entre leplus beau rêve et cette ville. – J’étais forçat, reprit-il, jevenais de m’évader. » Dufailli s’aperçoit que le récit de cesonge fait sur moi une impression pénible, que je n’étais pas lemaître de dissimuler. « Eh ! bien, qu’as-tu donc,pays ? n’est-ce pas un rêve que je te raconte ? je venaisde m’évader ; ce n’est pas un mauvais rêve, je crois, pour unforçat ; mais ce n’est pas tout, je m’étais enrôlé parmi descorsaires, et j’avais de l’or gros comme moi. »

Quoique je n’aie jamais été superstitieux,j’avoue que je pris le rêve de Dufailli pour une prédiction sur monavenir ; c’était peut-être un avis du ciel pour me dicter unedétermination. Cependant, disais-je en moi-même, jusqu’à présent,je ne vaux guère la peine que le ciel s’occupe de moi, et je nevois pas non plus qu’il s’en soit trop occupé. Bientôt, je fis uneautre réflexion ; il me passa par la tête, que le vieuxsergent pourrait bien avoir voulu faire une allusion. Cette idéem’attrista ; je me levai, Dufailli s’aperçut que je prenais unair plus sombre que de coutume. « Eh ! qu’as-tu donc,pays ? s’écria-t-il ; il est triste comme un bonnet denuit. – Est-ce que par hasard on t’aurait vendu des pois quine veulent pas cuire ? me dit Pauline en me saisissantbrusquement par le bras, comme pour me tirer de ma rêverie.– Est-il maussade, observa Thérèse. – Taisez-vous, repritDufailli ; vous parlerez quand on vous le permettra ; enattendant, dormez ; dormez esclaves, répéta-t-il, et ne bougezpas ; nous allons revenir. »

Aussitôt il me fit signe de le suivre ;j’obéis, et il me conduisit dans une salle basse, où était lecapitaine Paulet, avec les hommes de son équipage, la plupart ivresd’enthousiasme et de vin. Dès que nous parûmes, ce ne fut qu’uncri : « Voilà Dufailli ! voilàDufailli !– Honneur à l’ancien, ditPaulet ; puis, offrant à mon compagnon un siège à côté delui : Pose toi là, mon vieux : on a bien raison de direque la providence est grande. M. Boutrois, appelait-il,M. Boutrois, du bichops, comme s’il en pleuvait ;va ! il n’y aura pas de misère après ce temps-ci, repritPaulet, en pressant la main de Dufailli. » Depuis un momentPaulet ne cessait pas d’avoir les yeux sur moi. « Il me sembleque je te connais, me dit-il ; tu as déjà porté le hulot, moncadet. »

Je lui répondis que j’avais été embarqué surle corsaire le Barras, mais que quant à lui, je pensais nel’avoir jamais vu. – « En ce cas nous feronsconnaissance ; je ne sais, ajouta-t-il, mais tu m’as encorel’air d’un bon chien ; d’un chien à tout faire, commeon dit. Eh ! les autres, n’est-ce pas qu’il a l’aird’un bon chien ? j’aime des trognes comme ça. Assieds-toi à madroite, main fieux, queu carrure ! en a-t-il desépaules ! Ce blondin fera encore un fameux péqueux de rougets(pêcheur d’Anglais.) » En achevant de prononcer ces mots,Paulet me coiffa de son bonnet rouge. « Il ne lui sied pointmal, à cet éfant, » remarqua-t-il avec un accent picard, danslequel il y avait beaucoup de bienveillance.

Je vis tout d’un coup que le capitaine neserait pas fâché de me compter parmi les siens. Dufailli, quin’avait pas encore perdu l’usage de la parole, m’exhorta vivement àprofiter de l’occasion ; c’était le bon conseil qu’il avaitpromis de me donner, je le suivis. Il fut convenu que je ferais lacourse et que, dès le lendemain, on me présenterait à l’armateur,M. Choisnard, qui m’avancerait quelqu’argent.

Il ne faut pas demander si je fus fêté par mesnouveaux camarades ; le capitaine leur avait ouvert un créditde mille écus dans l’hôtel, et plusieurs d’entre eux avaient enville des réserves dans lesquelles ils allèrent puiser. Je n’avaispas encore vu pareille profusion. Rien de trop cher ni de troprecherché pour des corsaires. M. Boutrois, pour lessatisfaire, fut obligé de mettre à contribution la ville et lesenvirons ; peut-être même dépêcha-t-il des courriers, afind’alimenter cette bombance, dont la durée ne devait pas se borner àun jour. Nous étions le lundi, mon compagnon n’était pas dégrisé ledimanche suivant. Quant à moi, mon estomac répondait de ma tête,elle ne reçut pas le moindre échec.

Dufailli avait oublié la promesse que nousavions faite à nos particulières ; je l’en fis souvenir, et,quittant un instant la société, je me rendis auprès d’elles,présumant bien qu’elles s’impatientaient de ne pas nous voirrevenir. Pauline était seule ; sa sœur était allée s’informerde ce qu’était devenue sa mère : elle rentra bientôt. –« Ah ! malheureuses que nous sommes, s’écria-t-elle en sejetant sur le lit, avec un mouvement de désespoir. – Eh !bien, qu’y a-t-il donc ? lui dis-je. – Nous sommesperdues, me répondit-elle, le visage inondé de larmes : on ena transporté deux à l’hôpital ; ils ont les reinscassés ; un garde de nuit a été blessé, et le commandant deplace vient de faire fermer la maison. Qu’allons-nousdevenir ? où trouver un asile ? – Un asile, luidis-je, on vous en trouvera toujours un ; mais la mère, oùest-elle ? » Thérèse m’apprit que sa mère, d’abordemmenée au violon, venait d’être conduite à la prison de la ville,et qu’il était bruit qu’elle n’en serait pas quitte à bonmarché.

Cette nouvelle me donna de sérieusesinquiétudes : la mère Thomas allait être interrogée, peut-êtreavait-elle déjà comparu au bureau de la place, ou chez lecommissaire-général de police : sans doute qu’elle auraitnommé ou qu’elle nommerait Dufailli. Dufailli compromis, je l’étaisaussi ; il était urgent de prévenir le coup. Je redescendis entoute hâte pour me concerter avec mon sergent, sur le parti àprendre. Heureusement, il n’était pas encore hors d’état d’entendreraison : je ne lui parlai que du danger qui le menaçait ;il me comprit, et, tirant de sa ceinture une vingtaine deguinées : « Voilà, me dit-il, de quoi m’assurer dusilence de la mère Thomas ; Puis, appelant un domestique del’hôtel, il lui remit la somme, en lui recommandant de la fairetenir sur-le-champ à la prisonnière. « C’est le fils duconcierge, me dit Dufailli ; il a les pieds blancs, il passepartout, et avec çà, c’est un garçon discret. »

Le commissionnaire fut promptement deretour ; il nous raconta que la mère Thomas, interrogée deuxfois, n’avait nommé personne ; qu’elle avait accepté avecreconnaissance la gratification, et qu’elle était bien résolue,la tête sur le billot, à ne rien dire qui pût nous porterpréjudice ; ainsi, il devint clair pour moi que je n’avaisrien à craindre de ce côté. « Et les filles, qu’enferons-nous, dis-je à Dufailli ? – Les filles, il n’y aqu’à les emballer pour Dunkerque, je fais les frais duvoyage. » Aussitôt nous montons ensemble pour signifierl’ordre de ce départ. D’abord, elles parurent étonnées ;cependant, après quelques raisonnements pour leur prouver qu’ilétait de leur intérêt de ne pas rester plus long-temps àBoulogne ; elles se décidèrent à nous faire leurs adieux. Dèsle soir même elles se mirent en route. La séparation s’opéra sansefforts ; Dufailli avait largement financé ; et puis, ily avait de l’espoir que nous nous reverrions : deux montagnesne se rencontrent pas… on sait le reste du proverbe. En effet, nousdevions les retrouver plus tard, dans un musicos qu’achalandait lagrande renommée du célèbre Jean-Bart, dont une descendante, au seinde sa patrie même, se consacrait aux plaisirs des émules de sonaïeul.

La mère Thomas recouvra sa liberté, après unedétention de six mois. Pauline et sa sœur, ramenées dans le gironmaternel, par l’amour du sol natal, reprirent leur train de viehabituel. J’ignore si elles ont fait fortune ; ce ne seraitpas impossible. Mais faute de renseignements, je termine ici leurhistoire, et je continue la mienne.

Paulet et les siens s’étaient à peine aperçusde notre absence ; que déjà nous étions de retour, l’onchanta, l’on but, l’on mangea, alternativement, et tout à la fois,sans désemparer, jusqu’à minuit, confondant ainsi tous les repasdans un seul. Paulet et Fleuriot, son second, étaient les héros dela fête : au physique comme au moral, ils étaient lesvéritables antipodes l’un de l’autre. Le premier était un groshomme court, râblé, carré ; il avait un cou de taureau, desépaules larges, une face rebondie, et dans ses traits quelque chosedu lion ; son regard était toujours ou terrible ouaffectueux ; dans le combat, il était sans pitié, partoutailleurs il était humain, compatissant. Au moment d’un abordage,c’était un démon ; au sein de sa famille, près de sa femme etde ses enfants, sauf quelque reste de brusquerie, il avait ladouceur d’un ange ; enfin c’était un bon fermier, simple, naïfet rond comme un patriarche, impossible de reconnaître lecorsaire ; une fois embarqué, il changeait tout à coup demœurs et de langage, il devenait rustre et grossier outre mesure,son commandement était celui d’un despote d’Orient, bref et sansréplique ; il avait un bras et une volonté de fer, malheur àqui lui résistait. Paulet était intrépide et bon homme, sensible etbrutal, personne plus que lui n’avait de la franchise et de laloyauté.

Le lieutenant de Paulet était un des êtres lesplus singuliers que j’eusse rencontrés : doué d’uneconstitution des plus robustes, très jeune encore, il l’avait uséedans des excès de tous genres ; c’était un de ces libertinsqui, à force de prendre par anticipation des à-compte sur la vie,dévorent leur capital en herbe. Une tête ardente, des passionsvives, une imagination exaltée, l’avaient de bonne heure poussé enavant. Il ne touchait pas à sa vingtième année et le délâbrement desa poitrine, accompagné d’un dépérissement général, l’avaientcontraint de quitter l’arme de l’artillerie dans laquelle il étaitentré à dix-huit ans ; maintenant, ce pauvre garçon n’avaitplus que le souffle, il était effrayant de maigreur ; deuxgrands yeux, dont la noirceur faisait ressortir la pâleurmélancolique de son teint, étaient en apparence tout ce qui avaitsurvécu dans ce cadavre, où respirait cependant une âme de feu.Fleuriot n’ignorait pas que ses jours étaient comptés. Les oraclesde la faculté lui avaient annoncé son arrêt de mort, et lacertitude de sa fin prochaine lui avait suggéré une étrangerésolution : voici ce qu’il me conta à ce sujet. « Jeservais, me dit-il, dans le cinquième d’artillerie légère, oùj’étais entré comme enrôlé volontaire. Le régiment tenait garnisonà Metz : les femmes, le manège, les travaux de nuit aupolygone, m’avaient mis sur les dents ; j’étais sec comme unparchemin. Un matin on sonne le bouteselle ; nouspartons ; je tombe malade en route, on me donne un billetd’hôpital, et, peu de jours après, les médecins voyant que jecrache le sang en abondance, déclarent que mes poumons sont horsd’état de s’accommoder plus long-temps des mouvements ducheval : en conséquence, on décide que je serai envoyé dansl’artillerie à pied ; et à peine suis-je rétabli, que lamutation proposée par les docteurs est effectuée. Je quitte uncalibre pour l’autre, le petit pour le gros, le six pour le douze,l’éperon pour la guêtre ; je n’avais plus à panser lepoulet-dinde, mais il fallait faire valser la demoiselle sur laplate-forme, embarrer, débarrer à la chèvre, rouler la brouette,piocher à l’épaulement, endosser la bricolle, et, pis que cela, mecoller sur l’échine la valise de La Ramée, cette éternelle peau deveau, qui a tué à elle seule plus de conscrits que le canon deMarengo. La peau de veau me donna comme on dit, le coup debas ; il n’y avait plus moyen d’y résister. Je me présente àla réforme, je suis admis ; il ne s’agissait plus que depasser l’inspection du général ; c’était ce gueusard deSarrazin ; il vint à moi : – Je parie qu’il estencore poitrinaire celui-là ; n’est-ce pas que tu espoitrinaire ? – Phtysiaque du second degré, répond le major.– C’est ça, je m’en doutais ; je le disais, ils le seronttous, épaules rapprochées, poitrine étroite, taille effilée, visageémacié. Voyons tes jambes ; il y a quatre campagnes là dedans,continua le général, en me frappant sur le mollet : maintenantque veux-tu ? ton congé ? tu ne l’auras pas. D’ailleurs,ajouta-t-il, il n’y a de mort que celui qui s’arrête : vas tontrain… à un autre… Je voulus parler… À un autre, répéta le général,et tais-toi.

» L’inspection terminée, j’allai me jetersur le lit de camp. Pendant que j’étais étendu sur la plume de cinqpieds, réfléchissant à la dureté du général, il me vint à la penséeque peut-être je le trouverais plus traitable, si je lui étaisrecommandé par un de ses confrères. Mon père avait été lié avec legénéral Legrand ; ce dernier était au camp d’Ambleteuse ;je songeai à m’en faire un protecteur. Je le vis. Il me reçut commele fils d’un ancien ami, et me donna une lettre pour Sarrazin, chezqui il me fit accompagner par un de ses aides de camp. Larecommandation était pressante, je me croyais certain du succès.Nous arrivons ensemble au camp de gauche, nous nous informons de lademeure du général, un soldat nous l’enseigne, et nous voici à laporte d’une baraque délabrée, que rien ne signale comme larésidence du chef ; point de sentinelle, point d’inscription,pas même de guérite. Je heurte avec la monture de mon sabre :Entrez, nous crie-t-on, avec l’accent et le ton de lamauvaise humeur, une ficelle que je tire soulève un loquet de bois,et le premier objet qui frappe nos regards en pénétrant dans cetasile, c’est une couverture de laine dans laquelle, couchés côte àcôte sur un peu de paille, sont enveloppés le général et son nègre.Ce fut dans cette situation qu’ils nous donnèrent audience.Sarrazin prit la lettre, et, après l’avoir lue sans sedéranger, il dit à l’aide de camp : – Le généralLegrand s’intéresse à ce jeune homme, eh bien ! quedésire-t-il ? que je le réforme ? il n’y pense pas. –Puis, s’adressant à moi : – Tu en seras bien plus grasquand je t’aurai réformé ! oh ! tu as une belleperspective dans tes foyers : si tu es riche, mourir à petitfeu par le supplice des petits soins ; si tu es pauvre,ajouter à la misère de tes parents, et finir dans un hospice :je suis médecin, moi, c’est un boulet qu’il te faut, la guérison aubout ; si tu ne l’attrapes pas, le sac sera ton affaire, oubien la marche et l’exercice te remettront, c’est encore unechance. Au surplus, fais comme moi, bois du chenic, cela vaut mieuxque des juleps ou du petit-lait. En même temps il étendit le bras,saisit par le cou une énorme dame-jeanne qui était auprès de lui,et emplit une canette qu’il me présenta ; j’eus beaum’en défendre, il me fallut avaler une grande partie du liquidequ’elle contenait ; l’aide de camp ne put pas non plus sedérober à cette étrange politesse : le général but après nous,son nègre, à qui il passa la canette, acheva ce quirestait.

» Il n’y avait plus d’espoir de fairerévoquer la décision de laquelle j’avais appelé ; nous nousretirâmes très mécontents. L’aide de camp regagna Ambleteuse, etmoi le fort Châtillon, où je rentrai plus mort que vif. Dès cemoment, je fus en proie à cette tristesse apathique qui absorbetoutes les facultés ; alors j’obtins une exemption deservice ; nuit et jour je restais couché sur le ventre,indifférent à tout ce qui se passait autour de moi, et je crois queje serais encore dans cette position, si, par une nuit d’hiver, lesAnglais ne se fussent avisés de vouloir incendier la flottille. Unefatigue inconcevable, quoique je ne fisse rien, m’avait conduit àun pénible sommeil. Tout à coup je suis réveillé en sursaut par unedétonation ; je me lève, et, à travers les carreaux d’unepetite fenêtre, j’aperçois mille feux qui se croisent dans lesairs. Ici ce sont des traînées immenses comme l’arc-en-ciel ;ailleurs des étoiles qui semblent bondir en rugissant. L’idée quime vint d’abord fut celle d’un feu d’artifice. Cependant un bruitpareil à celui des torrents qui se précipitent en cascades du hautdes rochers, me causa une sorte de frémissement ; parintervalles, les ténèbres faisaient place à cette lumièrerougeâtre, qui doit être le jour des enfers ; la terre étaitcomme embrasée. J’étais déjà agité par la fièvre, je m’imagine quemon cerveau grossit. On bat la générale ; j’entends crier auxarmes ! et de la plante des pieds aux cheveux, la terreur megalope ; un véritable délire s’empare de moi. Je saute sur mesbottes, j’essaie de les mettre ; impossible, elles sont tropétroites ; mes jambes sont engagées dans les tiges, je veuxles retirer, je ne puis pas en venir à bout. Durant ces efforts,chaque seconde accroît ma peur : enfin tous les camarades sonthabillés ; le silence qui règne autour de moi m’avertit que jesuis seul, et tandis que de toutes parts on court aux pièces, sansm’inquiéter de l’incommodité de ma chaussure, je fuis en toute hâteà travers la campagne, emportant mes vêtements sous mon bras.

» Le lendemain, je reparus au milieu detout mon monde, que je retrouvai vivant. Honteux d’une poltronneriedont je m’étonnais moi-même, j’avais fabriqué un conte qui, si oneût pu le croire, m’aurait fait la réputation d’un intrépide.Malheureusement on ne donna pas dans le paquet aussi facilement queje l’avais imaginé ; personne ne fut la dupe de monmensonge ; c’était à qui me lancerait des sarcasmes et desbrocards ; je crevais dans ma peau, de dépit et de rage, danstoute autre circonstance, je me serais battu contre toute lacompagnie ; mais j’étais dans l’abattement, et ce ne fut quela nuit suivante que je recouvrai un peu d’énergie.

» Les Anglais avaient recommencé àbombarder la ville ; ils étaient très près de terre, leursparoles venaient jusqu’à nous, et les projectiles des mille bouchesde la côte, lancés de trop haut, ne pouvaient plus que lesdépasser. On envoya sur la grève des batteries mobiles, qui, pourse rapprocher d’eux le plus possible, devaient suivre le flux etreflux. J’étais premier servant d’une pièce de douze ;parvenus à la dernière limite des flots, nous nous arrêtons. Aumême instant, on dirige sur nous une grêle de boulets ; desobus éclatent sous nos caissons, d’autres sous le ventre deschevaux. Il est évident que malgré l’obscurité, nous sommes devenusun point de mire des Anglais. Il s’agit de riposter, on ordonne dechanger d’encastrement, la manœuvre s’exécute ; le caporal dema pièce, presqu’aussi troublé que je l’étais la veille, veuts’assurer si les tourillons sont passés dans l’encastrement de tir,il y pose une main ; soudain il jette un cri de douleur querépètent tous les échos du rivage ; ses doigts se sont aplatissous vingt quintaux de bronze ; on s’efforce de les dégager,la masse qui les comprime ne pèse plus sur eux, qu’il se sentencore retenu ; il s’évanouit, quelques gouttes de chenaps meservent à le ranimer, et je m’offre à le ramener au camp ;sans doute on crut que c’était un prétexte pour m’éloigner.

» Le caporal et moi nous cheminionsensemble : au moment d’entrer dans le parc, que nous devionstraverser, une fusée incendiaire tombe entre deux caissons pleinsde poudre ; le péril est imminent ; quelques secondesencore, le parc va sauter. En gagnant au large, je puis trouver unabri ; mais je ne sais quel changement s’est opéré en moi, lamort n’a plus rien qui m’effraie ; plus prompt que l’éclair,je m’élance sur le tube de métal, d’où s’échappent le bitume et laroche enflammés : je veux étouffer le projectile, mais, nepouvant y parvenir, je le saisis, l’emporte au loin, et le dépose àterre, dans l’instant même où les grenades qu’il renferme éclatentet déchirent la tôle avec fracas.

» Il existait un témoin de cetteaction : mes mains, mon visage, mes vêtements brûlés, lesflancs déjà charbonnés d’un caisson, tout déposait de mon courage.J’aurais été fier sans un souvenir ; je n’étais quesatisfait : mes camarades ne m’accableraient plus de leursgrossières plaisanteries. Nous nous remettons en route. À peineavons-nous fait quelques pas, l’atmosphère est en feu, septincendies sont allumés à la fois, le foyer de cette vive etterrible lumière est sur le port ; les ardoises pétillent àmesure que les toits sont embrasés ; on croirait entendre lafusillade ; des détachements, trompés par cet effet, dont ilsignorent la cause, circulent dans tous les sens pour chercherl’ennemi. Plus près de nous, à quelque distance des chantiers de lamarine, des tourbillons de fumée et de flamme s’élèvent d’unchaume, dont les ardents débris se dispersent au gré desvents ; des cris plaintifs viennent jusqu’à nous, c’est lavoix d’un enfant ; je frémis ; il n’est plus tempspeut-être ; je me dévoue, l’enfant est sauvé, et je le rends àsa mère, qui, s’étant écartée un moment, accourait éplorée pour lesecourir.

» Mon honneur était suffisammentréparé : on n’eût plus osé me taxer de lâcheté ; jerevins à la batterie, où je reçus les félicitations de tout lemonde. Un chef de bataillon qui nous commandait alla jusqu’à mepromettre la croix, qu’il n’avait pu obtenir pour lui-même, parceque, depuis trente ans qu’il servait, il avait eu le malheur de setrouver toujours derrière le canon, et jamais en face. Je medoutais bien que je ne serais pas décoré avant lui, et grâces à sesrecommandations, je ne le fus pas non plus. Quoi qu’il en soit,j’étais en train de m’illustrer, toutes les occasions étaient pourmoi. Il y avait entre la France et l’Angleterre des pourparlerspour la paix. Lord Lauderdale était à Paris en qualité deplénipotentiaire, quand le télégraphe y annonça le bombardement deBoulogne ; c’était le second acte de celui de Copenhague. Àcette nouvelle, l’Empereur, indigné d’un redoublement d’hostilitéssans motif, mande le lord, lui reproche la perfidie de son cabinet,et lui enjoint de partir sur-le-champ. Quinze heures après,Lauderdale descend ici au Canon d’Or. C’est un Anglais, lepeuple exaspéré veut se venger sur lui ; on s’attroupe, ons’ameute, on se presse sur son passage, et quand il paraît, sansrespect pour l’uniforme des deux officiers qui sont sa sauve-garde,de toutes parts on fait pleuvoir sur lui des pierres et de la boue.Pâle, tremblant, défait, le lord s’attend à être sacrifié ;mais, le sabre au poing, je me fais jour jusqu’à lui :Malheur à qui le frapperait ! m’écriai-je alors. Jeharangue, j’écarte la foule, et nous arrivons sur le port, où, sansêtre exposé à d’autres insultes, il s’embarque sur un bâtimentparlementaire. Il fut bientôt à bord de l’escadre anglaise, qui, lesoir même, continua de bombarder la ville. La nuit suivante, nousétions encore sur le sable. À une heure du matin, les Anglais,après avoir lancé quelques congrèves [1], suspendentleur feu : j’étais excédé de fatigue, je m’étends sur unaffût, et je m’endors. J’ignore combien de temps se prolongea monsommeil, mais quand je m’éveillai, j’étais dans l’eau jusqu’au cou,tout mon sang était glacé, mes membres engourdis, ma vue, comme mamémoire, s’était égarée. Boulogne avait changé de place, et jeprenais les feux de la flottille pour ceux de l’ennemi. C’était làle commencement d’une maladie fort longue, pendant laquelle jerefusai opiniâtrement d’entrer à l’hôpital. Enfin l’époque de laconvalescence arriva ; mais comme j’étais trop lent à merétablir, on me proposa de nouveau pour la réforme, et cette foisje fus congédié malgré moi, car j’étais maintenant de l’avis dugénéral Sarrazin.

» Je ne voulais plus mourir dans mon lit,et m’appliquant le sens de ces paroles, il n’y a de mort quecelui qui s’arrête, pour ne pas m’arrêter, je me jetai dansune carrière où, sans travaux trop pénibles, il y a de l’activitéde toute espèce. Persuadé qu’il me restait peu de temps à vivre, jepris la résolution de bien l’employer : je me fiscorsaire ; que risquais-je ? je ne pouvais qu’être tué,et alors je perdais peu de chose ; en attendant, je ne manquede rien, émotions de tous les genres, périls, plaisirs, enfin je nem’arrête pas. »

Le lecteur sait, à présent quels hommesétaient le capitaine Paulet et son second. À peine restait-il lesouffle à ce dernier, et au combat, comme partout, il était leboute-en-train. Parfois semblait-il absorbé dans de sombrespensées, il s’en arrachait par une brusque secousse, sa têtedonnait l’impulsion à ses nerfs, et il devenait d’une turbulencequi ne connaissait pas de bornes : point d’extravagance, pointde saillie singulière dont il ne fût capable ; dans cetteexcitation factice, tout lui était possible, il eût tentéd’escalader le ciel. Je ne puis pas dire toutes les folies qu’ilfit dans le premier banquet auquel Dufailli m’avait présenté ;tantôt il proposait un divertissement, tantôt un autre ; enfinle spectacle lui passa par l’esprit : « Que donne-t-onaujourd’hui ? Misanthropie et Repentir. J’aime mieuxles Deux Frères. Camarades ! qui de vous veutpleurer ? Le capitaine pleure tous les ans à sa fête. Nousautres garçons, nous n’avons pas de ces joies-là. Ce que c’estquand on est père de famille ! Allez-vous quelquefois à lacomédie, notre supérieur ? il faut voir çà, il y aura foule.Tout beau monde, des pêcheuses de crevettes en robes de soie ;c’est la noblesse du pays. Ô Dieu ! le ciel estpoignardé ! des manchettes à des cochons. N’importe, il fautla comédie à ces dames ; encore, si elles entendaient lefrançais ? le français ! ah bien oui ! allez doncvous y faire mordre ; je me souviens du dernier bal ; desparticulières, quand on les invite à danser, qui vous répondent,je suis reteinte. – Ah çà ! auras-tu bientôtfini d’écorner le pays ? dit Paulet à son lieutenant, qu’aucundes corsaires n’avait interrompu. – Capitaine, repritcelui-ci, j’ai fait ma motion ; personne ne dit mot, personnene veut pleurer ; au revoir, je vais pleurer toutseul. »

Fleuriot sortit aussitôt ; alors lecapitaine commença de nous faire son éloge : « C’est uncerveau brûlé, dit-il, mais pour la bravoure, il n’y a pas sonpareil sous la calotte des cieux. » Puis il poursuivit en nousracontant comment il devait à la témérité de Fleuriot la richecapture qu’il venait de faire. Le récit était animé et piquant,malgré les cuirs dont l’assaisonnait Paulet, qui avait une habitudebien bizarre, celle de fausser la liaison en prodiguant let toutes les fois qu’il était avec ses compagnons de bord,et l’s lorsque, dans les relations civiles, ou dans lesjours de fête, il se croyait obligé à plus d’urbanité : ce futavec force t qu’il fit la description presque burlesqued’un combat dans lequel, suivant sa coutume, il avait avec la barredu cabestan assommé une douzaine d’Anglais. La soirées’avançait ; Paulet, qui n’avait pas encore revu sa femme etses enfants, allait se retirer, lorsque revint Fleuriot ; iln’était pas seul : « Capitaine, dit-il, en entrant,comment trouvez-vous le gentil matelot que je viensd’engager ? j’espère que le bonnet rouge n’a jamais coiffé unplus joli visage ? – C’est vrai, répondit Paulet, maisest-ce un mousse que tu m’amènes-là ? il n’a pas de barbe…eh ! parbleu, ajouta-t-il, en élevant la voix avec surprise,c’est une femme ! » Puis continuant avec un étonnementencore plus marqué : « Je ne me trompe pas, c’est laSaint *** [2]. – Oui, reprit Fleuriot, c’estElisa, l’aimable moitié du directeur de la troupe qui fait lesdélices de Boulogne, elle vient avec nous se réjouir de notrebonheur. – Madame parmi des corsaires, je lui en fais moncompliment, poursuivit le capitaine, en lançant à la comédiennetravestie ce regard du mépris qui n’est que trop expressif ;elle va entendre de belles choses ; il faut avoir le diable aucorps ; une femme ! – Allons donc ! notre chef,s’écria Fleuriot, ne dirait-on pas que des corsaires sont descannibales ; ils ne la mangeront pas. D’ailleurs, vous savezle refrain :

Elle aime à rire, elle aime à boire,

Elle aime à chanter comme nous

» Quel mal y a-t-il à ça ?– Aucun, mais la saison est propice pour la course, tout monéquipage est en parfaite santé, et il n’y a pas besoin ici demadame pour qu’il se porte bien. » À ces mots, prononcés avechumeur, Elisa baissa la vue. « Chère enfant, ne rougissez pas,dit Fleuriot, le capitaine plaisante… – Non, morbleu ! je neplaisante pas, je me souviens de la Saint-Napoléon, où toutl’état-major, à commencer par le maréchal Brune, était àpied ; il n’y eut pas de petite guerre ce jour-là :madame sait pourquoi, ne me forcez pas à en diredavantage. »

Élisa, que ce langage humiliait, n’était pas àse repentir d’avoir accompagné Fleuriot : dans le trouble quil’agitait, elle essaya de justifier son apparition au Liond’argent, avec cette douceur de ton, ces manières gracieuses,cette aménité de physionomie, que des mœurs très licencieusessemblent exclure : elle parla d’admiration, degloire,de vaillance, d’héroïsme, et,afin de prendre Paulet par les sentiments, elle fit un appel à sagalanterie, en le qualifiant de chevalier français. La flatterie atoujours plus ou moins d’empire sur les âmes ; Paulet devintpresque poli, les s lui revinrent à la bouche avec autantde profusion que s’il eût été endimanché ; il s’excusa dumieux qu’il put, obtint son pardon d’Elisa, et prit congé de sesconvives, en leur recommandant de s’amuser : sans doute, ilsne s’ennuyèrent pas. Quant à moi, il me fut impossible de resteréveillé ; je gagnai donc mon lit, où je ne vis et n’entendisrien. Le lendemain, j’étais frais et gaillard… Fleuriot meconduisit chez l’armateur, qui, sur ma bonne mine, me fit l’avancede quelques pièces de cinq francs. Sept jours après, huit d’entrenos camarades étaient entrés à l’hôpital… Le nom de là comédienneSaint *** avait disparu de l’affiche. On dit qu’afin de se mettrepromptement en lieu sûr, elle avait profité de la chaise de posted’un colonel, qui, tourmenté du besoin de jouer jusqu’aux plumetsde son régiment, avait fait tout exprès le voyage de Paris.

J’attendais avec impatience le moment de nousembarquer. Les pièces de cinq francs de M. Choisnard étaientcomptées, et si elles me faisaient vivre, elles ne me mettaientguère à même de faire figure ; d’un autre côté, tant j’étais àterre, j’avais à redouter quelque fâcheuse rencontre :Boulogne était infesté d’un grand nombre de mauvais garnements. LesMansui, les Tribout, les Salé, tenaient des jeux sur le port, oùils dépouillaient les conscrits, sous la direction d’un autrebandit, le nommé Canivet, qui, à la face de l’armée et de seschefs, osait s’intituler le bourreau des crânes. Il mesemble encore voir cette légende sur son bonnet de police, oùétaient figurés une tête de mort, des fleurets et des ossements ensautoir. Canivet était comme le fermier ou plutôt le suzerain depetit paquet, des dés, etc. C’était de lui que relevaient une foulede maîtres, prévôts, bâtonistes, tireurs de savattes et autrespraticiens, qui lui payaient tribut pour avoir le droit d’exercerle métier d’escroc ; il les surveillait sans cesse, et quandil les soupçonnait de quelqu’infidélité, d’ordinaire il lespunissait par des coups d’épée. J’imaginais que dans cette lie, ilétait impossible qu’il n’y eût pas quelque échappé desbagnes ; je craignais une reconnaissance, et mes appréhensionsétaient d’autant plus fondées, que j’avais entendu dire queplusieurs forçats libérés avaient été placés, soit dans le corpsdes sapeurs, soit dans celui des ouvriers militaires de la marine.Depuis quelque temps, on ne parlait que de meurtres, d’assassinats,de vols, et tous ces crimes présentaient les caractères auxquels onpeut reconnaître l’œuvre de scélérats exercés ; peut-être dansle nombre des brigands s’en trouvait-il quelques-uns de ceux avecqui j’avais été lié à Toulon. Il m’importait de les fuir, car, misde nouveau en contact avec eux, j’aurais eu bien de la peine àéviter d’être compromis. On sait que les voleurs sont comme lesfilles : quand on se propose d’échapper à leur société et àleurs vices, tous se liguent pour empêcher la conversion ;tous revendiquent le camarade qui renonce au mal, et c’est pour euxune espèce de gloire de le retenir dans l’état abject dont ils neveulent ni sortir, ni laisser sortir les autres. Je me rappelaismes dénonciateurs de Lyon, et les motifs qui les avaient portés àme faire arrêter. Comme l’expérience était récente, je fus disposétout naturellement à en faire mon profit et à me mettre sur mesgardes : en conséquence, je me montrais dans les rues le plusrarement possible ; je passais presque tout mon temps à labasse ville, chez une madame Henri, qui prenait des corsaires enpension, et leur faisait crédit sur la perspective de leurs partsde prises. Madame Henri, dans la supposition où elle aurait étémariée, était une fort jolie veuve encore très avenante, bienqu’elle approchât de ses trente-six ans ; elle avait auprèsd’elle deux filles charmantes, qui, sans cesser d’être sages,avaient la bonté de donner des espérances à tout beau garçon que lafortune favorisait. Quiconque dépensait son or dans la maison étaitle bien venu ; mais celui qui dépensait le plus était toujoursle plus avant dans les bonnes grâces de la mère et des filles,aussi long-temps qu’il dépensait. La main de ces demoiselles avaitété promise vingt fois, vingt fois peut-être elles avaient étéfiancées, et leur réputation de vertu n’en avait reçu aucun échec.Elles étaient libres dans leurs paroles ; dans leur conduiteelles étaient réservées, et quoiqu’elles ne se fissent pas blanchesde leur innocence, personne ne pouvait se vanter de leur avoir faitfaire un faux pas. Cependant, combien de héros de la mer avaientsubi l’influence de leurs attraits ! combien de soupirants,trompés par des agaceries sans conséquence, s’étaient flattés d’uneprédilection qui devait les conduire au bonheur ! et puis,comment ne pas se méprendre sur les véritables sentiments de ceschastes personnes, dont l’amabilité constante avait toujours l’aird’une préférence ? Le matador d’aujourd’hui était fêté,choyé ; on lui prodiguait mille petits soins, on luipermettait certaines privautés, un baiser, par exemple, pris à ladérobée ; on l’encourageait par des œillades, on lui donnaitdes conseils d’économie, en poussant adroitement à laconsommation ; on réglait l’emploi de son argent, et si lesfonds baissaient, ce qui avait lieu ordinairement à son insu, cen’était que par l’offre généreuse d’un prêt qu’il apprenait lapénurie de ses finances ; jamais on ne l’éconduisait :sans témoigner ni indifférence ni tiédeur, on attendait que lanécessité et l’amour le fissent voler à de nouveaux périls. Mais àpeine le navire qui emportait l’amant avait-il mis à la voile, etvoguait-il vers les chances heureuses sur lesquelles étaienthypothéqués un hymen éventuel et une somme légère que l’on avaitpris l’engagement de rendre au centuple, que déjà il était remplacépar quelqu’autre fortuné mortel ; si bien que dans la maisonde madame Henri, les adorateurs faisaient la navette, et que sesdeux demoiselles étaient comme deux citadelles qui, toujoursinvesties, toujours près de se rendre, en apparence, nesuccombaient jamais. Quand l’un levait le siège, l’autre lereprenait ; il y avait de l’illusion pour tout le monde, et iln’y avait que de l’illusion. Cécile, l’une des filles de madameHenri, avait pourtant dépassé sa vingtième année ; elle étaitenjouée, rieuse à l’excès, écoutait tout sans rougir, jusqu’à lagravelure, et ne se fâchait qu’à l’attouchement. Hortense, sa sœur,ne s’en fâchait même pas ; elle était plus jeune, et soncaractère était plus naïf ; parfois elle disait des choses…mais il semblait que du miel et de l’eau de fleur d’orangecoulaient dans les veines de ces deux enfants, tant, en touteoccasion, elles étaient douces et calmes. Dans leur cœur, il n’yavait rien d’inflammable, et quoiqu’elles ne se signassent pas pourun propos leste, ou qu’elles ne s’étonnassent pas du geste un peutrop familier d’un matelot, elles n’en méritaient pas moins,assure-t-on, le surnom qu’on a donné à la bergère de Vaucouleurs,ainsi qu’à une petite ville de la Picardie.

Ce fut au foyer de cette famille sirecommandable, que je vins m’asseoir pendant un mois avec uneassiduité dont je m’étonnais moi-même, partageant mes heures entrele piquet, la gandriole et la petite bière : cet état d’uneinaction qui me pesait, cessa enfin. Paulet voulut reprendre lecours de ses exploits habituels : nous nous mîmes enchasse ; mais les nuits n’étaient plus assez obscures, et lesjours étaient devenus trop longs : toutes nos captures seréduisirent à quelques misérables bateaux de charbon, et à un sloopde peu de valeur, sur lequel nous trouvâmes je ne sais plus quellord, qui, dans l’espoir de recouvrer de l’appétit, avait entreprisavec son cuisinier une promenade maritime. On l’envoya dépenser sesrevenus et manger des truites à Verdun.

La morte-saison approchait, et nous n’avionspresque pas fait de butin. Le capitaine était taciturne et tristecomme un bonnet de nuit ; Fleuriot se désespérait, il jurait,il tempêtait du matin au soir ; du soir au matin il était dansun véritable accès de rage ; tous les hommes de l’équipage,suivant une expression fort usitée parmi les gens du peuple, semangeaient les sangs… Je crois qu’avec des dispositions semblables,nous aurions attaqué un vaisseau à trois ponts. Il étaitminuit : sortis d’une petite anse auprès de Dunkerque, nousnous dirigions vers les côtes d’Angleterre ; tout à coup lalune, apparaissant à travers une clairière de nuages, répand salumière sur les flots du détroit ; à peu de distance, desvoiles blanchissent ; c’est un brick de guerre qui sillonne lavague luisante ; Paulet l’a reconnu : « Mes enfants,nous crie-t-il, il est à nous, tout le monde à plat ventre, et jevous réponds du poste. » En un instant il nous eut conduits àl’abordage. Les Anglais se défendaient avec fureur ; une lutteterrible s’engagea sur leur pont. Fleuriot, qui, selon sa coutume,y était monté le premier, tomba au nombre des morts : Pauletfut blessé ; mais il se vengea, et vengea son second : ilassomma tout autour de lui ; jamais je n’avais vu uneboucherie pareille. En moins de dix minutes, nous fûmes les maîtresdu bord, et le pavillon aux trois couleurs fut hissé à la place dupavillon rouge. Douze des nôtres avaient succombé dans cetteaction, où de part et d’autre fut déployé un égal acharnement.

Entre ceux qui avaient péri, était un nomméLebel, dont la ressemblance avec moi était si frappante, quejournellement elle donnait lieu aux plus singulières méprises. Jeme rappelai que mon Sosie avait des papiers fort en règle.Parbleu ! ruminai-je en moi-même, l’occasion est belle ;on ne sait pas ce qui peut arriver : Lebel va être jeté auxpoissons ; il n’a pas besoin de passe-port, et le sien m’iraità merveille.

L’idée me paraissait excellente : je necraignais qu’une chose, c’était que Lebel n’eût déposé sonportefeuille dans les bureaux de l’armateur. Je fus au comble de lajoie, en le palpant sur sa poitrine ; aussitôt je m’en emparaisans être vu de personne, et quand on eut lancé à la mer les sacsde sable, dans lesquels, pour mieux les retenir à fond, on avaitplacé les cadavres, je me sentis soulagé d’un grand poids, ensongeant que désormais j’étais débarrassé de ce Vidocq qui m’avaitjoué tant de mauvais tours.

Cependant, je n’étais pas encore complètementrassuré ; Dufailli, qui était notre capitaine d’armes,connaissait mon nom. Cette circonstance me contrariait : pourn’avoir rien à redouter de lui, je résolus de le déterminer à megarder le secret, en lui faisant une fausse confidence. Inutileprécaution : j’appelle Dufailli, je le cherche sur le brick,il n’y était pas ; je vais à bord de la Revanche, jecherche, j’appelle encore, point de réponse ; je descends dansla soute aux poudres, pas de Dufailli. Qu’est-il devenu ? Jemonte à la cambuse : auprès d’un baril de genièvre et dequelques bouteilles, j’aperçois un corps étendu : c’estlui ; je le secoue, je le retourne… il est noir… il estmort.

Telle fut la fin de mon protecteur, unecongestion cérébrale, une apoplexie foudroyante ou une asphyxie,causée par l’ivresse, avait terminé sa carrière. Depuis qu’ilexistait des sergents d’artillerie de marine, on n’en citait pas unqui eût bu avec autant de persévérance. Un seul trait lecaractérisera : ce prince des ivrognes le racontait comme leplus beau de sa vie. C’était le jour des Rois, Dufailli avaitattrapé la fève : pour honorer sa royauté, ses camarades lefont asseoir sur une civière portée par quatre canonniers ;c’était le pavois sur lequel on l’élevait. À chaque brancardpendaient des bidons d’eau-de-vie provenant de la distribution dumatin ; juché sur cette espèce de palanquin improvisé,Dufailli faisait une pose devant chaque baraque du camp, où ilbuvait et faisait boire aux acclamations d’usage. Ces stationsfurent si souvent réitérées, qu’à la fin la tête lui tourna, et quesa majesté éphémère, introduite dans une escouade, avala, presquesans la mâcher, une livre de lard qu’elle prit pour du fromage deGruyère : la substance était indigeste, Dufailli, rentré danssa baraque, se jette sur son lit ; il éprouve des soulèvementsde cœur, il veut réprimer ces mouvements expansifs, l’éruption alieu, la crise passe, il s’endort, et n’est tiré de sa léthargieprofonde que par le grognement d’un chien et les coups de griffesd’un chat, qui, postés à proximité du cratère, se disputaient… Ôdignité de l’homme, qu’étais-tu devenue ? À ce hideux tableau,qui ne reconnaîtrait que nul, plus que Dufailli, n’était fait pourdonner des leçons de tempérance aux enfants desSpartiates ?

Je me suis arrêté un instant pour donner undernier coup de pinceau à mon pays ; il n’est plus,que Dieu lui fasse paix ! Je reviens à bord du brick, oùPaulet m’avait laissé avec le capitaine de prise et cinq hommes del’équipage de la Revanche. À peine avions-nous fermé lesécoutilles pour nous assurer de nos prisonniers, que nous nousrapprochâmes de la côte afin de la longer le plus possible jusqu’àBoulogne ; mais quelques coups de canon, tirés par les Anglaisavant l’abordage, avaient appelé dans notre direction une de leursfrégates. Elle força de voiles pour nous canonner, et bientôt ellefut si près de nous, que ses boulets nous dépassèrent ; ellenous suivit ainsi jusqu’à la hauteur de Calais. Alors la merdevenant houleuse, et un vent impétueux chassant au rivage, nouscrûmes qu’elle s’éloignerait, dans la crainte de se briser sur desrécifs ; elle n’était déjà plus maîtresse de sesmanœuvres ; poussée vers la terre, elle eut à lutter à la foiscontre tous les éléments déchaînés : s’échouer était pour ellel’unique moyen de salut, il ne fut pas tenté. En un clin d’œil, lafrégate fut précipitée sous les feux croisés des batteries dela côte de fer, dela jetée, du fort Rouge : de partout onfaisait pleuvoir sur elle des bombes, des boulets ramés et desobus. Au milieu du bruit effroyable de mille détonations, un cri dedétresse se fait entendre, et la frégate s’abîme dans les flots,sans qu’il soit possible de lui porter secours.

Une heure après, le jour parut ; de loinen loin ; soulevés par les vagues, flottaient quelques débris.Un homme et une femme s’étaient attachés sur un mât, ils agitaientun mouchoir ; nous allions doubler le cap Grenet lorsque nousaperçûmes leurs signaux. Il me semblait que nous pouvions sauverces malheureux ; j’en fis la proposition au capitaine deprises, et sur son refus de mettre la chaloupe à notre disposition,dans l’élan d’une pitié que je n’avais pas encore ressentie, je melaissai emporter à la menace de lui faire sauter la cervelle.« Allons donc ! me dit-il avec un sourire dédaigneux, eten haussant les épaules, le capitaine Paulet a plus d’humanité quetoi, il les a vus, et ne bouge pas : c’est qu’il n’y a rien àfaire. Ils sont là-bas, nous sommes ici, avec le gros temps, chacunpour soi ; nous avons fait assez de perte comme ça, quand iln’y aurait que Fleuriot. »

Cette réponse me rendit à mon sang-froid, etme fit comprendre que nous courions nous-mêmes un danger plus grandque je ne le supposais : en effet, les vaguess’amoncelaient ; au-dessus ; se jouant les guoilans etles mauves qui mêlaient leurs cris aigus au sifflement del’aquilon ; à l’horizon, de plus en plus obscurci, seprojetaient de longues bandes noires et rouges ; l’aspect duciel était affreux, tout annonçait une tempête. Heureusement Pauletavait habilement calculé le temps et les distances ; nousmanquâmes la passe de Boulogne, mais, non loin de là, auPortel, nous trouvâmes un refuge et la sécurité du rivage.En débarquant dans cet endroit, nous vîmes couchés sur la grève lesdeux infortunés que j’aurais si bien voulu secourir ; lereflux les avait apportés sans vie sur la terre étrangère, où nousdevions leur donner la sépulture : c’étaient peut-être deuxamans. Je fus touché de leur sort, mais d’autres soinsm’arrachèrent à mes regrets. Toute la population duvillage, femmes, enfants, vieillards, était accourue surla côte. Les familles de cent cinquante pêcheurs se livraient audésespoir, à la vue de frêles embarcations que foudroyaient sixvaisseaux de ligne anglais, dont les masses solides affrontaient lamer en courroux. Chaque spectateur, avec une anxiété qu’il est plusaisé de concevoir que de décrire, ne suivait des yeux que la barqueà laquelle il s’intéressait, et, selon qu’elle était submergée ouse trouvait hors de péril, c’étaient des cris, des pleurs, deslamentations, ou des transports d’une joie extravagante. Desfemmes, des filles, des mères, des épouses, s’arrachaient lescheveux, déchiraient leurs vêtements, se roulaient par terre, envomissant des imprécations et des blasphèmes ; d’autres, sanscroire insulter à tant de douleur, et sans songer à remercier leciel, vers lequel l’instant d’auparavant elles levaient des mainssuppliantes, dansaient, chantaient, et, le visage encore inondé depleurs, manifestaient tous les symptômes de l’allégresse la plusvive, les vœux les plus fervents, le patronage du bienheureux saintNicolas, l’efficacité de son intercession, tout était oublié.Peut-être un jour plus tard, allait-on s’en souvenir, peut-êtredevait-il y avoir un peu de compassion pour le prochain, maispendant la tempête l’égoïsme était là… On me l’avait dit :chacun pour soi.

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