Mémoires de Vidocq – Tome II

CHAPITRE XX

Je suis admis dans l’artillerie de marine. – Je devienscaporal. – Sept prisonniers de guerre. – Sociétés secrètes del’armée les olympiens. – Duels singuliers. – Rencontre d’un forçat.– Le comte de L***, mouchard politique. – Il disparaît. –L’incendiaire. – On me promet de l’avancement. – Je suis trahi. –Encore une fois la prison. – Licenciement de l’armée de la Lune. –le soldat gracié. – Un de mes compagnons est passé par les armes. –Le bandit piémontais. – Le sorcier du camp. – Quatre assassins misen liberté. – Je m’évade.

Dès le soir même je retournai à Boulogne, oùj’appris que, d’après un ordre du général en chef, tous lesindividus qui, dans chaque corps, étaient signalés comme mauvaissujets, devaient être immédiatement arrêtés et embarqués à bord desbâtiments armés en course. C’était une espèce de presse qu’onallait exercer pour purger l’armée, et mettre un terme à sadémoralisation, qui commençait à devenir alarmante. Ainsi,désormais il n’y avait plus moyen de m’isoler qu’en quittant laRevanche, sur laquelle, pour réparer les pertes du derniercombat, l’armateur ne manquerait pas d’envoyer quelques-uns de ceshommes dont le général jugeait à propos de se défaire. PuisqueCanivet et ses affidés ne devaient plus reparaître dans les camps,je crus qu’il n’y avait plus aucun inconvénient à me faire soldat.Muni des papiers de Lebel, je m’enrôlai dans une compagnie decanonniers de marine, qui faisait alors le service de lacôte ; et comme Lebel avait autrefois été caporal dans cettearme, j’obtins ce grade à la première vacance, c’est-à-dire quinzejours après mon admission. Une conduite régulière et la parfaiteintelligence des manœuvres, que je connaissais comme un artilleurde la vieille roche, me valurent promptement la bienveillance demes chefs. Une circonstance qui aurait dû me la faire perdre achevade me concilier leur estime.

J’étais de garde au fort de l’Eure ;c’était pendant les grandes marées, il faisait un tempsaffreux : des montagnes d’eau balayaient la plate-forme avecune telle violence, que les pièces de trente-six n’étaient plusimmobiles dans leurs embrasures ; à chaque renouvellement dela lame, on eût dit que le fort entier allait être emporté. Tantque la Manche ne serait pas plus calme, il était plus qu’évidentqu’aucun navire ne se montrerait : la nuit venue, je supprimaidonc les sentinelles, permettant ainsi aux soldats du poste que jecommandais de goûter les douceurs du lit de camp jusqu’aulendemain. Je veillais pour eux, ou plutôt je ne dormais pas, parceque je n’avais pas besoin de sommeil, lorsque sur les trois heuresdu matin, quelques mots que je reconnais pour de l’anglais,frappent mon oreille, en même temps que l’on heurte à la porteplacée au bas de l’escalier qui conduit à la batterie. Je crus quenous étions surpris : aussitôt j’éveille tout le monde ;je fais charger les armes, et déjà je m’apprête à vendre chèrementma vie quand, à travers la porte, j’entends la voix et lesgémissements d’une femme qui implore notre assistance. Bientôt jedistingue clairement ces paroles françaises :« Ouvrez, nous sommes des naufragés. » –J’hésite un moment ; cependant, après avoir pris mesprécautions, pour immoler le premier qui se présenterait avec desintentions hostiles, j’ouvre, et je vois entrer une femme, unenfant et cinq matelots, qui étaient plus morts que vifs. Monpremier soin fut de les faire réchauffer ; ils étaientmouillés jusqu’aux os et transis de froid. Mes canonniers et moi,nous leur prêtâmes des chemises et des vêtements, et dès qu’ils sefurent un peu remis, ils me racontèrent l’accident qui nousprocurait l’honneur de leur visite. Partis de la Havane sur untrois-mâts, et à la veille de terminer une heureuse traversée, ilsétaient venus se briser contre le môle de pierre qui nousrenfermait, et n’avaient échappé à la mort qu’en se précipitant deshunes sur la batterie. Dix-neuf de leurs compagnons de voyage,parmi lesquels le capitaine, avaient été engloutis dans lesflots.

La mer nous tint encore bloqués huit jours,sans que l’on osât envoyer une chaloupe pour nous relever. Au boutde ce temps, je fus ramené à terre avec mes naufragés, que jeconduisis moi-même chez le chef militaire de la marine, qui mefélicita comme si je les eusse fait prisonniers. Si c’était là unebrillante capture, c’était bien le cas de dire qu’elle ne m’avaitcoûté qu’une peur. Quoi qu’il en soit, dans la compagnie,elle fit concevoir la plus haute opinion de moi.

Je continuai à remplir mes devoirs avec uneexactitude exemplaire ; trois mois s’écoulèrent, et je neméritais que des éloges ; je me proposais d’en méritertoujours ; mais une carrière aventureuse ne cesse pas del’être tout d’un coup. Une fatale propension à laquelle j’obéissaismalgré moi, et souvent à mon insu, me rapprochait constamment despersonnes ou des objets qui devaient le plus s’opposer à ce que jemaîtrisasse ma destinée : ce fut à cette singulièrepropension, que, sans être agrégé aux sociétés secrètes de l’armée,je dus d’être initié à leurs mystères.

C’est à Boulogne que ces sociétés prirentnaissance. La première de toutes, quoi qu’en ait pu direM. Nodier, dans son histoire des philadelphes [3], fut celle des olympiens,dont le fondateur apparent fut un nommé Crombet de Namur ;elle ne se composa d’abord que d’aspirants et d’enseignes de lamarine, mais elle ne tarda pas à prendre de l’accroissement, etl’on y admit les militaires de toutes les armes, principalement del’artillerie.

Crombet, qui était fort jeune, (il n’étaitqu’aspirant de première classe), se démit de son titre de chef desolympiens, et rentra dans les rangs des frères, qui élurent unvénérable, et se constituèrent avec des formesmaçonniques. La société n’avait pas encore de but politique, ou dumoins si elle en avait un, il n’était connu que des membresinfluents. Le but avoué était l’avancement mutuel :l’olympien qui s’élevait devait concourir de tout sonpouvoir à l’élévation des olympiens qui étaient dans desgrades inférieurs. Pour être reçu, si l’on appartenait à la marine,il fallait être au moins aspirant de seconde classe, et au pluscapitaine de vaisseau ; si l’on servait dans les troupes deterre, la limite allait du colonel à l’adjudant-sous-officierexclusivement. Je n’ai pas entendu dire que dans leurs réunions,les olympiens aient jamais agité des questions qui eussent trait àla conduite du gouvernement, mais on y proclamait l’égalité, lafraternité, et l’on y prononçait des discours qui contrastaientbeaucoup avec les doctrines impériales.

À Boulogne, les olympiens se rassemblaienthabituellement chez une Mme Hervieux, qui tenaitune espèce de café borgne peu fréquenté. C’était là qu’ils tenaientleurs séances, et qu’ils faisaient leurs réceptions, dans une sallequi leur était consacrée.

Il y avait à l’École militaire, ainsi qu’àl’École polytechnique, des loges qui étaient affiliées auxolympiens. En général, l’initiation se réduisait à des mots depasse, à des signes et à des attouchements que l’on enseignait auxrécipiendaires ; mais les véritables adeptes savaient etvoulaient autre chose. Le symbole de la société expliquait assezles intentions de ces derniers ; un bras armé d’un poignardsortait de la nue ; au-dessous l’on voyait un busterenversé : c’était celui de César. Ce symbole, dont le sens serévèle de lui-même, était empreint sur le sceau des diplômes. Cesceau avait été modelé en relief par un canonnier nommé Beaugrandou Belgrand, employé à la direction de l’artillerie ; on enavait ensuite obtenu le creux en cuivre au moyen de la fonterectifiée par la ciselure.

Pour être reçu olympien, il fallait avoir faitpreuve de courage, de talent et de discrétion. Les militaires d’unmérite distingué étaient ceux que l’on cherchait à enrôler depréférence. On faisait en sorte, autant que possible, d’attirerdans la société les fils des patriotes qui avaient protesté contrel’érection du trône impérial, ou qui avaient été persécutés. Sousl’empire, il suffisait d’appartenir à une famille de mécontents,pour se trouver dans la catégorie des admissibles.

Les chefs véritables de cette associationétaient dans l’ombre, et ne communiquaient pas leurs projets. Ilscomplotaient le renversement du despotisme, mais ils ne mettaientpersonne dans leur confidence. Il fallait que les hommes au moyendesquels ils espéraient que ce résultat s’accomplirait, fussent desconjurés à leur insu. Personne ne devait leur proposer deconspirer, mais ils devaient en trouver la force et la volonté dansleur propre situation. C’est en vertu de cette combinaison que lesolympiens finirent par se recruter jusque dans les derniers rangsdes armées tant de terre que de mer.

Un sous-officier ou un soldat marquait-il, parson instruction, par l’énergie de son caractère, par sa fermeté,par son esprit d’indépendance, les olympiens l’attiraient à eux, etbientôt il entrait dans cette confraternité, où l’on s’engageait,sous la foi du serment, à se donner les uns aux autres aide etprotection. L’appui réciproque que l’on se promettait semblaitêtre le seul lien de la société ; mais au fond il y avait unepréméditation cachée. On savait, d’après une longue expérience, quesur cent individus admis, à peine dix obtiendraient un avancementproportionné à leur mérite : ainsi, sur cent individus, ilétait probable qu’avant peu d’années on compterait quatre-vingt-dixennemis de l’ordre de choses dans lequel il leur avait étéimpossible de se caser. C’était le comble de l’adresse d’avoirclassé de la sorte, sous une dénomination commune, des hommes entrelesquels on était certain qu’il y aurait plus tard l’affinité dumécontentement, des hommes qui seraient irrités, et qui, fatiguésde l’injustice, ne manqueraient pas de saisir avec empressementl’occasion de se venger. Ainsi se trouvait fomentée une ligue qui,pour s’ignorer elle-même, n’en avait pas moins une existence moinsréelle. Les éléments d’une conspiration étaient rapprochés :ils se perfectionnaient, se développaient de plus en plus ;mais il ne devait point y avoir de conspirateurs tant que cetteconspiration n’éclaterait pas ; on attendait le momentpropice.

Les olympiens précédèrent de plusieurs annéesles philadelphes, avec lesquels ils se confondirent plustard. L’origine de leur société est un peu antérieure à l’époque dusacre de Napoléon. On assure qu’ils se réunirent pour la premièrefois à l’occasion de la disgrâce de l’amiral Truguet, destituéparce qu’il avait voté contre le consulat à vie. Après lacondamnation de Moreau, la société, constituée sur des bases pluslarges, compta un grand nombre de Bretons et de Francs-Comtois.Parmi ces derniers, était Oudet, qui puisa chez les olympiens lapremière idée de la philadelphie.

Les olympiens existèrent près de deux annéessans que le gouvernement parût s’en inquiéter. Enfin, en 1806,M. Devilliers, commissaire-général de police à Boulogne,écrivit à Fouché pour lui dénoncer leurs rassemblements ; ilne les signalait pas comme dangereux, mais il croyait de son devoirde les faire surveiller, et il n’avait près de lui aucun agent àqui il pût confier une pareille tâche ; il priait, enconséquence, le ministre d’envoyer à Boulogne un de ces mouchardsexercés que la police politique a toujours sous la main. Leministre répondit au commissaire-général, qu’il le remerciaitbeaucoup de son zèle pour le service de l’Empereur, mais que depuislong-temps on avait l’œil sur les olympiens, ainsi que surplusieurs autres sociétés du même genre ; que le gouvernementétait assez fort pour ne pas les craindre dans le cas où ellesconspireraient ; que, d’ailleurs, il ne pouvait plus y avoirque des trames d’idéologues, dont l’Empereur ne se souciaitnullement, et que, selon toute apparence, les olympiens étaient desrêveurs, et leur réunion une de ces puérilités maçonniquesinventées pour amuser des niais.

Cette sécurité de Fouché n’était pas réelle,car à peine eut-il reçu l’avis qui lui avait été transmis parM. Devilliers, qu’il manda dans son cabinet le jeune comte deL…, qui était initié aux secrets de presque toutes les sociétés del’Europe. « L’on m’écrit de Boulogne, lui dit-il, qu’il vientde se former dans l’armée une espèce de société secrète sous letitre d’olympiens : on ne me fait pas connaître lebut de l’association, mais on m’annonce qu’elle a des ramificationstrès étendues… Peut-être se rattache-t-elle aux conciliabules quise tiennent chez Bernadotte ou chez la Staël. Je sais bien ce quise passe ici : Garat, qui me croit son ami, et qui a labonhomie de supposer que je suis encore patriote, ni plus ni moinsqu’en 93, me raconte tout. Il y a des jacobins qui imaginent que jeregrette la république, et que je pourrais travailler à larétablir : ce sont des sots que j’exile ou que je place,suivant que cela me convient… Truguet, Rousselin, Ginguené ne fontpas un pas, ne disent pas un mot que je n’en sois aussitôt averti…Ce sont des gens peu redoutables, comme toute la clique deMoreau ; ils bavardent beaucoup et agissent peu. Cependant,depuis quelque temps, ils semblent vouloir se faire un parti dansl’armée ; il m’importe de savoir ce qu’ils veulent ; lesolympiens sont peut-être une de leurs créations. Il serait bienutile que vous vous fissiez recevoir olympien ; vous merévéleriez les mystères de ces messieurs, et alors je verraisquelles mesures il faut prendre. »

Le comte de L*** répondit à Fouché que lamission qu’il lui proposait était délicate ; que les olympiensne faisaient probablement aucune réception sans avoir prisauparavant des informations sur le compte du récipiendaire ;qu’en outre, on ne pouvait pas être admis, si l’on n’appartenaitpas à l’armée. Fouché réfléchit un instant sur ces obstacles, puis,prenant la parole : « J’ai, dit-il, découvert un moyen devous faire initier promptement. Vous vous rendrez à Gênes : làvous trouverez un détachement de conscrits liguriens qui doiventincessamment être dirigés sur Boulogne, pour y être incorporés dansle huitième régiment d’artillerie à pied. Parmi eux est un comteBoccardi, que sa famille a vainement cherché à faire remplacer…Vous offrez de partir à la place du noble Génois ; et, pourlever à cet égard toute espèce de difficultés, je vous faisremettre un certificat constatant que vous avez, sous le nom deBertrand, satisfait aux lois sur la conscription. Au moyende cette pièce, vous êtes agréé, et vous partez avec ledétachement. Arrivé à Boulogne, vous aurez affaire à un colonel[4] fanatique de maçonnerie, d’illuminisme,d’hermétisme, etc. Vous vous ferez reconnaître, et comme vous êtesdans les hauts grades, il ne manquera pas de vous protéger. Vouspourrez alors lui faire, au sujet de votre origine, toutes lesouvertures que vous jugerez à propos. Ces confidences aurontd’abord pour effet d’atténuer l’espèce de défaveur qui s’attachetoujours à la qualité de remplaçant ; elles vous attirerontensuite la considération des autres chefs. Mais ils estindispensable que l’on croie qu’il y a eu pour vous nécessité devous faire soldat. Sous votre véritable nom, vous étiez en butte àdes persécutions de la part de l’Empereur : c’est pouréchapper à la proscription que vous vous êtes caché dans unrégiment. Voilà votre histoire : elle circulera dans lescamps, et l’on ne doutera pas que vous ne soyez une victime et unennemi du système impérial… Je n’ai pas besoin d’entrer dans deplus longs détails… Le reste s’effectuera tout seul… Au surplus, jem’en remets entièrement à votre sagacité. »

Muni de ces instructions, le comte de L***partit pour l’Italie, et bientôt après il revint en France avec lesconscrits liguriens. Le colonel Aubry l’accueillit comme un frèreque l’on revoit après une longue absence. Il le dispensa desmanœuvres et de l’exercice, assembla la loge du régiment pour lerecevoir et le fêter, lui fit mille politesses, l’autorisa à semettre en bourgeois, et le traita, en un mot, avec la plus grandedistinction.

En peu de jours, toute l’armée sut queM. Bertrand était un personnage : on ne pouvait pas luidonner les épaulettes ; on le nomma sergent, et les officiers,oubliant pour lui seul qu’il était sur les degrés inférieurs de lahiérarchie militaire, n’hésitèrent pas à l’admettre dans leurintimité. M. Bertrand était devenu véritablement l’oracle ducorps ; il avait de l’esprit, une instruction très variée, etl’on était disposé à le trouver plus instruit et plus spirituelencore qu’il ne l’était. Quoi qu’il en fut, il ne tarda pas à selier avec plusieurs olympiens, qui tinrent à singulier honneur dele présenter à leurs frères. M. Bertrand fut initié, et dèsqu’il eut réussi à se mettre en communication avec les sommités del’Olympe, il adressa des rapports au ministre de la police.

Ce que je viens de raconter de la société desolympiens et de M. Bertrand, je le tiens de M. Bertrandlui-même, et pour légitimer la vérité de mon récit, il ne serapeut-être pas superflu de dire par quelles circonstances il futamené à me faire confidence de la mission dont il était chargé et àme révéler des particularités dont il est fait mention ici pour lapremière fois.

Rien de plus fréquent à Boulogne que le duel,dont la funeste manie avait gagné jusqu’aux paisibles Néerlandaisde la flottille sous les ordres de l’amiral Werhwel. Il y avaitsurtout, non loin du camp de gauche, au pied d’une colline, unpetit bois dans le voisinage duquel on ne passait jamais, quelleque fut l’heure du jour, sans voir sur la lisière une douzained’individus engagés dans ce qu’on appelle une affaire d’honneur.C’est dans cet endroit qu’une amazone célèbre, la demoiselle Div…,tomba sous le fer d’un ancien amant, le colonel Camb…, qui nel’ayant pas reconnue sous des habits d’homme, avait accepté d’elleune provocation à un combat singulier. La demoiselle Div…, qu’ilavait abandonnée pour une autre, avait voulu périr de sa main.

Un jour que, de l’extrémité du plateau quepeuplait la longue file des baraques du camp de gauche, j’abaissaismon regard sur le théâtre de cette scène sanglante, j’aperçus àquelque distance du petit bois deux hommes dont l’un marchait surl’autre, qui battait en retraite à travers la plaine ; à leurspantalons blancs, je reconnus les champions pour Hollandais ;je m’arrêtai un instant à les considérer. Bientôt l’assaillantrétrograde à son tour ; enfin se faisant mutuellement peur,ils rétrogradèrent en même temps, en agitant leurs sabres, puisl’un d’eux venant à s’enhardir, lança son briquet à son adversaire,et le poursuivit jusqu’à la berge d’un fossé, que cet adversaire neput franchir. Alors chacun d’eux renonçant à se servir de sonsabre, même comme projectile, un combat à coups de poing s’engageaentre ces hommes qui vidèrent ainsi leur querelle. Je m’amusais dece duel grotesque, quand je vis tout près d’une ferme où nousallions quelquefois manger du codiau (espèce de bouillieblanche faite avec de la farine et des œufs), deux individus qui,débarrassés de leurs habits, se préparaient à mettre l’épée à lamain, en présence de leurs témoins, qui étaient d’un côté unmaréchal-des-logis du dixième régiment de dragons, et de l’autre,un fourrier de l’artillerie. Bientôt les fers se croisèrent ;le plus petit des combattants, était un sergent descanonniers ; il rompait avec une intrépidité sans égale ;enfin après avoir parcouru de la sorte une cinquantaine de pas, jecrus qu’il allait être percé de part en part, lorsque tout à coupil disparut comme si la terre se fut entr’ouverte sous lui ;aussitôt un grand éclat de rire se fit entendre. Après ce premiermouvement d’une gaieté bruyante, les assistants se rapprochèrent,je les vis se baisser. Poussé par un sentiment de curiosité, je medirigeai vers eux, et j’arrivai fort à propos pour les aider àretirer d’un trou pratiqué pour l’écoulement d’une auge àpourceaux, le pauvre diable dont la disparition subite m’avaitfrappé d’étonnement. Il était presque asphyxié, et tout couvert defange des pieds à la tête ; le grand air lui rendit assez vitel’usage de ses sens, mais il n’osait respirer, il craignaitd’ouvrir la bouche et les yeux, tant le liquide dans lequel ilavait été plongé était infect. Dans cette fâcheuse situation, lespremières paroles qu’il entendit furent des plaisanteries : jeme sentis révolté de ce manque de générosité, et cédant à ma tropjuste indignation, je lançai à l’antagoniste de la victime ce coupd’œil provocateur qui, de soldat à soldat, n’a pas besoin d’êtreinterprété. « Il suffit, me dit-il, je t’attends de piedferme. » À peine suis-je en garde, que sur ce bras qui opposeun fleuret à celui que j’ai ramassé, je remarque un tatouage qu’ilme semble reconnaître : c’était la figure d’une ancre, dont labranche était entourée des replis d’un serpent. « Je vois laqueue, m’écriai-je, gare à la tête ; et en donnant cetavertissement, je me fendis sur mon homme que j’atteignis au tétondroit. – Je suis blessé, dit-il alors, est-ce au premiersang ? – Oui, au premier sang, lui répondis-je. » etsans plus attendre, je me mis en devoir de déchirer ma chemise,pour panser sa blessure. Il fallut lui découvrir la poitrine ;j’avais deviné la place de la tête du serpent, qui venait comme luimordre l’extrémité du sein ; c’était là que j’avais visé.

En voyant que j’examinais alternativement cesigne et les traits de son visage, mon adversaire ne laissait pasde concevoir de l’inquiétude ; je m’empressai de le rassurer,par ces paroles : que je lui dis à l’oreille : « Jesais qui tu es ; mais ne crains rien, je suis discret. »– Je te connais aussi, me répondit-il, en me serrant la main, et jeme tairai. » Celui qui me promettait ainsi son silence, étaitun forçat évadé du bagne de Toulon. Il m’indiqua son nom d’emprunt,et m’apprit qu’il était maréchal-des-logis-chef au 10ede dragons, où il éclipsait par son luxe tous les officiers durégiment.

Tandis qu’avait lieu cette reconnaissance,l’individu dont j’avais pris la défense, en véritable redresseur detorts, essayait de laver, dans un ruisseau, le plus gros de lasouillure dont il était couvert ; il revint promptement auprèsde nous : tout le monde était plus calme ; il ne fut plusquestion du différend, et l’envie de rire avait fait place à undésir sincère de réconciliation.

Le maréchal-des-logis-chef, que je n’avaisblessé que très légèrement, proposa de signer la paix au Canond’or, où il y avait toujours d’excellentes matelottes, et descanards plumés d’avance. Il nous y paya un déjeûner de prince, quise prolongea jusqu’au souper, dont sa partie adverse fit lesfrais.

La journée complète on se sépara. Lemaréchal-des-logis-chef me fit promettre de le revoir, et lesergent ne fut pas content que je ne l’eusse accompagné chezlui.

Ce sergent était M. Bertrand ; iloccupait dans la haute ville, un logement d’officiersupérieur ; dès que nous y fûmes seuls, il me témoigna sareconnaissance avec toute la chaleur dont est capable, après boire,un poltron que l’on a sauvé d’un grand danger : il me fit desoffres de service de toute espèce, et comme je n’en acceptaisaucune : « Vous croyez peut-être, me dit-il, que je nepuis rien ; il n’est point de petit protecteur, moncamarade ; si je ne suis que sous-officier, c’est que je neveux pas être autre chose ; je n’ai point d’ambition, et tousles olympiens sont comme moi ; ils font peu de cas d’unemisérable distinction de grade. » – Je lui demandai cequ’étaient les olympiens. – « Ce sont, me répondit-il, desgens qui adorent la liberté et préconisent l’égalité :voudriez-vous être olympien ? pour peu que cela vous tente, jeme charge de vous faire recevoir. »

Je remerciai M. Bertrand, et j’ajoutaique je ne voyais pas trop la nécessité de m’enrôler dans unesociété sur laquelle devait tôt ou tard se porter l’attention de lapolice. – « Vous avez raison, reprit-il, en me marquant unvéritable intérêt, ne vous faites pas recevoir, car tout celafinira mal. » Et alors il commença à me donner sur lesolympiens les détails que j’ai consignés dans ces mémoires ;puis comme il était encore sous l’influence confidentielle etsingulièrement expansive du champagne, dont nous nous étionsabreuvés : il me révéla sous le sceau du secret, la missionqu’il était venu remplir à Boulogne.

Après cette première entrevue, je continuai devoir M. Bertrand, qui resta encore quelque temps à son posted’observateur. Enfin, l’époque arriva où, suffisammentinstruit, il demanda et obtint un congé d’un mois : il allait,disait-il, recueillir une succession considérable ; mais lemois expiré, M. Bertrand ne revint pas ; le bruit serépandit qu’il avait emporté une somme de douze mille francs quelui avait confiée le colonel Aubry, à qui il devait ramener unéquipage et des chevaux : une autre somme destinée à desemplettes pour le compte du régiment, était passée de la mêmemanière dans l’actif de M. Bertrand. On sut qu’à Paris, ilétait descendu rue Notre-Dame-des-Victoires, à l’hôtel de Milan, oùil avait exploité à outrance un crédit imaginaire.

Toutes ces particularités constituaient unemystification, dont les dupes n’osèrent pas même se plaindresérieusement. Seulement il fut constaté que M. Bertrand avaitdisparu : on le jugea, et comme déserteur il fut condamné àcinq ans de travaux publics. Peu de temps après, arriva l’ordred’arrêter les principaux d’entre les olympiens, et de dissoudreleur société. Mais cet ordre ne put être exécuté qu’enpartie : les chefs, avertis que le gouvernement allait sévircontre eux, et les jeter dans les cachots de Vincennes, ou de touteautre prison d’État, préférèrent la mort à une si misérableexistence. Cinq suicides eurent lieu le même jour. Un sergent-majordu vingt-cinquième de ligne et deux sergents d’un autre corps, sefirent sauter la cervelle. Un capitaine qui, la veille, avait reçuson brevet de chef de bataillon, se coupa la gorge avec un rasoir…Il était logé au Lion d’argent ; l’aubergiste,M. Boutrois, étonné de ce que, suivant sa coutume, il nedescendait pas pour déjeuner avec les autres officiers, frappe à laporte de sa chambre : le capitaine était alors placé au-dessusd’une cuvette qu’il avait disposée pour recevoir son sang ; ilremet précipitamment sa cravate, ouvre, essaie de parler, et tombemort. Un officier de marine qui montait une prame chargée depoudre, y mit le feu, ce qui entraîna l’explosion de la pramevoisine. La terre trembla à plusieurs lieues à la ronde ;toutes les vitres de la basse ville furent brisées ; lesfaçades de plusieurs maisons sur le port s’écroulèrent ; desdébris de gréement, des mâtures brisées, des lambeaux de cadavresfurent jetés à plus de dix-huit cents toises. Les équipages desdeux bâtiments périrent… Un seul homme fut sauvé, comme parmiracle : c’était un matelot qui était dans les hunes ;le mât avec lequel il fut emporté jusque dans la nue, retombaperpendiculairement dans la vase du bassin, qui était à sec, et s’yplanta à une profondeur de plus de dix pieds. On trouva le matelotvivant ; mais dès ce moment il eut perdu l’ouïe et la parole,qu’il ne recouvra jamais.

À Boulogne, on fut surpris de la coïncidencede ces événements. Des médecins prétendirent que cette simultanéitéde suicides avait été déterminée par une disposition résultant d’unétat particulier de l’atmosphère. Ils invoquaient à l’appui de leuropinion une observation faite à Vienne en Autriche, où, l’étéprécédent, grand nombre de jeunes filles, entraînées comme par unesorte de frénésie, s’étaient précipitées le même jour.

Quelques personnes croyaient expliquer cequ’il y avait d’extraordinaire dans cette circonstance, en disantque rarement un suicide, quand il est ébruité, n’est pas accompagnéde deux ou trois autres. En résumé, le public sut d’autant moins àquoi s’en tenir, que la police, qui craignait de laisser apercevoirtout ce qui pouvait caractériser l’opposition au régime impérial,faisait, à dessein, circuler les bruits les plus étranges ;les précautions furent si bien prises qu’à cette occasion le nomd’olympien ne fut pas même prononcé une seule fois dans lescamps ; cependant la cause de tant d’aventures tragiques étaitdans les dénonciations de M. Bertrand. Sans doute il futrécompensé, j’ignore de quelle manière ; mais ce qui me paraîtprobable, c’est que la haute police, satisfaite de ses services,dut continuer de l’employer, puisque, quelques années plus tard, onle rencontra en Espagne, dans le régiment d’Isembourg, où devenulieutenant, il n’était pas regardé comme un moins bon gentilhommeque les Montmorenci, les Saint-Simon, et autres rejetons dequelques-unes des plus illustres maisons de France qui avaient étéplacés dans ce corps.

Peu de temps après la disparition deM. Bertrand, la compagnie dont je faisais partie fut détachéeà Saint-Léonard, petit village à une lieue de Boulogne. Là notretâche se bornait à la garde d’une poudrière, dans laquelle avaitété emmagasinée une grande quantité de munitions de guerre. Leservice n’était pas pénible, mais le poste était réputédangereux : plusieurs factionnaires y avaient été assassinés,et l’on croyait que les Anglais avaient résolu de faire sauter cedépôt. Quelques tentatives du même genre, qui avaient eu lieu dansles dunes sur divers points, ne laissaient aucun doute à cet égard.Nous avions donc des raisons assez fortes pour déployer unecontinuelle vigilance.

Une nuit que c’était mon tour de garde, noussommes subitement réveillés par un coup de fusil : aussitôttout le poste est sur pied ; je m’empresse, suivant l’usage,d’aller relever la sentinelle : c’était un conscrit dont labravoure ne m’inspirait pas une grande confiance ; jel’interroge ; et, d’après ses réponses, je conclus qu’il s’esteffrayé sans motif. Je visite les dehors de la poudrière, qui étaitune vieille église ; je fais fouiller les approches : onn’aperçoit rien, aucun vestige de pas d’homme. Persuadé alors quec’était une fausse alerte, je réprimande le conscrit, et le menacede la salle de police. Cependant, de retour au corps de garde, jelui fais de nouvelles questions, et le ton affirmatif avec lequelil proteste qu’il a vu quelqu’un, les détails qu’il me donne,commencent à me faire croire qu’il ne s’est point laissé aller àune vaine terreur ; il me vient des pressentiments ; jesors, et me dirige une seconde fois vers la poudrière, dont jetrouve la porte entre-baillée ; je la pousse, et, de l’entrée,mes regards sont frappés des faibles reflets d’une lumière qui seprojette entre deux hautes rangées de caisses à cartouches.J’enfile précipitamment cette espèce de corridor ; parvenu àl’extrémité, je vois… une lampe allumée sous une des caisses quidébordait les autres ; la flamme touche au sapin, et déjà serépand une odeur de résine. Il n’y a pas un instant à perdre ;sans hésiter je renverse la lampe, je retourne la caisse, et avecmon urine j’éteins les restes de l’incendie. L’obscurité la pluscomplète me garantissait que j’avais coupé court à l’embrasement.Mais je ne fus pas sans inquiétude tant que l’odeur ne se fut pasentièrement dissipée. J’attendis ce moment pour me retirer. Quelétait l’incendiaire ? je l’ignorais, seulement il s’élevait defortes présomptions dans mon esprit ; je soupçonnais legarde-magasin, et afin de connaître la vérité, je me rendissur-le-champ à son domicile. Sa femme y était seule ; elle medit que, retenu à Boulogne pour des affaires, il y avait couché, etqu’il rentrerait le lendemain matin. Je demandai les clefs de lapoudrière ; il les avait emportées. L’enlèvement des clefsacheva de me convaincre qu’il était coupable. Toutefois, avant defaire mon rapport, je revins à dix heures pour m’assurer s’il étaitde retour ; il n’avait pas encore reparu.

Un inventaire auquel on procéda dans la mêmejournée, prouva que le garde devait avoir le plus grand intérêt àanéantir le dépôt qui lui était confié : c’était l’uniquemoyen de couvrir les vols considérables qu’il avait commis.Quarante jours se passèrent sans qu’on sût ce que cet homme étaitdevenu. Des moissonneurs trouvèrent son cadavre dans un champ deblé ; un pistolet était près de lui.

C’était ma présence d’esprit qui avait prévenul’explosion de la poudrière : j’en fus récompensé par del’avancement ; je devins sergent, et le général en chef, quivoulut me voir, promit de me recommander à la bienveillance duministre. Comme je me croyais le pied à l’étrier, et que jedésirais faire mon chemin, je m’appliquais surtout à faire perdre àLebel toutes les mauvaises habitudes de Vidocq, et si la nécessitéd’assister aux distributions de vivres, ne m’avait de temps à autreappelé à Boulogne, j’aurais été un sujet accompli ; mais àchaque fois que je venais en ville, je devais une visite aumaréchal-des-logis-chef des dragons, contre lequel j’avais pris leparti de M. Bertrand, non qu’il l’exigeât ; mais jesentais la nécessité de le ménager : alors c’était un jourentier consacré à la ribotte, et malgré moi je dérogeais à mesprojets de réforme.

À l’aide de la supposition d’un onclesénateur, dont la succession, disait-il, lui était assurée, monancien collègue du bagne menait une vie fort agréable ; lecrédit dont il jouissait en sa qualité de fils de famille était enquelque sorte illimité. Point de richard boulonnais qui ne tînt àhonneur d’attirer chez lui un personnage d’une si hautedistinction. Les papas les plus ambitieux ne souhaitaient rien tantque de l’avoir pour gendre, et parmi les demoiselles, c’était à quiréussirait à fixer son choix ; aussi avait-il le privilège depuiser à volonté dans la bourse des uns, et de tout obtenir de lacomplaisance des autres. Il avait un train de colonel, des chiens,des chevaux, des domestiques : il affectait le ton et lesmanières d’un grand seigneur, et possédait au suprême degré l’artde jeter de la poudre aux yeux et de se faire valoir. C’était aupoint que les officiers eux-mêmes, qui d’ordinaire sont si bêtementjaloux des prérogatives de l’épaulette, trouvaient très naturelqu’il les éclipsât. Ailleurs qu’à Boulogne, cet aventurier eûttardé d’autant moins à être reconnu pour un chevalier d’industrie,qu’il n’avait, pour ainsi dire, reçu aucune éducation ; mais,dans une cité où la bourgeoisie, de création toute récente, n’avaitpu encore adopter de la bonne compagnie que le costume, il luiétait facile d’en imposer.

Fessard était le véritable nom dumaréchal-des-logis-chef, que l’on ne connaissait dans le bagne quesous celui d’Hippolyte ; il était, je crois, de laBasse-Normandie : avec tous les dehors de la franchise, unephysionomie ouverte et l’air évaporé d’un jeune étourdi, il avaitce caractère cauteleux que la médisance attribue aux habitants deDomfront ; c’était, en un mot, un garçon retors, et pourvu detoutes les rubriques propres à inspirer de la confiance. Un poucede terre dans son pays lui aurait fourni l’occasion de milleprocès, et serait devenu son point de départ pour arriver à lafortune en ruinant le voisin ; mais Hippolyte ne possédaitrien au monde ; et, ne pouvant se faire plaideur, il s’étaitfait escroc, puis faussaire, puis… on va voir ; jen’anticiperai pas sur les événements.

Chaque fois que je venais en ville, Hippolyteme payait à dîner. Un jour, entre la poire et le fromage, il medit : « Sais-tu que je t’admire ; vivre en ermite àla campagne, se mettre à la portion congrue, et n’avoir pour toutpotage que vingt-deux sous par jour ; je ne conçois pas quel’on puisse se condamner à des privations pareilles ; quant àmoi, j’aimerais mieux mourir. Mais tu fais tes chopins(coups) à la sourdine, et tu n’es pas sans avoir quelqueressource. » Je lui répondis que ma solde me suffisait, qued’ailleurs j’étais nourri, habillé, et que je ne manquais de rien.« À la bonne heure, reprit-il ; cependant il y a ici desgrinchisseurs, et tu as sans doute entendu parler del’armée de la Lune ; il faut te faire affilier ;si tu veux, je t’assignerai un arrondissement : tu exploiterasles environs de Saint-Léonard. »

J’étais instruit que l’armée de la Lune étaitune association de malfaiteurs, dont les chefs s’étaient jusque-làdérobés aux investigations de la police. Ces brigands, qui avaientorganisé l’assassinat et le vol dans un rayon de plus de dixlieues, appartenaient à tous les régiments. La nuit, ils rôdaientdans les camps ou s’embusquaient sur les routes, faisant de faussesrondes et de fausses patrouilles, et arrêtant quiconque présentaitl’espoir du plus léger butin. Afin de n’éprouver aucun obstacledans la circulation, ils avaient à leur disposition des uniformesde tous les grades. Au besoin, ils étaient capitaines, colonels,généraux, et ils faisaient à propos usage des mots d’ordre et deralliement, dont quelques affidés, employés probablement àl’état-major, avaient soin de leur communiquer la série parquinzaine.

D’après ce que je savais, la propositiond’Hippolyte était bien faite pour m’effrayer : ou il était undes chefs de l’armée de la Lune, ou il était un des agents secretsenvoyés par la police pour préparer le licenciement de cette armée,peut-être était-il l’un et l’autre… Ma situation vis-à-vis de luiétait embarrassante… Le fil de ma destinée allait se nouer encore…je ne pouvais plus, comme à Lyon, me tirer d’affaire en dénonçantle provocateur. À quoi m’eût servi la dénonciation dans le cas oùHippolyte aurait été un agent ? Je me bornai donc à rejeter saproposition, en lui déclarant avec fermeté que j’étais résolu àrester honnête homme. « Tu ne vois pas que je plaisante, medit-il, et tu prends la chose au sérieux : je voulaisseulement te sonder. Je suis charmé, mon camarade, de te trouverdans de tels sentiments. C’est tout comme moi, ajouta-t-il ;je suis rentré dans le bon chemin ; le Diable à présent nem’en ferait pas sortir. » Puis, la conversation changeantd’objet, il ne fut plus question de l’armée de la Lune.

Huit jours après l’entrevue pendant laquelleHippolyte m’avait fait une ouverture si promptement rétractée, moncapitaine, en passant l’inspection des armes, me condamna àvingt-quatre heures de salle de police, pour une tache qu’ilprétendait avoir aperçu dans mon fourniment. Cette maudite tache,j’eus beau me crever les yeux pour la découvrir, je ne pus jamaisen venir à bout. Quoi qu’il en soit, je me rendis à la garde ducamp sans me plaindre : vingt-quatre heures, c’est sitôtécoulé ! C’était le lendemain à midi que devait expirer mapeine… À cinq heures du matin, j’entends le trot des chevaux, etbientôt après le dialogue suivant s’établit : « Quivive ? – France. – Quel régiment ? – Corps impérialde la gendarmerie. » À ce mot de gendarmerie, j’éprouvai unfrémissement involontaire. Tout à coup la porte s’ouvre, et l’onappelle Vidocq. Jamais ce nom, tombé à l’improviste aumilieu d’une troupe de scélérats, ne les a plus consternés que jene le fus en ce moment. « Allons, suis-nous, » me cria lebrigadier ; et, pour être sûr que je ne m’échapperai pas, ilprend la précaution de m’attacher. On me conduisit aussitôt à laprison, où je me fis donner un lit à la pistole. J’y trouvainombreuse et bonne compagnie. « Ne le disais-je pas ?s’écrie, en me voyant entrer, un soldat de l’artillerie, qu’à sonaccent je reconnais pour Piémontais ; tout le camp va arriverici… En voilà encore un d’enflaqué ; je parie ma tête à couperque c’est ce gueux de maréchal-des-logis-chef de dragons qui lui ajoué le tour. On ne lui cassera pas la gueule à cebrigand-là ! – Et va donc le chercher, tonmaréchal-des-logis-chef, interrompit un second prisonnier, qui meparut aussi être du nombre des nouveaux venus ; s’il a marchétoujours, il est bien loin à présent, depuis la semaine dernièrequ’il a levé le pied. Tout de même, avouez, camarades, que c’est unfin matois. En moins de trois mois, quarante mille francs de dettesdans la ville. C’est-il ça du bonheur ! Et les enfants qu’il afaits… Pour ceux-là je ne voudrais pas être obligé de lesreconnaître… Six demoiselles enceintes, des premièresbourgeoises ! ! ! Elles croyaient tenir le bon Dieupar les pieds… les voilà bien loties !… – Oh ! oui, ditun porte-clefs qui s’occupait de préparer mon coucher ; il afait bien du dégât, ce monsieur ; aussi gare à lui, s’il selaisse mettre le grappin dessus : on l’a porté déserteur. Onle rattrapera. – Prends garde de le perdre, repartis-je ; onle rattrapera comme on a rattrapé M. Bertrand. – Et quand onle rattraperait, reprit le Piémontais, ça m’empêcherait-il d’allerme faire guillotiner à Turin ? D’ailleurs, je le répète !je parierais bien ma tête à couper… – Eh ! que veut-il donc,le boudsarone, avec sa tête à couper ? s’écria unquatrième interlocuteur ; nous sommes enfoncés ; il n’y aplus à y revenir. Eh bien ! n’importe par qui ! » Cedernier avait raison. D’ailleurs, il était tout à fait superflu des’égarer dans le champ des conjectures, et il fallait être aveuglepour ne pas reconnaître dans Hippolyte l’auteur de notrearrestation. Quant à moi, je ne pouvais pas m’y tromper, puisqu’àBoulogne il était le seul qui sût que je fusse un évadé dubagne.

Plusieurs militaires de différentes armesvinrent contre leur gré compléter une chambrée, dans laquelleétaient réunis les principaux chefs de l’armée de la Lune. Rarementla prison d’une petite ville présente un plus curieux assemblage dedélinquants : le prévôt, c’est-à-dire l’ancien de lasalle, nommé Lelièvre, était un pauvre diable de soldat qui,condamné à mort depuis trois ans, avait sans cesse en perspectivela possibilité de l’expiration du sursis en vertu duquel il vivaitencore. L’empereur, à la clémence de qui il avait été recommandé,lui avait fait grâce ; mais comme ce pardon n’avait point étéconstaté, et que l’avis officiel indispensable pour qu’il reçût soneffet n’avait pas été transmis au grand-juge, Lelièvre continuait àêtre retenu prisonnier ; tout ce que l’on avait osé en faveurde ce malheureux, c’était de suspendre l’exécution jusqu’au momentoù se présenterait une occasion d’appeler une seconde fois sur luil’attention de l’empereur. Dans cet état, où son sort était fortincertain, Lelièvre flottait entre l’espoir de la liberté et lacrainte de la mort : il s’endormait avec l’un et s’éveillaitavec l’autre. Tous les soirs il se croyait à la veille de sortir,et tous les matins il s’attendait à être fusillé ; tantôt gaijusqu’à la folie, tantôt sombre et rêveur, il n’avait jamais uninstant de calme parfait. Faisait-il sa partie à la drogue ou aumariage, tout à coup il s’interrompait au milieu de son jeu, jetaitles cartes, se frappait le front avec les poings, faisait cinq ousix sauts, en se démenant comme un possédé, puis finissait par sejeter sur son grabat, où, couché sur le ventre, il restait desheures entières dans l’abattement. L’hôpital était la maison deplaisance de Lelièvre, et s’il s’ennuyait par trop, il allait ychercher les consolations de sœur Alexandrine, qui avait toutes lesdévotions du cœur, et sympathisait avec toutes les infortunes.Cette fille si compatissante s’intéressait vivement au prisonnier,et il le méritait, car Lelièvre n’était point un criminel, mais unevictime, et l’arrêt porté contre lui était l’effet injuste de cetteconviction trop souvent imposée aux Conseils de guerre, que, dûtpérir l’innocent, quand il y a urgence de réprimer certainsdésordres, la conscience et l’humanité des juges doivent se tairedevant la nécessité de faire un exemple. Lelièvre était du trèspetit nombre de ces hommes qui, bronzés contre le vice, peuventsans danger pour leur moralité rester en contact avec ce qu’il y ade plus impur. Il s’acquittait des fonctions de prévôt avec autantd’équité que s’il eût été revêtu d’une magistrature réelle :jamais il ne rançonnait un arrivant ; se bornant à luiexpliquer la règle de ses devoirs de détenu, il tâchait de luirendre plus supportables les premiers instants de sa captivité, etfaisait en quelque sorte plutôt les honneurs de la prison, qu’iln’en exerçait l’autorité.

Un autre caractère s’attirait le respect etl’affection des prisonniers, Christiern, que nous nommionsle Danois, ne parlait pas français, il ne comprenait que parsignes, mais son intelligence semblait deviner la pensée ; ilétait triste, méditatif, bienveillant ; dans ses traits, il yavait un mélange de noblesse, de candeur et de mélancolie, quiséduisait et touchait en même temps. Il portait l’habit de matelot,mais les boucles flottantes et artistement arrangées de sa longuechevelure noire, l’éclatante blancheur de son linge, la délicatessede son teint et de ses manières, la beauté de ses mains, toutannonçait en lui un homme d’une condition plus relevée. Quoique lesourire fût souvent sur ses lèvres, Christiern paraissait en proieà un profond chagrin, mais il le renfermait en lui, et personne nesavait même pour quelle cause il était détenu. Un jour cependant onl’appelle ; il était occupé à tracer sur la vitre avec unsilex le dessin d’une marine, c’était là sa seuledistraction ; quelquefois c’était le portrait d’une femme dontil aimait à reproduire la ressemblance. Nous le vîmes sortir ;bientôt après on le ramena, et à peine le guichet se fut-il refermésur lui, que tirant d’un petit sac de cuir un livre de prières, ily lut avec ferveur. Le soir il s’endormit comme de coutume jusqu’aulendemain, que le son du tambour nous avertit qu’un détachementpénétrait dans la cour de la prison ; alors il s’habillaprécipitamment, donna sa montre et son argent à Lelièvre, qui étaitson camarade de lit ; puis, ayant baisé à plusieurs reprisesun petit Christ, qu’il portait habituellement sur la poitrine, ilserra la main à chacun de nous. Le concierge, qui avait assisté àcette scène, était vivement ému. Lorsque Christiern futparti : « On va le fusiller, nous dit-il, toute la troupeest assemblée : ainsi dans un quart d’heure tous ses mauxseront finis. Voyez un peu ce que c’est quand on n’est pas heureux.Ce matelot, que vous avez pris pour un Danois, est né natif deDunkerque ; son véritable nom est Vandermot ; il servaitsur la corvette l’Hirondelle, quand il fut fait prisonnier par lesAnglais ; jeté à bord des pontons, comme tant d’autres, ilétait fatigué de respirer un air infect, et de crever de faim,lorsqu’on lui offrit de le tirer de ce tombeau s’il consentait às’embarquer sur un bâtiment de la compagnie des Indes. Vandermotaccepta, au retour le bâtiment fut capturé par un corsaire.Vandermot fut conduit ici avec le reste de l’équipage. Il devaitêtre transféré à Valenciennes mais, au moment du départ, uninterprète l’interroge, et l’on s’aperçoit à ses réponses qu’iln’est pas familiarisé avec la langue anglaise : aussitôt dessoupçons s’élèvent, il déclare qu’il est sujet du roi de Danemarck,mais comme il ne peut fournir aucune preuve à l’appui de cettedéclaration, on décide qu’il restera sous ma garde jusqu’à ce quele fait soit éclairci. Quelques mois s’écoulent : on nesongeait plus vraisemblablement à Vandermot : une femme,accompagnée de deux enfants, se présente à la geôle ; elledemande Christiern ; – Mon mari ! s’écrie-t-elle, en levoyant. – Mes enfants, ma femme ! et il se précipite dansleurs bras. – Que vous êtes imprudent ? dis-je tout bas àl’oreille de Christiern. Si je n’étais pas seul ! – Je luipromis d’être discret, il n’était plus temps : dans la joie derecevoir de ses nouvelles, sa femme, à qui il avait écrit, et quile croyait mort, avait montré sa lettre à ses voisins, et déjàparmi eux des officieux l’avaient dénoncé : lesmisérables ! ce sont eux aujourd’hui qui l’envoient à la mort.Pour quelques vieux pierriers dont était armé le navire qu’ilmontait, un navire qui a amené sans combattre, on le traite commes’il avait porté les armes contre sa patrie. Convenez que les loissont injustes. Oh ! oui, les lois sont injustes, répétèrentplusieurs des assistants, que je vis se grouper autour d’un litpour jouer aux cartes, et boire du chenic. – À la ronde, mon pèreen aura, dit l’un d’eux en faisant passer le verre. – Allonsdonc ! dit un second, qui remarquait l’air de consternation deLelièvre, dont il secoua le bras, ne va-t-il pas se désolercelui-là ? aujourd’hui son tour, demain le nôtre. »

Ce colloque, atrocement prolongé, dégénéra enhorribles plaisanteries ; enfin le son du tambour et desfifres, que l’écho de la rive répétait sur plusieurs points, nousindiqua que les détachements des divers corps se mettaient enmarche pour regagner le camp. Un morne silence régna dans la prisonpendant quelques minutes ; nous pensions tous que Christiernavait subi son sort ; mais au moment où, les yeux couverts dufatal bandeau, il venait de s’agenouiller, un aide-de-camp étaitaccouru, et avait révoqué le signal donné à la mousqueterie. Lepatient avait revu la lumière ; il allait être rendu à safemme et à ses enfants, et c’était au maréchal Brune, qui avaitaccédé à leurs prières, qu’il était redevable du bienfait de lavie. Christiern, ramené sous les verrous, ne se possédait pas dejoie ; on lui avait donné l’assurance qu’il recouvreraitpromptement sa liberté. L’empereur était supplié de lui accorder sagrâce, et la demande, faite au nom du maréchal lui-même, était sigénéreusement motivée, qu’il était impossible de douter dusuccès.

Le retour de Christiern était un événementdont nous ne manquâmes pas de le féliciter : on but à la santédu revenant, et l’arrivée de six nouveaux prisonniers, qui payèrentleur bienvenue avec une grande libéralité, fut un sujet de plus deréjouissance. Ces derniers, que j’avais connus la plupart pouravoir fait partie de l’équipage de Paulet, venaient subir unedétention de quelques jours, punition qui leur avait été infligéeparce que, laissés à bord d’une prise, ils avaient, au mépris deslois de la guerre, dépouillé un capitaine anglais. Comme ilsn’avaient pas été contraints à restituer, ils apportaient avec euxdes guinées, qu’ils dépensaient rondement. Nous étions toussatisfaits : le geôlier, qui recueillait jusqu’aux moindresgouttes de cette pluie d’or, était si content de ses hôtesnouveaux, qu’il se relâchait à plaisir de sa surveillance.Cependant, il y avait dans notre salle trois individus condamnés àla peine capitale, Lelièvre, Christiern et le Piémontais Orsino,ancien chef de barbets, qui, ayant rencontré, près d’Alexandrie, undétachement de conscrits dirigés sur la France, s’était glissé dansleurs rangs, où il avait pris la place et le nom d’un déserteur debonne volonté. Orsino, depuis qu’il était sous les drapeaux, avaittenu une conduite irréprochable ; mais il s’était perdu parune indiscrétion : sa tête avait été mise à prix dans sonpays, et c’était à Turin qu’elle devait tomber. Cinq autresprisonniers étaient sous le poids de graves accusations. C’étaientd’abord quatre marins de la garde, deux Corses et deux Provençaux,à qui l’on imputait l’assassinat d’une paysanne dont ils avaientvolé la croix d’or et les boucles d’argent. Le cinquième avait,ainsi qu’eux, fait partie de l’armée de la Lune ; on luiattribuait d’étranges facultés : au dire des soldats, il avaitla puissance de se rendre invisible ; il se métamorphosaitaussi comme il lui plaisait, et avait en outre le don del’omniprésence ; enfin c’était un sorcier, et tout cela parcequ’il était bossu ad libitum, facétieux, caustique, grandconteur, et qu’ayant escamoté sur les places, il exécutait assezadroitement quelques tours de gibecière. Avec de telspensionnaires, peu de geôliers n’eussent pas pris des précautionsextraordinaires ; le nôtre ne nous considérait que commed’excellentes pratiques, il fraternisait avec nous. Puisque,moyennant salaire, il pourvoyait à tous nos besoins, il ne pouvaitpas se figurer que nous voulussions le quitter, et jusqu’à uncertain point il avait raison ; car Lelièvre et Christiernn’avaient pas la moindre envie de s’évader ; Orsino étaitrésigné ; les marins de la garde ne se doutaient pas même quel’on pût leur faire un mauvais parti, le sorcier comptait surl’insuffisance de preuves, et les corsaires, toujours en goguette,n’engendraient pas la mélancolie. J’étais le seul à nourrir desprojets ; mais, justement pour ne pas me laisser pénétrer,j’affectais d’être sans souci, si bien qu’il semblait que la prisonfût mon élément, et que chacun était induit à présumer que je m’ytrouvais comme le poisson dans l’eau. Je ne m’y grisai pourtantqu’une seule fois, ce fut en l’honneur du retour de Christiern. Lanuit tout le monde ronflait, sur les deux heures du matin,j’éprouve une soif ardente, j’avais le feu dans le corps ; jeme lève et à demi éveillé je me dirige vers la croisée : jeveux boire ; infernale méprise ! Je m’aperçois qu’au lieude puiser au bidon, c’est dans le baquet que j’ai puisé mongogueneau ; je suis empoisonné. Au jour, je n’étais pas encoreparvenu à réprimer les plus épouvantables contractionsd’estomac ; un porte-clefs entre pour annoncer que l’on vafaire la corvée : c’est une occasion de prendre le grand air,et cela contribuera peut-être à me remettre le cœur ; jem’offre à la place d’un corsaire, dont je revêts les habits ;et, en traversant la cour, je rencontre un sous-officier de maconnaissance, qui arrivait la capote sur le bras. Il m’annonçaqu’ayant fait du bruit au spectacle, et condamné à un mois deprison, il venait de lui-même se faire écrouer. « En ce cas,lui dis-je, tu vas commencer tes fonctions dès à présent ;voici le baquet. » Le sous-officier était accommodant ;il ne se fit pas tirer l’oreille ; et pendant qu’il faisait lacorvée, je passai roide devant la sentinelle, qui ne fit pasattention à moi.

Sorti du château, je pris aussitôt mon essorvers la campagne, et ne m’arrêtai qu’au pont de brique, dans unpetit ravin, où je réfléchis un instant aux moyens de déjouer lespoursuites ; j’eus d’abord la fantaisie de me rendre à Calais,mais ma mauvaise étoile m’inspira de revenir à Arras. Dès le soirmême, j’allai coucher dans une espèce de ferme qui était un relaisde mareyeurs. L’un d’eux, qui était parti de Boulogne trois heuresaprès moi, m’apprit que toute la ville était plongée dans latristesse par l’exécution de Christiern. « On ne parle que deça, me dit-il ; on s’attendait que l’Empereur lui feraitgrâce, mais le télégraphe a répondu qu’il fallait le fusiller… Ill’avait déjà échappé belle ; aujourd’hui on lui a fait sonaffaire. C’était une pitié de lui entendre demanderpardon ! pardon ! en essayant de se relever,après la première décharge ; et les cris des chiens qui setrouvaient derrière, et qui avaient attrapé des balles ! il yavait de quoi arracher l’âme, mais ils ne l’ont pas moins achevé àbout portant ; c’est-il ça, une destinée ! »

Quoique la nouvelle que me donnait le mareyeurm’affligeât, je ne pus pas m’empêcher de penser que la mort deChristiern faisait diversion à mon évasion, et comme rien de cequ’il me disait ne m’indiquait qu’on se fût aperçu que je manquaisà l’appel, j’en conçus une très grande sécurité. J’arrivai àBéthune sans accident ; je voulus aller y loger chez uneancienne connaissance de régiment. Je fus fort bien accueilli,mais, quelque prudent que l’on soit, il y a toujours desimprévisions. J’avais préféré à l’auberge l’hospitalité d’unami : j’étais venu me brûler à la chandelle, car l’ami s’étaitmarié récemment, et le frère de sa femme était du nombre de cesréfractaires dont le cœur, insensible à la gloire, ne palpitait quepour la paix. Il s’ensuivait tout naturellement que le domicile quej’avais choisi, et même celui de tous les parents du jeune homme,était fréquemment visité par messieurs les gendarmes. Ces derniersenvahirent la demeure de mon ami long-temps avant le jour ;sans respecter mon sommeil, ils me sommèrent d’exhiber mes papiers.À défaut de passe-port que je pusse leur montrer, j’essayai de leurdonner quelques explications ; c’était peine perdue. Lebrigadier, qui depuis un instant me considérait avec une attentiontoute particulière, s’écria tout à coup : « Je ne metrompe pas, c’est bien lui, j’ai vu ce drôle à Arras : c’estVidocq ! » Il fallut me lever, et un quart d’heure aprèsj’étais installé dans la prison de Béthune.

Peut-être qu’avant d’aller plus loin lelecteur ne sera pas fâché d’apprendre ce que devinrent lescamarades de captivité que j’avais laissés à Boulogne ; jepuis dès à présent satisfaire leur curiosité, du moins à l’égard dequelques-uns. On a vu que Christiern avait été fusillé ;c’était un excellent sujet. Lelièvre, qui était également un bravehomme, continua d’espérer et de craindre jusqu’en 1811, que letyphus mit un terme à cette alternative. Les quatre matelots de lagarde étaient des assassins : par une belle nuit ils furentmis en liberté, et envoyés en Prusse, où deux d’entre eux reçurentla croix d’honneur sous les murs de Dantzick ; quant ausorcier, il fut aussi relaxé sans jugement. En 1814, il se nommaitCollinet, et était devenu quartier-maître d’un régimentwestphalien, dont il avait imaginé de sauver la caisse à sonprofit. Cet aventurier, pressé de placer son argent, se dirigeait àtire d’ailes sur la Bourgogne, lorsqu’aux environs deFontainebleau, il tomba au milieu d’un pulk de cosaques, à qui ilfut obligé de rendre ses comptes ; ce fut son dernier jour,ils le tuèrent à coups de lance.

Mon séjour à Béthune ne fut pas long :dès le lendemain de mon arrestation, on me mit en route pour Douai,où je fus conduit sous bonne escorte.

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