Mémoires de Vidocq – Tome II

CHAPITRE XXIV

M. Henry surnommé l’Ange malin. – MM. Bertaux etParisot. – Un mot sur la Police. – Ma première capture. – Boubin etTerrier sont arrêtés d’après mes indications.

Les noms de M. le baron Pasquier et deM. Henry ne s’effaceront jamais de mon souvenir. Ces deuxhommes généreux furent mes libérateurs ! Combien je leur doisd’actions de grâces ! ils m’ont rendu plus que la vie ;pour eux je la sacrifierais mille fois, et je pense que l’on mecroira quand on saura que souvent je l’exposai pour obtenir d’euxune parole, un regard de satisfaction.

Je respire, je circule librement, je neredoute plus rien : devenu agent secret, j’ai maintenant desdevoirs tracés, et c’est le respectable M. Henry qui se chargede m’en instruire : car c’est sur lui que repose presque toutela sûreté de la capitale. Prévenir les crimes, découvrir lesmalfaiteurs, et les livrer à l’autorité, c’est à ces pointsprincipaux que l’on doit rapporter les fonctions qui m’étaientconfiées. La tâche était difficile à remplir. M. Henry prit lesoin de guider mes premiers pas ; il m’aplanit lesdifficultés, et si par la suite j’ai acquis quelque célébrité dansla police, je l’ai due à ses conseils, ainsi qu’aux leçons qu’ilm’a données… Doué d’un caractère froid et réfléchi, M. Henrypossédait au plus haut degré ce tact d’observation qui fait démêlerla culpabilité sous les apparences les plus innocentes ; ilavait une mémoire prodigieuse, et une étonnante pénétration :rien ne lui échappait ; ajoutez à cela qu’il était excellentphysionomiste. Les voleurs ne l’appelaient que l’Angemalin, et à tous égards il méritait ce surnom ; car chezlui l’aménité était la compagne de la ruse. Rarement un grandcriminel, interrogé par lui, sortait de son cabinet sans avoiravoué son crime, ou donné à son insu quelques indices quilaissaient l’espoir de le convaincre. Chez M. Henry, il yavait une sorte d’instinct qui le conduisait à la découverte de lavérité ; ce n’était pas de l’acquis, et quiconque aurait vouluprendre sa manière pour arriver au même résultat, se seraitfourvoyé ; car sa manière n’en était pas une ; ellechangeait avec les circonstances : personne plus que luin’était attaché à son état : il couchait comme on dit dansl’ouvrage, et était à toute heure à la disposition du public. Onn’était pas obligé alors de ne venir dans les bureaux qu’à midi, etde faire souvent antichambre pendant des quarts de journées, ainsique cela se pratique aujourd’hui. Passionné pour le travail, iln’était rebuté par aucune espèce de fatigue ; aussi aprèstrente-cinq ans de service, est-il sorti de l’administrationaccablé d’infirmités. J’ai vu quelquefois ce chef passer deux outrois nuits par semaine, et la plupart du temps pour méditer surles instructions qu’il allait me donner, et pour parvenir à laprompte répression des crimes de tout genre. Les maladies, il en aeu de très graves, n’interrompaient presque pas ses labeurs :c’était dans son cabinet qu’il se faisait traiter : enfinc’était un homme comme il y en a peu : peut-être même comme iln’y en a point. Son nom seul faisait trembler les voleurs, et quandils étaient amenés devant lui, tant audacieux fussent-ils, presquetoujours ils se troublaient, ils se coupaient dans leursréponses ; car tous étaient persuadés qu’il lisait dans leurintérieur.

Une remarque que j’ai souvent eu l’occasion defaire, c’est que les hommes capables sont toujours les mieuxsecondés ; serait-ce en vertu de ce vieux proverbe, qui seressemble s’assemble ? Je n’en sais rien ; mais ceque je n’ai pas oublié, c’est que M. Henry avait descollaborateurs dignes de lui : de ce nombre étaitM. Bertaux, interrogateur d’un grand mérite : il avait untalent particulier pour saisir une affaire, quelle qu’ellefût : ses trophées sont dans les dossiers de la préfecture.Près de lui, j’aime à mentionner le chef des prisons,M. Parisot, qui suppléait M. Henry avec une grandehabileté. Enfin, MM. Henry, Bertaux et Parisot formaient unvéritable triumvirat qui conspirait sans cesse contre lebrigandage : l’extirper de Paris, et procurer aux habitants decette immense cité une sécurité à toute épreuve, tel était leurbut, telle était leur unique pensée, et les effets répondaientpleinement à leur attente. Il est vrai qu’à cette époque, ilexistait entre les chefs de la police une franchise, un accord, unecordialité qui ont disparu depuis cinq à six ans. Aujourd’hui,chefs ou employés, tous sont dans la défiance les uns desautres ; tous se craignent réciproquement ; c’est un étatd’hostilités continuelles ; chacun dans son confrère redouteun dénonciateur, il n’y a plus de convergence, plus d’harmonieentre les divers rouages de l’administration : et d’où celavient-il ? de ce qu’il n’y a plus d’attributions distinctes etparfaitement définies ; de ce que personne, à commencer parles sommités, ne se trouve à sa place. D’ordinaire à son avènement,le préfet lui-même était étranger à la police ; et c’est dansl’emploi le plus éminent qu’il vient y faire sonapprentissage : il traîne à sa suite une multitude deprotégés, dont le moindre défaut est de n’avoir aucune qualitéspéciale ; mais qui, faute de mieux, savent le flatter etempêcher la vérité d’arriver jusqu’à lui. C’est ainsi que tantôtsous une direction, tantôt sous une autre, j’ai vu s’organiser, ouplutôt se désorganiser la police : chaque mutation de préfet yintroduisait des novices, et faisait éliminer quelques sujetsexpérimentés. Je dirai plus tard quelles sont les conséquences deces changements, qui ne sont commandés que par le besoin de donnerdes appointements aux créatures du dernier venu. En attendant, jevais reprendre le fil de ma narration.

Dès que je fus installé en qualité d’agentsecret, je me mis à battre le pavé, afin de me reconnaître, et deme mettre à même de travailler utilement. Ces courses, danslesquelles je fis un grand nombre d’observations, me prirent unevingtaine de jours, pendant lesquels je ne fis que me préparer àagir : j’étudiais le terrain. Un matin, je fus mandé par lechef de la division : il s’agissait de découvrir un nomméWatrin, prévenu d’avoir fabriqué et mis en circulation de la faussemonnaie et des billets de banque. Watrin avait déjà été arrêté parles inspecteurs de police ; mais suivant leur usage, ilsn’avaient pas su le garder. M. Henry me donna toutes lesindications qu’il jugeait propres à me mettre sur ses traces ;malheureusement ces indications n’étaient que de simples donnéessur ses anciennes habitudes ; tous les endroits qu’il avaitfréquentés m’étaient signalés ; mais il n’était pasvraisemblable qu’il y vînt de sitôt, puisque dans sa position, laprudence lui prescrivait de fuir tous les lieux où il était connu.Il ne me restait donc que l’espoir de parvenir jusqu’à lui parquelque voie détournée ; lorsque j’appris que dans une maisongarnie où il avait logé, sur le boulevard du Mont-Parnasse, ilavait laissé des effets. On présumait que tôt ou tard il seprésenterait pour les réclamer ou tout au moins qu’il les feraitréclamer par une autre personne : c’était aussi mon avis. Enconséquence, je dirigeai sur ce point toutes mes recherches, etaprès avoir pris connaissance du manoir, je m’embusquai nuit etjour à proximité, afin de surveiller les allant et les venant.Cette surveillance durait déjà depuis près d’une semaine ;enfin las de ne rien apercevoir, j’imaginai de mettre dans mesintérêts le maître de la maison, et de louer chez lui unappartement où je m’établis avec Annette, ma présence ne pouvaitparaître suspecte. J’occupais ce poste depuis une quinzaine, quandun soir, vers les onze heures, je fus averti que Watrin venait dese présenter, accompagné d’un autre individu. Légèrement indisposé,je m’étais couché plus tôt que de coutume : je me lèveprécipitamment, je descends l’escalier quatre à quatre ; maisquelque diligence que je fisse, je ne pus atteindre que le camaradede Watrin. Je n’avais pas le droit de l’arrêter ; mais jepressentais qu’en l’intimidant, je pourrais obtenir de lui quelquesrenseignements ; je le saisis, je le menace, bientôt il medéclare en tremblant qu’il est cordonnier, et que Watrin demeureavec lui, rue des Mauvais-Garçons-Saint-Germain, n° 4 ;il ne m’en fallait pas davantage. Je n’avais passé qu’une mauvaiseredingote sur ma chemise : sans prendre d’autres vêtements, jecours à l’adresse qui m’était donnée, et j’arrive devant la maisonau moment où quelqu’un va sortir, persuadé que c’est Watrin, jeveux le saisir, il m’échappe, je m’élance après lui dansl’escalier ; mais au moment de l’atteindre, un coup de piedqu’il m’envoie dans la poitrine me précipite de vingtmarches ; je m’élance de nouveau, et d’une telle vitesse quepour se dérober à la poursuite, il est obligé de s’introduire chezlui par une croisée du carré : alors heurtant à sa porte, jele somme d’ouvrir, il s’y refuse. Annette m’avait suivi, je luiordonne d’aller chercher la garde, et tandis qu’elle se dispose àm’obéir, je simule le bruit d’un homme qui descend. Watrin trompépar cette feinte, veut s’assurer si effectivement je m’éloigne, ilmet la tête à la croisée : c’était là ce que je demandais,aussitôt je le prends aux cheveux ; il m’empoigne de la mêmemanière, et une lutte s’engage. Cramponné au mur de refend qui noussépare, il m’oppose une résistance opiniâtre ; cependant jesens qu’il faiblit ; je rassemble toutes mes forces pour unedernière secousse ; déjà il n’a plus que les pieds dans sachambre, encore un effort et il est à moi ; je le tire avecvigueur, et il tombe dans le corridor. Lui arracher le tranchetdont il était armé, l’attacher, et l’entraîner dehors fut l’affaired’un instant : accompagné seulement d’Annette, je le conduisisà la préfecture, où je reçus d’abord les félicitations deM. Henry, et ensuite celles du préfet de police, qui m’accordaune récompense pécuniaire. Watrin était un homme d’une adresserare, il exerçait une profession grossière, et pourtant il s’étaitadonné à des contre-façons qui exigent une grande délicatesse demain. Condamné à mort il obtint un sursis à l’heure même où ildevait être conduit au supplice ; l’échafaud était dressé, onle démonta et les amateurs en furent pour un déplacementinutile : tout Paris s’en souvient. Le bruit s’était répanduqu’il allait faire des révélations, mais, comme il n’avait rien àdire, quelques jours après la sentence reçut son exécution.

Watrin était ma première capture : elleétait importante ; le succès de ce début éveilla la jalousiedes officiers de paix et des agents sous leurs ordres ; lesuns et les autres se déchaînèrent contre moi ; mais ce futvainement. Ils ne me pardonnaient pas d’être plus adroitqu’eux ; les chefs m’en savaient au contraire beaucoup de gré.Je redoublai de zèle pour mériter de plus en plus la confiance deces derniers.

Vers cette époque, un grand nombre de piècesde cinq francs fausses avaient été jetées dans la circulation ducommerce. On m’en montra plusieurs ; en les examinant, il mesembla reconnaître le faire de mon dénonciateur Bouhin etde son ami le docteur Terrier. Je résolus de m’assurer dela vérité : en conséquence je me mis à épier les démarches deces deux individus ; mais comme je ne pouvais les suivre detrop près, attendu qu’ils me connaissaient, et que je leur auraisinspiré de la défiance, il m’était difficile d’obtenir les lumièresdont j’avais besoin. Toutefois, à force de persévérance, je parvinsà acquérir la certitude que je ne m’étais pas trompé, et les deuxfaux-monnoyeurs furent arrêtés au moment de la fabrication :quelque temps après ils furent condamnés à mort et exécutés. On arépété dans le public d’après un bruit accrédité par lesinspecteurs de police, que le médecin Terrier avait été entraînépar moi, et que je lui avais en quelque sorte mis à la main lesinstruments de son crime. Que le lecteur se rappelle la réponsequ’il me fit lorsque, chez Bouhin, j’essayai de le déterminer àrenoncer à sa coupable industrie, et il jugera si Terrier étaithomme à se laisser entraîner.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer