Mémoires de Vidocq – Tome II

CHAPITRE XXIII

On me propose de m’évader. – Nouvelle démarche auprès deM. Henry. – Mon pacte avec la police. – Découvertesimportantes. – Coco-Lacour. – Une bande de voleurs. – Lesinspecteurs sous clef. – La marchande d’asticots et les assassins.– Une fausse évasion.

Je commençais à me dégoûter des évasions et del’espèce de liberté qu’elles procurent : je ne me souciais pasde retourner au bagne ; mais, à tout prendre, je préféraisencore le séjour de Toulon à celui de Paris, s’il m’eût fallucontinuer de recevoir la loi d’êtres semblables aux Chevalier, auxBlondy, aux Duluc, aux Saint-Germain. J’étais dans cesdispositions, au milieu de bon nombre de ces piliers de galères,que je n’avais que trop bien eu l’occasion de connaître, lorsqueplusieurs d’entre eux me proposèrent de les aider à tenter unefugue par la cour des Bons Pauvres. Autrefois leprojet m’eût souri ; je ne le rejetai pas, mais j’en fis lacritique en homme qui a étudié les localités, et de manière à meconserver cette prépondérance que me valaient mes succès réels, etceux que l’on m’attribuait, je pourrais dire aussi ceux que jem’attribuais moi-même ; car dès qu’on vit avec des coquins, ily a toujours avantage à passer pour le plus scélérat et le plusadroit : telle était aussi ma réputation très bien établie.Partout où l’on comptait quatre condamnés, il y en avait au moinstrois qui avaient entendu parler de moi ; pas de faitextraordinaire depuis qu’il existait des galériens, qu’on nerattachât à mon nom. J’étais le général à qui l’on fait honneur detoutes les actions des soldats : on ne citait pas les placesque j’avais emportées d’assaut, mais il n’y avait pas de geôlierdont je ne pusse tromper la vigilance, pas de fers que je ne vinsseà bout de rompre, pas de muraille que je ne réussisse à percer. Jen’étais pas moins renommé par mon courage et mon habileté, et l’onavait l’opinion que j’étais capable de me dévouer en cas de besoin.À Brest, à Toulon, à Rochefort, à Anvers, partout enfin, j’étaisconsidéré parmi les voleurs comme le plus rusé et le plusintrépide. Les plus malins briguaient mon amitié, parce qu’ilspensaient qu’il y avait encore quelque chose à apprendre avec moi,et les plus novices recueillaient mes paroles comme desinstructions dont ils pourraient faire leur profit. À Bicêtre,j’avais véritablement une cour, on se pressait autour de mapersonne, on m’entourait, c’était des prévenances, des égards, donton se ferait difficilement une idée… Mais maintenant toute cettegloire des prisons m’était odieuse ; plus je lisais dans l’âmedes malfaiteurs, plus ils se mettaient à découvert devant moi, plusje me sentais porté à plaindre la société de nourrir dans son seinune engeance pareille. Je n’éprouvais plus ce sentiment de lacommunauté du malheur qui m’avait autrefois inspiré ; decruelles expériences et la maturité de l’âge m’avaient révélé lebesoin de me distinguer de ce peuple de brigands, dont je méprisaisles secours et l’abominable langage. Décidé, quoi qu’il en pûtadvenir, à prendre parti contre eux dans l’intérêt des honnêtesgens, j’écrivis à M. Henry pour lui offrir de nouveau messervices, sans autre condition que de ne pas être reconduit aubagne, me résignant à finir mon temps dans quelque prison que cefût.

Ma lettre indiquait avec tant de précisionl’espèce de renseignements que je pourrais donner, queM. Henry en fut frappé ; une seule considérationl’arrêtait, c’était l’exemple de plusieurs individus prévenus oucondamnés, qui, après avoir pris l’engagement de guider la policedans ses recherches, ne lui avaient donné que des avisinsignifiants, ou bien encore avaient fini eux-mêmes par se faireprendre en flagrant délit. À cette considération si puissante,j’opposai la cause de ma condamnation [6]

Douai, le 20 janvier 1809.

Le PROCUREUR-GÉNÉRAL IMPÉRIAL près la cour dejustice criminelle du département du Nord,

« Atteste que le nommé Vidocq a étécondamné le 7 nivose an 5, à huit ans de fers, pour avoir fait unfaux ordre de mise en liberté.

» Qu’il paraît que Vidocq était détenupour cause d’insubordination, ou autre délit militaire, et que lefaux pour raison duquel il a été condamné n’a eu d’autre but quecelui de favoriser l’évasion d’un de ses compagnons de prison.

» Le procureur général atteste encore,d’après les renseignements par lui pris au greffe de la Cour, queledit Vidocq s’est évadé de la maison de justice au moment où l’onallait le transférer au bagne, qu’il a été repris, qu’il s’estencore évadé, et que repris de nouveau, M. Ranson, alorsprocureur-général a eu l’honneur d’écrire à son Excellence leministre de la justice pour le consulter sur la question de savoir,si le temps écoulé depuis la condamnation de Vidocq et saréarrestation pourrait compter pour le libérer de sa peine.

» Qu’une première lettre étant restéesans réponse, M. Ranson en a écrit plusieurs, et que Vidocqinterprétant le silence de son Excellence d’une manière défavorablepour lui, s’est évadé de rechef.

» Le procureur-général ne peutreprésenter aucune de ces lettres, parce que les registres etpapiers de M. Ranson, son prédécesseur, ont été enlevés par safamille, qui a refusé de les réintégrer au parquet. »

ROSIE.], la régularité de ma conduite toutesles fois que j’avais été libre, la constance de mes efforts pour meprocurer une existence honnête ; enfin j’exhibai macorrespondance, mes livres, ma comptabilité, et j’invoquai letémoignage de toutes les personnes avec lesquelles je m’étaistrouvé en relation d’affaires, et spécialement celui de mescréanciers, qui tous avaient la plus grande confiance en moi.

Les faits que j’alléguais militaientpuissamment en ma faveur : M. Henry soumit ma demande aupréfet de police M. Pasquier qui décida qu’elle seraitaccueillie. Après un séjour de deux mois à Bicêtre, je fustransféré à la Force ; et, pour éviter de m’y rendre suspect,on affecta de répandre parmi les prisonniers que j’étais retenucomme impliqué dans une fort mauvaise affaire dont l’instructionallait commencer. Cette précaution, jointe à ma renommée, me mittout-à-fait en bonne odeur. Pas de détenu qui osât révoquer endoute la gravité du cas qui m’était imputé. Puisque j’avais montrétant d’audace et de persévérance pour me soustraire à unecondamnation de huit ans de fers, il fallait bien que j’eusse laconscience chargée de quelque grand crime, capable si jamais j’enétais reconnu l’auteur, de me faire monter sur l’échafaud. Ondisait donc tout bas et même tout haut, à la Force, en parlant demoi : « C’est un escarpe (unassassin) » ; et comme dans le lieu où j’étais, unassassin inspire d’ordinaire une grande confiance, je me gardaisbien de réfuter une erreur si utile à mes projets. J’étais alorsloin de prévoir qu’une imposture que je laissais volontairements’accréditer, se perpétuerait au-delà de la circonstance, et qu’unjour, en publiant mes Mémoires, il ne serait pas superflu de direque je n’ai jamais commis d’assassinat. Depuis qu’il est questionde moi dans le public, on lui a tant débité de contes absurdes surce qui m’était personnel ! quels mensonges n’ont pas inventéspour me diffamer des agents intéressés à me représenter comme unvil scélérat ! Tantôt j’avais été marqué et condamné auxtravaux forcés à perpétuité ; tantôt l’on ne m’avait sauvé dela guillotine qu’à condition de livrer à la police un certainnombre d’individus par mois, et aussitôt qu’il en manquait un seul,le marché devenait résiliable ; c’est pourquoi, affirmait-on,à défaut de véritables délinquants, j’en amenais de ma façon.N’est-on pas allé jusqu’à m’accuser d’avoir, au caféLamblin, introduit un couvert d’argent dans la poche d’unétudiant ? J’aurai plus tard l’occasion de revenir surquelques-unes de ces calomnies dans plusieurs chapitres des volumessuivants, où je mettrai au grand jour les moyens de la police, sonaction, ses mystères ; enfin tout ce qui m’a été dévoilé,…tout ce que j’ai su.

L’engagement que j’avais pris n’était pasaussi facile à remplir que l’on pourrait le croire. À la vérité,j’avais connu une foule de malfaiteurs, mais, incessamment déciméepar les excès de tous genres, par la justice, par l’affreux régimedes bagnes et des prisons, par la misère, cette hideuse générationavait passé avec une inconcevable rapidité ; une générationnouvelle occupait la scène, et j’ignorais jusqu’aux noms desindividus qui la composaient : je n’étais pas même au fait desnotabilités. Une multitude de voleurs exploitaient alors lacapitale, et il m’aurait été impossible de fournir la plus minceindication sur les principaux d’entre eux ; il n’y avait quema vieille renommée qui pût me mettre à même d’avoir desintelligences dans l’état-major de ces Bédouins de notrecivilisation ; elle me servit, je ne dirai pas au-delà, maisautant que je pouvais le désirer. Il n’arrivait pas un voleur à laForce qu’il ne s’empressât de rechercher ma compagnie ; nem’eût-il jamais vu, pour se donner du relief aux yeux descamarades, il tenait à amour-propre de paraître avoir été lié avecmoi. Je caressais cette singulière vanité ; par ce moyen, jeme glissai insensiblement sur la voie des découvertes ; lesrenseignements me vinrent en abondance, et je n’éprouvai plusd’obstacles à m’acquitter de ma mission.

Pour donner la mesure de l’influence quej’exerçais sur l’esprit des prisonniers, il me suffira de dire queje leur inoculais à volonté mes opinions, mes affections, mesressentiments ; ils ne pensaient et ne juraient que parmoi : leur arrivait-il de prendre en grippe un de nosco-détenus, parce qu’ils croyaient voir en lui ce qu’on appelle unmouton, je n’avais qu’à répondre de lui, il étaitréhabilité sur-le-champ. J’étais à la fois un protecteur puissantet un garant de la franchise quand elle était suspectée. Le premierdont je me rendis ainsi caution était un jeune homme que l’onaccusait d’avoir servi la police, en qualité d’agent secret. Onprétendait qu’il avait été à la solde de l’inspecteur généralVeyrat, et l’on ajoutait qu’allant au rapport chez ce chef, ilavait enlevé le panier à l’argenterie… Voler chez l’inspecteur, cen’était pas là le mal, mais aller au rapport !… Tel étaitpourtant le crime énorme imputé à Coco Lacour, aujourd’huimon successeur. Menacé par toute la prison, chassé, rebuté,maltraité, n’osant plus même mettre le pied dans les cours, où ilaurait été infailliblement assommé, Coco vint solliciter maprotection, et pour mieux me disposer en sa faveur, il commença parme faire des confidences dont je sus tirer parti. D’abordj’employai mon crédit à lui faire faire sa paix avec les détenus,qui abandonnèrent leurs projets de vengeance ; on ne pouvaitlui rendre un plus signalé service. Coco, autant par reconnaissanceque par désir de parler, n’eût bientôt plus rien de caché pour moi.Un jour, il venait de paraître devant le juge d’instruction :« Ma foi, dit-il à son retour, je joue de bonheur,… aucun desplaignants ne m’a reconnu : cependant, je ne me regarde pascomme sauvé ; il y a par le monde un diable de portier à quij’ai volé une montre d’argent : comme j’ai été obligé decauser long-temps avec lui, mes traits ont dû se graver dans samémoire ; et s’il était appelé, il pourrait bien se fairequ’il y eût du déchet à la confrontation ; d’ailleurs,ajouta-t-il, par état, les portiers sont physionomistes. »L’observation était juste ; mais je fis observer à Coco qu’iln’était pas présumable que l’on découvrît cet homme, et quevraisemblablement il ne se présenterait jamais de lui-même, puisquejusqu’alors il avait négligé de le faire ; afin de leconfirmer dans cette opinion, je lui parlai de l’insouciance ou dela paresse de certaines gens, qui n’aiment pas à se déplacer. Ceque je dis du déplacement amena Coco à nommer le quartier danslequel habitait le propriétaire de la montre : s’il m’avaitindiqué la rue et le numéro, je n’aurais eu plus rien à désirer. Jeme gardai bien de demander un renseignement si complet, c’eût étéme trahir ; et puis la donnée pour l’investigation me semblaitsuffisante : je l’adressai à M. Henry, qui mit encampagne ses explorateurs. Le résultat des recherches fut tel queje l’avais prévu ; on déterra le portier, et Coco, confrontéavec lui, fut accablé par l’évidence. Le tribunal le condamna àdeux ans de prison.

À cette époque, il existait à Paris une bandede forçats évadés, qui commettaient journellement des vols, sansqu’il y eût espoir de mettre un terme à leurs brigandages.Plusieurs d’entre eux avaient été arrêtés et absous faute depreuves : opiniâtrement retranchés dans la dénégation, ilsbravaient depuis long-temps la justice, qui ne pouvait leur opposerni le flagrant délit ni des pièces de conviction ; pour lessurprendre nantis il aurait fallu connaître leur domicile, et ilsétaient si habiles à le cacher, qu’on n’était jamais parvenu à ledécouvrir. Au nombre de ces individus était un nommé France, ditTormel, qui en arrivant à la Force, n’eut rien de pluspressé que de me faire demander dix francs pour passer à lapistole : j’étais tout aussi pressé de les lui envoyer. Dèslors il vint me rejoindre, et comme il était touché du procédé, iln’hésita pas à me donner toute sa confiance. Au moment de sonarrestation, il avait soustrait deux billets de mille francs auxrecherches des agents de police, il me les remit, en me priant delui avancer de l’argent au fur et à mesure de ses besoins.« Tu ne me connais pas, me dit-il, mais les billetsrépondent ; je te les confie, parce que je sais qu’ils sontmieux dans tes mains que dans les miennes : plus tard nous leschangerons, aujourd’hui ça serait louche, il vaut mieuxattendre. » Je fus de l’avis de France, et, suivant qu’il ledésirait, je lui promis d’être son banquier : je ne risquaisrien.

Arrêté pour vol avec effraction, chez unmarchand de parapluies du passage Feydeau, France avait étéinterrogé plusieurs fois, et constamment il avait déclaré n’avoirpoint de domicile. Pourtant la police était instruite qu’il enavait un ; et elle était d’autant plus intéressée à leconnaître, qu’elle avait presque la certitude d’y trouver desinstruments à voleurs, ainsi qu’un dépôt d’objets volés. C’eût étélà une découverte de la plus haute importance, puisqu’alors onaurait eu des preuves matérielles. M. Henry me fit dire qu’ilcomptait sur moi pour arriver à ce résultat : je manœuvrai enconséquence, et je sus bientôt qu’au moment de son arrestation,France occupait, au coin de la rue Montmartre et de la rueNotre-Dame-des-Victoires, un appartement loué au nom d’unereceleuse appelée Joséphine Bertrand.

Ces renseignements étaient positifs ;mais il était difficile d’en faire usage sans me compromettrevis-à-vis de France, qui, ne s’étant ouvert qu’à moi seul, nepourrait soupçonner que moi de l’avoir trahi : je réussiscependant, et il se doutait si peu que j’eusse abusé de son secret,qu’il me racontait toutes ses inquiétudes, à mesure que sepoursuivait l’exécution du plan que j’avais concerté avecM. Henry. Du reste, la police s’était arrangée de telle sorte,qu’elle semblait n’être guidée que par le hasard : voicicomment elle s’y prit.

Elle mit dans ses intérêts un des locatairesde la maison qu’avait habitée France ; ce locataire fitremarquer au propriétaire que depuis environ trois semaines onn’apercevait plus aucun mouvement dans l’appartement de MadameBertrand : c’était donner l’éveil et ouvrir le champ auxconjectures. On se souvint d’un individu qui allait et venaithabituellement dans cet appartement ; on s’étonna de ne plusle rencontrer ; on parla de son absence, le mot de disparitionfut prononcé, d’où la nécessité de faire intervenir le commissaire,puis l’ouverture en présence de témoins ; puis la découverted’un grand nombre d’objets volés dans le quartier, et, enfin, lasaisie des instruments dont on s’était servi pour consommer lesvols. Il s’agissait maintenant de savoir ce qu’était devenueJoséphine Bertrand : on alla chez les personnes qu’elle avaitindiquées pour les informations lorsqu’elle était venue louer, maison ne put rien apprendre sur le compte de cette femme ;seulement on sut qu’une fille Lambert, qui lui avait succédé dansle logement de la rue Montmartre, venait d’être arrêtée ; etcomme cette fille était connue pour la maîtresse de France, on enavait conclu que les deux individus devaient avoir un gîte commun.France fut en conséquence conduit sur les lieux : reconnu partous les voisins, il prétendit qu’il y avait méprise de leurpart ; mais les jurés devant qui il fut amené en décidèrentautrement, et il fut condamné à huit ans de fers.

France une fois convaincu, on put aisément seporter sur les traces de ses affiliés : deux des principauxétaient les nommés Fossard et Legagneur. On se fût emparé d’eux,mais la lâcheté et la maladresse des agents les firent échapper auxrecherches que je dirigeais. Le premier était un homme d’autantplus dangereux, qu’il excellait dans la fabrication des faussesclefs. Depuis quinze mois, il semblait défier la police, lorsqu’unjour j’appris qu’il demeurait chez un perruquier Vieille rue duTemple, en face de l’égout. L’arrêter hors de chez lui était choseà peu près impossible, attendu qu’il était fort habile à sedéguiser, et qu’il devinait un agent de plus de deux centspas ; d’un autre côté, il valait bien mieux le saisir aumilieu de l’attirail de sa profession et des produits de seslabeurs. Mais l’expédition présentait des obstacles ; Fossard,quand on frappait à la porte, ne répondait jamais, et il étaitprobable qu’en cas de surprise, il s’était ménagé une issue et desfacilités pour gagner les toits. Il me parut que le seul moyen des’emparer de lui, c’était de profiter de son absence pours’introduire et s’embusquer dans son logement. M. Henry fut demon avis : on fit crocheter la porte en présence d’uncommissaire, et trois agents se placèrent dans un cabinet contigu àl’alcôve. Près de soixante et douze heures se passèrent sans quepersonne arrivât : à la fin du troisième jour, les agents,dont les provisions étaient épuisées, allaient se retirer,lorsqu’ils entendirent mettre une clef dans la serrure :c’était Fossard qui rentrait. Aussitôt deux des agents,conformément aux ordres qu’il avaient reçus, s’élancent du cabinetet se précipitent sur lui ; mais Fossard s’armant d’un couteauqu’ils avaient oublié sur la table, leur fit une si grande peur,qu’ils lui ouvrirent eux-mêmes la porte que leur camarade avaitfermée ; après les avoir mis à son tour sous clef, Fossarddescendit tranquillement l’escalier, laissant aux trois agents toutle loisir nécessaire pour rédiger un rapport auquel il ne manquaitrien, si ce n’est la circonstance du couteau, que l’on se gardabien de mentionner. On verra dans la suite de ces Mémoires comment,en 1814, je parvins à arrêter Fossard ; et les particularitésde cette expédition ne sont pas les moins curieuses de cerécit.

Avant d’être transféré à la Conciergerie,France, qui n’avait pas cessé de croire à mon dévouement, m’avaitrecommandé l’un de ses amis intimes : c’était Legagneur,forçat évadé, arrêté rue de la Mortellerie, au moment où ilexécutait un vol à l’aide de fausses clefs, cet homme privé deressources par suite du départ de son camarade, songea à retirer del’argent qu’il avait déposé chez un receleur de la rueSaint-Dominique, au Gros-Caillou. Annette, qui venait me voir trèsassidûment à la Force, et me secondait quelquefois avec beaucoupd’adresse dans mes recherches, fut chargée de la commission ;mais, soit méfiance, soit volonté de s’approprier le dépôt, lereceleur accueillit fort mal la messagère, et comme elle insistait,il alla jusqu’à la menacer de la faire arrêter. Annette revint nousannoncer qu’elle avait échoué dans sa démarche. À cette nouvelle,Legagneur voulait dénoncer le receleur : cette résolutionn’était que l’effet d’un premier mouvement de colère. Devenu pluscalme, Legagneur jugea plus convenable d’ajourner sa vengeance, etsurtout de se la rendre profitable. « Si je le dénonce, medit-il, non seulement il ne m’en reviendra rien, mais il peut sefaire qu’on ne le trouve pas en défaut, j’aime mieux attendre à masortie, je saurai bien le faire chanter(contribuer). »

Legagneur n’ayant plus d’espoir en sonreceleur, se détermina à écrire à deux de ses complices, Margueritet Victor Desbois, qui étaient des voleurs en renom :convaincu de cette vérité bien ancienne, que les petits présentsentretiennent l’amitié, en échange des secours qu’il demandait, illeur envoya quelques empreintes de serrures qu’il avait prises pourson usage particulier. Legagneur eut encore recours àl’intermédiaire d’Annette ; elle trouva les deux amis rue desDeux-Ponts, dans un misérable entresol, espèce de taudis où ils nese rendaient jamais sans avoir pris auparavant toutes leursprécautions. Ce n’était pas là leur demeure. Annette, à qui j’avaisrecommandé de faire tout ce qui dépendrait d’elle pour laconnaître, eut le bon esprit de ne pas les perdre de vue. Elle lessuivit pendant deux jours sous des déguisements différents, et, letroisième, elle put m’affirmer qu’ils couchaient petite rueSaint-Jean, dans une maison ayant issue sur des jardins.M. Henry, à qui je ne laissai pas ignorer cette circonstance,prescrivit toutes les mesures qu’exigeait la nature de la localité,mais ses agents ne furent ni plus braves ni plus adroits que ceux àqui Fossard avait échappé. Les deux voleurs se sauvèrent par lesjardins, et ce ne fut que plus tard que l’on parvint à les arrêterrue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel.

Legagneur ayant été à son tour conduit à laConciergerie, fut remplacé dans ma chambre par le fils d’unmarchand de vin de Versailles, le nommé Robin, qui, lié avec tousles escrocs de la capitale, me donna par forme de conversation, lesrenseignements les plus complets, tant sur leurs antécédents quesur leur position actuelle et leurs projets. Ce fut lui qui mesignala comme forçat évadé le prisonnier Mardargent, quin’était retenu que comme déserteur. Celui-ci avait été condamné àvingt-quatre ans de fers. Il avait vécu dans le bagne ; àl’aide de mes notes et de mes souvenirs, nous fûmes promptement enpays de connaissance ; il crut, et il ne se trompait pas, queje serais joyeux de retrouver d’anciens compagnonsd’infortune ; il m’en indiqua plusieurs parmi les détenus, etje fus assez heureux pour faire réintégrer aux galères bon nombrede ces individus, que la justice, à défaut de preuves suffisantes,aurait peut-être lancés de nouveau dans la circulation sociale.Jamais on n’avait fait de plus importantes découvertes que cellesqui marquèrent mon début dans la police : à peine m’étais-jeenrôlé dans cette administration, et déjà j’avais fait beaucouppour la sûreté de la capitale et même pour celle de la Franceentière. Raconter tous mes succès en ce genre, ce serait abuser dela patience des lecteurs ; cependant je ne crois pas devoirpasser sous silence une aventure qui précéda de peu de mois masortie de prison.

Une après-midi, il se manifesta quelquetumulte dans la cour ; il s’y livrait un furieux combat àcoups de poings. À pareille heure, c’était un événement fortordinaire, mais cette fois il y avait autant à s’en étonner qued’un duel entre Oreste et Pilade. Les deux champions, Blignon etCharpentier, dit Chante-à-l’heure, étaient connus pourvivre dans cette intimité révoltante qui n’a pas même d’excuse dansla plus rigoureuse claustration. Une rixe violente s’était engagéeentre eux ; on prétendait que la jalousie les avaitdésunis : quoi qu’il en soit, lorsque l’action eut cessé,Chante-à-l’heure, couvert de contusions, entra à lacantine pour se faire bassiner ; je faisais alors ma partie depiquet. Chante-à-l’heure, irrité de sa défaite, ne sepossédait plus ; bientôt l’eau-de-vie du pansement qu’ilbuvait sans s’en apercevoir, l’animant encore, il se trouva danscette situation d’esprit où les épanchements deviennent unbesoin.

– « Mon ami, me dit-il, car tu esmon ami, toi…, vois-tu comme il m’a arrangé, ce gueux deBlignon ?… mais il ne le portera pas en paradis !…

– » Laisse tout cela, luirépartis-je, il est plus fort que toi,… il faut prendre ton parti.Quand tu te ferais assommer une seconde fois ?

– » Oh ! ce n’est pas ça que jeveux dire !… Si je voulais, il ne battrait plus personne, nimoi, ni d’autres. On sait ce que l’on sait !…

– » Eh ! que sais-tu ?m’écriai-je, frappé du ton dont il avait prononcé ces derniersmots.

– » Oui, oui, repritChante-à-l’heure, toujours plus exaspéré, il a bien faitde me pousser à bout ; je n’aurais qu’à jaspiner(jaser)… Il serait bientôt fauché (guillotiné).

– » Eh ! tais-toi donc, luidis-je en affectant d’être incrédule ; vous êtes tous tailléssur le même patron ; quand vous en voulez à quelqu’un, ondirait qu’il n’y a qu’à souffler sur sa tête pour la fairetomber.

– » Tu crois ça, s’écriaChante-à-l’heure, en frappant du poing sur la table ;et si je te disais qu’il a escarpé une largue (assassinéune femme) !

– » Pas si haut,Chante-à-l’heure, pas si haut, lui dis-je, en me mettantmystérieusement un doigt sur la bouche. Tu sais bien qu’à laLorcefée (la Force) les murs ont des oreilles. Il nes’agit pas de servir de belle (dénoncer à faux) uncamarade.

– » Qu’appelles-tu servir debelle, répliqua-t-il, plus irrité à mesure que je feignais devouloir l’empêcher de parler, quand je te dis qu’il ne tient qu’àmoi de lui donner un redoublement de fièvre (révéler unnouveau fait à charge).

– » Tout cela est bon, repris-je,mais pour faire mettre un homme sur la planche au pain(traduire devant la cour d’assises), il faut des preuves !

– » Des preuves, est-ce que leboulanger (le diable) en manque jamais ?… Écoute… tuconnais bien la marchande d’asticots qui se tient au bas du pontNotre-Dame ?

– » Une ancienne ogresse(femme qui loue des effets aux filles), la maîtresse de Chatonnet,la femme du bossu. – Tout juste ! – Eh bien !il y a trois mois que Blignon et moi nous étions àbouffarder tranquillement dans un estaminet de la ruePlanche-Mibray, lorsqu’elle vint nous y trouver. « Il y agras, nous dit-elle, et pas loin d’ici, rue de la Sonnerie !Puisque vous êtes de bons enfants, je veux vous l’enseigner. C’estune vieille femme qui reçoit de l’argent pour beaucoup demonde ; il y a des jours qu’elle a quinze et vingt millefrancs, or ou billets ; comme elle rentre souvent à lasorgue (à la nuit), il faudrait lui couper le cou et la f…à la rivière, après avoir poissé ses philippes (pris sonargent). » D’abord qu’elle nous a fait la proposition, nous nevoulions pas en entendre parler, parce que nous ne faisons pasl’escarpe (l’assassinat), mais cette emblémeuse nous atant tourmentés, en nous répétant qu’il y avait gras(beaucoup d’argent), et que d’ailleurs il n’y avait pas grand mal àétourdir (tuer) une vieille femme, que nous nous sommeslaissés aller. On tomba d’accord que la marchande d’asticots nousavertirait du jour et du moment favorables. Ça me contrariaitpourtant de m’enflaquer là-dedans, parce que, vois-tu,quand on n’est pas habitué à faire la chose, ça fait toujours uneffet. Enfin, n’importe, tout était convenu, lorsque le lendemain,aux Quatre-Cheminées, près de Sèvres, nous avons rencontréVoivenel avec un autre grinche (voleur). Blignon leur aparlé de l’affaire, mais en témoignant qu’il avait de la répugnancepour le crime. Alors ils proposèrent de nous donner un coup demain, si toutefois nous y consentions. – Volontiers, réponditBlignon, quand il y en a pour deux, il y en a pour quatre. Voilàdonc qu’est décidé, ils devaient être de mèche (decomplicité) avec nous. Depuis ce jour le camarade de Voivenel étaittoujours sur notre dos ; il n’aspirait qu’au moment. Enfin lamarchande d’asticots nous fait prévenir ; c’était le 30décembre. Il faisait du brouillard. C’est pour aujourd’hui, me ditBlignon. Vous me croirez si vous le voulez, foi de grinche, j’avaisenvie de ne pas y aller, mais entraîné, je suivis la vieille avecles autres, et, le soir, au moment où, sa recette terminée, ellesortait de chez un M. Rousset, loueur de carrosses, dans lecul-de-sac de la Pompe, nous l’avons expédiée. C’est l’ami deVoivenel qui l’a chourinée (frappée à coups de couteau),pendant que Blignon, après l’avoir entortillée dans son mantelet,la tenait par-derrière. Il n’y a que moi qui ne m’en suis pas mêlé,mais j’ai tout vu puisqu’ils m’avaient planté à faire legaf (le guet), et j’en sais assez pour faire gerber àla passe (guillotiner) ce gueux de Blignon. »

Chante-à-l’heure me raconta en détailet avec une rare insensibilité toutes les circonstances de cemeurtre. J’entendis jusqu’au bout ce récit abominable, faisant àchaque instant d’incroyables efforts pour cacher monindignation : chaque parole qu’il prononçait était de nature àfaire dresser les cheveux de l’homme le moins susceptibled’émotions. Quand ce scélérat eut achevé de me retracer avec unehorrible fidélité les angoisses de la victime, je l’engageai denouveau à ne pas perdre son ami Blignon ; mais, en même temps,je jetai habilement de l’huile sur le feu, que je semblais vouloiréteindre. Je me proposais d’amener Chante-à-l’heure àfaire de sang-froid à l’autorité l’horrible révélation à laquellel’avait poussé la colère. Je désirais en outre pouvoir fournir à lajustice les moyens de conviction qui lui étaient nécessaires pourfrapper les assassins. Il y avait beaucoup à éclaircir. Peut-êtreChante-à-l’heure ne m’avait-il fait qu’une fable qui luiaurait été suggérée par le vin et l’esprit de vengeance. Quoi qu’ilen soit, je fis à M. Henry un rapport, dans lequel je luiexposais mes doutes, et bientôt il me fit savoir que le crime queje lui dénonçais n’était que trop réel. M. Henry m’engageaiten même temps à faire en sorte de lui procurer des renseignementsprécis sur toutes les circonstances qui avaient précédé et suivil’assassinat, et dès le lendemain je dressai mes batteries pour lesobtenir. Il était difficile de faire arrêter les complices sans quel’on pût soupçonner d’où partait le coup ; dans cette occasioncomme dans beaucoup d’autres, le hasard se mit de moitié avec moi.Le jour venu, j’allai éveiller Chante-à-l’heure qui,encore malade de la veille, ne put se lever ; je m’assis surson lit, et lui parlai de l’état complet d’ivresse dans lequel jel’avais vu, ainsi que des indiscrétions qu’il avait commises :le reproche parut l’étonner ; je lui répétai un ou deux motsde l’entretien que j’avais eu avec lui, sa surprise redoubla ;alors il me protesta qu’il était impossible qu’il eut tenu unpareil langage, et soit qu’effectivement il eut perdu la mémoire,soit qu’il se défiât de moi, il essaya de me persuader qu’iln’avait pas le moindre souvenir de ce qui s’était passé. Qu’ilmentît ou non, je saisis cette assertion avec avidité, et j’enprofitai pour dire à Chante-à-l’heure qu’il ne s’était pasborné à me raconter confidentiellement toutes les circonstances del’assassinat, mais encore qu’il les avait exposées à haute voixdans le chauffoir, en présence de plusieurs détenus qui avaienttout aussi bien entendu que moi. – « Ah ! malheureuxque je suis, s’écria-t-il, en montrant la plus grandeaffliction : qu’ai-je fait ? À présent comment me tirerde là ? – Rien de plus aisé, lui répondis-je, si l’on tequestionne au sujet de la scène d’hier, tu diras : ma foi,quand je suis ivre, je suis capable de tout, surtout si j’en veux àquelqu’un, je ne sais pas ce que je n’inventerais pas. »

Chante-à-l’heure prit le conseil pourargent comptant. Le même jour, un nommé Pinson qui passaitpour un mouton fut conduit de la Force à la préfecture depolice : cette translation ne pouvait s’effectuer plus àpropos ; je m’empressai de l’annoncer àChante-à-l’heure, en ajoutant que tous les prisonnierspensaient que Pinson n’était extrait que parce qu’il allait fairequelques révélations. À cette nouvelle, il parut consterné.« Était-il dans le chauffoir ? me demanda-t-ilaussitôt ; je lui dis que je n’y avais pas faitattention. » Alors il me communiqua plus franchement sesalarmes, et j’obtins de lui de nouveaux renseignements qui,transmis sur-le-champ à M. Henry, firent tomber sous la mainde la police tous les complices de l’assassinat, parmi lesquels lamarchande d’asticots et son mari. Les uns et les autres furent misau secret ; Blignon et Chante-à-l’heure,dans le bâtiment neuf ; la marchande d’asticots, son mari,Voivenel et le quatrième assassin dans l’infirmerie, où ilsrestèrent très long-temps. La procédure s’instruisit, et je ne m’enoccupai plus : elle n’eut aucun résultat, parce qu’elle avaitété mal commencée dès le principe ; les accusés furentabsous.

Mon séjour, tant à Bicêtre qu’à la Force,embrasse une durée de vingt et un mois, pendant laquelle il ne sepassa pas de jours que je ne rendisse quelque importantservice ; je crois que j’aurais été un moutonperpétuel, tant on était loin de supposer la moindreconnivence entre les agents de l’autorité et moi. Les concierges etles gardiens ne se doutaient même pas de la mission qui m’étaitconfiée. Adoré des voleurs, estimé des bandits les plus déterminés,car ces gens-là ont aussi un sentiment qu’ils appellent del’estime, je pouvais compter en tout temps sur leurdévouement : tous se seraient fait hacher pour moi ; cequi le prouve c’est qu’à Bicêtre le nommé Mardargent, dontj’ai déjà parlé, s’est battu plusieurs fois contre des prisonniersqui avaient osé dire que je n’étais sorti de la Force que pourservir la police. Coco-Latour et Goreau, détenus dans la mêmemaison comme voleurs incorrigibles, ne prirent pas ma défense avecmoins de générosité. Alors, peut-être, auraient-ils eu quelqueraison de me taxer d’ingratitude puisque je ne les ai pas plusménagés que les autres, mais le devoir commandait ; qu’ilsreçoivent aujourd’hui le tribut de ma reconnaissance, ils ont plusconcouru qu’ils ne pensent aux avantages que la société a puretirer de mes services.

M. Henry ne laissa pas ignorer au préfetde police les nombreuses découvertes qui étaient dues à masagacité. Ce fonctionnaire, à qui il me représenta comme un hommesur qui l’on pouvait compter, consentit enfin à mettre un terme àma détention. Toutes les mesures furent prises pour que l’on necrût pas que j’eusse recouvré ma liberté. On vint me chercher à laForce, et l’on m’emmena sans négliger aucune des précautions lesplus rigoureuses : on me mit les menottes, et je montai dansla cariole d’osier, mais il était convenu que je m’évaderais enroute ; et en effet je m’évadai. Le même soir toute la policeétait à ma recherche. Cette évasion fit grand bruit, surtout à laForce, où mes amis la célébrèrent par des réjouissances : ilsburent à ma santé et me souhaitèrent un bon voyage !

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