Mémoires de Vidocq – Tome II

CHAPITRE XXXI

Une rafle à laCourtille. – La Croix-Blanche. – il est avéré que je suis unmouchard. – Opinion du peuple sur mes agents. – Précis sur labrigade de sûreté. – 772 arrestations. – Conversion d’un grandpécheur. – Biographie de Coco-Lacour. – M. Delavau et le troumadame. – Enterrinement de mes lettres de grâce. – Coup-d’œil surla suite de ces mémoires. – Je puis parler, je parlerai.

À l’époque de l’arrestation de Fossard, labrigade de sûreté existait déjà, et depuis 1812, époque à laquelleelle fut créée, je n’étais plus agent secret. Le nom de Vidocqétait devenu populaire, et beaucoup de gens pouvaient l’appliquer àune figure qui était la mienne. La première expédition qui m’avaitmis en évidence, avait été dirigée contre les principaux lieux derassemblement de la Courtille. Un jour M. Henry ayant exprimél’intention d’y faire une rafle chez Dénoyez, c’est-à-dire, dans laguinguette la plus fréquentée par les tapageurs et les mauvaissujets de toute espèce, M. Yvrier, l’un des officiers de paixprésents, observa que pour exécuter cette mesure, ce ne serait pasassez d’un bataillon. « Un bataillon, m’écriai-je aussitôt, etpourquoi pas la grande armée ? Quant à moi, continuai-je,qu’on me donne huit hommes et je réponds du succès. » On a vuque M. Yvrier est fort irritable de son naturel, il se fâchatout rouge, et prétendit que je n’avais que du babil.

Quoi qu’il en soit, je maintins maproposition, et l’on me donna l’ordre d’agir. La croisade quej’allais entreprendre était dirigée contre des voleurs, des évadés,et bon nombre de déserteurs des bataillons coloniaux. Après avoirfait ample provision de menottes, je partis avec deux auxiliaireset huit gendarmes. Arrivé chez Dénoyez, suivi de deux de cesderniers, j’entre dans la salle ; j’invite les musiciens àfaire silence, ils obéissent ; mais bientôt se fait entendreune rumeur à laquelle succède le cri réitéré de à la porte, àla porte. Il n’y a pas de temps à perdre, il faut imposer auxvociférateurs, avant qu’ils s’échauffent au point d’en venir à desvoies de fait. Sur-le-champ j’exhibe mon mandat et au nom de laloi, je somme tout le monde de sortir, les femmes exceptées. On fitquelque difficulté d’obtempérer à l’injonction ; cependant aubout de quelques minutes, les plus mutins se résignèrent, et l’onse mit en train d’évacuer. Alors je me postai au passage, et dèsque je reconnaissais un ou plusieurs des individus que l’oncherchait, avec de la craie blanche je les marquais d’une croix surle dos : c’était un signe pour les désigner aux gendarmes quiles attendant à l’extérieur, les arrêtaient, et les attachaient aufur et à mesure qu’ils sortaient. On se saisit de la sorte detrente-deux de ces misérables, dont on forma un cordon qui futconduit au plus prochain corps de garde, et de là à la préfecturede police.

La hardiesse de ce coup de main fit du bruitparmi le peuple qui fréquente les barrières ; en peu de tempsil fut avéré pour tous les escrocs et autres méchants garnementsqu’il y avait par le monde un mouchard qui s’appelaitVidocq. Les plus crânes d’entre eux se promirent de metuer à la première rencontre. Quelques-uns tentèrentl’aventure ; mais ils furent repoussés avec perte, et leséchecs qu’ils éprouvèrent me firent une telle renommée de terreur,qu’à la longue elle rejaillit sur tout les individus de mabrigade : il n’y avait pas de criquet parmi eux qui ne passâtpour un Alcide : c’était au point qu’oubliant de qui ils’agissait je me sentais presque le frisson, lorsque des gens dupeuple sans me connaître, s’entretenaient en ma présence, ou de mesagents ou de moi. Nous étions tous des colosses : le vieuxde la montagne inspirait moins d’effroi, les séides n’étaientni plus dévoués, ni plus terribles. Nous cassions bras etjambes ; rien ne nous résistait ; et nous étions partout.J’étais invulnérable ; d’autres prétendaient que j’étaiscuirassé des pieds à la tête, ce qui revient au même quand on n’estpas réputé peureux.

La formation de la brigade suivit de fort prèsl’expédition de la Courtille. J’eus d’abord quatre agents, puissix, puis dix, puis douze. En 1817 je n’en avais pas davantage, etcependant avec cette poignée de monde, du 1er janvier au31 décembre, j’effectuai sept cent soixante-douze arrestations ettrente-neuf perquisitions ou saisies d’objets volés [8]

Assassins ou meurtriers : 15

Voleurs avec attaques ou par violences : 5

Voleurs avec effraction, escalade ou faussesclefs : 108

Voleurs dans les maisons garnies : 12

Voleurs à la détourne et au bonjour : 126

Voleurs à la tire et filous : 73

Voleurs à la gêne et au flouant : 17

Receleurs nantis d’objets volés : 38

Évadés des fers ou des prisons : 14

Forçats libérés ayant rompu leur ban : 43

Faussaires, escrocs, prévenus d’abus deconfiance : 46

Vagabonds, voleurs renvoyés de Paris : 229

En vertu de mandats de Son Excellence : 46

Perquisitions et saisies d’objets volés :39

TOTAL : 811].

Du moment où les voleurs surent que je devaisêtre appelé aux fonctions d’agent principal de la police de sûreté,ils se crurent perdus. Ce qui les inquiétait le plus, c’était de mevoir entouré d’hommes qui, ayant vécu et travaillé aveceux, les connaissaient tous. Les captures que je fis en 1813n’étaient pas encore aussi nombreuses qu’en 1817, mais elles lefurent assez pour augmenter leurs alarmes. En 1814 et 1815, unessaim de voleurs parisiens, libérés des pontons anglais, où ilsétaient prisonniers, revint dans la capitale, où ils ne tardèrentpas à reprendre leur premier métier : ceux-là ne m’avaientjamais vu, je ne les avais pas vus non plus, et ils se flattaientd’échapper facilement à ma surveillance ; aussi à leur débutfurent-ils d’une activité et d’une audace prodigieuses. En une nuitseulement, il y eut au faubourg Saint-Germain dix vols avecescalade et effraction ; pendant plus de six semaines, onn’entendit parler que de hauts faits de ce genre. M. Henry,désespéré de ne trouver aucun moyen de réprimer ce brigandage,était constamment aux aguets, et je ne découvrais rien. Enfin,après bien des veilles, un ancien voleur que j’arrêtai, me fournitquelques indices, et en moins de deux mois, je parvins à mettresous la main de la justice une bande de vingt-deux voleurs, une devingt-huit, une troisième de dix-huit, et quelques autres de douze,de dix, de huit, sans compter les isolés, et bon nombre derecéleurs qui allèrent grossir la population des bagnes. Ce fut àcette époque que l’on m’autorisa à recruter ma brigade de quatrenouveaux agents, pris parmi les voleurs qui avaient eu l’avantagede connaître les nouveaux débarqués avant leur départ.

Trois de ces vétérans, les nommésGoreau, Florentin, et Coco-Lacour,depuis long-temps détenus à Bicêtre, demandaient avec instance àêtre employés, ils se disaient tout-à-fait convertis, et juraientde vivre désormais honnêtement du produit de leur travail,c’est-à-dire du traitement que leur allouerait la police. Ilsétaient entrés dès l’enfance dans la carrière du crime ; jepensais que s’ils étaient fermement décidés à changer de conduite,personne ne serait plus à même qu’eux de rendre d’importantsservices ; j’appuyai donc leur demande, et bien que, pour lesretenir, on m’opposât la crainte des récidives, auxquelles les deuxderniers surtout étaient sujets, à force de sollicitations et dedémarches, motivées sur l’utilité dont ils pouvaient être, j’obtinsqu’ils fussent mis en liberté. Coco-Lacour, contre lequel on étaitle plus prévenu, parce qu’étant agent secret, on lui avait imputé àtort ou à raison, l’enlèvement de l’argenterie de l’inspecteurgénéral Veyrat, est le seul qui ne m’ait pas donné lieu de merepentir d’avoir en quelque sorte répondu de lui. Les deux autresme forcèrent bientôt à les expulser : j’ai su depuis qu’ilsavaient subi une nouvelle condamnation à Bordeaux. Quant à Coco, ilme parut qu’il tiendrait parole et je ne me trompai pas. Comme ilavait beaucoup d’intelligence et un commencement d’instruction, jele distinguai et j’en fis mon secrétaire. Plus tard, à l’occasionde quelques remontrances que je lui fis, il donna sa démission,avec deux de ses camarades, Decostard, ditProcureur, et un nommé Chrétien. Aujourd’hui queCoco-Lacour est à la tête de la police de sûreté, en attendantqu’il publie ses mémoires, peut-être sera-t-il intéressant demontrer par quelles vicissitudes il a dû passer avant d’arriver auposte que j’ai occupé si long-temps. Il y a dans sa vie bien desmotifs d’être indulgent à son égard, et dans son amendement radicalsous les rapports capitaux de puissantes raisons de ne jamaisdésespérer qu’un homme perverti vienne enfin à résipiscence. Lesdocuments d’après lesquels je vais esquisser les principaux traitsde l’histoire de mon successeur sont des plus authentiques. Voicid’abord quelles traces de son existence, il a laissées à lapréfecture de police ; j’ouvre les registres desûreté, et je transcris :

« Lacour, Marie-Barthélemy, âgéde onze ans, demeurant rue du Lycée, écroué à la Force le 9 ventôsean IX, comme prévenu de tentative de vol ; et onze joursaprès, condamné à un mois de prison par le tribunalcorrectionnel.

» Le même, arrêté le 2 prairialsuivant, et reconduit de nouveau à La Force, comme prévenu de volde dentelles dans une boutique. Mis en liberté ledit jour parl’officier de police judiciaire du 2earrondissement.

» Le même, enfermé à Bicêtre le23 thermidor an X, par ordre de M. le préfet ; mis enliberté le 28 pluviôse an XI, et conduit à la préfecture.

» Le même, entré à Bicêtre le 6germinal an XI, par ordre du préfet ; remis à la gendarmeriele 22 floréal suivant, pour être conduit au Havre.

» Le même, âgé de dix-sept ans,filou connu, déjà plusieurs fois arrêté comme tel, enrôlévolontairement à Bicêtre, en juillet 1807, pour servir dans lestroupes coloniales ; remis le 31 dudit mois à la gendarmeriepour être conduit à sa destination. Évadé de l’île de Ré dans lamême année.

» Le même Lacour ditCoco, (Barthélemy) ou Louis, Barthélemy, âgé de21 ans, né à Paris, commissionnaire en bijoux, demeurant faubourgSaint-Antoine, n° 297. Conduit à la Force le 1erdécembre 1809, comme prévenu de vol ; condamné à deux ans deprison par jugement du tribunal correctionnel le 18 janvier 1810,conduit ensuite au ministère de la marine comme déserteur.

» Le même, conduit à Bicêtre le22 janvier 1812, comme voleur incorrigible. Conduit à la préfecturele 3 juillet 1816. »

Lacour dans sa jeunesse a offert un bientriste exemple des dangers d’une mauvaise éducation. Tout ce que jesais de lui depuis sa libération semble démontrer qu’il était néavec un excellent naturel. Malheureusement, il appartenait à desparents pauvres. Son père, tailleur et portier dans la rue duLycée, ne s’occupa pas trop de lui pendant ces premières annéesd’où dépend souvent la destinée des hommes. Je crois même que Cocoresta orphelin en bas-âge. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ilgrandit, pour ainsi dire, sur les genoux de ses voisines, lescourtisanes et les modistes du palaisÉgalité ; comme elles le trouvaient gentil, elle luiprodiguaient des douceurs et des caresses, et lui inculquaient enmême temps ce qu’elles appellent de la malice. Ce furent ces damesqui prirent soin de son enfance ; constamment ellesl’attiraient auprès d’elles : il était leur récréation, leurbijou, et lorsque les devoirs de l’état ne leur laissaient pas leloisir de tant d’innocence, le petit Coco allait dans le jardin semêler à ces groupes de polissons qui, entre le bouchon et latoupie, tiennent l’école mutuelle des tours de passe-passe. Éduquépar des filles, instruit par des apprentis filous, il n’est pasbesoin de dire de quels genres étaient les progrès qu’il fit. Laroute qu’il suivait était semée d’écueils. Une femme qui se croyaitsans doute appelée à lui imprimer une meilleure direction, lerecueillit chez elle : c’était la Maréchal, quitenait une maison de prostitution, place des Italiens. Là Coco futtrès bien nourri, mais sa complaisance était la seule des qualitésmorales que son hôtesse prît à tâche de développer. Il devint trèscomplaisant : il était au service de tout le monde, ets’accommodait à tous les besoins de l’établissement dont lesmoindres détails lui étaient familiers. Cependant le jeune Lacouravait ses jours et ses heures de sortie, il sut, à ce qu’il paraît,les employer, puisque avant sa douzième année il était cité commel’un des plus adroits voleurs de dentelles, et qu’un peu plus tardses arrestations successives lui assignèrent le premier rang parmiles voleurs au bonjour, dits les chevaliersgrimpants. Quatre ou cinq ans de séjour à Bicêtre où, parmesure administrative, il fut enfermé comme voleur dangereux etincorrigible, ne le corrigèrent pas ; mais là du moins, ilapprit l’état de bonnetier, et reçut quelque instruction.Insinuant, flexible, pourvu d’une voix douce et d’un visageefféminé sans être joli, il plut à M. Mulner qui, condamné àseize ans de travaux forcés, avait obtenu la faveur d’attendre àBicêtre l’expiration de sa peine. Ce prisonnier, qui était le frèred’un banquier d’Anvers, ne manquait pas de connaissances :afin de se procurer une distraction, il fit de Coco son élève, etil est à présumer qu’il le poussa avec amour, puisque en très peude temps Coco fut en état de parler et d’écrire sa langue à peuprès correctement. Les bonnes grâces de M. Mulner ne furentpas l’unique avantage que Lacour dut à un extérieur agréable.Durant toute sa captivité, une nommée Élisa l’Allemande,qui était éprise de lui, ne cessa pas de lui prodiguer dessecours : cette fille qui lui sauva véritablement la vie, n’a,dit-on, éprouvé de sa part que de l’ingratitude.

Lacour est un homme dont la taille n’excèdepas cinq pieds deux pouces, il est blond et chauve, a le frontétroit, on pourrait dire humilié, l’œil bleu mais terne, les traitsfatigués, et le nez légèrement aviné à son extrémité : c’estla seule portion de sa figure sur laquelle la pâleur ne soit pasempreinte. Il aime à l’excès la parure et les bijoux, et fait ungrand étalage de chaînes et de breloques ; dans son langage ilaffectionne aussi beaucoup les expressions les plus recherchéesdont il affecte de se servir à tout propos. Personne n’est pluspoli que lui, ni plus humble ; mais au premier coup d’œil ons’aperçoit que ce ne sont pas là les manières de la bonnecompagnie : ce sont les traditions du beau monde, tellesqu’elles peuvent encore arriver dans les prisons, et dans lesendroits que Lacour a dû fréquenter. Il a toute la souplesse desreins qu’il faut pour se maintenir dans les emplois, et de plus,une étonnante facilité de génuflexion. Tartuffe, avec qui il a, dureste, quelque ressemblance, ne s’en acquitterait pas mieux.

Lacour, devenu mon secrétaire, ne put jamaiscomprendre que, pour le decorum de la place qu’iloccupait, sa compagne successivement fruitière et blanchisseuse,depuis qu’elle n’était plus autre chose, ne ferait pas mal dechoisir une industrie un peu plus relevée. Une discussion s’élevaentre nous à ce sujet, et plutôt que de me céder, il préféraabandonner le poste. Il se fit marchand colporteur et vendit desmouchoirs dans les rues. Mais bientôt, rapporte la chronique, il sedonna à la congrégation, et s’enrôla sous la bannière desjésuites : dès lors il fut en odeur de sainteté auprès deMM. Duplessis et Delavau. Lacour a toute la dévotion quidevait le rendre recommandable à leurs yeux. Un fait que je puisattester, c’est qu’à l’époque de son mariage, son confesseur, quitenait les cas réservés, lui ayant infligé une pénitence des plusrigoureuses, il l’accomplit dans toute son étendue. Pendant unmois, se levant à l’aube du jour, il alla les pieds nus de la rueSainte-Anne au Calvaire, seul endroit où il lui fût encore permisde rencontrer sa femme, qui était aussi en expiation.

Après l’avènement de M. Delavau, Lacoureut un redoublement de ferveur ; il demeurait alors rueZacharie, et bien que l’église Saint-Séverin fût sa paroisse, pourentendre la messe il se rendait tous les dimanches à Notre-Dame, oùle hasard le plaçait toujours près ou en face du nouveau préfet etde sa famille. On ne peut que savoir gré à Lacour d’avoir fait unsi complet retour sur lui-même ; seulement il est à regretterqu’il ne s’y soit pas pris vingt ans plus tôt : mieux vauttard que jamais.

Lacour a des mœurs fort douces, et s’il ne luiarrivait pas parfois de boire outre mesure, on ne lui connaîtraitd’autre passion que celle de la pêche : c’est aux environs dupont Neuf qu’il jette sa ligne ; de temps à autre il consacreencore quelques heures à ce silencieux exercice ; près de luiest assez habituellement une femme, occupée de lui tendre lever : c’est Madame Lacour, habile autrefois à présenter deplus séduisantes amorces. Lacour se livrait à cet innocent plaisir,dont il partage le goût avec Sa Majesté Britannique et le poèteCoupigny, lorsque les honneurs vinrent le chercher : lesenvoyés de M. Delavau le trouvèrent sous l’arche Marion :ils le prirent à sa ligne, comme les envoyés du sénat romainprirent Cincinnatus à sa charrue. Il y a toujours dans la vie desgrands hommes des rapports sous lesquels on peut lescomparer ; peut-être Madame Cincinnatus vendait-elle aussi deseffets aux filles de son temps. C’est aujourd’hui le commerce de lalégitime moitié de Coco-Lacour : mais c’en est assez sur lecompte de mon successeur ; je reviens à l’historique de labrigade de sûreté.

Ce fut dans le cours des années 1823 et 1824qu’elle prit son plus grand accroissement : le nombre desagents dont elle se composait fut alors, sur la proposition deM. Parisot, porté à vingt et même à vingt-huit, en ycomprenant huit individus alimentés du produit des jeux que lepréfet autorisait à tenir sur la voie publique [9]

PRÉFECTURE DE POLICE.

Paris, le 13 janvier 1823

« Nous, conseiller d’état, préfet depolice, etc.,

» Arrêtons ce qui suit :

» À compter de ce jour, les sieursDRISSENN et RIPAUD précédemment autorisés à tenir sur la voiepublique un jeu de trou-madame, feront partie de la brigadeparticulière de sûreté, sous les ordres du sieur VIDOCQ, chef decette brigade.

» Ils continueront à tenir ce jeu, maisil leur sera adjoint six autres personnes qui feront également leservice d’agents secrets.

» Le conseiller d’état, préfet, etc.

» Signé G. DELAVAU.

» Pour copie conforme, lesecrétaire-général

» L. DEFOUGERES »]. C’était avec unpersonnel si mince qu’il fallait surveiller plus de douze centslibérés des fers, de la réclusion ou des prisons ; exécuterannuellement de quatre à cinq cents mandats, tant du préfet que del’autorité judiciaire ; se procurer des renseignements,entreprendre des recherches et des démarches de toute espèce, faireles rondes de nuit si multipliées et si pénibles pendantl’hiver ; assister les commissaires de police dans lesperquisitions ou dans l’exécution des commissions rogatoires,explorer les diverses réunions publiques, au dedans comme audehors ; se porter à la sortie des spectacles, aux boulevards,aux barrières, et dans tous les autres lieux, rendez-vousordinaires des voleurs et des filous. Quelle activité ne devaientpas déployer vingt-huit hommes pour suffire à tant de détails, surun si vaste espace et sur tant de points à la fois. Mes agentsavaient le talent de se multiplier, et moi celui de faire naître etd’entretenir chez eux l’émulation du zèle et du dévouement :je leur donnai l’exemple. Point d’occasion périlleuse où je n’aiepayé de ma personne, et si les criminels les plus redoutables ontété arrêtés par mes soins, sans vouloir tirer gloire de ce que j’aifait, je puis dire que les plus hardis ont été saisis par moi.Agent principal de la police particulière de sûreté, j’aurais pu,en ma qualité de chef, me confiner, rue Sainte-Anne, en monbureau ; mais, plus activement, et surtout plus utilementoccupé, je n’y venais que pour donner mes instructions de lajournée, pour recevoir les rapports, ou pour entendre les personnesqui, ayant à se plaindre de vols, espéraient que je leur en feraisdécouvrir les auteurs.

Jusqu’à l’heure de ma retraite, la police desûreté, la seule nécessaire, celle qui devrait absorber la majeurepartie des fonds accordés par le budget, parce que c’est à elleprincipalement qu’ils sont affectés, la police de sûreté, dis-je,n’a jamais employé plus de trente hommes, ni coûté plus de 50.000francs par an, sur lesquels il m’en était alloué cinq.

Tels ont été, en dernier lieu, l’effectif etla dépense de la brigade de sûreté : avec un si petit nombred’auxiliaires, et les moyens les plus économiques, j’ai maintenu lasécurité au sein d’une capitale peuplée de près d’un milliond’habitants ; j’ai anéanti toutes les associations demalfaiteurs, je les ai empêchées de se reproduire, et depuis un anque j’ai quitté la police, s’il ne s’en est pas formé de nouvelles,bien que les vols se soient multipliés, c’est que tous lesgrands maîtres ont été relégués dans les bagnes, lorsquej’avais la mission de les poursuivre, et le pouvoir de lesréprimer.

Avant moi, les étrangers et les provinciauxregardaient Paris comme un repaire, où jour et nuit il fallait êtreconstamment sur le qui vive ; où tout arrivant, bienqu’il fût sur ses gardes, était certain de payer sa bienvenue.Depuis moi, il n’est pas de département où, année commune, il ne sesoit commis plus de crimes, et des crimes plus horribles que dansle département de la Seine : il n’en est pas non plus où moinsde coupables soient restés ignorés, où moins d’attentats aient étéimpunis. À la vérité, depuis 1814 la continuelle vigilance de lagarde nationale avait puissamment contribué à ces résultats. Nullepart cette vigilance des citoyens armés n’était plus nécessaire,plus imposante ; mais l’on conviendra aussi qu’au moment où lelicenciement forcé de nos troupes et la désertion des soldatsétrangers déversaient dans nos cités, et plus particulièrement dansla métropole, une multitude de mauvais sujets, d’aventuriers, et denécessiteux de toutes les nations, malgré la présence de la gardenationale, il dût encore beaucoup rester à faire, soit à la brigadede sûreté, soit à son chef. Aussi avons-nous fait beaucoup, et sij’aime à payer aux gardes nationaux le tribut d’éloges qu’ilsméritent ; si, éclairé par l’expérience de ce que j’ai vudurant leur existence et depuis l’ordonnance de dissolution, jedéclare que sans eux Paris ne saurait offrir aucune sécurité, c’estque toujours j’ai trouvé chez eux une intelligence, une volontéd’assistance, un concert de dévouement au bien public que je n’aijamais rencontrés ni parmi les soldats ni parmi les gendarmes, dontle zèle ne se manifeste, la plupart du temps, que par des actes debrutalité, après que le danger est passé. J’ai créé pour la policede sûreté actuelle une infinité de précédents, et les traditions dema manière n’y seront pas de sitôt oubliées ; mais quelle quesoit l’habileté de mon successeur, aussi long-temps que Parisrestera privé de sa garde civique, on ne parviendra pas à réduire àl’inaction les malfaiteurs dont une génération nouvelle s’élève, dumoment qu’on ne peut plus les surveiller à toutes les heures et surtous les points à la fois. Le chef de la police de sûreté ne peutêtre partout, et chacun de ses agents n’a pas cent bras commeBriarée. En parcourant les colonnes des journaux, on est effrayé del’énorme quantité de vols avec effraction qui se commettent chaquenuit, et pourtant les journaux en ignorent plus des neuf dixièmes.Il semble qu’une colonie de forçats soit venue récemment s’établirsur les bords de la Seine. Le marchand même, dans les rues les pluspassagères et les plus populeuses, n’ose plus dormir ; leParisien appréhende de quitter son logis pour la plus petiteexcursion à la campagne ; on n’entend plus parler qued’escalades, de portes ouvertes à l’aide de fausses clefs,d’appartements dévalisés, etc., et pourtant nous sommes encore dansla saison la plus favorable aux malheureux : que sera-ce doncquand l’hiver fera sentir ses rigueurs, et que, par l’interruptiondes travaux, la misère atteindra un plus grand nombred’individus ? car en dépit des assertions de quelquesprocureurs du Roi, qui veulent à toute force ignorer ce qui sepasse autour d’eux, la misère doit enfanter des crimes ; et lamisère, dans un état social mal combiné, n’est pas un fléau dont onpuisse se préserver toujours, même quand on est laborieux. Lesmoralistes d’un temps où les hommes étaient clair-semés ont pu direque les paresseux seuls sont exposés à mourir de faim ;aujourd’hui tout est changé, et si l’on observe, on ne tarde pas àse convaincre, non seulement qu’il n’y a pas de l’ouvrage pour toutle monde, mais encore que dans le salaire de certains labeurs, iln’y a pas de quoi satisfaire aux premiers besoins. Si lescirconstances se présentent aussi graves que l’on peut les prévoir,quand le commerce est languissant, que l’industrie s’évertue envain à chercher un écoulement à ses produits, et qu’elles’appauvrit à mesure qu’elle crée, comment remédier à un mal sigrand ? Sans doute il vaudrait mieux soulager les nécessiteux,que de songer à réprimer leur désespoir ; mais, dansl’impuissance de faire mieux, et si près de la crise, ne doit-onpas, avant tout, fortifier les garanties de l’ordre public ?et quelle garantie est préférable à la présence continuelle d’unegarde bourgeoise, qui veille et agit sans cesse sous les auspicesde la légalité et de l’honneur ? Suppléera-t-on à uneinstitution si noble, si généreuse par une police élastique, dontles cadres puissent s’étendre ou se restreindre à volonté ? oumettra-t-on sur pied des légions d’agents pour les congédieraussitôt que l’on croira pouvoir se passer de leurs services. Ilfaudrait ignorer que la police de sûreté s’est recrutée jusqu’à cejour dans les prisons et dans les bagnes, qui sont comme l’écolenormale des mouchards à voleurs et la pépinière d’où on doit lestirer. Employez de tels gens en grand nombre, et essayez de lesrenvoyer après qu’ils auront acquis la connaissance des moyens depolice, ils reviendront à leur premier métier, avec quelqueschances de succès de plus. Toutes les éliminations, lorsque j’aijugé à propos d’en opérer parmi mes auxiliaires, m’ont démontré lavérité d’une semblable assertion. Ce n’est pas que des membres dema brigade, et elle était toute composée d’individus ayant subi descondamnations, ne soient devenus incapables d’une action contraireà la probité ; j’en citerais plusieurs à qui je n’aurais pashésité à confier des sommes considérable sans en exiger dereçu ; sans même les compter, mais ceux qui s’étaient amendésde la sorte étaient toujours en minorité : ce qui ne veut pasdire (sauf la profession) qu’il y eût là moins d’honnêtes gens,proportion gardée, que dans d’autres classes auxquelles il esthonorable d’appartenir. J’ai vu parmi les notaires, parmi lesagents de change, parmi les banquiers, des détenteurs infidèles,accepter presque gaîment l’infamie dont ils s’étaient couverts.J’ai vu un de mes subordonnés, forçat libéré, se brûler lacervelle, parce qu’il avait eu le malheur de perdre au jeu la sommede cinq cents francs, dont il n’était que le dépositaire.Consignerait-on beaucoup de pareils suicides dans les annales de laBourse, et pourtant !… mais il ne s’agit point ici de fairel’apologie de la brigade de sûreté sous un point de vue étranger àson service. C’était l’inconvénient d’un personnel considérable demouchards que je me proposais de prouver, et cet inconvénientressort de tout ce que j’ai dit, même abstraction faite du dangerqu’il y a pour la moralité du peuple, à le laisser se familiariseravec cette idée que toute condamnation est un noviciat ou unacheminement à une existence assurée, et que la police n’est autrechose que les invalides des galères.

C’est à partir de la formation de la brigadede sûreté qu’aura commencé véritablement l’intérêt de ces Mémoires.Peut-être trouvera-t-on que j’ai trop long-temps entretenu lepublic de ce qui ne m’était que personnel, mais il fallait bien quel’on sût par quelles vicissitudes j’ai dû passer pour devenir cetHercule à qui il était réservé de purger la terre d’épouvantablesmonstres et de balayer l’étable d’Augias. Je ne suis pas arrivé enun jour ; j’ai fourni une longue carrière d’observations et depénibles expériences. Bientôt, et j’ai déjà donné quelqueséchantillons de mon savoir-faire, je raconterai mes travaux, lesefforts que j’ai dû entreprendre, les périls que j’ai affrontés,les ruses, les stratagèmes auxquels j’ai eu recours pour remplir mamission dans toute son étendue, et faire de Paris la résidence laplus sûre du monde. Je dévoilerai les expédients des voleurs, lessignes auxquels on peut les reconnaître. Je décrirai leurs mœurs,leurs habitudes ; je révélerai leur langage et leur costume,suivant la spécialité de chacun ; car les voleurs, selon lefait dont ils sont coutumiers, ont aussi un costume qui leur estpropre. Je proposerai des mesures infaillibles pour anéantirl’escroquerie et paralyser la funeste habileté de tous cesfaiseurs d’affaires, chevaliers d’industrie, fauxcourtiers, faux négociants, etc., qui, malgré Sainte-Pélagie, etjustement en raison du maintien inutile et barbare de lacontrainte par corps, enlèvent chaque jour des millions aucommerce. Je dirai les manèges et la tactique de tous ces friponspour faire des dupes. Je ferai plus, je désignerai les principauxd’entre eux, en leur imprimant sur le front un sceau qui les ferareconnaître. Je classerai les différentes espèces de malfaiteurs,depuis l’assassin jusqu’au filou, et les formerai en catégoriesplus utiles que les catégories de La Bourdonnaie, à l’usage desproscripteurs de 1815, puisque du moins elles auront l’avantage defaire distinguer à la première vue les êtres et les lieux auxquelsla méfiance doit s’attacher. Je mettrai sous les yeux de l’honnêtehomme tous les pièges qu’on peut lui tendre, et je signalerai aucriminaliste des diverses échappatoires au moyen desquels lescoupables ne réussissent que trop souvent à mettre en défaut lasagacité des juges.

Je mettrai au grand jour les vices de notreinstruction criminelle et ceux plus grands encore de notre systèmede pénalité, si absurde dans plusieurs de ses parties. Jedemanderai des changements, des révisions, et l’on accordera ce quej’aurai demandé, parce que la raison, de quelque part qu’ellevienne, finit toujours par être entendue. Je présenteraid’importantes améliorations dans le régime des prisons et desbagnes ; et, comme je suis plus touché qu’aucun autre dessouffrances de mes anciens compagnons de misère, condamnés oulibérés, je mettrai le doigt sur la plaie, et serai peut-être assezheureux pour offrir au législateur philanthrope les seules donnéesd’après lesquelles il est possible d’apporter à leur sort unadoucissement qui ne soit point illusoire. Dans des tableaux aussivariés que neufs, je présenterai les traits originaux de plusieursclasses de la société qui se dérobent encore à la civilisation, ouplutôt qui sont sorties de son sein pour vivre à côté d’elle, avectout ce qu’elle a de hideux. Je reproduirai avec fidélité laphysionomie de ces castes de parias, et je ferai en sorte que lanécessité de quelques institutions propres à épurer, ainsi qu’àrégulariser les mœurs d’une portion du peuple, résulte de cequ’ayant été plus à portée de les étudier que personne, j’ai pu endonner une connaissance plus parfaite. Je satisferai la curiosité,sous plus d’un rapport ; mais ce n’est pas là le dernier butque je me propose, il faut que la corruption en soit diminuée, queles atteintes à la propriété soient plus rares, que la prostitutioncesse d’être une conséquence forcée de certains malheurs deposition, et que des dépravations si honteuses, que ceux qui s’yabandonnent ont été mis hors la loi pour la peine qu’elle devraitinfliger, comme pour la protection qu’elle réserve à chacun,disparaissent enfin ou ne soient plus, par leur impudentepublicité, un perpétuel sujet de scandale pour l’homme qui comprendle vœu de la nature et sait le respecter. Ici, le mal vient dehaut ; pour l’extirper, c’est aux sommités sociales qu’il estbesoin de s’attaquer. De grands personnages sont entachés de cettelèpre, qui dans ces derniers temps, a fait d’effrayants progrès. Àl’aspect des noms vénérés inscrits sur la liste de ces modernesSardanapales, on ne peut s’empêcher de gémir sur les faiblesses del’humanité, et cette liste ne mentionne encore que ceux qui ont étéréduits à faire ou à laisser intervenir la police à propos desdésagréments qu’ils s’étaient attirés par leur turpitude.

L’on a répandu dans le public que je neparlerais pas de la police politique ; je parlerai de toutesles polices possibles, depuis celle des jésuites jusqu’à celle dela Cour ; depuis la police des filles (bureau des mœurs)jusqu’à la police diplomatique (espionnage pour le compte des troispuissances, la Russie, l’Angleterre et l’Autriche) ; jemontrerai tous les rouages grands et petits de ces machines quisont toujours montées non en vue du bien général, mais pour leservice de celui qui y introduit la goutte d’huile, c’est-à-direpour le compte du premier venu s’il dispose des deniers dutrésor ; car qui dit police politique dit institution créée etmaintenue par le désir de s’enrichir aux dépens d’un gouvernementdont on entretient les alarmes ; qui dit police politique ditaussi besoin d’être inscrit au budget pour des dépenses secrètes,besoin d’assigner une destination occulte à des fonds visiblementet souvent illégalement perçus (l’impôt sur les filles et milleautres tributs de détails), besoin pour certains administrateurs dese rendre indispensables, importants, en faisant croire à desdangers pour l’État ; besoin enfin de concussions au profitd’un vil ramas d’aventuriers, d’intrigants, de joueurs, debanqueroutiers, de délateurs, etc. Peut-être serai-je assez heureuxpour démontrer l’inutilité de ces agents perpétuels destinés àprévenir des attentats qui ne se répètent que de loin en loin, descrimes qu’ils n’ont jamais prévus, des complots qu’ils n’ont jamaisdéjoués lorsqu’ils étaient réels, ou lorsqu’ils n’en avaient paseux-mêmes ourdi la trame. Je m’expliquerai sur toutes ces chosessans ménagements, sans crainte, sans passion ; je dirai toutela vérité, soit que je parle comme témoin, soit que je parle commeacteur.

J’ai toujours eu un profond mépris pour lesmouchards politiques, par deux motifs : c’est que, neremplissant pas leur mission, ils sont des fripons, et laremplissant, dès qu’ils arrivent à des personnalités, ils sont desscélérats. Cependant, par ma position, je me suis trouvé enrelation avec la plupart de ces espions gagés ; ils m’étaienttous connus directement ou indirectement, je les nommerai tous,… jele puis, je n’ai point partagé leur infamie ; seulement j’aivu la mine et la contre-mine d’un peu plus près qu’un autre. Jesais quels ressorts les polices et les contre-polices mettent enjeu. J’ai appris et j’enseignerai comment on peut se garantir deleur action : comment on peut se jouer d’elles, les dérouterdans leurs combinaisons perfides ou malveillantes, et mêmequelquefois les mystifier. J’ai tout observé, tout entendu, rien nem’est échappé, et ceux qui m’ont mis à même de tout observer et detout entendre, n’étaient pas de faux-frères, puisque j’étais à latête d’une des fractions de la police, et qu’ils pouvaient avoirl’opinion que j’étais un des leurs : ne puisions-nous pas à lamême caisse ?

L’on me croira ou l’on ne me croira pas, maisjusqu’ici j’ai fait quelques aveux assez humiliants pour que l’onne doute pas que si j’eusse été dévoué à la police politique, je nele confessasse sans détours. Les journaux, qui ne sont pas toujoursbien informés, ont prétendu que l’on m’avait aperçu dans diversrassemblements ; que j’avais été d’expédition avec ma brigadependant les troubles de juin, pendant les missions, à l’enterrementdu général Foy, à l’anniversaire de la mort du jeune Lallemand, auxécoles de droit et de médecine, lorsqu’il s’agissait de fairetriompher les doctrines de la congrégation. On aurait pum’apercevoir partout où il y avait foule ; mais qu’aurait-ilété juste d’en conclure ? que je cherchais les voleurs et lesfilous où il est probable qu’ils viendraient travailler.Je surveillais les coupeurs de bourses, partisans ou non de laCharte, mais je défie qu’aucun empoigné pour cri qualifiéséditieux ait pu reconnaître dans l’empoigneur l’un de mesagents. Il n’y a point d’échange possible entre le mouchardpolitique et le mouchard à voleurs. Leurs attributions sontdistinctes : l’un n’a besoin que du courage nécessaire pourarrêter d’honnêtes gens, qui d’ordinaire ne font point derésistance. Le courage de l’autre est tout différent, les coquinsne sont pas si dociles. Un bruit qui dans le temps prit quelqueconsistance, c’est que, reconnu par un porteur d’eau, au milieud’un groupe d’étudiants qui ne voulaient pas des leçons deM. le professeur Récamier, j’avais failli être assommé pareux. Je déclare ici que ce bruit n’avait aucun fondement. Unmouchard fut effectivement signalé, menacé et même maltraité ;ce n’était pas moi, et j’avoue que je n’en fus pas fâché ;mais je me fusse trouvé en présence des jeunes gens qui lui firentcette avanie, je n’aurais pas balancé à leur décliner monnom ; ils auraient bientôt compris que Vidocq ne pouvait avoirrien à démêler avec des fils de famille, qui ne faisaient ni labourse ni la montre. Si je fusse venu parmi eux, je me seraisconduit de façon à ne m’attirer aucune espèce de désagréments, etil aurait été évident pour tous que ma mission ne consistait pas àtourmenter des individus déjà trop exaspérés. L’homme qui se sauvadans une allée pour se dérober à leur courroux était le nomméGodin, officier de paix. Au surplus, je le répète, ni les crisséditieux, ni les autres délits d’opinion n’étaient de macompétence, et eût-on proféré, moi présent, la plusinsurrectionnelle de toutes les acclamations, je ne me serais pascru obligé de m’en apercevoir. La police politique se passe detroupes régulières, elle a toujours pour les grandes occasions desvolontaires, soldés ou non, prêts à seconder ses desseins ; en1793, elle déchaîna les septembriseurs, ils sortaient dedessous terre, ils y rentrèrent après les massacres. Les briseursde vitres, qui, en 1827, préludèrent au carnage de la rueSaint-Denis, n’étaient pas, je le pense, de la brigade de sûreté.J’en appelle à M. Delavau, j’en appelle au directeurFranchet : les condamnés libérés ne sont pas ce qu’il y a depire dans Paris, et dans plus d’une circonstance on a pu acquérirla preuve qu’ils ne se plient pas à tout ce qu’on peut exigerd’eux. Mon rôle, en matière de police politique, s’est borné àl’exécution de quelques mandats du procureur du roi et desministres, mais ces mandats eussent été exécutés sans moi, et ilsprésentaient d’ailleurs toutes les conditions de la légalité. Etpuis aucune puissance humaine, aucun appât de récompense, nem’aurait déterminé à agir conformément à des principes et à dessentiments qui ne sont pas les miens ; l’on restera convaincude ma véracité en ce point, lorsqu’on saura pour quel motif je mesuis volontairement démis de l’emploi que j’occupais depuis quinzeans ; lorsqu’on connaîtra la source et le pourquoi de ce conteridicule, d’après lequel j’aurais été pendu à Vienne pour avoirtenté d’assassiner le fils de Napoléon ; lorsque j’aurai dit àquelle trame jésuitique se rattache le fait controuvé del’arrestation d’un voleur, qui aurait été saisi récemment derrièrema voiture, au moment où je passais place Baudoyer.

En composant ces Mémoires, je m’étais d’abordrésigné à des ménagements et à des restrictions que prescrivait masituation personnelle. C’était là de la prudence. Quoique graciédepuis 1818, je n’étais pas hors de l’atteinte des rigueursadministratives : les lettres de pardon que j’ai obtenues, àdéfaut d’une révision qui m’eût fait absoudre, n’étaient pasentérinées ; et il pouvait arriver que l’autorité, encoremaîtresse d’user envers moi du plus ample arbitraire, me fitrepentir de révélations qui n’excèdent pas les limites de notreliberté constitutionnelle. Maintenant qu’en son audience solennelledu 1er juillet dernier, la cour de Douai a proclamé queles droits qui m’avaient été ravis par une erreur de la justice,m’étaient enfin rendus, je n’omettrai rien, je ne déguiserai riende ce qu’il convient de dire, et ce sera encore dans l’intérêt del’État et du public que je serai indiscret : cette intentionressortira de toutes les pages qui vont suivre. Afin de la remplirde manière à ne rien laisser à désirer, et de ne tromper sous aucunrapport l’attente générale, je me suis imposé une tâche bienpénible pour un homme plus habitué à agir qu’à raconter, celle derefondre la plus grande partie de ces Mémoires. Ils étaientterminés, j’aurais pu les donner tels qu’ils étaient, mais, outrel’inconvénient d’une funeste circonspection, le lecteur aurait pu yreconnaître les traces d’une influence étrangère, qu’il m’avaitfallu subir à mon insu. En défiance contre moi-même, et peu faitaux exigences du monde littéraire, je m’étais soumis à la révisionet aux conseils d’un soi-disant homme de lettres.Malheureusement, dans ce censeur, dont j’étais loin de soupçonnerle mandat clandestin, j’ai rencontré celui qui, moyennant uneprime, s’était chargé de dénaturer mon manuscrit, et de ne meprésenter que sous des couleurs odieuses, afin de déconsidérer mavoix et d’ôter toute importance à ce que je me proposais de dire.Un accident des plus graves, la fracture de mon bras droit dontj’ai failli subir l’amputation, était une circonstance favorable àl’accomplissement d’un pareil projet. Aussi s’est-on hâté de mettreà profit le temps pendant lequel j’étais en proie à d’horriblessouffrances. Déjà le premier volume et partie du second étaientimprimés lorsque toute cette intrigue s’est découverte. Pour ladéjouer complètement, j’aurais pu recommencer sur de nouveaux fraismais jusqu’alors il ne s’agissait que de mes propres aventures, etbien qu’on m’y montre constamment sous le jour le plus défavorable,j’ai espéré, qu’en dépit de l’expression et du mauvais arrangement,puisque, en dernière analyse, les faits s’y trouvent, on sauraitles ramener à leur juste valeur et en tirer des conséquences plusjustes. Toute cette portion du récit qui n’est relative qu’à ma vieprivée, je l’ai laissée subsister ; j’étais bien le maître desouscrire à un sacrifice d’amour-propre : ce sacrifice, jel’ai fait, au risque d’être taxé d’impudeur pour une confessiondont on a dissimulé ou perverti les motifs ; il marque lalimite entre ce que je devais conserver et ce que je devaisdétruire. Depuis mon admission parmi les corsaires de Boulogne, ons’apercevra facilement que c’est moi seul qui tiens la plume. Cetteprose est celle que M. le baron Pasquier avait la bontéd’approuver, pour laquelle il avait même une prédilection qu’il necachait pas. J’aurais dû me souvenir des éloges qu’il donnait à larédaction des rapports que je lui adressais : quoi qu’il ensoit, j’ai réparé le mal autant qu’il était en mon pouvoir, etmalgré le surcroît d’occupation qui résulte pour moi de ladirection d’un grand établissement industriel que je viens deformer, résolu à ce que mes Mémoires soient véritablement lapolice dévoilée et mise à nu, je n’ai pas hésité à y reprendreen sous-œuvre tout ce qui est relatif à cette police. La nécessitéd’un pareil travail a dû occasionner des retards, mais elle lesjustifie en même temps, et le public n’y perdra rien. Plutôt,Vidocq sous le coup d’une condamnation, n’eût parlé qu’avec unecertaine réserve, aujourd’hui, c’est Vidocq, citoyen libre, quis’explique avec franchise.

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