Mémoires de Vidocq – Tome II

CHAPITRE XVII.

Le camp de Boulogne. – La rencontre. – Les recruteurs sousl’ancien régime. – M. Belle-Rose.

Je me dirigeai à travers la Picardie surBoulogne. À cette époque, Napoléon avait renoncé à son projet d’unedescente en Angleterre ; il était allé faire la guerre àl’Autriche avec sa grande armée ; mais il avait encore laissésur les bords de la Manche de nombreux bataillons. Il y avait dansles deux camps, celui de gauche et celui de droite, des dépôts depresque tous les corps et des soldats de tous les pays de l’Europe,des Italiens, des Allemands, des Piémontais, des Hollandais, desSuisses, et jusqu’à des Irlandais.

Les uniformes étaient très variés ; leurdiversité pouvait être favorable pour me cacher… Cependant je crusque ce serait mal me déguiser que d’emprunter l’habit militaire. Jesongeai un instant à me faire soldat en réalité. Mais, pour entrerdans un régiment, il eût fallu avoir des papiers ; et je n’enavais pas. Je renonçai donc à mon projet. Cependant le séjour àBoulogne était dangereux, tant que je n’aurais pas trouvé à mefourrer quelque part.

Un jour que j’étais plus embarrassé de mapersonne et plus inquiet que de coutume, je rencontrai sur la placede la haute ville un sergent de l’artillerie de marine, que j’avaiseu l’occasion de voir à Paris ; comme moi, il étaitArtésien ; mais, embarqué presque enfant sur un vaisseau del’état, il avait passé la plus grande partie de sa vie auxcolonies ; depuis, il n’était pas revenu au pays, et il nesavait rien de ma mésaventure. Seulement il me regardait comme unbon vivant ; et quelques affaires de cabaret, dans lesquellesje l’avais soutenu avec énergie, lui avaient donné une hauteopinion de ma bravoure.

« Te voilà, me dit-il,Roger-Bontemps ; et que fais-tu donc à Boulogne ?– Ce que j’y fais ? Pays, je cherche à m’employer à lasuite de l’armée. – Ah ! tu cours après un emploi ;sais-tu que c’est diablement difficile de se placeraujourd’hui ; tiens, si tu veux suivre un conseil… Mais,écoute, ce n’est pas ici que l’on peut s’expliquer à sonaise ; entrons chez Galand. » Nous nous dirigeâmes versune espèce de rogomiste, dont le modeste établissement était situéà l’un des angles de la place. « Ah ! bonjour, Parisien,dit le sergent au cantinier. – Bonjour, père Dufailli, quepeut-on vous offrir ? une potée ; du doux ou durude ? – Vingt-cinq dieu ! papa Galand, nousprenez-vous pour des rafalés ? C’est la fine rémoulade qu’ilnous faut, et du vin à trente, entendez-vous ? » Puis ils’adressa à moi : « N’est-il pas vrai, mon vieux, que lesamis des amis sont toujours des amis. Tope là », ajouta-t-ilen me frappant dans la main ; et il m’entraîna dans un cabinetoù M. Galand recevait les pratiques de prédilection.

J’avais grand appétit, et je ne vis pas sansune bien vive satisfaction les apprêts d’un repas dont j’allaisprendre ma part. Une femme de vingt-cinq à trente ans, de lataille, de la figure, et de l’humeur de ces filles qui peuventfaire le bonheur de tout un corps de garde, vint nous mettre lecouvert : c’était une petite Liégeoise bien vive, bienenjouée, baragouinant son patois, et débitant à tout propos degrosses polissonneries, qui provoquaient le rire du sergent, charméqu’elle eût autant d’esprit. « C’est la belle-sœur de notrehôte, me dit-il ; j’espère qu’elle en a desbossoirs ; c’est gras comme une pelotte, rond commeune bouée ; aussi est-ce un plaisir. » En mêmetemps Dufailli, arrondissant la forme de ses mains, lui faisait desagaceries de matelot, tantôt l’attirant sur ses genoux (car ilétait assis), tantôt appliquant sur sa joue luisante un de cesbaisers retentissants, qui révèlent un amour sans discrétion.

J’avoue que je ne voyais pas sans peine cemanège, qui ralentissait le service lorsque mademoiselle Jeannette(c’était le nom de la belle-sœur de M. Galand) s’étantbrusquement échappée des bras de mon Amphitryon, revint avec unemoitié de dinde fortement assaisonnée de moutarde, et deuxbouteilles qu’elle plaça devant nous.

« À la bonne heure ! s’écria lesergent ; voilà de quoi chiquer les vivres et pomper leshuiles, et je vais m’en acquitter du bon coin. Après çà, nousverrons, car, dans la cassine, tout est à notre discrétion ;je n’ai qu’à faire signe. N’est-il pas vrai, mademoiselleJeannette ? Oui, mon camarade, continua-t-il, je suis lepatron de céans. »

Je le félicitai sur tant de bonheur ; etnous commençâmes l’un et l’autre à manger et à boire largement. Ily avait long-temps que je ne m’étais trouvé à pareille fête ;je me lestai d’importance. Force bouteilles furent vidées ;nous allions, je crois, déboucher la septième, lorsque le sergentsortit, probablement pour satisfaire un besoin, et rentra presqueaussitôt, ramenant avec lui deux nouveaux convives ; c’étaientun fourrier et un sergent-major. « Vingt-cinq dieu !j’aime la société, s’écria Dufailli ; aussi, Pays, viens-je defaire deux recrues : je m’y entends à recruter ; demandezplutôt à ces Messieurs.

» Oh, c’est vrai, répartit le fourrier, àlui le coq, le papa Dufailli, pour inventer des emblèmes et embêterle conscrit : quand j’y pense, fallait-il que je fusse loffpour donner dans un godan pareil ! – Ah ! tu t’ensouviens encore ? – Oui, oui, notre ancien, je m’ensouviens, et le major aussi, puisque vous avez eu le toupet del’engager en qualité de notaire du régiment.

– » Eh bien ! n’a-t-il pas faitson chemin ? et, mille noms d’une pipe ! ne vaut-il pasmieux être le premier comptable d’une compagnie de canonniers, quede gratter le papier dans une étude ? Qu’en dis-tu,fourrier ? – Je suis de votre avis ; pourtant…– Pourtant, pourtant, tu me diras peut-être, toi, que tu étaisplus heureux, quand, dès le patron minet, il te fallait empoignerl’arrosoir, et te morfondre à jeter du ratafia de grenouilles surtes tulipes. Nous allions nous embarquer à Brest surl’Invincible ; tu ne voulais partir que commejardinier fleuriste du bord : allons t’ai-je dit, va pourjardinier fleuriste ; le capitaine aime les fleurs, chacun songoût, mais aussi chacun son métier ; j’ai fait le mien. Il mesemble que je te vois encore : étais-tu emprunté, lorsqu’aulieu de t’employer à cultiver des plantes marines, comme tu t’yattendais, on t’envoya faire la manœuvre de haubans sur dutrente-six, et lorsqu’il te fallut mettre le feu au mortier sur labombarde ! c’était là le bouquet ! Mais ne parlons plusde ça, et buvons un coup. Allons, Pays, verse donc à boire auxcamarades. »

Je me mis en train d’emplir les verres.« Tu vois, me dit le sergent, qu’ils ne m’en veulentplus : aussi à nous trois maintenant ne faisons-nous plusqu’une paire d’amis. Ce n’est pas l’embarras, je les ai faitjoliment donner dans le panneau ; mais tout çà n’estrien ; nous autres recruteurs de la marine, nous ne sommes quede la Saint-Jean auprès des recruteurs d’autrefois ; vous êtesencore des blancs-becs, et vous n’avez pas connu Belle-Rose ;c’est celui-là qui avait le truque. Tel que vous me voyez, jen’étais pas trop niolle, et cependant il m’emmaillota le mieux dumonde. Je crois que je vous ai déjà conté çà, mais, à tout hasard,je vais le répéter pour le Pays.

» Dans l’ancien régime, voyez-vous, nousavions des colonies, l’île de France, Bourbon, la Martinique, laGuadeloupe, le Sénégal, la Guyane, la Louisiane,Saint-Domingue, etc. À présent, çà fait brosse ; nous n’avonsplus que l’île d’Oléron ; c’est un peu plus que rien, ou,comme dit cet autre, c’est un pied à terre, en attendant le reste.La descente aurait pu nous rendre tout çà. Mais bah ! ladescente, il n’y faut plus songer, c’est une affaire faite :la flottille pourrira dans le port et puis on fera du feu avec ladéfroque. Mais je m’aperçois que je cours une bordée et que je vaisà la dérive ; en avant donc Belle-Rose ! car je crois quec’est de Belle-Rose que je vous parlais.

» Comme je vous le disais c’était ungaillard qui avait le fil ; et puis dans ce temps là lesjeunes gens n’étaient pas si allurés qu’aujourd’hui.

» J’avais quitté Arras à quatorze ans, etj’étais depuis six mois à Paris en apprentissage chez un armurier,quand un matin le patron me chargea de porter au colonel descarabiniers, qui demeurait à la Place Royale, une paire depistolets qu’il lui avait remis en état. Je m’acquittai assezlestement de la commission ; malheureusement ces mauditspistolets devaient faire rentrer dix-huit francs à laboutique ; le colonel me compta l’argent et me donna la pièce.Jusque là c’était à merveille ; mais ne voilà-t-il pas, qu’entraversant la rue du Pélican, j’entends frapper à un carreau. Jem’imagine que c’est quelqu’un de connaissance, je lève le nez,qu’est-ce que je vois ? une madame de Pompadour qui, ses appasà l’air, se carrait derrière une vitre plus claire que lesautres ; et qui, par un signe de la tête, accompagné d’unaimable sourire, m’engageait à monter. On eût dit d’une miniaturemouvante dans son cadre. Une gorge magnifique, une peau blanchecomme de la neige, une poitrine large, et par-dessus le marché unefigure ravissante, il n’en fallait pas tant pour me mettre enfeu ; j’enfile l’allée, je monte l’escalier quatre à quatre,on m’introduit près de la princesse : c’était unedivinité ! – Approche, mon miston, me dit-elle, en mefrappant légèrement sur la joue, tu vas me faire ton petit cadeau,n’est-ce pas ?

» Je fouille alors en tremblant dans mapoche, et j’en tire la pièce que le colonel m’avait donnée.– Dis donc petit, continua-t-elle, je crois, ma foi de Dieu,que t’es Picard. Eh bien ! je suis ta payse : oh !tu paieras bien un verre de vin à ta payse !

» La demande était faite de si bonnegrâce ! je n’eus pas la force de refuser ; les dix huitfrancs du colonel furent entamés. Un verre de vin en amène unautre, et puis deux, et puis trois et puis quatre, si bien que jem’enivrai de boisson et de volupté. Enfin la nuit arriva, et, je nesais comment cela se fit, mais je m’éveillai dans la rue, sur unbanc de pierre, à la porte de l’hôtel des Fermes…

» Ma surprise fut grande, en regardantautour de moi ; elle fut plus grande encore quand je vis lefond de ma bourse :… les oiseaux étaient dénichés…

» Quel moyen de rentrer chez monbourgeois ? Où aller coucher ? Je pris le parti de mepromener en attendant le jour ; je n’avais point d’autre butque de tuer le temps, ou plutôt de m’étourdir sur les suites d’unepremière faute. Je tournai machinalement mes pas du côté du marchédes Innocents. Fiez-vous donc aux payses ! me disais-je enmoi-même ; me voilà dans de beaux draps ! encore s’il merestait quelque argent…

» J’avoue que, dans ce moment, il mepassa de drôles d’idées par la tête… J’avais vu souvent affiché surles murs de Paris : Portefeuille perdu, avec mille, deux milleet trois mille francs de récompense à qui le rapporterait. Est-ceque je ne m’imaginai pas que j’allais trouver un de cesportefeuilles ; et dévisageant les pavés un à un, marchantcomme un homme qui cherche quelque chose ; j’étais trèssérieusement préoccupé de la possibilité d’une si bonne aubaine,lorsque je fus tiré de ma rêverie par un coup de poing qui m’arrivadans le dos. – Eh bien ! Cadet, que fais-tu donc par icisi matin ? – Ah ! c’est toi, Fanfan, et par quelhasard dans ce quartier à cette heure ?

» Fanfan était un apprenti pâtissier,dont j’avais fait la connaissance aux Porcherons ; en uninstant, il m’eut appris que depuis six semaines il avait désertéle four, qu’il avait une maîtresse qui fournissait auxappointements, et que, pour le quart d’heure, il se trouvait sansasile, parce qu’il avait pris fantaisie au monsieur de saparticulière de coucher avec elle. Au surplus, ajouta-t-il, je m’enbats l’œil ; si je passe la nuit à la Souricière, le matin jereviens au gîte, et je me rattrape dans la journée. Fanfan lepâtissier me paraissait un garçon dégourdi ; je supposaisqu’il pourrait m’indiquer quelque expédient pour me tirerd’affaire ; je lui peignis mon embarras.

– » Ce n’est que ça, medit-il ; viens me rejoindre à midi au cabaret de la barrièredes Sergents ; je te donnerai peut-être un bon conseil :dans tous les cas, nous déjeûnerons ensemble.

» Je fus exact au rendez-vous. Fanfan nese fit pas attendre ; il était arrivé avant moi :aussitôt que j’entrai, on me conduisit dans un cabinet où je letrouvai en face d’une cloyère d’huîtres, attablé entre deuxfemelles, dont l’une, en m’apercevant, partit d’un grand éclat derire. – Et qu’a-t-elle donc celle-là, s’écria Fanfan ?– Eh ! Dieu me pardonne, c’est le pays !– C’est la payse ! dis-je à mon tour, un peuconfus. – Oui, mon minet, c’est la payse. Je voulus meplaindre du méchant tour qu’elle m’avait joué la veille ;mais, en embrassant Fanfan, qu’elle appelait son lapin,elle se prit à rire encore plus fort, et je vis que ce qu’il yavait de mieux à faire, était de prendre mon parti en brave.

» – Eh bien ! me dit Fanfan, enme versant un verre de vin blanc, et m’allongeant une douzained’huîtres, tu vois qu’il ne faut jamais désespérer de laProvidence ; les pieds de cochon sont sur le gril :aimes-tu les pieds de cochon ? Je n’avais pas eu le temps derépondre à sa question, que déjà ils étaient servis. L’appétit aveclequel je dévorais était tellement affirmatif, que Fanfan n’eutplus besoin de m’interroger sur mon goût. Bientôt le Chablis m’eutmis en gaieté ; j’oubliai les désagréments que pourrait mecauser le mécontentement de mon bourgeois, et comme la compagne dema payse m’avait donné dans l’œil, je me lançai à lui faire madéclaration. Foi de Dufailli ! elle était gentille àcroquer ; elle me rendit la main.

– » Tu m’aimes donc bien, me ditFanchette, c’était le nom de la péronnelle. – Si je vousaime ! – Eh bien ! si tu veux, nous nous marieronsensemble. – C’est ça, dit Fanfan, mariez-vous ; pourcommencer, nous allons faire la noce. Je te marie, Cadet,entends-tu ? Allons, embrassez-vous ; et en même temps,il nous empoigna tous deux par la tête pour rapprocher nos deuxvisages. – Pauvre chéri, s’écria Fanchette, en me donnant unsecond baiser, sans l’aide de mon ami ; sois tranquille, je temettrai au pas.

» J’étais aux anges ; je passai unejournée délicieuse. Le soir, j’allai coucher avec Fanchette ;et, sans vanité, elle s’y prit si bien qu’elle eût tout lieu d’êtresatisfaite de moi.

» Mon éducation fut bientôt faite.Fanchette était toute fière d’avoir rencontré un élève quiprofitait si bien de ses leçons ; aussi me récompensait-ellegénéreusement.

» À cette époque, les notables venaientde s’assembler. Les notables étaient de bons pigeons ;Fanchette les plumait, et nous les mangions en commun. Chaque jourc’étaient des bombances à n’en plus finir. Nous ont-ils fait fairedes gueuletons, ces notables, nous en ont-ils fait faire !Sans compter que j’avais toujours le gousset garni !

» Fanchette et moi nous ne nous refusionsrien : mais que les instants du bonheur sont courts !…Oh ! oui, très courts !

» Un mois de cette bonne vie s’était àpeine écoulé, que Fanchette et ma payse furent arrêtées etconduites à la Force. Qu’avaient-elles fait ? je n’en saisrien ; mais comme les mauvaises langues parlaient du sautd’une montre à répétition, moi, qui ne me souciais pas de faireconnaissance avec M. le lieutenant général de police, jejugeai prudent de ne pas m’en informer.

» Cette arrestation était un coup quenous n’avions pas prévu ; Fanfan et moi, nous en fûmesattérés. Fanchette était si bonne enfant ! Et puis, maintenantque devenir, plus de ressources, me disais-je ; la marmite estrenversée ; adieu les huîtres, adieu le Chablis, adieu lespetits soins. N’aurait-il pas mieux valu rester à mon étau ?De son côté, Fanfan se reprochait d’avoir renoncé à sesbrioches.

» Nous nous avancions ainsi tristementsur le quai de la Ferraille, lorsque nous fûmes tout à coupréveillés par le bruit d’une musique militaire, deux clarinettes,une grosse caisse et des cymbales. La foule s’était rassembléeautour de cet orchestre porté sur une charrette, au-dessus delaquelle flottaient un drapeau et des panaches de toutes lescouleurs. Je crois qu’on jouait l’air, Où peut-on être mieuxqu’au sein de sa famille ? Quand les musiciens eurentfini, les tambours battirent un banc ; un monsieur galonné surtoutes les coutures se leva et prit la parole, en montrant aupublic une grande pancarte sur laquelle était représenté un soldaten uniforme. – Par l’autorisation de Sa Majesté, dit-il, jeviens ici pour expliquer aux sujets du roi de France les avantagesqu’il leur fait en les admettant dans ses colonies. Jeunes gens quim’entourez, vous n’êtes pas sans avoir entendu parler du pays deCocagne ; c’est dans l’Inde qu’il faut aller pour le trouverce fortuné pays ; c’est là que l’on a de tout à gogo.

» Souhaitez-vous de l’or, des perles, desdiamants ? les chemins en sont pavés ; il n’y a qu’à sebaisser pour en prendre, et encore ne vous baissez-vous pas, lesSauvages les ramassent pour vous.

» Aimez-vous les femmes ? il y en apour tous les goûts : vous avez d’abord les négresses, quiappartiennent à tout le monde ; viennent ensuite les créoles,qui sont blanches comme vous et moi, et qui aiment les blancs à lafureur, ce qui est bien naturel dans un pays où il n’y a que desnoirs ; et remarquez bien qu’il n’est pas une d’elles qui nesoit riche comme un Crésus, ce qui, soit dit entre nous, est fortavantageux pour le mariage.

» Avez-vous la passion du vin ?c’est comme les femmes, il y en a de toutes les couleurs, dumalaga, du bordeaux, du champagne, etc. Par exemple, vous ne devezpas vous attendre à rencontrer souvent du bourgogne ; je neveux pas vous tromper, il ne supporte pas la mer, mais demandez detous les autres crus du globe, à six blancs la bouteille, vu laconcurrence, on sera trop heureux de vous en abreuver. Oui,messieurs, à six blancs, et cela ne vous surprendra pas quand voussaurez que, quelquefois cent, deux cents, trois cents navires touschargés de vins, sont arrivés en même temps dans un seul port.Peignez-vous alors l’embarras des capitaines : pressés de s’enretourner, ils déposent leur cargaison à terre, en faisant annoncerque ce sera leur rendre service de venir puiser gratis à même lestonneaux.

» Ce n’est pas tout : croyez-vousque ce ne soit pas une grande douceur que d’avoir sans cesse lesucre sous sa main ?

» Je ne vous parle pas du café, deslimons, des grenades, des oranges, des ananas, et de mille fruitsdélicieux qui viennent là sans culture comme dans le Paradisterrestre ; je ne dis rien non plus de ces liqueurs des Îles,dont on fait tant de cas, et qui sont si agréables, que, sauf votrerespect, il semble, en les buvant, que le bon Dieu et les angesvous pissent dans la bouche.

» Si je m’adressais à des femmes ou à desenfants, je pourrais leur vanter toutes ces friandises ; maisje m’explique devant des hommes.

» Fils de famille, je n’ignore pas lesefforts que font ordinairement les parents pour détourner lesjeunes gens de la voie qui doit les conduire à la fortune ;mais soyez plus raisonnables que les papas et surtout que lesmamans.

» Ne les écoutez pas, quand ils vousdiront que les Sauvages mangent les Européens à lacroque-au-sel : tout cela était bon au temps de ChristopheColomb, ou de Robinson Crusoé.

» Ne les écoutez pas, quand ils vousferont un monstre de la fièvre jaune ; la fièvre jaune ?eh ! messieurs, si elle était aussi terrible qu’on le prétend,il n’y aurait que des hôpitaux dans le pays : et Dieu saitqu’il n’y en a pas un seul ?

» Sans doute on vous fera encore peur duclimat, je suis trop franc pour ne pas en convenir : le climatest très chaud, mais la nature s’est montrée si prodigue derafraîchissements, qu’en vérité il faut y faire attention pour s’enapercevoir.

» On vous effraiera de la piqûre desmaringouins, de la morsure des serpents à sonnettes.Rassurez-vous ; n’avez-vous pas vos esclaves toujours prêts àchasser les uns ? quant aux autres, ne font-ils pas du bruittout exprès pour vous avertir ?

» On vous fera des contes sur lesnaufrages. Apprenez que j’ai traversé les mers cinquante septfois ; que j’ai vu et revu le bon hommetropique ; que je me soucie d’aller d’un pôle à l’autrecomme d’avaler un verre d’eau, et que sur l’Océan où il n’y a nitrains de bois, ni nourrices, je me crois plus en sûreté à bordd’un vaisseau de 74, que dans les casemates du coche d’Auxerre, ousur la galiote qui va de Paris à Saint-Cloud. En voilà bien assezpour dissiper vos craintes. Je pourrais ajouter au tableau de cesagréments ; … je pourrais vous entretenir de la chasse, de lapêche : figurez-vous des forêts où le gibier est si confiant,qu’il ne songe pas même à prendre la fuite, et si timide, qu’ilsuffit de crier un peu fort pour le faire tomber ; imaginezdes fleuves et des lacs où le poisson est si abondant, qu’il lesfait déborder. Tout cela est merveilleux, tout cela est vrai.

» J’allais oublier de vous parler deschevaux : des chevaux, messieurs, on ne fait pas un pas sansen rencontrer par milliers ;… on dirait des troupeaux demoutons ; seulement ils sont plus gros : êtes-vousamateurs ? voulez-vous monter ? vous prenez une cordedans votre poche ; il est bon qu’elle soit un peulongue ; vous avez la précaution d’y faire un nœudcoulant ; vous saisissez l’instant où les animaux sont àpaître, alors ils ne se doutent de rien ; vous vous approchezdoucement, vous faites votre choix, et quand votre choix est fait,vous lancez la corde ; le cheval est à vous, il ne vous resteplus qu’à l’enfourcher ou à l’emmener à la longe, si vous le jugezà propos : car notez bien qu’ici chacun est libre de sesactions.

» Oui, messieurs, je le répète, tout celaest vrai, très vrai, excessivement vrai : la preuve, c’est quele roi de France, Sa Majesté Louis XVI, qui pourraitpresque m’entendre de son palais, m’autorise à vous offrir de sapart tant de bienfaits. Oserais-je vous mentir si près delui ?

» Le roi veut vous vêtir, le roi veutvous nourrir, il veut vous combler de richesses ; en retour,il n’exige presque rien de vous : point de travail, bonnepaie ; bonne nourriture, se lever et se coucher à volonté,l’exercice une fois par mois, la parade à la Saint-Louis ;pour celle-là, par exemple, je ne vous dissimule pas que vous nepouvez pas vous en dispenser, à moins que vous n’en ayez obtenu lapermission, et on ne la refuse jamais. Ces obligations remplies,tout votre temps est à vous. Que voulez-vous de plus ? un bonengagement ? vous l’aurez ; mais dépêchez-vous, je vousen préviens ; demain peut-être il ne sera plus temps ;les vaisseaux sont en partance, on n’attend plus que le vent pourmettre à la voile… Accourez donc, Parisiens, accourez. Si, parhasard, vous vous ennuyez d’être bien, vous aurez des congés quandvous voudrez : une barque est toujours dans le port, prête àramener en Europe ceux qui ont la maladie du pays ; elle nefait que ça. Que ceux qui désirent avoir d’autres détails viennentme trouver ; je n’ai pas besoin de leur dire mon nom, je suisassez connu ; ma demeure est à quatre pas d’ici, au premierréverbère, maison du marchand de vin. Vous demanderezM. Belle-Rose.

Ma situation me rendit si attentif à cediscours, que je le retins mot pour mot, et quoiqu’il y ait bientôtvingt ans que je l’ai entendu, je ne pense pas en avoir omis unesyllabe.

Il ne fit pas moins d’impression sur Fanfan.Nous étions à nous consulter, lorsqu’un grand escogriffe, dont nousne nous occupions pas le moins du monde, appliqua une calotte àFanfan, et fit rouler son chapeau par terre. – Jet’apprendrai, lui dit-il, Malpot, à me regarder de travers. Fanfanétait tout étourdi du coup ; je voulus prendre sadéfense ; l’escogriffe leva à son tour la main sur moi ;bientôt nous fûmes entourés ; la rixe devenait sérieuse, lepublic prenait ses places ; c’était à qui serait auxpremières. Tout à coup un individu perce la foule ; c’étaitM. Belle-Rose : – Eh bien ! qu’est-ce qu’il ya ? dit-il ; et en désignant Fanfan, qui pleurait, jecrois que monsieur a reçu un soufflet : cela ne peut pass’arranger ; mais monsieur est brave, je lis ça dans sesyeux ; cela s’arrangera. Fanfan voulut démontrer qu’il n’avaitpas tort, et ensuite qu’il n’avait pas reçu de soufflet.– C’est égal, mon ami, répliqua Belle-Rose ; il fautabsolument s’allonger. – Certainement, dit l’escogriffe, celane se passera pas comme ça. Monsieur m’a insulté, il m’en rendraraison ; il faut qu’il y en ait un des deux qui reste sur laplace.

» – Eh bien ! soit, l’on vousrendra raison, répondit Belle-Rose ; je réponds de cesmessieurs : votre heure ? – La vôtre ?– Cinq heures du matin, derrière l’archevêché. J’apporteraides fleurets.

» La parole était donnée, l’escogriffe seretira, et Belle-Rose frappant sur le ventre de Fanfan, à l’endroitdu gilet où l’on met l’argent, y fit résonner quelques pièces,derniers débris de notre splendeur éclipsée : – Vraiment,mon enfant, je m’intéresse à vous, lui dit-il, vous allez veniravec moi ; monsieur n’est pas de trop, ajouta-t-il en mefrappant aussi sur le ventre, comme il avait fait à Fanfan.

» M. Belle-Rose nous conduisit dansla rue de la Juiverie, jusqu’à la porte d’un marchand de vin, où ilnous fit entrer. – Je n’entrerai pas avec vous, nousdit-il ; un homme comme moi doit garder le décorum ; jevais me débarrasser de mon uniforme, et je vous rejoins dans laminute. Demandez du cachet rouge et trois verres.M. Belle-Rose nous quitta. Du cachet rouge, répéta-t-il en seretournant, du cachet rouge.

» Nous exécutâmes ponctuellement lesordres de M. Belle-Rose, qui ne tarda pas à revenir, et quenous reçûmes chapeau bas. – Ah çà ! mes enfants, nousdit-il, couvrez-vous ; entre nous, pas de cérémonies ; jevais m’asseoir ; où est mon verre ? le premier venu, jele saisis à la première capucine, (il l’avale d’un trait). J’avaisdiablement soif ; j’ai de la poussière plein la gorge.

» Tout en parlant, M. Belle-Roselampa un second coup ; puis, s’étant essuyé le front avec sonmouchoir, il se mit les deux coudes sur la table, et prit un airmystérieux qui commença à nous inquiéter.

» – Ah çà ! mes bons amis,c’est donc demain que nous allons en découdre. Savez-vous, dit-il àFanfan, qui n’était rien moins que rassuré, que vous avez affaire àforte partie, une des premières lames de France : il pelotteSaint-Georges. – Il pelotte Saint-Georges ! répétaitFanfan d’un ton piteux en me regardant. – Ah mon Dieu oui, ilpelotte Saint-Georges ; ce n’est pas tout, il est de mondevoir de vous avertir qu’il a la main extrêmement malheureuse.– Et moi donc ! dit Fanfan. – Quoi ! vousaussi ? – Parbleu ! je crois bien, puisque, quandj’étais chez mon bourgeois, il ne se passait pas de jour que je necassasse quelque chose, ne fût-ce qu’une assiette. – Vous n’yêtes pas, mon garçon, reprit Belle-Rose : on dit d’un hommequ’il a la main malheureuse, quand il ne peut pas se battre sanstuer son homme.

» L’explication était très claire ;Fanfan tremblait de tous ses membres ; la sueur coulait de sonfront à grosses gouttes ; des nuages blancs et bleus sepromenaient sur ses joues rosacées d’apprenti pâtissier, sa faces’alongeait, il avait le cœur gros, il suffoquait ; enfin illaissa échapper un énorme soupir.

– Bravo ! s’écria Belle-Rose, en luiprenant la main dans la sienne ; j’aime les gens qui n’ont paspeur… N’est-ce pas que vous n’avez pas peur ? Puis, frappantsur la table : Garçon ! une bouteille, du même,entends-tu ? c’est monsieur qui régale… Levez-vous donc unpeu, mon ami, fendez-vous, relevez-vous, alongez le bras, pliez lasaignée, effacez-vous ; c’est ça. Superbe, superbe,délicieux ! Et pendant ce temps, M. Belle-Rose vidait sonverre. Foi de Belle-Rose, je veux faire de vous un tireur.Savez-vous que vous êtes bien pris ; vous seriez très biensous les armes, et il y en a plus de quatre parmi les maîtres quin’avaient pas autant de dispositions que vous. Que c’est dommageque vous n’ayez pas été montré. Mais non, c’est impossible ;vous avez fréquenté les salles. – Oh ! je vous jure quenon, répondit Fanfan. – Avouez que vous vous êtes battu.– Jamais. – Pas de modestie ; à quoi sert de cachervotre jeu ? est-ce que je ne vois pas bien… – Je vousproteste, m’écriai-je alors, qu’il n’a jamais tenu un fleuret de savie. – Puisque monsieur l’atteste, il faut bien que je m’enrapporte : mais, tenez, vous êtes deux malins, cen’est pas aux vieux singes qu’on enseigne à faire desgrimaces : confessez-moi la vérité, ne craignez-vous pas quej’aille vous trahir ? ne suis-je plus votre ami ? Si vousn’avez pas de confiance en moi, il vaut autant que je me retire.Adieu messieurs, continua Belle-Rose d’un air courroucé, ens’avançant vers la porte, comme pour sortir.

» – Ah ! monsieur Belle-Rose,ne nous abandonnez pas, s’écria Fanfan ; demandez plutôt àCadet si je vous ai menti : je suis pâtissier de monétat ; est-ce de ma faute si j’ai des dispositions ? j’aitenu le rouleau, mais… – Je me doutais bien, dit Belle-Rose,que vous aviez tenu quelque chose. J’aime la sincérité ; lasincérité, vous l’avez ; c’est la principale des vertus pourl’état militaire ; avec celle-là l’on va loin ; je suissûr que vous ferez un fameux soldat. Mais pour le moment, ce n’estpas de cela qu’il s’agit. Garçon, une bouteille de vin. Puisquevous ne vous êtes jamais battu, le diable m’emporte si j’en croisrien… et après une minute de silence : c’est égal ; monbonheur à moi, c’est de rendre service à la jeunesse : je veuxvous enseigner un coup, un seul coup. (Fanfan ouvrait de grandsyeux.) Vous me promettez bien de ne le montrer à qui que ce soit.– Je le jure, dit Fanfan. – Eh bien, vous serez lepremier à qui j’aurai dit mon secret. Faut-il que je vousaime ! un coup auquel il n’y a pas de parade ! un coupque je gardais pour moi seul. N’importe, demain il fera jour, jevous initierai.

» Dès ce moment Fanfan parut moinsconsterné, il se confondit en remercîments enversM. Belle-Rose, qu’il regardait comme un sauveur ; on butencore quelques rasades au milieu des protestations d’intérêt d’unepart, et de reconnaissance de l’autre ; enfin, comme il sefaisait tard, M. Belle-Rose prit congé de nous, mais en hommequi connaît son monde. Avant de nous quitter, il eut l’attention denous indiquer un endroit où nous pourrions aller nous reposer.Présentez-vous de ma part, nous dit-il, au Griffon, rue de laMortellerie ; recommandez-vous de moi, dormez tranquilles, etvous verrez que tout se passera bien. Fanfan ne se fit pas tirerl’oreille pour payer l’écot ; au revoir, nous dit Belle-Rose,je vendrai vous réveiller.

» Nous allâmes frapper à la porte duGriffon, où l’on nous donna à coucher. Fanfan ne put fermerl’œil : peut-être était-il impatient de connaître le coup queM. Belle-Rose devait lui montrer ; peut-être était-ileffrayé ; c’était plutôt ça.

» À la petite pointe du jour, la cleftourne dans la serrure : quelqu’un entre, c’estM. Belle-Rose. Morbleu ! est-ce qu’on dort les uns sansles autres ? branle-bas général partout,s’écrie-t-il. En un instant nous sommes sur pied. Quand nous fûmesprêts, il disparut un moment avec Fanfan, et bientôt après ilsrevinrent ensemble. – Partons, dit Belle-Rose ; surtoutpas de bêtises ; vous n’avez rien à faire, quarte bandée, etil s’enfilera de lui-même.

» Fanfan, malgré la leçon, n’était pas àla noce : arrivé sur le terrain, il était plus mort quevif ; notre adversaire et son témoin étaient déjà au poste.– C’est ici qu’on va s’aligner, dit Belle-Rose, en prenant lesfleurets qu’il m’avait remis, et dont il fit sauter lesboutons ; puis, mesurant les lames : – Il n’y enaura pas un qui en ait dans le ventre six pouces de plus quel’autre. Allons ! prenez moi çà, M. Fanfan,continua-t-il, en présentant les fleurets en croix.

» Fanfan hésite ; cependant, sur uneseconde invitation, il saisit la monture, mais si gauchementqu’elle lui échappe. – Ce n’est rien, dit Belle-Rose enramassant le fleuret qu’il remet à la main de Fanfan, après l’avoirplacé vis-à-vis de son adversaire. Allons ! en garde ! onva voir qui est-ce qui empoignera les zharicots.

» – Un moment, s’écrie le témoin dece dernier, j’ai une question à faire auparavant. Monsieur, dit-ilen s’adressant à Fanfan, qui pouvait à peine se soutenir, n’est niprévôt ni maître ? – Qu’est-ce que c’est ? répondFanfan du ton d’un homme qui se meurt. – D’après les lois duduel, reprit le témoin, mon devoir m’oblige à vous sommer dedéclarer sur l’honneur si vous êtes prévôt ou maître ? Fanfangarde le silence et adresse un regard à M. Belle-Rose, commepour l’interroger sur ce qu’il doit dire. – Parlez donc, luidit encore le témoin. – Je suis,… je suis,… je ne suisqu’apprenti, balbutia Fanfan. – Apprenti, on dit amateur,observa Belle-Rose. – En ce cas, continua le témoin, monsieurl’amateur va se déshabiller, car c’est à sa peau que nous envoulons. – C’est juste, dit Belle-Rose, je n’y songeaispas ; on se déshabillera : vite, vite, M. Fanfan,habit et chemise bas.

» Fanfan faisait une fichue mine ;les manches de son pourpoint n’avaient jamais été siétroites : il se déboutonnait par en bas et se reboutonnaitpar en haut. Quand il fut débarrassé de son gilet, il ne put jamaisvenir à bout de dénouer les cordons du col de sa chemise, il fallutles couper ; enfin, sauf la culotte, le voilà nu comme un ver.Belle-Rose lui redonne le fleuret : – Allons ! monami, lui dit-il, en garde ! – Défends-toi, lui crie sonadversaire ; les fers sont croisés, la lame de Fanfan frémitet s’agite : l’autre lame est immobile ; il semble queFanfan va s’évanouir. – C’en est assez, s’écrient tout-à-coupBelle-Rose et le témoin, en se jetant sur les fleurets ; c’enest assez, vous êtes deux braves ; nous ne souffrirons pas quevous vous égorgiez ; que la paix soit faite, embrassez-vous,et qu’il n’en soit plus question. Sacredieu ! il ne faut pastuer tout ce qui est gras… Mais c’est un intrépide ce jeune homme.Appaisez-vous donc, M. Fanfan.

» Fanfan commença à respirer ; il seremit tout-à-fait quand on lui eut prouvé qu’il avait montré ducourage ; son adversaire fit pour la frime quelquesdifficultés de consentir à un arrangement ; mais à la fin ilse radoucit ; on s’embrassa ; et il fut convenu que laréconciliation s’achèverait en déjeûnant au parvis Notre-Dame, à labuvette des chantres : c’était là qu’il y avait du bonvin !

» Quand nous arrivâmes, le couvert étaitmis, le déjeûner prêt : on nous attendait.

» Avant de nous attabler,M. Belle-Rose prit Fanfan et moi en particulier. – Ehbien ! mes amis, nous dit-il, vous savez à présent ce quec’est qu’un duel ; ce n’est pas la mer à boire ; je suiscontent de vous, mon cher Fanfan, vous vous en êtes tiré comme unange. Mais il faut être loyal jusqu’au bout : vous comprenezce que parler veut dire ; il ne faut pas souffrir que ce soitlui qui paie.

» À ces mots le front de Fanfan serembrunit, car il connaissait le fond de notre bourse.– Eh ! mon Dieu, laissez bouillir le mouton, ajoutaBelle-Rose, qui s’aperçut de son embarras, si vous n’êtes pas enargent, je réponds pour le reste ; tenez, en voulez-vous del’argent ? voulez-vous trente francs ? en voulez-voussoixante ? entre amis, on ne se gêne pas ; et là-dessusil tira de sa poche douze écus de six livres : à vous deux,dit-il, ils sont tous à la vache, cela porte bonheur.

» Fanfan balançait :– Acceptez, vous rendrez quand vous pourrez. À cettecondition, on ne risque rien d’emprunter. Je poussai le coude àFanfan, comme pour lui dire : prends toujours. Il comprit lesigne, et nous empochâmes les écus, touchés du bon cœur deM. Belle-Rose.

» Il allait bientôt nous en cuire. Ce quec’est quand on n’a pas d’expérience. Oh ! il avait du serviceM. Belle-Rose !

» Le déjeuner se passa fortgaiement : on parla beaucoup de l’avarice des parents, de laladrerie des maîtres d’apprentissage, du bonheur d’êtreindépendant, des immenses richesses que l’on amasse dansl’Inde : les noms du Cap, de Chandernagor, de Calcutta, dePondichéry, de Tipoo-Saïb, furent adroitement jetés dans laconversation ; on cita des exemples de fortunes colossalesfaites par des jeunes gens que M. Belle-Rose avait récemmentengagés. – Ce n’est pas pour me vanter, dit-il, mais je n’aipas la main malheureuse ; c’est moi qui ai engagé le petitMartin, eh bien ! maintenant, c’est un Nabab ; il roulesur l’or et sur l’argent. Je gagerais qu’il est fier ; s’il merevoyait, je suis sûr qu’il ne me reconnaîtrait plus. Oh !j’ai fait diablement des ingrats dans ma vie ! Quevoulez-vous ? c’est la destinée de l’homme !

» La séance fut longue… Au dessert,M. Belle-Rose remit sur le tapis les beaux fruits desAntilles ; quand on but des vins fins : – Vive levin du Cap ; c’est celui-là qui est exquis,s’écriait-il ; au café, il s’extasiait sur leMartinique ; on apporta du Coignac : Oh ! oh !dit-il, en faisant la grimace, ça ne vaut pas le tafia, et encoremoins l’excellent rhum de la Jamaïque ; on lui versa duparfait-amour : Çà se laisse boire, observa Belle-Rose, maisce n’est encore que de la petite bierre auprès des liqueurs de lacélèbre madame Anfous.

» M. Belle-Rose s’était placé entreFanfan et moi. Tout le temps du repas il eut soin de nous. C’étaittoujours la même chanson : videz donc vos verres, etil les remplissait sans cesse. – Qui m’a bâti des poulesmouillées de votre espèce ? disait-il d’autres fois ;allons ! un peu d’émulation, voyez-moi, comme j’avale çà.

» Ces apostrophes et bien d’autresproduisirent leur effet. Fanfan et moi, nous étions ce qu’onappelle bien pansés, lui surtout. – M. Belle-Rose,c’est-il encore bien loin les colonies, Chambernagor,Sering-a-patame ? c’est-il encore bien loin ? répétait-ilde temps à autre, et il se croyait embarqué, tant il était dans lesbranguesindes. – Patience ! lui répondit enfinBelle-Rose, nous arriverons : en attendant, je vais vousconter une petite histoire. Un jour que j’étais en faction à laporte du gouverneur… – Un jour qu’il était gouverneur,redisait après lui Fanfan. – Taisez-vous donc, lui ditBelle-Rose, en lui mettant la main sur la bouche, c’est quand jen’étais encore que soldat, poursuivit-il. J’étais tranquillementassis devant ma guérite, me reposant sur un sopha, lorsque monnègre, qui portait mon fusil… Il est bon que vous sachiez que dansles colonies, chaque soldat a son esclave mâle et femelle ;c’est comme qui dirait ici un domestique des deux sexes, à part quevous en faites tout ce que vous voulez, et que s’ils ne vont pas àvotre fantaisie, vous avez sur eux droit de vie et de mort,c’est-à-dire que vous pouvez les tuer comme on tue une mouche. Pourla femme, ça vous regarde encore, vous vous en servez à votre idée…j’étais donc en faction, comme je vous disais tout à l’heure ;mon nègre portait mon fusil…

» M. Belle-Rose à peine achevait deprononcer ces mots, qu’un soldat en grande tenue entra dans lasalle où nous étions, et lui remit une lettre qu’il ouvrit avecprécipitation : C’est du ministre de la marine, dit-il ;M. de Sartine m’écrit que le service du roi m’appelle àSurinam. Eh bien ! va pour Surinam. Diable, ajouta-t-il ens’adressant à Fanfan et à moi, voilà pourtant qui estembarrassant ; je ne comptai pas vous quitter sitôt ;mais, comme dit cet autre, qui compte sans son hôte compte deuxfois ; enfin, c’est égal.

» M. Belle-Rose, prenant alors sonverre, de la main droite, frappait à coups redoublés sur la table.Pendant que les autres convives s’esquivaient un à un, enfin unefille de service accourut. – La carte, et faites venir lebourgeois. Le bourgeois arrive en effet, avec une note de ladépense. – C’est étonnant ! comme cela se monte !observa Belle-Rose, cent quatre-vingt-dix livres douze sols, sixdeniers ! Ah ! pour le coup, M. Nivet, vous vouleznous écorcher tout vifs ? Voilà d’abord un article que je nevous passerai pas : quatre citrons vingt-quatre sols. Il n’yen a eu que trois ; première réduction. Peste, papa Nivet, jene suis plus surpris si vous faites vos orges. Septdemi-tasses ; c’est joli ; il paraît qu’il fait bonvérifier : nous n’étions que six. Je suis sûr que je vaisencore découvrir quelque erreur… Asperges, dix-huit livres ;c’est trop fort. – En avril ! dit M. Nivet, de laprimeur ! – C’est juste, continuons : petits pois,artichaux, poisson. Le poisson d’avril n’est pas plus cher quel’autre, voyons un peu les fraises… vingt-quatre livres… il n’y arien à dire… Quant au vin, c’est raisonnable… À présent, c’est àl’addition que je vous attends : pose zéro, retiens un, ettrois de retenus… Le total est exact, les 12 sols sont à rabattre,puis les 6 deniers, reste 190 livres. Me trouvez-vous bon pour lasomme, papa Nivet ?… – Oh ! oh ! répondit letraiteur, hier oui, aujourd’hui non ;… crédit sur terre tantque vous voudrez, mais une fois que vous serez dans le sabot, oùvoulez-vous que j’aille vous chercher ? à Surinam ? auDiable les pratiques d’outre-mer !… Je vous préviens que c’estde l’argent qu’il me faut, et vous ne sortirez pas d’ici sansm’avoir satisfait. D’ailleurs, je vais envoyer chercher le guet, etnous verrons…

» M. Nivet sortit fort courroucé enapparence.

» – Il est homme à le faire, nousdit Belle-Rose ; mais il me vient une idée, aux grands mauxles grands remèdes. Sans doute que vous ne vous souciez pas plusque moi d’être conduits à M. Lenoir, entre quatre chandelles.Le roi donne 100 francs par homme qui s’engage ; vous êtesdeux, cela fait 200 francs,… vous signez votre enrôlement, je courstoucher les fonds, je reviens et je vous délivre. Qu’endites-vous ?

» Fanfan et moi nous gardions le silence.– Quoi ! vous hésitez ? j’avais meilleure opinion devous, moi qui me serais mis en quatre… et puis, en vous engageantvous ne faites pas un si mauvais marché… Dieu ! que jevoudrais avoir votre âge, et savoir ce que je sais !…Quand on est jeune il y a toujours de la ressource. Allons !continua-t-il en nous présentant du papier, voilà le moment debattre monnaie, mettez votre nom au bas de cette feuille.

» Les instances de M. Belle-Roseétaient si pressantes, et nous avions une telle appréhension duguet, que nous signâmes. – C’est heureux, s’écria-t-il. Àprésent, je vais payer ; si vous êtes fâchés, il sera toujourstemps, il n’y aura rien de fait, pourvu cependant que vous rendiezles espèces ; mais nous n’en viendrons pas là… Patience, mesbons amis, je serai promptement de retour.

» M. Belle-Rose sortit aussitôt, etbientôt après nous le vîmes revenir. – La consigne est levée,à présent, nous dit-il, libre à nous d’évacuer la place ou derester ;… mais vous n’avez pas encore vu madame Belle-Rose, jeveux vous faire faire connaissance avec elle ; c’est ça unefemme ! de l’esprit jusqu’au bout des ongles.

» M. Belle-Rose nous conduisit chezlui ; son logement n’était pas des plus brillants : deuxchambres sur le derrière d’une maison d’assez mince apparence, àquelque distance de l’arche Marion. Madame Belle-Rose était dans unalcove au fond de la seconde pièce, la tête ex-haussée par une piled’oreillers. Près de son lit étaient deux béquilles, et non loin delà, une table de nuit, sur laquelle étaient un crachoir, unetabatière en coquillage, un gobelet d’argent et une bouteille d’eaude vie en vuidange. Madame Belle-Rose pouvait avoir dequarante-cinq à cinquante ans ; elle était dans un négligégalant, une fontange et un peignoir garnis de malines. Son visagelui faisait honneur. Au moment où nous parûmes, elle fut saisied’une quinte de toux. – Attendez qu’elle ait fini, nous ditM. Belle-Rose. Enfin, la toux se calma. – Tu peux parler,ma mignonne ? – Oui mon minet, répondit-elle. – Ehbien ! tu vas me faire l’amitié de dire à ces messieurs quellefortune on fait, dans les colonies. – Immense,M. Belle-Rose, immense ! – Quels partis on y trouvepour le mariage. – Quels partis ? superbes,M. Belle-Rose, superbes ! la plus mince héritière a desmillions de piastres. – Quelle vie on y fait ? – Unevie de chanoine, M. Belle-Rose.

» – Vous l’entendez, dit le mari, jene le lui fais pas dire.

» La farce était jouée.M. Belle-Rose nous offrit de nous rafraîchir d’un coup derhum : nous trinquâmes avec son épouse, en buvant à sa santé,et elle but à notre bon voyage. – Car je pense bien,ajouta-t-elle, que ces messieurs sont des nôtres. Cher ami,dit-elle à Fanfan, vous avez une figure comme on les aime dans cepays-là : épaules carrées, poitrine large, jambe faite autour, nez à la Bourbon. Puis, en s’adressant à moi : – Etvous aussi ; oh ! vous êtes des gaillards bien membrés…– Et des gaillards qui ne se laisseront pas marcher sur lepied, reprit Belle-Rose ; monsieur, tel que tu le vois, a faitses preuves ce matin. – Ah ! monsieur a fait ses preuves,je lui en fais mon compliment, approchez donc, mon pauvre Jésus,que je vous baise ; j’ai toujours aimé les jeunes gens, c’estma passion à moi ; chacun la sienne. Tu n’es pas jaloux,Belle-Rose, n’est-ce pas ? – Jaloux ! et dequoi ? monsieur s’est conduit comme un Bayard : aussij’en informerai le corps ; le colonel le saura ; c’est del’avancement tout de suite, caporal au moins, si on ne le fait pasofficier ;… Hein ! quand vous aurez l’épaulette, vousredresserez-vous ! Fanfan ne se sentait pas de joie. Quant àmoi, sûr de n’être pas moins brave que lui, je me disais :S’il avance, je ne reculerai pas. Nous étions tous deux assezcontents.

» – Je dois vous avertir d’unechose, poursuivit le recruteur : recommandés comme vousl’êtes, il est impossible que vous ne fassiez pas des jaloux ;d’abord, il y a partout des envieux, dans les régiments commeailleurs,… mais souvenez-vous que si l’on vous manque d’unesyllabe, c’est à moi qu’ils auront affaire… Une fois que j’ai prisquelqu’un sous ma protection… enfin, suffit. Écrivez-moi.– Comment ! dit Fanfan, vous ne partez donc pas avecnous ? – Non, répondit Belle-Rose, à mon grandregret ; le ministre a encore besoin de moi : je vousrejoindrai à Brest. Demain, à huit heures, je vous attends ici, pasplus tard ; aujourd’hui je n’ai pas le loisir de rester pluslong-temps avec vous ; il faut que le service se fasse ;à demain.

» Nous prîmes congé de madame Belle-Rose,qui voulut aussi m’embrasser. Le lendemain nous accourûmes à septheures et demie, réveillés par les punaises qui logeaient avec nousau Griffon. – Vivent les gens qui sont exacts ! s’écriaBelle-Rose, en nous voyant ; moi je le suis aussi. Puis,prenant le ton sévère : Si vous avez des amis et desconnaissances, il vous reste la journée pour leur faire vos adieux.Actuellement, voici votre feuille de route : il vous revienttrois sous par lieue et le logement, place au feu et à lachandelle. Vous pouvez brûler des étapes tant qu’il vous plaira, çàne me regarde pas ; mais n’oubliez pas surtout que si l’onvous rencontre demain soir dans Paris, c’est la maréchaussée quivous conduira à votre destination.

» Cette menace cassa bras et jambes àFanfan ainsi qu’à moi. Le vin était tiré, il fallait leboire : nous primes notre parti. De Paris à Brest, il y a unfameux ruban de queue ; malgré les ampoules, nous faisions nosdix lieues par jour. Enfin nous arrivâmes ; et ce ne fut passans avoir mille fois maudit Belle-Rose. Un mois après, nous fûmesembarqués. Dix ans après, jour pour jour, je passai caporald’emblée, et Fanfan devint appointé ; il est crevé àSaint-Domingue pendant l’expédition de Leclerc ; c’est le piandes Nègres qui l’a emporté : c’était un fameux lapin. Quant àmoi, j’ai encore bon pied bon œil ; le coffre est solide, ets’il n’y a pas d’avarie, je me fais fort de vous enterrer tous.J’ai essuyé bien des traverses dans ma vie ; j’ai ététrimballé d’une colonie à l’autre ; j’ai roulé ma bossepartout, je n’en ai pas amassé davantage ; c’est égal, lesenfants de la joie ne périront pas… Et puis, quand il n’y en a plusil y en a encore », poursuivit le sergent Dufailli, enfrappant sur les poches de son uniforme râpé, et en relevant songilet pour nous montrer une ceinture de cuir qui crevait deplénitude. « Je dis qu’il y en a du beurre à la cambuse, et dujaune, sans compter qu’avant peu les Anglais nous feront le prêt.La compagnie des Indes me doit encore un décompte ; c’estquelque trois mâts qui me l’apporte. – En attendant, il faitbon avec vous, père Dufailli, dit le fourrier. – Très bon,répéta le sergent-major. – Oui, très bon, pensai-je tout bas,en me promettant bien de cultiver une connaissance que le hasard merendait si à propos.

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