Mémoires de Vidocq – Tome II

CHAPITRE XXVI

Je hante les mauvais lieux. – Les inspecteurs me trahissent. –Découverte d’un recéleur. – Je l’arrête. – Stratagème employé pourle convaincre. – Il est condamné.

Les voleurs, un instant effrayés par quelquesarrestations que j’avais fait effectuer coup sur coup, ne tardèrentpas à reparaître plus nombreux et plus audacieux peut-êtrequ’auparavant. Parmi eux étaient plusieurs forçats évadés, qui,ayant perfectionné dans les bagnes un savoir-faire très dangereux,étaient venus l’exercer dans Paris, où leur présence répandait laterreur. La police résolut de mettre un terme aux expéditions deces bandits. Je fus en conséquence chargé de les pourchasser, et jereçus l’ordre de me concerter à l’avance avec les officiers de paixet de sûreté, toutes les fois que je serais à portée de leur faireopérer une capture : on voit quelle était ma tâche, je me misà parcourir tous les mauvais lieux de l’intérieur et des environs.En peu de jours je parvins à connaître tous les repaires où jepourrais rencontrer les malfaiteurs : la barrière de laCourtille, celles du Combat et de Ménilmontant étaient les endroitsoù ils se rassemblaient de préférence. C’était là leurquartier-général, ils y étaient constamment en force, et malheur àl’agent qui serait venu les y trouver, n’importe pour quelmotif : ils l’auraient infailliblement assommé ; lesgendarmes n’osaient même plus s’y montrer, tant cette réunion demauvais sujets était imposante. Moins timide, je n’hésitai pas à merisquer au milieu de cette tourbe de misérables, je lesfréquentais, je fraternisais avec eux, et j’eus bientôt l’avantaged’être regardé par eux comme un des leurs. C’est en buvant dans lacompagnie de ces messieurs, que j’apprenais les crimes qu’ilsavaient commis ou ceux qu’ils préméditaient ; je lescirconvenais avant tant d’adresse, qu’ils ne faisaient pasdifficulté de me découvrir leur demeure ou celle des femmes aveclesquelles ils vivaient en concubinage. Je puis dire que je leurinspirais une confiance sans bornes, et si quelqu’un d’entre eux,plus avisé que ses confrères, se fût permis d’exprimer sur moncompte le moindre soupçon, je ne doute pas qu’ils ne l’en eussentpuni à l’instant même. Aussi obtins-je d’eux tous lesrenseignements dont j’avais besoin, de telle sorte que quand jedonnais le signal d’une arrestation, il était presque certain queles individus seraient pris ou en flagrant délit ou nantis d’objetsvolés qui légitimeraient leur condamnation.

Mes explorations intra murosn’étaient pas moins fructueuses : je hantais successivementtous les tripots des environs du Palais-Royal, l’hôteld’Angleterre, les boulevards du Temple, les rues de la Vannerie, dela Mortellerie, de la Planche-Mibray, le marché Saint-Jacques, laPetite-Chaise, les rues de la Juiverie, de la Calandre, leChâtelet, la place Maubert et toute la Cité. Il ne se passait pasde jour que je ne fisse les plus importantes découvertes ;point de crimes commis ou à commettre dont toutes les circonstancesne me fussent révélées ; j’étais partout, je savais tout, etl’autorité, quand je l’appelais à intervenir, n’était jamaistrompée par mes indications. M. Henry s’étonnait de monactivité et de mon omniprésence : il m’en félicita, tandis queplusieurs officiers de paix et des agents subalternes ne rougirentpas de s’en plaindre. Les inspecteurs, peu habitués à passerplusieurs nuits par semaine, trouvaient trop pénible le service enquelque sorte permanent, que je leur occasionnais ; ilsmurmuraient. Quelques-uns même furent assez indiscrets, ou assezlâches, pour trahir l’incognito à la faveur duquel jemanœuvrais si utilement. Cette conduite leur attira des réprimandessévères, mais ils n’en furent ni plus circonspects, ni plusdévoués.

Il n’était guère possible de vivre presqueconstamment parmi les malfaiteurs, sans qu’ils me proposassent dem’associer à leurs coups ; je ne refusais jamais, mais àl’approche de l’exécution, j’inventais toujours un prétexte pour nepas aller au rendez-vous. Les voleurs sont en général des êtres sistupides, qu’il n’y avait pas d’excuse absurde que je ne pusse leurfaire admettre ; j’affirmerai même que souvent, pour lestromper, il n’a pas fallu me mettre en frais de ruse. Une foisarrêtés, ils n’en voyaient pas plus clair ; au surplus, en lessupposant moins bêtes, les mesures avaient été prises de tellefaçon qu’il ne pouvait pas leur venir à la pensée de me suspecter.J’en ai vu s’échapper au moment de l’arrestation et accourir àl’endroit où ils savaient me rencontrer, pour me donner la fâcheusenouvelle de la prise de leurs camarades.

Rien de plus aisé quand on est bien avec lesvoleurs, que d’arriver à connaître les recéleurs ; je parvinsà en découvrir plusieurs, et les indices que je donnai pour lesconvaincre furent si positifs, qu’il ne manquèrent pas de suivreleur clientèle dans les bagnes. On ne lira peut-être pas sansintérêt, le récit des moyens que j’employai pour délivrer lacapitale de l’un de ces hommes dangereux.

Depuis plusieurs années, on était sur sapiste, et l’on n’avait pas encore réussi à le prendre en flagrantdélit. De fréquentes perquisitions faites à son domicile n’avaientproduit aucun résultat, pas la moindre marchandise qui pût fournirune preuve contre lui : pourtant on était assuré qu’ilachetait aux voleurs, et plusieurs d’entre eux, qui étaient loin deme croire attaché à la police, me l’avaient indiqué comme un hommesolide, à qui l’on pouvait se confier. Les renseignements sur soncompte ne manquaient pas ; mais il fallait le saisir nantid’objets volés. M. Henry avait tout mis en œuvre pour parvenirà ce but : soit maladresse de la part des agents, soit adressede la part du recéleur, on avait toujours échoué. On voulut savoirsi je serais plus heureux ; je tentai l’entreprise, et voicice que je fis : posté à quelque distance de la demeure durecéleur, je le guettai sortir. Il se montre enfin, dès qu’il estdehors, je le suis quelques pas dans la rue, et l’accoste tout àcoup en l’appelant d’un autre nom que le sien ; il affirme queje me trompe, je soutiens le contraire ; il persiste à direque je suis dans l’erreur, je lui déclare à mon tour que je lereconnais parfaitement pour un individu qui, depuis long-temps, estl’objet des recherches de la police de Paris et des départements.« Mais vous vous méprenez, me dit-il, je m’appelle un tel, etje demeure à tel endroit. – Je n’en crois rien.– Ah ! pour le coup, c’est trop fort, voulez-vous que jevous le prouve ? Et je consens à ce qu’il demande, sous lacondition qu’il m’accompagnera au poste le plus voisin.« Volontiers, » me dit-il. Aussitôt nous nous acheminonsensemble vers un corps-de-garde, nous entrons ; je l’invite àm’exhiber ses papiers : il n’en a pas. Je demande alors qu’onle fouille, et l’on trouve sur lui trois montres et vingt-cinqdoubles napoléons, que je mets en dépôt en attendant qu’il soitconduit chez le commissaire. Un mouchoir enveloppait ces objets, jem’en empare ; et après m’être déguisé en commissionnaire, jecours à la maison du recéleur : sa femme y était avec quelquesautres personnes ; elle ne me connaissait pas, je lui dis queje désire lui parler en particulier : et quand je suis seulavec elle, je tire de ma poche le mouchoir, et le lui présentecomme un signe de reconnaissance. Elle ignore encore quel est lemotif de ma visite, et pourtant ses traits se décomposent ;elle se trouble : « Je ne vous apporte pas une trop bonnenouvelle, lui dis-je : votre mari vient d’être arrêté, on leretient au poste où l’on a saisi tout ce qu’il avait sur lui, et,d’après quelques mots échappés aux mouchards, il craint d’avoir étévendu ; c’est pourquoi il vous prie de déménager tout de suitece que vous savez bien, si vous le souhaitez je vous donnerai uncoup de main ; mais je vous préviens qu’il n’y a pas de tempsà perdre. »

L’avis était pressant ; la vue dumouchoir et la description des objets auxquels il avait servid’enveloppe, ne laissait aucun doute sur la vérité du message. Lafemme du recéleur donna à plein collier dans le piège que je luitendais. Elle me chargea d’aller chercher trois fiacres, et derevenir aussitôt. Je sortis pour m’acquitter de lacommission ; mais, chemin faisant, je donnai à l’un de mesaffidés l’ordre de ne pas perdre de vue les voitures, et de lesfaire arrêter dès qu’il en recevrait le signal. Les fiacres sont àla porte ; je remonte au logis, et déjà le déménagement seprépare : la maison est encombrée d’objets de tous genres,pendules, candélabres, vases étrusques, draps, casimirs, toile,mousseline, etc. Toutes ces marchandises étaient extraites d’uncabinet dont l’entrée était masquée par une grande armoire si bienadaptée, qu’il aurait été impossible de s’apercevoir de la fraude.J’aidai au chargement, et quand il fut terminé, l’armoire ayant étéremise en place, la femme du recéleur me pria de la suivre ;je fis ce qu’elle désirait, et dès qu’elle fut dans l’un desfiacres prête à se mettre en route, je levai une des glaces, etsoudain nous fûmes entourés. Les deux époux, traduits devant lacour d’assises, succombèrent sous le poids d’une accusation àl’appui de laquelle il existait une masse formidable de témoignagesmatériels irrécusables.

Peut-être blâmera-t-on le stratagème auquelj’ai recouru, afin de débarrasser Paris d’un recéleur qui était unvéritable fléau pour cette capitale. Que l’on approuve ou non, j’aila conscience d’avoir fait mon devoir ; d’ailleurs, lorsqu’ils’agit d’atteindre des scélérats qui sont en guerre ouverte avec lasociété, tous les moyens sont bons, sauf la provocation.

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