Mémoires de Vidocq – Tome II

CHAPITRE XVI.

Séjour à Arras. – Travestissements. – Le faux Autrichien. –Départ. – Séjour à Rouen. – Arrestation.

Plusieurs raisons que l’on devine nepermettaient pas que je me rendisse directement à la maisonpaternelle : je descendis chez une de mes tantes, qui m’appritla mort de mon père. Cette triste nouvelle me fut bientôt confirméepar ma mère, qui me reçut avec une tendresse bien faite pourcontraster avec les traitements affreux que j’avais éprouvés dansles deux années qui venaient de s’écouler. Elle ne désirait rientant que de me conserver près d’elle ; mais il fallait que jerestasse constamment caché ; je m’y résignai : pendanttrois mois, je ne quittai pas la maison. Au bout de ce temps, lacaptivité commençant à me peser, je m’avisai de sortir, tantôt sousun déguisement, tantôt sous un autre. Je pensais n’avoir pas étéreconnu, lorsque tout à coup le bruit se répandit que j’étais dans,la ville ; toute la police se mit en quête pourm’arrêter ; à chaque instant on faisait des visites chez mamère, mais toujours sans découvrir ma cachette : ce n’est pasqu’elle ne fût assez vaste, puisqu’elle avait dix pieds de long sursix de large ; mais je l’avais si adroitement dissimulée,qu’une personne qui plus tard acheta la maison, l’habita près dequatre ans sans soupçonner l’existence de cette pièce ; etprobablement elle l’ignorerait encore, si je ne la lui eusse pasrévélée.

Fort de cette retraite, hors de laquelle jecroyais qu’il serait difficile de me surprendre, je repris bientôtle cours de mes excursions. Un jour de mardi gras, je poussai mêmel’imprudence jusqu’à paraître au bal Saint-Jacques, au milieu deplus de deux cents personnes. J’étais en costume de marquis ;une femme avec laquelle j’avais eu des liaisons m’ayant reconnu,fit part de sa découverte à une autre femme, qui croyait avoir eu àse plaindre de moi, de sorte qu’en moins d’un quart d’heure tout lemonde su sous quels habits Vidocq était caché. Le bruit en vint auxoreilles de deux sergents de ville, Delrue et Carpentier, quifaisaient un service de police au bal. Le premier, s’approchant demoi, me dit à voix basse qu’il désirait me parler en particulier.Un esclandre eût été fort dangereux ; je sortis. Arrivé dansla cour, Delrue me demanda mon nom. Je ne fus pas embarrassé pourlui en donner un autre que le mien, en lui proposant avec politessede me démasquer s’il l’exigeait. « Je ne l’exige pas, medit-il ; cependant je ne serais pas fâché de vous voir.– En ce cas, répondis-je, ayez la complaisance de dénouer lescordons de mon masque, qui se sont mêlés… » Plein deconfiance, Delrue passe derrière moi ; au même instant, je lerenverse par un brusque mouvement d’arrière corps ; un coup depoing envoie rouler son accolyte à terre. Sans attendre qu’ils serelèvent, je fuis à toutes jambes dans la direction des remparts,comptant les escalader et gagner la campagne ; mais à peineai-je fait quelques pas, que, sans m’en douter, je me trouve engagédans un cul-de-sac, qui avait cessé d’être une rue depuis quej’avais quitté Arras.

Pendant que je me fourvoyais de la sorte, unbruit de souliers ferrés m’annonça que les deux sergents s’étaientmis à ma poursuite ; bientôt je les vis arriver sur moi sabreen main. J’étais sans armes… Je saisis la grosse clef de la maison,comme si c’eût été un pistolet ; et, faisant mine de lescoucher en joue, je les force à me livrer passage. « Passe tinquemin, François, me dit Carpentier d’une voix altérée ;… n’vamie faire de bêtises ». Je ne me le fis pas dire deuxfois : en quelques minutes je fus dans mon réduit.

L’aventure s’ébruita, malgré les efforts quefirent, pour la tenir secrète, les deux sergents qu’elle couvrit deridicule. Ce qu’il y eut de fâcheux pour moi, c’est que lesautorités redoublèrent de surveillance, à tel point qu’il me devinttout-à-fait impossible de sortir. Je restai ainsi claquemurépendant deux mois, qui me semblèrent deux siècles. Ne pouvant plusalors y tenir, je me décidai à quitter Arras : on me fit unepacotille de dentelles, et, par une belle nuit, je m’éloignai, munid’un passe-port qu’un nommé Blondel, l’un de mes amis, m’avaitprêté ; le signalement ne pouvait pas m’aller, mais faute demieux, il fallait bien que je m’en accommodasse ; au surplus,on ne me fit en route aucune objection.

Je vins à Paris, où, tout en m’occupant duplacement de mes marchandises, je faisais indirectement quelquesdémarches, afin de voir s’il ne serait pas possible d’obtenir larévision de mon procès. J’appris qu’il fallait, au préalable, seconstituer prisonnier ; mais je ne pus jamais me résoudre à memettre de nouveau en contact avec des scélérats que j’appréciaistrop bien. Ce n’était pas la restreinte qui me faisaithorreur ; j’aurais volontiers consenti à être enfermé seulentre quatre murs ; ce qui le prouve, c’est que je demandaialors au ministère à finir mon temps à Arras, dans la prison desfous ; mais la supplique resta sans réponse.

Cependant mes dentelles étaient vendues, maisavec trop peu de bénéfice pour que je pusse songer à me faire de cecommerce un moyen d’existence. Un commis voyageur, qui logeait rueSaint-Martin, dans le même hôtel que moi, et auquel je touchaiquelques mots de ma position, me proposa de me faire entrer chezune marchande de nouveautés qui courait les foires. La place me futeffectivement donnée, mais je ne l’occupai que dix mois :quelques désagréments de service me forcèrent à la quitter pourrevenir encore une fois à Arras.

Je ne tardai pas à reprendre le cours de mesexcursions semi-nocturnes. Dans la maison d’une jeune personne àlaquelle je rendais quelques soins, venait très fréquemment lafille d’un gendarme. Je songeai à tirer parti de cettecirconstance, pour être informé à l’avance de tout ce qui setramerait contre moi. La fille du gendarme ne me connaissaitpas ; mais comme dans Arras, j’étais le sujet presque habitueldes entretiens, il n’était pas extraordinaire qu’elle parlât demoi, et souvent, en des termes fort singuliers. « Oh ! medit-elle un jour, on finira par l’attraper, ce coquin-là ; ily a d’abord notre lieutenant (M. Dumortier, aujourd’huicommissaire de police à Abbeville) qui lui en veut trop pour ne pasvenir à bout de le pincer ; je gage qu’il donnerait de bienbon cœur un jour de sa paie pour le tenir. – Si j’étais à laplace de votre lieutenant, et que j’eusse bien envie de prendreVidocq, repartis-je, il me semble qu’il ne m’échapperait pas.

– » À vous, comme aux autres ;…il est toujours armé jusqu’aux dents. Vous savez bien qu’on ditqu’il a tiré deux coups de pistolets à M. Delrue et àM. Carpentier… Et puis ce n’est pas tout, est-ce qu’il ne sechange pas à volonté en botte de foin.

– » En botte de foin ?m’écriai-je, tout surpris de la nouvelle faculté qu’on m’accordait…en botte de foin ?… mais comment ?

– » Oui, monsieur… Mon père lepoursuivait un jour ; au moment de lui mettre la main sur lecollet, il ne saisit qu’une botte de foin… Il n’y a pas à dire,toute la brigade a vu la botte de foin, qui a été brûlée dans lacour du quartier. »

Je ne revenais pas de cette histoire. Onm’expliqua depuis que les agents de l’autorité, ne pouvant venir àbout de se saisir de moi, l’avaient répandue et accréditée endésespoir de cause, parmi les superstitieux Artésiens. C’est par lemême motif, qu’ils insinuaient obligeamment que j’étais ladoublure de certain loup-garou, dont les apparitions trèsproblématiques glaçaient d’effroi les fortes têtes du pays.Heureusement ces terreurs n’étaient pas partagées par quelquesjolies femmes à qui j’inspirais de l’intérêt, et si le démon de lajalousie ne se fût tout à coup emparé de l’une d’entre elles, lesautorités ne se seraient peut-être pas de long-temps occupées demoi. Dans son dépit, elle fut indiscrète, et la police, qui nesavait trop ce que j’étais devenu, acquit encore une fois lacertitude que j’habitais Arras.

Un soir que, sans défiance et seulement arméd’un bâton, je revenais de la rue d’Amiens, en traversant le pontsitué au bout de la rue des Goguets, je fus assailli par sept àhuit individus. C’étaient des sergents de ville déguisés ; ilsme saisirent par mes vêtements ; et déjà ils se croyaientassurés de leur capture, lorsque, me débarrassant par unevigoureuse secousse, je franchis le parapet et me jetai dans larivière. On était en décembre ; les eaux étaient hautes, lecourant très rapide ; aucun des agents n’eut la fantaisie deme suivre ; ils supposaient d’ailleurs qu’en allant m’attendresur le bord, je ne leur échapperais pas ; mais un égout que jeremontai me fournit l’occasion de déconcerter leur prévoyance, etils m’attendaient encore, que déjà j’étais installé dans la maisonde ma mère.

Chaque jour je courais de nouveaux dangers, etchaque jour la nécessité la plus pressante me suggérait de nouveauxexpédients de salut. Cependant, à la longue, suivant ma coutume, jeme lassai d’une liberté que le besoin de me cacher rendaitillusoire. Des religieuses de la rue de… m’avaient quelque tempshébergé. Je résolus de renoncer à leur hospitalité, et je rêvai enmême temps au moyen de me montrer en public sans inconvénient.Quelques milliers de prisonniers autrichiens étaient alors entassésdans la citadelle d’Arras, d’où ils sortaient pour travailler chezles bourgeois, ou dans les campagnes environnantes ; il mevint à l’idée que la présence de ces étrangers pourrait m’êtreutile. Comme je parlais allemand, je liai conversation avec l’und’entre eux, et je réussis à lui inspirer assez de confiance pourqu’il me confessât qu’il était dans l’intention de s’évader… Ceprojet était favorable à mes vues ; ce prisonnier étaitembarrassé de ses vêtements de Kaiserlick ; je luioffris les miens en échange, et, moyennant quelque argent que jelui donnai, il se trouva trop heureux de me céder ses papiers. Dèsce moment, je fus Autrichien aux yeux des Autrichiens eux-mêmes,qui, appartenant à différents corps, ne se connaissaient pas entreeux.

Sous ce nouveau travestissement, je me liaiavec une jeune veuve qui avait un établissement de mercerie dans larue de… ; elle me trouvait de l’intelligence ; ellevoulut que je m’installasse chez elle ; et bientôt nouscourûmes ensemble les foires et les marchés. Il était évident queje ne pouvais la seconder qu’en me faisant comprendre desacheteurs. Je me forgeai un baragouin semi tudesque, semifrançais ; que l’on entendait à merveille, et qui me devint sifamilier, qu’insensiblement j’oubliai presque que je savais uneautre langue. Du reste, l’illusion était si complète, qu’aprèsquatre mois de cohabitation, la veuve ne soupçonnait pas le moinsdu monde que le soi-disant Kaiserlick était un de ses amisd’enfance. Cependant elle me traitait si bien, qu’il me devintimpossible de la tromper plus long-temps : un jour je merisquai à lui dire enfin qui j’étais, et jamais femme, je crois, nefut plus étonnée. Mais, loin de me nuire dans son esprit, laconfidence ne fit en quelque sorte que rendre notre liaison plusintime, tant les femmes sont éprises parfois de ce qui s’offre àelles sous les apparences du mystère ou de l’aventureux ! etpuis n’éprouvent-elles pas toujours du charme à connaître unmauvais sujet ? Qui, mieux que moi, a pu se convaincre quesouvent elles sont la providence des forçats évadés et descondamnés fugitifs ?

Onze mois s’écoulèrent sans que rien vînttroubler ma sécurité. L’habitude qu’on avait pris de me voir dansla ville, mes fréquentes rencontres avec des agents de police, quin’avaient même pas fait attention à moi, tout semblait annoncer lacontinuation de ce bien-être, lorsqu’un jour que nous venions denous mettre à table dans l’arrière-boutique, trois figures degendarmes se montrent, à travers une porte vitrée ; j’allaisservir le potage ; la cuillère me tombe des mains. Mais,revenant bientôt de la stupéfaction où m’avait jeté cette incursioninattendue, je m’élance vers la porte, je mets le verrou, puissautant par une croisée, je monte au grenier, d’où, gagnant par lestoits la maison voisine, je descends précipitamment l’escalier quidoit me conduire dans la rue. Arrivé à la porte, elle est gardéepar deux gendarmes… Heureusement ce sont des nouveaux venus qui neconnaissent aucune de mes physionomies. « Montez donc, leurdis-je, le brigadier tient l’homme, mais il se débat… Montez, vousdonnerez un coup de main ;… moi je vais chercher lagarde. » Les deux gendarmes se hâtent de monter et jedisparais.

Il était évident qu’on m’avait vendu à lapolice ; mon amie d’enfance était incapable d’une pareillenoirceur, mais elle avait sans doute commis quelque indiscrétion.Maintenant qu’on avait l’éveil sur moi, devais-je rester àArras ? il eût fallu me condamner à ne plus sortir de macachette. Je ne pus me résigner à une vie si misérable, et je prisla résolution d’abandonner définitivement la ville. La mercièrevoulut à toute force me suivre : elle avait des moyens detransport ; ses marchandises furent promptement emballées.Nous partîmes ensemble ; et comme cela se pratique presquetoujours en pareil cas, la police fut informée la dernière de ladisparition d’une femme dont il ne lui était pas permis d’ignorerles démarches. D’après une vieille idée, on présuma que nousgagnerions la Belgique, comme si la Belgique eût encore été un paysde refuge ; et tandis qu’on se mettait à notre poursuite dansla direction de l’ancienne frontière, nous nous avancionstranquillement vers la Normandie par des chemins de traverse, quema compagne avait appris à connaître dans ses explorationsmercantiles.

C’était à Rouen que nous avions projeté defixer notre séjour. Arrivé dans cette ville, j’avais sur moi lepasse-port de Blondel, que je m’étais procuré à Arras ; lesignalement qu’il me donnait était si différent du mien, qu’ilétait indispensable de me mettre un peu mieux en règle.

Pour y parvenir, il fallait tromper une policedevenue d’autant plus vigilante et ombrageuse, que lescommunications des émigrés en Angleterre se faisaient par lelittoral de la Normandie. Voici comment je m’y pris. Je me rendis àl’Hôtel de Ville, où je fis viser mon passe-port pour le Havre. Unvisa s’obtient d’ordinaire assez facilement ; il suffit que lepasse-port ne soit pas périmé ; le mien ne l’était pas. Laformalité remplie, je sors ; deux minutes après, je rentredans le bureau, je m’informe si l’on n’a pas trouvé unportefeuille… personne ne peut m’en donner des nouvelles ;alors je suis désespéré ; des affaires pressantes m’appellentau Havre ; je dois partir le soir même et je n’ai plus depasse-port.

« N’est-ce que cela ? me dit unemployé… Avec le registre des visas, on va vous donner unpasse-port par duplicata. » C’était ce que je voulais ;le nom de Blondel me fut conservé, mais du moins, cette fois, ils’appliquait à mon signalement. Pour compléter l’effet de ma ruse,non seulement je partis pour le Havre, ainsi que je l’avaisannoncé, mais encore je fis réclamer par les petites affiches leportefeuille, qui n’était sorti de mes mains que pour passer danscelles de ma compagne.

Au moyen de ce petit tour d’adresse, maréhabilitation était complète. Muni d’excellents papiers, il ne merestait plus qu’à faire une fin honnête ; j’y songeaisérieusement. En conséquence, je pris, rue Martainville, un magasinde mercerie et de bonneterie, où nous faisions de si bonnesaffaires, que ma mère, à qui j’avais fait sous main tenir de mesnouvelles, se décida à venir nous joindre. Pendant un an, je fusréellement heureux ; mon commerce prenait de la consistance,mes relations s’étendaient, le crédit se fondait, et plus d’unemaison de banque de Rouen se rappelle peut-être encore le temps oùla signature de Blondel était en faveur sur laplace ; enfin, après tant d’orages, je me croyais arrivé auport, quand un incident que je n’avais pu prévoir fit commencerpour moi une nouvelle série de vicissitudes… La mercière aveclaquelle je vivais, cette femme qui m’avait donné les plus fortespreuves de dévouement et d’amour, ne s’avisa-t-elle pas de brûlerd’autres feux que ceux que j’avais allumés dans son cœur. J’auraisvoulu pouvoir me dissimuler cette infidélité, mais le délit étaitflagrant ; il ne restait pas même à la coupable la ressourcede ces dénégations bien soutenues, à l’abri desquelles un maricommode peut se figurer qu’il ignore.

Autrefois, je n’eusse pas subi un tel affrontsans me livrer à toute la fougue de ma colère :… comme l’onchange avec le temps ! Témoin de mon malheur, je signifiaifroidement l’arrêt d’une séparation que je résolus aussitôt :prières, supplications, promesses d’une meilleure conduite, rien neput me fléchir : je fus inexorable… J’aurais pu pardonner sansdoute, ne fut-ce que par reconnaissance ; mais qui merépondait que celle qui avait été ma bienfaitrice romprait avec monrival ? et ne devais-je pas craindre que dans un momentd’épanchement, elle ne me compromît par quelque confidence ?Nous fîmes donc par moitié le partage de nos marchandises ;mon associée me quitta ; depuis, je n’ai plus entendu parlerd’elle.

Dégoûté du séjour de Rouen par cette aventure,qui avait fait du bruit, je repris le métier de marchandforain ; mes tournées comprenaient les arrondissements deMantes, Saint-Germain et Versailles, où je me formai en peu detemps une excellente clientèle ; mes bénéfices devinrent assezconsidérables pour que je pusse louer à Versailles, rue de laFontaine, un magasin avec un pied-à-terre, que ma mère habitaitpendant mes voyages. Ma conduite était alors exempte de tousreproches ; j’étais généralement estimé dans le cercle que jeparcourais ; enfin, je croyais avoir lassé cette fatalité quime rejetait sans cesse dans les voies du déshonneur, dont tous mesefforts tendaient à m’éloigner, quand, dénoncé par un camaraded’enfance, qui se vengeait ainsi de quelques démêlés que nousavions eus ensemble, je fus arrêté à mon retour de la foire deMantes. Quoique je soutinsse opiniâtrement que je n’étais pasVidocq, mais Blondel, comme l’indiquait mon passe-port, onme transféra à Saint-Denis, d’où je devais être dirigé sur Douai.Aux soins extraordinaires qu’on prit pour empêcher mon évasion, jevis que j’étais recommandé ; un coup d’œil que jejetai sur la feuille de la gendarmerie me révéla même uneprécaution d’un genre tout particulier : voici comment j’yétais désigné.

SURVEILLANCE SPÉCIALE.

« Vidocq (Eugène-François), condamnéà mort par contumace. Cet homme est excessivement entreprenantet dangereux. »

Ainsi, pour tenir en haleine la vigilance demes gardiens, on me représentait comme un grand criminel. Je partisde Saint-Denis, en charrette, garrotté de manière à ne pouvoirfaire un mouvement, et jusqu’à Louvres l’escorte ne cessa d’avoirles yeux sur moi ; ces dispositions annonçaient des rigueursqu’il m’importait de prévenir ; je retrouvai toute cetteénergie à laquelle j’avais déjà dû tant de fois la liberté.

On nous avait déposés dans le clocher deLouvres, transformé en prison ; je fis apporter deux matelas,une couverture et des draps, qui, coupés et tressés, devaient nousservir à descendre dans le cimetière ; un barreau fut sciéavec les couteaux de trois déserteurs enfermés avec nous ; età deux heures du matin, je me risquai le premier. Parvenu àl’extrémité de la corde, je m’aperçus qu’il s’en fallait de près dequinze pieds qu’elle n’atteignît le sol : il n’y avait pas àhésiter ; je me laissai tomber. Mais, comme dans ma chute sousles remparts de Lille, je me foulai le pied gauche, et il me devintpresque impossible de marcher ; j’essayais néanmoins defranchir les murs du cimetière, lorsque j’entendis tournerdoucement la clef dans la serrure. C’était le geôlier et son chien,qui n’avaient pas meilleur nez l’un que l’autre : d’abord legeôlier passa sous la corde sans la voir, et le mâtin près d’unefosse où je m’étais tapis, sans me sentir. Leur ronde faite, ils seretirèrent ; je pensais que mes compagnons suivraient monexemple ; mais personne ne venant, j’escaladail’enceinte ; me voilà dans la campagne. La douleur de mon pieddevient de plus en plus aiguë… Cependant je brave lasouffrance ; le courage me rend des forces, et je m’éloigneassez rapidement. J’avais à peu près parcouru un quart delieue ; tout à coup j’entends sonner le tocsin ; on étaitalors à la mi-mai. Aux premières lueurs du jour, je vois quelquespaysans armés sortir de leurs habitations pour se répandre dans laplaine ; probablement ils ignoraient de quoi ils’agissait ; mais ma jambe éclopée était un indice qui devaitme rendre suspect ; j’étais un visage inconnu ; il étaitévident que les premiers qui me rencontreraient voudraient, à toutévénement, s’assurer de ma personne… Valide, j’eusse déconcertétoutes les poursuites ; il n’y avait plus qu’à me laisserempoigner, et je n’avais pas fait deux cents pas, que, rejoint parles gendarmes, qui parcouraient la campagne, je fus appréhendé aucorps, et ramené dans le maudit clocher.

La triste issue de cette tentative ne medécouragea pas. À Bapaume, on nous avait mis à la citadelle, dansune ancienne salle de police, placée sous la surveillance d’unposte de conscrits du 30e de ligne ; une seulesentinelle nous gardait ; elle était au bas de la fenêtre, etassez rapprochée des prisonniers pour qu’ils pussent entrer enconversation avec elle ; c’est ce que je fis. Le soldat à quije m’adressai me parut d’assez bonne composition ; j’imaginaiqu’il me serait aisé de le corrompre… Je lui offris cinquantefrancs pour nous laisser évader pendant sa faction. Il refusad’abord, mais, au ton de sa voix et à certain clignotement de sesyeux, je crus m’apercevoir qu’il était impatient de tenir lasomme ; seulement il n’osait pas. Afin de l’enhardir,j’augmentai la dose, je lui montrai trois louis, et il me réponditqu’il était prêt à nous seconder ; en même temps, il m’appritque son tour reviendrait de minuit à deux heures. Nos conventionsfaites, je mis la main à l’œuvre ; la muraille fut percée demanière à nous livrer passage ; nous n’attendions plus que lemoment opportun pour sortir. Enfin, minuit sonne, le soldat vientm’annoncer qu’il est là ; je lui donne les trois louis, etj’active les dispositions nécessaires. Quand tout est prêt,j’appelle : Est-il temps ? dis-je à la sentinelle.« – Oui, dépêchez-vous », me répondit-elle, aprèsavoir un instant hésité. Je trouve singulier qu’elle ne m’ait pasrépondu de suite ; je crois entrevoir quelque chose de louchedans cette conduite ; je prête l’oreille, il me sembleentendre marcher ; à la clarté de la lune, j’aperçois aussil’ombre de plusieurs hommes sur les glacis ; plus de doute,nous sommes trahis. Cependant, il peut se faire que j’aie tropprécipité mon jugement ; pour m’en assurer, je prends de lapaille, je fais à la hâte un mannequin, que j’habille ; je leprésente à l’issue que nous avions pratiquée ; au mêmeinstant, un coup de sabre à pourfendre une enclume m’apprend que jel’ai échappé belle, et me confirme de plus en plus dans cetteopinion, qu’il ne faut pas toujours se fier aux conscrits. Soudainla prison est envahie par les gendarmes ; on dresse unprocès-verbal, on nous interroge, on veut tout savoir ; jedéclare que j’ai donné trois louis ; le conscrit nie ; jepersiste dans ma déclaration ; on le fouille, et l’argent seretrouve dans ses souliers ; on le met au cachot.

Quant à nous, on nous fit de terriblesmenaces, mais comme on ne pouvait pas nous punir, on se contenta dedoubler nos gardes… Il n’y avait plus moyen de s’échapper, à moinsd’une de ces occasions que j’épiais sans cesse ; elle seprésenta plus tôt que je ne l’aurais espéré. Le lendemain était lejour de notre départ ; nous étions descendus dans la cour dela caserne ; il y régnait une grande confusion, causée par laprésence simultanée d’un nouveau transport de condamnés et d’undétachement de conscrits des Ardennes, qui se rendaient au camp deBoulogne. Les adjudants disputaient le terrain aux gendarmes pourformer les pelotons et faire l’appel. Pendant que chacun comptaitses hommes, je me glisse furtivement dans la civière d’une voiturede bagage qui se disposait à sortir de la cour… Je traversai ainsila ville, immobile, et me faisant petit autant que je le pouvais,afin de n’être pas découvert. Une fois hors des remparts, il ne merestait plus qu’à m’esquiver ; je saisis le moment où lecharretier, toujours altéré, comme les gens de son espèce, étaitentré dans un bouchon pour se rafraîchir ; et tandis que seschevaux l’attendaient sur la route, j’allégeai sa voiture d’unpoids dont il ne la supposait pas chargée. J’allai aussitôt mecacher dans un champ de colza ; et quand la nuit fut venue, jem’orientai.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer