Mémoires de Vidocq – Tome II

CHAPITRE XXVIII

Les agents de police pris parmi les forçats libérés, lesvoleurs, les filles publiques et les souteneurs. – Le vol toléré. –Mollesse des inspecteurs. – Coalition des mouchards. – Ils medénoncent. – Destruction de trois classes de voleurs. – Formationd’une bande de nouvelle espèce. – Les frères Delzève. – Commentdécouverts. – Arrestation de Delzève jeune. – Les étrennes d’unpréfet de police. – Je m’affranchis du joug des officiers de paixet des inspecteurs. – On en veut à mes jours. – Quelquesanecdotes.

Je n’étais pas le seul agent secret de lapolice de sûreté : un Juif nommé Gaffré m’était adjoint. Ilavait été employé avant moi, mais comme ses principes n’étaient pasles miens, nous ne fûmes pas long-temps d’accord. Je m’aperçusqu’il avait une mauvaise conduite, j’en avertis le chef dedivision, qui, ayant reconnu la vérité de mon rapport, l’expulsa etlui donna l’ordre de quitter Paris. Quelques individus sans autreaptitude au métier que cette espèce de rouerie que l’on acquiertdans les prisons, étaient également attachés à la police de sûreté,mais ils n’avaient point de traitement fixe, et n’étaient rétribuésque par capture. Ces derniers étaient des condamnés libérés. Il yavait aussi des voleurs en exercice, dont on tolérait la présence àParis, à la condition de faire arrêter les malfaiteurs qu’ilsparviendraient à découvrir : souvent, quand ils ne pouvaientmieux faire, il leur arrivait de livrer leurs camarades. Après lesvoleurs tolérés, venaient en troisième ou en quatrième ligne, toutecette multitude de méchants garnements qui vivaient avec desfilles publiques mal famées. Cette caste ignoble donnaitparfois des renseignements fort utiles pour arrêter les filous etles escrocs ; d’ordinaire, ils étaient prêts à fournir touteespèce d’indications pour obtenir la liberté de leurs maîtresses,lorsqu’elles étaient détenues. On tirait encore parti des femmesqui vivaient avec ces voleurs connus et incorrigibles qu’onenvoyait de temps en temps faire un tour à Bicêtre : c’étaitlà le rebut de l’espèce humaine, et pourtant il avait étéjusqu’alors indispensable de s’en servir ; car une expériencemalheureusement trop longue avait démontré que l’on ne pouvaitcompter ni sur le zèle ni sur l’intelligence des inspecteurs.L’intention de l’administration n’était pas d’employer à larecherche des voleurs des hommes non soudoyés, mais elle était bienaise de profiter de la bonne volonté de ceux qui, par un intérêtquelconque, ne se dévouaient à la police que sous la réserve qu’ilsresteraient derrière le rideau et jouiraient de certainesimmunités. M. Henry avait compris depuis long-temps combien ilétait dangereux de faire usage de ces couteaux à deuxtranchants ; depuis long-temps il avait songé à s’en délivrer,et c’était dans cette vue qu’il m’avait enrôlé dans la police,qu’il voulait purger de tous les hommes dont le penchant au volétait bien avéré. Il est des cures que les médecins n’opèrent qu’enfaisant usage du poison : il peut se faire que la lèpresociale ne puisse se guérir que par des moyens analogues ;mais ici le poison avait été administré à trop forte dose : cequi le prouve, c’est que presque tous les agents secrets de cetteépoque ont été arrêtés par moi en flagrant délit, et que la plupartsont encore dans les bagnes.

Lorsque j’entrai à la police, tous ces agentssecrets des deux sexes durent naturellement se liguer contremoi ; prévoyant que leur règne allait finir, ils firent toutce qui dépendait d’eux pour le prolonger. Je passais pourinflexible et impartial ; je ne voulais pas ce qu’ilsappelaient prendre des deux mains, il était juste qu’ils sedéclarassent mes ennemis. Ils n’épargnèrent pas les attaques pourme faire succomber : inutiles efforts ! je résistai à latempête, comme ces vieux chênes dont la tête se courbe à peine,malgré la violence de l’ouragan.

Chaque jour j’étais dénoncé, mais la voix demes calomniateurs était impuissante. M. Henry, qui avaitl’oreille du préfet, lui répondait de mes actions, et il fut décidéque toute dénonciation dirigée contre moi me serait immédiatementcommuniquée, et qu’il me serait permis de la réfuter par écrit.Cette marque de confiance me fit plaisir, et sans me rendre ni plusdévoué ni plus attaché à mes devoirs, elle me prouva du moins quemes chefs savaient me rendre justice, et rien au monde n’aurait étécapable de me faire déroger au plan de conduite que je m’étaistracé.

En toutes choses, pour réussir, il faut un peud’enthousiasme. Je n’espérais pas rendre honorable la qualitéd’agent secret ; mais je me flattais d’en remplir lesfonctions avec honneur. Je voulais que l’on me jugeât intègre,incorruptible, intrépide, infatigable ; j’aspirais aussi àparaître en toute occasion capable et intelligent : le succèsde mes opérations contribua à donner de moi cette opinion. BientôtM. Henry ne fit plus rien sans me consulter ; nouspassions ensemble les nuits à combiner des moyens de répression,qui devinrent si efficaces, qu’en peu de temps le nombre desplaintes en vol fut considérablement diminué : c’est que lenombre des voleurs de tout genre s’était réduit en proportion. Jepuis même dire qu’il y eut un moment où les voleurs d’argenteriedans l’intérieur des maisons, ceux qui dévalisent les voitures etchaises de poste, ainsi que les filous faisant la montre et labourse, ne donnaient plus signe de vie. Plus tard, il devait s’enformer une génération nouvelle, mais pour la dextérité il étaitimpossible qu’elle égalât jamais les Bombance, les Marquis, lesBoucault, les Compère, les Bouthey, les Pranger, les Dorlé, les LaRose, les Gavard, les Martin, et autres rusés coquins, que j’airéduits à l’inaction. Je n’étais pas décidé à laisser à leurssuccesseurs le loisir d’acquérir une si rare habileté.

Depuis environ six mois, je marchais seul,sans autres auxiliaires que quelques femmes publiques, quis’étaient dévouées, lorsqu’une circonstance imprévue vint me fairesortir de la dépendance des officiers de paix, qui jusqu’alorsavaient su adroitement faire rejaillir sur eux le mérite de mesdécouvertes. Cette circonstance eut l’avantage pour moi de mettreen évidence la mollesse et l’ineptie des inspecteurs, qui s’étaientplaint avec tant d’amertume de ce que je leur donnais tropd’occupations. Pour arriver au fait, je vais reprendre la narrationde plus haut.

En 1810, des vols d’un genre nouveau et d’unehardiesse inconcevable vinrent tout à coup donner l’éveil à lapolice sur l’existence d’une bande de malfaiteurs d’une nouvelleespèce.

La presque totalité des vols avait été commiseà l’aide d’escalade et d’effraction ; des appartements situésau premier et même au deuxième étage avaient été dévalisés par cesvoleurs extraordinaires, qui jusqu’alors ne s’étaient attaquésqu’aux maisons riches : il était même aisé de remarquer queces coquins s’y prenaient de manière à indiquer qu’ils avaient uneparfaite connaissance des localités.

Tous mes efforts pour découvrir ces adroitsvoleurs étaient restés sans succès, lorsqu’un vol dont l’exécutionsemblait présenter d’insurmontables obstacles fut commis rueSaint-Claude, près celle de Bourbon-Villeneuve, dans un appartementau deuxième au-dessus de l’entresol, dans la maison même oùdemeurait le commissaire de police du quartier. La corde de lalanterne suspendue à la porte de ce fonctionnaire avait servid’échelle.

Une musette (petit sac de toile dans lequel ondonne l’avoine aux chevaux stationnaires) avait été laissée sur lelieu du crime ; ce qui fit présumer que les voleurs pouvaientêtre des cochers de fiacre, ou tout au moins que des fiacresavaient aidé à l’expédition.

M. Henry m’engagea à prendre desrenseignements sur les cochers, et je parvins à savoir que lamusette avait appartenu à un nommé Husson, conduisant lefiacre n° 712 ; je fis mon rapport, Husson fut arrêté, etpar lui on eut des notions sur deux frères nommés Delzève,dont l’aîné ne tarda pas non plus à être sous la main de lapolice : ce dernier, interrogé par M. Henry, fut amené àfaire quelques révélations importantes, qui firent arrêter le nomméMétral, employé en qualité de frotteur dans la maison del’impératrice Joséphine. Ce dernier était signalé comme le recéleurde la bande, composée presqu’en entier de Savoyards, nés dans ledépartement du Léman. La continuation de mes recherches meconduisit à m’assurer de la personne des frères Pissard,de Grenier, de Lebrun, de Piessard, deMabou, dit l’Apothicaire, de Serassé, deDurand, enfin de vingt-deux, qui plus tard furent touscondamnés aux fers.

Ces voleurs étaient pour la plupartcommissionnaires, frotteurs ou cochers, c’est-à-dire qu’ilsappartenaient à une classe d’individus dans laquelle la probitéétait une tradition, et qui de temps immémorial était réputéehonnête parmi les Parisiens ; tous dans leur quartier étaientregardés comme des hommes éprouvés, incapables de convoiter même lebien d’autrui, et cette considération qu’on leur accordait lesrendait d’autant plus redoutables que les personnes qui lesemployaient, soit à scier le bois, soit à tout autre ouvrage,étaient sans défiance à leur égard, et les laissaient s’introduirepartout. Quand on sut qu’ils étaient impliqués dans une affairecriminelle, à peine osait-on croire qu’ils fussent coupables ;moi-même je balançai quelque temps à le supposer. Cependant, ilfallut se rendre à l’évidence des faits, et la vieille renommée desSavoyards, dans une capitale où elle était restée intacte durantdes siècles, s’évanouit sans retour.

Dans le courant de 1812, j’avais livré à lajustice les principaux membres de la bande. Cependant Delzève jeunen’avait pas encore été atteint, et continuait de se dérober auxinvestigations de la police, lorsque, le 31 décembre, M. Henryme dit : « Je crois que si nous nous y prenions bien,nous viendrions à bout d’arrêter l’Écrevisse (surnom deDelzève) ; voici le jour de l’an, il ne peut manquer d’allervoir la blanchisseuse qui lui a si souvent donné asile, ainsi qu’àson frère : j’ai le pressentiment qu’il y viendra, soit cesoir, soit dans la nuit, soit enfin demain dans lamatinée. »

Je fus de l’avis de M. Henry, et ilm’ordonna en conséquence d’aller, avec trois inspecteurs, me placeren surveillance à proximité du domicile de la blanchisseuse, quirestait rue des Grésillons, faubourg Saint-Honoré, à laPetite-Pologne.

Je reçus cet ordre avec cette satisfaction quim’a constamment présagé la réussite. Accompagné des troisinspecteurs, je me rends à sept heures du soir au lieu indiqué. Ilfaisait un froid excessif ; la terre était couverte de neige,l’hiver n’avait pas encore été si rigoureux.

Nous nous postons aux aguets : aprèsplusieurs heures, les inspecteurs transis et ne pouvant plusrésister, me proposent de quitter la station ; j’étaismoi-même à moitié gelé, n’ayant pour me garantir qu’un vêtementfort léger de commissionnaire ; je fis d’abord quelquesobservations, et quoiqu’il m’eût été fort agréable de me retirer,il fut convenu que nous resterions jusqu’à minuit. À peine cetteheure fixée pour notre départ a-t-elle sonné, ils me somment detenir ma promesse, et nous voilà abandonnant un poste qu’il nousétait prescrit de garder jusqu’au jour.

Nous nous dirigeons vers le Palais-Royal, uncafé est encore ouvert ; nous entrons pour nous réchauffer, etaprès avoir pris un bol de vin chaud, nous nous séparons, chacundans l’intention de gagner notre logis. Tout en m’acheminant versle mien, je réfléchis à ce que je venais de faire : « Ehquoi ! me disais-je, oublier si vite les instructions quim’ont été données ! » tromper de la sorte la confiance duchef, c’est une lâcheté impardonnable ! Ma conduite mesemblait, non-seulement répréhensible, mais encore je pensaisqu’elle méritait la punition la plus sévère. J’étais au désespoird’avoir suivi l’impulsion des inspecteurs : décidé à réparerma faute, je prends le parti de retourner seul au poste qui m’étaitassigné, bien résolu à y passer la nuit, dussé-je mourir sur place.Je reviens donc à la Pologne, et me blottis dans un coin pour nepas être aperçu par Delzève, dans le cas où il lui prendraitfantaisie de venir.

Il y avait une heure et demie que j’étais danscette position ; mon sang se congelait ; je sentaisfaiblir mon courage ; tout à coup il me vient une idéelumineuse : non loin de là est un dépôt de fumier et d’autresimmondices, dont la vapeur révèle un état de fermentation : cedépôt est ce que l’on nomme la voirie ; j’y cours, et aprèsavoir creusé dans un endroit une fosse assez profonde pour ydescendre jusqu’à hauteur de la ceinture, je m’enfonce dans letrou, où une douce chaleur rétablit la circulation dans mesveines.

À cinq heures du matin, je n’avais pas quittéma retraite, où, sauf l’odeur, j’étais assez bien. Enfin la portede la maison qui m’était signalée s’ouvre pour donner passage à unefemme qui ne la referme pas. Aussitôt, sans faire de bruit, jem’échappe de la voirie, et peu d’instants après j’entre dans lacour ; j’examine, mais je ne vois de lumière nulle part.

Je savais que les associés de Delzève avaientune manière de s’appeler en sifflant ; leur coup de siffletqui était celui des cochers, m’était connu ; je l’imite, et àla deuxième fois j’entends crier : « Quiappelle ?

– » C’est le Chauffeur(cocher de qui Delzève avait appris à conduire) qui sifflel’Écrevisse.

– » Est-ce toi ? me crie encorela même voix (c’était Delzève).

– » Oui, c’est le Chauffeur qui tedemande, descends.

– » J’y vais, attends-moi uneminute.

– » Il fait trop froid, luirépliquai-je ; je vais t’attendre chez le rogomiste du coin,dépêche-toi, entends-tu ? »

Le rogomiste avait déjà ouvert : on saitqu’un premier jour de l’an, ils ont des pratiques matinales. Quoiqu’il en fût, je n’étais pas tenté de boire. Afin de tromperDelzève par une feinte, j’ouvre la porte de l’allée, et l’ayantlaissée bruyamment retomber sans sortir, je vais me cacher sous unescalier dans la cour. Bientôt après Delzève descend, jel’aperçois : marchant alors droit à lui, je le saisis aucollet, et lui mettant le pistolet sur la poitrine, je lui notifiequ’il est mon prisonnier. « Suis-moi, lui dis-je, et songebien qu’au moindre geste, je te casse un membre : au surplus,je ne suis pas seul. »

Muet de stupéfaction, Delzève ne répond mot etme suit machinalement ; je lui ordonne de me remettre sesbretelles, il obéit ; dès ce moment je fus maître de lui, ilne pouvait plus me résister ni fuir.

Je me hâtai de l’emmener. L’horloge frappaitsix heures comme nous entrions dans la rue du Rocher, un fiacrevint à passer, je lui fis signe d’arrêter ; l’état où lecocher me voyait dut lui inspirer quelque crainte pour la propretéde sa voiture ; mais j’offris de lui payer doublecourse ; et, séduit par l’appât du gain, il consentit à nousrecevoir. Nous voici donc roulant sur le pavé de Paris. Pour êtreplus en sûreté, je garrotte mon compagnon, qui, ayant repris sessens, pouvait avoir le désir de s’insurger ; j’aurais pu,comptant sur ma force, ne pas employer ce moyen, mais comme je meproposais de le confesser, je ne voulais pas me brouiller avec lui,et des voies de fait, lors même qu’il les aurait provoquées par unerébellion, auraient eu infailliblement ce résultat.

Delzève réduit à l’impossibilité de s’évader,je tâchai de lui faire entendre raison ; afin de l’amadouer,je lui offre de se rafraîchir, il accepte ; le cocher nousprocure du vin, et sans avoir de but fixe, nous continuons de nouspromener en buvant.

Il était encore de bonne heure : persuadéqu’il y aurait quelque avantage pour moi à prolonger letête-à-tête, je propose à Delzève de l’emmener déjeûner dans unendroit où nous trouverons des cabinets particuliers. Il étaitalors tout-à-fait apaisé et paraissait sans rancune ; il nerepousse pas l’invitation, et je le conduis au Cadranbleu. Mais avant d’y arriver, il m’avait déjà donné deprécieux renseignements sur bon nombre de ses affidés, encorelibres dans Paris, et j’étais convaincu qu’à table il sedéboutonnerait complètement. Je lui fis entendre que le seul moyende se rendre intéressant aux yeux de la justice, était de faire desrévélations ; et afin de fortifier sa résolution, je luidécochai quelques arguments d’une certaine philosophie que j’aitoujours employée avec succès pour la consolation desprévenus ; enfin, il était parfaitement disposé quand lavoiture s’arrêta à la porte du restaurateur. Je le fis aussitôtmonter devant moi, et au moment de faire ma carte, je lui dis que,désirant pouvoir manger avec tranquillité, je le priais de mepermettre de l’attacher à ma manière. Je consentais à lui laisserdans toute sa plénitude le jeu des bras et de la fourchette, àtable on ne saurait désirer d’autre liberté. Il ne s’offensa pointde la précaution, et voici ce que je fis : avec les deuxserviettes, je lui liai chaque jambe aux pieds de sa chaise, àtrois ou quatre pouces du parquet, ce qui l’empêchait de tenter dese mettre debout, sans risquer de se briser la tête.

Il déjeûna avec beaucoup d’appétit, et mepromit de répéter en présence de M. Henry tout ce qu’ilm’avait confessé. À midi, nous prîmes le café : Delzève étaiten pointe de vin, et nous repartîmes en fiacre, tout à faitréconciliés et bons amis : dix minutes après, nous étions à lapréfecture. M. Henry était alors entouré de ses officiers depaix, qui lui faisaient leur cour du jour de l’an. J’entre et luiadresse ce salut : « J’ai l’honneur de vous souhaiter labonne et heureuse année, accompagné du fameux Delzève.

» Voilà ce qu’on appelle des étrennes, medit M. Henry, en apercevant le prisonnier. » Puiss’adressant aux officiers de paix et de sûreté : « Ilserait à désirer, messieurs, que chacun de vous en eût desemblables à offrir à M. le Préfet. » Immédiatementaprès, il me remit l’ordre de conduire Delzève au dépôt, et me ditavec bonté : « Vidocq, allez vous reposer, je suiscontent de vous. »

L’arrestation de Delzève me valut d’éclatantstémoignages de satisfaction ; mais en même temps elle ne fitqu’augmenter la haine que me vouaient les officiers de paix, etleurs agents. Un seul, M. Thibaut, ne cessa de me rendrejustice.

Faisant chorus avec les voleurs, et lesmalveillants, tous les employés qui n’étaient pas heureux enpolice, jetaient feu et flamme contre moi : à les entendre,c’était un scandale, une abomination, d’utiliser mon zèle pourpurger la société des malfaiteurs qui troublent son repos. J’avaisété un voleur célèbre, il n’y avait sorte de crimes que je n’eussecommis : tels étaient les bruits qu’ils se plaisaient àaccréditer. Peut-être en croyaient-ils une partie ; lesvoleurs du moins étaient persuadés que j’avais, comme eux, exercéle métier ; en le disant ils étaient de bonne foi. Avant detomber dans mes filets, il fallait bien qu’ils pussent supposer quej’étais un des leurs ; une fois pris, ils me regardaient commeun faux frère ; mais je n’en étais pas moins, à leurs yeux,un grinche de la haute pègre (voleur du grandgenre) ; seulement je volais avec impunité, parce que lapolice avait besoin de moi : c’était là le conte que l’onfaisait dans les prisons. Les officiers de paix et les agents ensous-ordre n’étaient pas fâchés de le répandre comme une vérité, etpuis peut-être, en devenant l’écho des misérables qui avaient à seplaindre de moi, ne présumaient-ils pas mentir autant qu’ils lefaisaient ; car, en ne se donnant pas la peine de vérifier mesantécédents, jusqu’à un certain point, ils étaient excusables depenser que j’avais été voleur, puisque de temps immémorial, tousles agents secrets avaient exercé cette noble profession. Ilssavaient qu’ainsi avaient commencé les Goupil, lesCompère, les Florentin, les Lévesque,les Coco-Lacour, les Bourdarie, les CadetHerriez, les Henri Lami, les César Viocque,les Bouthey, les Gaffré, les Manigant,enfin tous ceux qui m’avaient précédé ou qui m’étaientadjoints ; ils avaient vu la plupart de ces agents tomber enrécidive, et comme je leur semblais, avec raison, beaucoup plusrusé, beaucoup plus actif, beaucoup plus entreprenant qu’eux, ilsen conclurent que si j’étais le plus adroit des mouchards, c’estque j’avais été le plus adroit des voleurs. Cette erreur deraisonnement, je la leur pardonne ; il n’en est pas de même decette assertion, intentionnellement calomnieuse, que je volais tousles jours.

M. Henry, frappé de l’absurdité d’unepareille imputation, leur répondit par cette observation :« S’il est vrai, leur dit-il, que Vidocq commettejournellement des vols, c’est une raison de plus pour vous accuserd’incapacité : il est seul, vous êtes nombreux, vous êtesinstruits qu’il vole, comment se fait-il que vous ne le preniez passur le fait ? seul il est parvenu à saisir en flagrant délitplusieurs de vos collègues, et vous ne pouvez, à vous tous, luirendre la pareille ! ! ! »

Les inspecteurs auraient été fort embarrassésde répondre, ils se turent ; mais comme il était trop évidentque l’inimitié qu’ils me portaient irait toujours croissant, lepréfet de police prit le parti de me rendre indépendant. Dès cemoment, je fus libre d’agir comme je le jugerais convenable au biendu service, je ne reçus plus d’ordre direct que de M. Henry,et ne fus astreint à rendre compte de mes opérations qu’à luiseul.

J’eusse redoublé de zèle, s’il eût étépossible. M. Henry ne craignait pas que mon dévouement seralentît ; mais comme déjà il se trouvait des gens qui envoulaient à mes jours, il me donna un auxiliaire qui fut chargé deme suivre à distance, et de veiller sur moi, afin de prévenir lescoups qu’on aurait eu l’intention de me porter dans l’ombre.L’isolement dans lequel on m’avait placé favorisa singulièrementmes succès ; j’arrêtai une multitude de voleurs qui auraientencore long-temps échappé aux recherches, si je n’eusse pas étéaffranchi de la tutelle des officiers de paix et du cortège desinspecteurs ; mais plus souvent en action, je finis aussi parêtre plus connu. Les voleurs jurèrent de se défaire de moi :maintes fois je faillis tomber sous leurs coups ; ma forcephysique, et, j’ose dire, mon courage, me firent sortir victorieuxdes guets-apens les mieux combinés. Plusieurs tentatives, danslesquelles les assaillants furent toujours maltraités, leurapprirent que j’étais décidé à vendre chèrement ma vie.

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