Mémoires de Vidocq – Tome II

CHAPITRE XXVII

La bande de Gueuvive. – Une fille me met sur les traces duchef. – Je dîne avec les voleurs. – L’un d’eux me donne à coucher.– Je passe pour un forçat évadé. – J’entre dans un complot contremoi-même. – Je m’attends à ma porte. – Un vol, rue Cassette. –Grande surprise. – Gueuvive et quatre des siens sont arrêtés. – Lafille Cornevin me désigne les autres. – Une fournée dedix-huit.

À peu près vers le temps où je fis succomberle recéleur, une espèce de bande s’était formée dans le faubourgSaint-Germain, qu’elle exploitait de préférence aux autresquartiers de Paris. Elle se composait d’individus qui paraissaientdans la dépendance d’un chef, nommé Gueuvive, ditConstantin, dit Antin, par abréviation ; carparmi les voleurs, de même que parmi les souteneurs de filles, lesclaqueurs et les escrocs, c’est un usage de ne se faire appeler quepar la dernière syllabe du prénom.

Gueuvive, ou Antin, était un ancien maîtred’armes, qui, après avoir fait le métier de spadassin, aux gagesdes courtisanes du plus bas étage, accomplissait dans l’état devoleur, les vicissitudes de la vie de mauvais sujet. Il était,assurait-on, capable de tout, et bien qu’on ne pût pas prouverqu’il eût commis des meurtres, on ne doutait pas qu’au besoin iln’hésitât pas à verser le sang. Sa maîtresse avait été assassinéedans les Champs-Élysées, et on l’avait fortement soupçonné d’êtrel’auteur de ce crime. Quoi qu’il en soit, Gueuvive était un hommetrès entreprenant, d’une audace à toute épreuve, et d’uneeffronterie extraordinaire ; du moins ses camarades letenaient pour tel, et il jouissait parmi eux d’une sorte decélébrité.

Depuis long-temps la police avait l’œil fixésur Gueuvive et sur ses complices ; mais elle n’avait pu lesatteindre, et chaque jour quelque nouvel attentat contre lapropriété, annonçait qu’ils n’étaient pas oisifs. Enfin, on résolutbien sérieusement de mettre un terme aux méfaits de ces brigands,je reçus en conséquence l’ordre de me porter à leur recherche, etde tâcher de les prendre, comme on dit, la main dans le sac. Oninsistait principalement sur ce dernier point, qui était de la plushaute importance. Je m’affublai donc d’un costume convenable, et lesoir même, je me mis en campagne dans le faubourg Saint-Germain,dont je parcourus les mauvais lieux. À minuit, j’entre chez unnommé Boucher, rue Neuve-Guillemain, je prends un petit verre avecdes filles publiques, et tandis que je suis dans leur compagnie,j’entends, à une table voisine de la mienne, résonner le nom deConstantin ; j’imagine d’abord qu’il est présent, jequestionne adroitement une fille. « Il n’est pas là, medit-elle, mais il y vient tous les jours avec ses amis. » Auton dont elle me parla, je crus m’apercevoir qu’elle était très aufait des habitudes des ces messieurs : je l’engageai à souperavec moi, dans l’espoir de la faire jaser ; elle accepta, etlorsqu’elle fut passablement animée par l’effet des liqueursfermentées, elle s’expliqua d’autant plus ouvertement, que moncostume, mes gestes et surtout mon langage la confirmaient dansl’idée que j’étais un ami (voleur). Nous passâmes unepartie de la nuit ensemble, et je ne me retirai que lorsqu’ellem’eut instruit des endroits que fréquentait Gueuvive.

Le lendemain, à midi je me rendis chezBoucher. J’y retrouvai ma particulière de la veille ; à peinesuis-je entré, elle me reconnaît. « Te voilà, me dit-elle, situ veux parler à Gueuvive, il est ici. » Et elle m’indiqua unindividu de 28 à 30 ans, vêtu assez proprement, quoique enveste ; il avait environ cinq pieds six pouces, une assezjolie figure, des cheveux noirs, de beaux favoris, de bellesdents ; c’était bien ainsi qu’on me l’avait dépeint. Sanshésiter, je l’accoste, en le priant de me donner une pipe detabac ; il m’examine, me demande si j’ai été militaire ;je lui réponds que j’ai servi dans les hussards, et bientôt, leverre à la main, nous entamons une conversation sur les armées.

Tout en buvant, le temps se passe, on parle dedîner, Gueuvive me dit qu’il a arrangé une partie, et que si jeveux en être, je lui ferai plaisir. Ce n’était pas le cas derefuser, je me rends sans plus de façons à son invitation, et nousallons à la barrière du Maine, où l’attendaient quatre de ses amis.En arrivant, nous nous mîmes à table ; aucun des convives neme connaissait ; j’étais pour eux un visage nouveau ;aussi fut-on assez circonspect. Néanmoins, quelques mots d’argot,lâchés par intervalles, ne tardèrent pas à m’apprendre que tous lesmembres de cette aimable compagnie étaient des ouvriers(voleurs).

Ils voulurent savoir ce que je faisais ;je leur bâtis un conte à ma manière, et d’après ce que je leur dis,ils crurent non-seulement que je venais de la province, mais encoreque j’étais un voleur qui cherchait à s’accrocher à quelque chose.Je ne m’expliquai pas positivement à cet égard, mais affectantcertaines manières qui trahissent la profession, je leur laissaientrevoir que j’étais assez embarrassé de ma personne.

Le vin ne fut pas épargné, il délia toutes leslangues, si bien qu’avant la fin du repas, je sus la demeure deGueuvive, celle de Joubert, son digne acolyte, ainsi que les nomsde plusieurs de leurs camarades. Au moment de nous séparer, je fisentendre que je ne savais trop où aller coucher ; Joubertoffrit de m’emmener chez lui, et il me conduisit rue Saint-Jacques,n° 99, où il occupait une chambre au second étage sur lederrière ; là, je partageai avec lui le lit de sa maîtresse,la fille Cornevin.

L’entretien fut long : avant de nousendormir Joubert m’accablait de questions. Il tenait absolument àconnaître quels étaient mes moyens d’existence, il s’enquérait sij’avais des papiers, sa curiosité était inépuisable : pour lasatisfaire, j’éludais ou je mentais, mais en cherchant toujours àlui faire concevoir que j’étais un confrère. Enfin il me dit, commes’il m’avait deviné : « Ne battez plus, vous êtes ungrinche. (Ne dissimulez plus, vous êtes un voleur.). » Jeparus ne pas comprendre ces paroles, il me les expliqua enfrançais ; et ayant l’air de prendre la mouche, je luirépondis qu’il se trompait, que s’il prétendait me plaisanter de lasorte, je serais obligé de me retirer. Joubert se tut, et il ne futplus question de rien jusqu’au lendemain dix heures, que Gueuvivevint nous réveiller.

Il fut convenu que nous irions déjeûner à laGlacière. Nous partîmes. Chemin faisant, Gueuvive me prit à part etme dit : « Écoute, je vois que tu es un bon garçon, jeveux te rendre service ; ne sois pas si dissimulé, dis-moi quitu es et d’où tu sors ? » Quelques demi-confidences luiayant donné à penser que je pourrais bien être un échappé du bagnede Toulon, il me recommanda d’être discret avec sescamarades : « Ce sont, ajouta-t-il, les meilleurs enfantsdu monde, mais un peu bavards.

– » Oh ! je suis sur mesgardes, lui répliquai-je ; et puis je ne crois pas moisir àParis, il y a trop de mouchards pour que j’y sois en sûreté.

– » C’est vrai, me dit-il, mais situ n’es pas connu de Vidocq, tu n’as rien à craindre, surtout avecmoi, qui flaire ces gredins-là comme les corbeaux sentent lapoudre.

– » Quant à moi, repris-je, je nesuis pas si malin. Cependant si j’étais en présence de Vidocq,d’après la description qu’on m’en a faite, ses traits sont si biengravés dans ma tête, qu’il me semble que je le reconnaîtrais toutde suite.

– » Tais-toi donc, on voit bien quetu ne connais pas le pèlerin ! Figure-toi qu’il se change àvolonté : le matin, par exemple, il sera habillé comme tevoilà ; à midi, ce n’est plus ça ; le soir c’est encoreautre chose. Pas plus tard qu’hier, ne l’ai-je pas rencontré engénéral ?… mais je n’ai pas été dupe du déguisement ;d’ailleurs, il a beau faire, lui comme les autres, je les devine aupremier coup d’œil, et si tous mes amis étaient comme moi, il y along-temps qu’il aurait sauté le pas.

– » Bah ! lui fis-je observer,tous les Parisiens en disent autant, et il est toujours là.

– » Tu as raison, me dit-il ;mais pour te prouver que je ne suis pas comme ces badauds, si tuveux m’accompagner, dès ce soir nous irons l’attendre à sa porte,et nous lui ferons son affaire. »

J’étais bien aise de savoir s’il savaiteffectivement ma demeure ; je lui promis de le seconder, et,vers la brune, il fut convenu que chacun de nous mettrait dans sonmouchoir dix pièces de deux sous en cuivre, afin d’en administrerquelques bons coups à ce gueux de Vidocq, lorsqu’il entrerait chezlui ou en sortirait.

Les mouchoirs sont préparés, et nous nousmettons en route ; Constantin était déjà un peu dans le train,il nous conduisit rue Neuve-Saint-François, tout juste devant lamaison n° 14, où je demeurais en effet. Je ne concevais pascomment il s’était procuré mon adresse ; j’avoue que cettecirconstance m’inquiéta et que dès lors il me sembla bien étrangequ’il ne me connût pas physiquement. Nous fîmes plusieurs heures defaction, et Vidocq, comme on le pense bien, ne parut pas.Constantin était on ne peut plus contrarié de ce contre-temps.« Il nous échappe aujourd’hui, me dit-il, mais je te jure queje le rencontrerai, et il me paiera cher la garde qu’il nous a faitmonter. »

À minuit, nous nous retirâmes, en remettant lapartie au lendemain. Il était assez piquant de me voir mettre enréquisition pour coopérer à un guet-apens dirigé contre moi.Constantin me sut beaucoup de gré de ma bonne volonté : dès cemoment, il n’eut plus de secret pour moi ; il projetait decommettre un vol rue Cassette, il me proposa d’en être ; jelui promis d’y participer, mais en même temps je lui déclarai queje ne pouvais ni ne voulais sortir la nuit sans papiers. « Ehbien ! me dit-il, tu nous attendras à la chambre. »

Enfin le vol eut lieu, et comme l’obscuritéétait grande, Constantin et ses compagnons, qui voulaient voirclair en marchant, eurent la hardiesse de décrocher un réverbère,que l’un d’eux portait devant le cortège. En rentrant, ilsplantèrent ce fanal au milieu de la chambre, et se mirent à fairela revue du butin. Ils étaient au comble de la joie, en contemplantles résultats de leur expédition ; mais à peine cinquanteminutes s’étaient écoulées depuis leur retour, qu’on frappe à laporte, les voleurs étonnés se regardent les uns les autres sansrépondre. C’était une surprise que je leur avais ménagée. On frappeencore ; Constantin alors, commandant par un signe le silence,dit à voix basse : « C’est la police, j’en suissûr. » Soudain, je me lève et me glisse sous un lit : lescoups redoublent, on est forcé d’ouvrir.

Au même instant, un essaim d’inspecteursenvahit la chambre, on arrête Constantin et quatre autresvoleurs ; on fait une perquisition générale : on visitele lit dans lequel est la maîtresse de Joubert, on sonde même ledessous de la couchette avec une canne, et l’on ne me trouve pas.Je m’y attendais.

Le commissaire de police dresse unprocès-verbal, on inventorie les marchandises volées, et on lesemballe pour la préfecture avec les cinq voleurs.

L’opération terminée, je sortis de macachette ; j’étais alors avec la fille Cornevin, qui, nepouvant assez s’étonner de mon bonheur auquel elle ne comprenaitrien, m’engagea à rester chez elle : « Ysongez-vous ? lui répondis-je ; la police n’aurait qu’àrevenir ! » et je la quittai, en lui promettant de larejoindre à l’Estrapade.

J’allai chez moi prendre du repos, et àl’heure indiquée, je fus exact au rendez-vous. La fille Cornevinm’y attendait. C’était sur elle que je comptais pour obtenir laliste complète de tous les amis de Joubert et de Constantin :comme j’étais bon enfant avec elle, elle me mit promptement enrapport avec eux, et en moins de quinze jours, grâce à unauxiliaire que je lançai dans la troupe, je réussis à les fairearrêter les mains pleines ; ils étaient au nombre dedix-huit : ainsi que Constantin, il furent tous condamnés auxgalères.

Au moment du départ de la chaîne, Constantin,m’ayant aperçu, devint furieux ; il voulut se répandre eninvectives contre moi ; mais, sans m’offenser de sesgrossières apostrophes, je m’approchai de lui et lui dis avecsang-froid, qu’il était bien surprenant qu’un homme tel que lui,qui connaissait Vidocq, et jouissait de la précieuse faculté desentir un mouchard d’aussi loin que les corbeaux sentent la poudre,se fût laissé dindonner de la sorte.

Atterré, confondu par cette foudroyanteréplique, Constantin baissa les yeux et se tut.

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