Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar

Il serait facile de construire ce qui précède comme l’histoire d’un soldat trop lettré qui veut se faire pardonner ses livres. Mais ces perspectives simplifiées sont fausses. Des personnages divers régnaient en moi tour à tour, aucun pour très longtemps, mais le tyran tombé regagnait vite le pouvoir. J’hébergeai ainsi l’officier méticuleux, fanatique de discipline, mais partageant gaiement avec ses hommes les privations de la guerre ; le mélancolique rêveur des dieux ; l’amant prêt à tout pour un moment de vertige ; le jeune lieutenant hautain qui se retire sous sa tente, étudie ses cartes à la lueur d’une lampe, et ne cache pas à ses amis son mépris pour la manière dont va le monde ; l’homme d’État futur. Mais n’oublions pas non plus l’ignoble complaisant, qui, pour ne pas déplaire, acceptait de s’enivrer à la table impériale ; le petit jeune homme tranchant de haut toutes les questions avec une assurance ridicule ; le beau parleur frivole, capable pour un bon mot de perdre un bon ami ; le soldat accomplissant avec une précision machinale ses basses besognes de gladiateur. Et mentionnons aussi ce personnage vacant, sans nom, sans place dans l’histoire, mais aussi moi que tous les autres, simple jouet des choses, pas plus et pas moins qu’un corps, couché sur son lit de camp, distrait par une senteur, occupé d’un souffle, vaguement attentif à quelque éternel bruit d’abeille. Mais, peu à peu, un nouveau venu entrait en fonctions, un directeur de troupe, un metteur en scène. Je connaissais le nom de mes acteurs ; je leur ménageais des entrées et des sorties plausibles ; je coupais les répliques inutiles ; j’évitais par degrés les effets vulgaires. J’apprenais enfin à ne pas abuser du monologue. À la longue, mes actes me formaient.

Mes succès militaires auraient pu me valoir l’inimitié d’un moins grand homme que Trajan. Mais le courage était le seul langage qu’il comprît immédiatement, et dont les paroles lui allassent au cœur. Il finit par voir en moi un second, presque un fils, et rien de ce qui arriva plus tard ne put nous séparer complètement. De mon côté, certaines de mes objections naissantes à ses vues furent, au moins momentanément, mises au rancart, oubliées en présence de l’admirable génie qu’il déployait aux armées. J’ai toujours aimé voir travailler un grand spécialiste. L’empereur, dans sa partie, était d’une habileté et d’une sûreté de main sans égales. Placé à la tête de la Légion Minervienne, la plus glorieuse de toutes, je fus désigné pour détruire les derniers retranchements de l’ennemi dans la région des Portes de Fer. Après l’encerclement de la citadelle de Sarmizégéthuse, j’entrai à la suite de l’empereur dans la salle souterraine où les conseillers du roi Décébale venaient de s’empoisonner au cours d’un dernier banquet ; je fus chargé par lui de mettre le feu à cet étrange tas d’hommes morts. Le même soir, sur les escarpements du champ de bataille, il passa à mon doigt l’anneau de diamants qu’il tenait de Nerva, et qui était demeuré plus ou moins le gage de la succession au pouvoir. Cette nuit-là, je m’endormis content.

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