Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar

Chapitre 11

Ma vie était rentrée dans l’ordre, mais non pas l’empire. Le monde dont j’avais hérité ressemblait à un homme dans la force de l’âge, robuste encore, bien que montrant déjà, aux yeux d’un médecin, des signes imperceptibles d’usure, mais qui venait de passer par les convulsions d’une maladie grave. Les négociations reprirent, ouvertement désormais ; je fis répandre partout que Trajan lui-même m’en avait chargé avant de mourir. Je raturai d’un trait les conquêtes dangereuses : non seulement la Mésopotamie, où nous n’aurions pas pu nous maintenir, mais l’Arménie trop excentrique et trop lointaine, que je ne gardai qu’au rang d’État vassal. Deux ou trois difficultés, qui eussent fait traîner des années une conférence de paix si les principaux intéressés avaient eu avantage à la tirer en longueur, furent aplanies par l’entregent du marchand Opramoas, qui avait l’oreille des Satrapes. Je tâchai de faire passer dans les pourparlers cette ardeur que d’autres réservent pour le champ de bataille ; je forçai la paix. Mon partenaire la désirait d’ailleurs au moins autant que moi-même : les Parthes ne songeaient qu’à rouvrir leurs routes de commerce entre l’Inde et nous. Peu de mois après la grande crise, j’eus la joie de voir se reformer au bord de l’Oronte la file des caravanes ; les oasis se repeuplaient de marchands commentant les nouvelles à la lueur de feux de cuisine, rechargeant chaque matin avec leurs denrées, pour le transport en pays inconnu, un certain nombre de pensées, de mots, de coutumes bien à nous, qui peu à peu s’empareraient du globe plus sûrement que les légions en marche. La circulation de l’or, le passage des idées, aussi subtil que celui de l’air vital dans les artères, recommençaient au-dedans du grand corps du monde ; le pouls de la terre se remettait à battre.

La fièvre de la rébellion tombait à son tour. Elle avait été si violente, en Égypte, qu’on avait dû lever en toute hâte des milices paysannes en attendant nos troupes de renfort. Je chargeai immédiatement mon camarade Marcius Turbo d’y rétablir l’ordre, ce qu’il fit avec une fermeté sage. Mais l’ordre dans les rues ne me suffisait qu’à moitié ; je voulais, s’il se pouvait, le restaurer dans les esprits, ou plutôt l’y faire régner pour la première fois. Un séjour d’une semaine à Péluse s’employa tout entier à tenir la balance égale entre les Grecs et les Juifs, incompatibles éternels. Je ne vis rien de ce que j’aurais voulu voir : ni les rives du Nil, ni le Musée d’Alexandrie, ni les statues des temples ; à peine trouvai-je moyen de consacrer une nuit aux agréables débauches de Canope. Six interminables journées se passèrent dans la cuve bouillante du tribunal, protégée contre la chaleur du dehors par de longs rideaux de lattes qui claquaient au vent. D’énormes moustiques, la nuit, grésillaient autour des lampes. J’essayai de démontrer aux Grecs qu’ils n’étaient pas toujours les plus sages, aux Juifs qu’ils n’étaient nullement les plus purs. Les chansons satiriques dont ces Hellènes de basse espèce harcelaient leurs adversaires n’étaient guère moins bêtes que les grotesques imprécations des juiveries. Ces races qui vivaient porte à porte depuis des siècles n’avaient jamais eu la curiosité de se connaître, ni la décence de s’accepter. Les plaideurs épuisés qui cédaient la place, tard dans la nuit, me retrouvaient sur mon banc à l’aube, encore occupé à trier le tas d’ordures des faux témoignages ; les cadavres poignardés qu’on m’offrait comme pièces à conviction étaient souvent ceux de malades morts dans leur lit et volés aux embaumeurs. Mais chaque heure d’accalmie était une victoire, précaire comme elles le sont toutes ; chaque dispute arbitrée un précédent, un gage pour l’avenir. Il m’importait assez peu que l’accord obtenu fût extérieur, imposé du dehors, probablement temporaire : je savais que le bien comme le mal est affaire de routine, que le temporaire se prolonge, que l’extérieur s’infiltre au-dedans, et que le masque, à la longue, devient visage. Puisque la haine, la sottise, le délire ont des effets durables, je ne voyais pas pourquoi la lucidité, la justice, la bienveillance n’auraient pas les leurs. L’ordre aux frontières n’était rien si je ne persuadais pas ce fripier juif et ce charcutier grec de vivre tranquillement côte à côte.

La paix était mon but, mais point du tout mon idole ; le mot même d’idéal me déplairait comme trop éloigné du réel. J’avais songé à pousser jusqu’au bout mon refus des conquêtes en abandonnant la Dacie, et je l’eusse fait si j’avais pu sans folie rompre de front avec la politique de mon prédécesseur, mais mieux valait utiliser le plus sagement possible ces gains antérieurs à mon règne et déjà enregistrés par l’histoire. L’admirable Julius Bassus, premier gouverneur de cette province nouvellement organisée, était mort à la peine, comme j’avais failli moi-même succomber durant mon année aux frontières sarmates, tué par cette tâche sans gloire qui consiste à pacifier inlassablement un pays cru soumis. Je lui fis faire à Rome des funérailles triomphales, réservées d’ordinaire aux seuls empereurs ; cet hommage à un bon serviteur obscurément sacrifié fut ma dernière et discrète protestation contre la politique de conquêtes : je n’avais plus à la dénoncer tout haut depuis que j’étais maître d’y couper court. Par contre, une répression militaire s’imposait en Maurétanie, où les agents de Lusius Quiétus fomentaient des troubles ; elle ne nécessitait pas immédiatement ma présence. Il en allait de même en Bretagne, où les Calédoniens avaient profité des retraits de troupes occasionnés par la guerre d’Asie pour décimer les garnisons insuffisantes laissées aux frontières. Julius Sévérus s’y chargea du plus pressé, en attendant que la mise en ordre des affaires romaines me permît d’entreprendre ce lointain voyage. Mais j’avais à cœur de terminer moi-même la guerre sarmate restée en suspens, d’y jeter cette fois le nombre de troupes nécessaires pour en finir avec les déprédations des barbares. Car je refusais, ici comme partout, de m’assujettir à un système. J’acceptais la guerre comme un moyen vers la paix si les négociations n’y pouvaient suffire, à la façon du médecin se décidant pour le cautère après avoir essayé des simples. Tout est si compliqué dans les affaires humaines que mon règne pacifique aurait, lui aussi, ses périodes de guerre, comme la vie d’un grand capitaine a, bon gré mal gré, ses interludes de paix.

Avant de remonter vers le nord pour le règlement final du conflit sarmate, je revis Quiétus. Le boucher de Cyrène restait redoutable. Mon premier geste avait été de dissoudre ses colonnes d’éclaireurs numides ; il lui restait sa place au Sénat, son poste dans l’armée régulière, et cet immense domaine de sables occidentaux dont il pouvait se faire à son gré un tremplin ou un asile. Il m’invita à une chasse en Mysie, en pleine forêt, et machina savamment un accident dans lequel, avec un peu moins de chance ou d’agilité physique, j’eusse à coup sûr laissé ma vie. Mieux valait paraître ne rien soupçonner, patienter, attendre. Peu de temps plus tard, en Moésie Inférieure, à l’époque où la capitulation des princes sarmates me permettait d’envisager mon retour en Italie pour une date assez prochaine, un échange de dépêches chiffrées avec mon ancien tuteur m’apprit que Quiétus, rentré précipitamment à Rome, venait de s’y aboucher avec Palma. Nos ennemis fortifiaient leurs positions, reformaient leurs troupes. Aucune sécurité n’était possible tant que nous aurions contre nous ces deux hommes. J’écrivis à Attianus d’agir vite. Ce vieillard frappa comme la foudre. Il outrepassa mes ordres, et me débarrassa d’un seul coup de tout ce qui me restait d’ennemis déclarés. Le même jour, à peu d’heures de distance, Celsus fut exécuté à Baïes, Palma dans sa villa de Terracine, Nigrinus à Faventia sur le seuil de sa maison de plaisance. Quiétus périt en voyage, au sortir d’un conciliabule avec ses complices, sur le marchepied de la voiture qui le ramenait en ville. Une vague de terreur déferla sur Rome. Servianus, mon antique beau-frère, qui s’était en apparence résigné à ma fortune, mais qui escomptait avidement mes faux pas futurs, dut en ressentir un mouvement de joie qui fut sans doute de toute sa vie ce qu’il éprouva de mieux comme volupté. Tous les bruits sinistres qui couraient sur moi retrouvèrent créance.

Je reçus ces nouvelles sur le pont du navire qui me ramenait en Italie. Elles m’atterrèrent. On est toujours bien aise d’être soulagé de ses adversaires, mais mon tuteur avait montré pour les conséquences lointaines de son acte une indifférence de vieillard : il avait oublié que j’aurais à vivre avec les suites de ces meurtres pendant plus de vingt ans. Je pensais aux proscriptions d’Octave, qui avaient éclaboussé pour toujours la mémoire d’Auguste, aux premiers crimes de Néron qu’avaient suivis d’autres crimes. Je me rappelais les dernières années de Domitien, de cet homme médiocre, pas pire qu’un autre, que la peur infligée et subie avait peu à peu privé de forme humaine, mort en plein palais comme une bête traquée dans les bois. Ma vie publique m’échappait déjà : la première ligne de l’inscription portait, profondément entaillée, quelques mots que je n’effacerais plus. Le Sénat, ce grand corps si faible, mais qui devenait puissant dès qu’il était persécuté, n’oublierait jamais que quatre hommes sortis de ses rangs avaient été exécutés sommairement par mon ordre ; trois intrigants et une brute féroce feraient ainsi figure de martyrs. J’avisai immédiatement Attianus d’avoir à me rejoindre à Brundisium pour me répondre de ses actes.

Il m’attendait à deux pas du port, dans une des chambres de l’auberge tournée vers l’Orient où jadis mourut Virgile. Il vint en boitillant me recevoir sur le seuil ; il souffrait d’une crise de goutte. Sitôt seul avec lui, j’éclatai en reproches : un règne que je voulais modéré, exemplaire, commençait par quatre exécutions, dont l’une seulement était indispensable, et qu’on avait dangereusement négligé d’entourer de formes légales. Cet abus de force me serait d’autant plus reproché que je m’appliquerais par la suite à être clément, scrupuleux, ou juste ; on s’en servirait pour prouver que mes prétendues vertus n’étaient qu’une série de masques, pour me fabriquer une banale légende de tyran qui me suivrait peut-être jusqu’à la fin de l’Histoire. J’avouai ma peur : je ne me sentais pas plus exempt de cruauté que d’aucune tare humaine : j’accueillais le lieu commun qui veut que le crime appelle le crime, l’image de l’animal qui a une fois goûté au sang. Un vieil ami dont la loyauté m’avait paru sûre s’émancipait déjà, profitant de faiblesses qu’il avait cru remarquer en moi ; il s’était arrangé, sous couleur de me servir, pour régler un compte personnel avec Nigrinus et Palma. Il compromettait mon œuvre de pacification ; il me préparait le plus noir des retours à Rome.

Le vieil homme demanda la permission de s’asseoir, plaça sur un tabouret sa jambe enveloppée de bandelettes. Tout en parlant, je remontais une couverture sur ce pied malade. Il me laissait aller, avec le sourire d’un grammairien qui écoute son élève se tirer assez bien d’une récitation difficile. Quand j’eus fini, il me demanda posément ce que j’avais compté faire des ennemis du régime. On saurait, s’il le fallait, prouver que ces quatre hommes avaient comploté ma mort ; ils avaient en tout cas intérêt à le faire. Tout passage d’un règne à un autre entraîne ses opérations de nettoyage ; il s’était chargé de celle-ci pour me laisser les mains propres. Si l’opinion publique réclamait une victime, rien n’était plus simple que de lui enlever son poste de préfet du prétoire. Il avait prévu cette mesure ; il m’avisait de la prendre. Et s’il fallait davantage pour concilier le Sénat, il m’approuverait d’aller jusqu’à la relégation ou l’exil.

Attianus avait été le tuteur auquel on soutire de l’argent, le conseiller des jours difficiles, l’agent fidèle, mais c’était la première fois que je regardais avec attention ce visage aux bajoues soigneusement rasées, ces mains déformées tranquillement rejointes sur le pommeau d’une canne d’ébène. Je connaissais assez bien les divers éléments de son existence d’homme prospère : sa femme, qui lui était chère, et dont la santé exigeait des soins, ses filles mariées, et leurs enfants, pour lesquels il avait des ambitions, à la fois modestes et tenaces, comme l’avaient été les siennes propres ; son amour des plats fins ; son goût décidé pour les camées grecs et les jeunes danseuses. Il m’avait donné la préséance sur toutes ces choses : depuis trente ans, son premier souci avait été de me protéger, puis de me servir. À moi, qui ne m’étais encore préféré que des idées, des projets, ou tout au plus une image future de moi-même, ce banal dévouement d’homme à homme semblait prodigieux, insondable. Personne n’en est digne, et je continue à ne pas me l’expliquer. Je suivis son conseil : il perdit son poste. Son mince sourire me montra qu’il s’attendait à être pris au mot. Il savait bien qu’aucune sollicitude intempestive envers un vieil ami ne m’empêcherait jamais d’adopter le parti le plus sage ; ce fin politique ne m’aurait pas voulu autrement. Il ne faudrait pas s’exagérer l’étendue de sa disgrâce : après quelques mois d’éclipse, je réussis à le faire entrer au Sénat. C’était le plus grand honneur que je pusse accorder à cet homme d’ordre équestre. Il eut une vieillesse facile de riche chevalier romain, nanti de l’influence que lui valait sa connaissance parfaite des familles et des affaires ; j’ai souvent été son hôte dans sa villa des monts d’Albe. N’importe : j’avais, comme Alexandre à la veille d’une bataille, sacrifié à la Peur avant mon entrée à Rome : il m’arrive de compter Attianus parmi mes victimes humaines.

Chapitre 12

Attianus avait vu juste : l’or vierge du respect serait trop mou sans un certain alliage de crainte. Il en fut de l’assassinat des quatre consulaires comme de l’histoire du testament forgé : les esprits honnêtes, les cœurs vertueux se refusèrent à me croire impliqué ; les cyniques supposaient le pire, mais m’en admiraient d’autant plus. Rome se calma, dès qu’on sut que mes rancunes s’arrêtaient court ; la joie qu’avait chacun de se sentir rassuré fit promptement oublier les morts. On s’émerveillait de ma douceur, parce qu’on la jugeait délibérée, volontaire, préférée chaque matin à une violence qui ne m’eût pas été moins facile ; on louait ma simplicité, parce qu’on croyait y voir un calcul. Trajan avait eu la plupart des vertus modestes ; les miennes surprenaient davantage ; un peu plus, et on y aurait vu un raffinement de vice. J’étais le même homme qu’autrefois, mais ce qu’on avait méprisé passait pour sublime : une extrême politesse, où les esprits grossiers avaient vu une forme de faiblesse, peut-être de lâcheté, parut la gaine lisse et lustrée de la force. On porta aux nues ma patience envers les solliciteurs, mes fréquentes visites aux malades des hôpitaux militaires, ma familiarité amicale avec les vétérans rentrés au foyer. Tout cela ne différait pas de la manière dont j’avais toute ma vie traité mes serviteurs et les colons de mes fermes. Chacun de nous a plus de vertus qu’on ne le croit, mais le succès seul les met en lumière, peut-être parce qu’on s’attend alors à nous voir cesser de les exercer. Les êtres humains avouent leurs pires faiblesses quand ils s’étonnent qu’un maître du monde ne soit pas sottement indolent, présomptueux, ou cruel.

J’avais refusé tous les titres. Au premier mois de mon règne, le Sénat m’avait paré à mon insu de cette longue série d’appellations honorifiques qu’on drape comme un châle à franges autour du cou de certains empereurs. Dacique, Parthique, Germanique : Trajan avait aimé ces beaux bruits de musiques guerrières, pareils aux cymbales et aux tambours des régiments parthes ; ils avaient suscité en lui des échos, des réponses ; ils ne faisaient que m’irriter ou m’étourdir. Je fis enlever tout cela ; je repoussai aussi, provisoirement, l’admirable titre de Père de la Patrie, qu’Auguste n’accepta que sur le tard, et dont je ne m’estimais pas encore digne. Il en alla de même du triomphe ; il eût été ridicule d’y consentir pour une guerre à laquelle mon seul mérite était d’avoir mis fin. Ceux qui virent de la modestie dans ces refus se trompèrent autant que ceux qui m’en reprochaient l’orgueil. Mon calcul portait moins sur l’effet produit chez autrui que sur les avantages pour moi-même. Je voulais que mon prestige fût personnel, collé à la peau, immédiatement mesurable en termes d’agilité mentale, de force, ou d’actes accomplis. Les titres, s’ils venaient, viendraient plus tard, d’autres titres, témoignages de victoires plus secrètes auxquelles je n’osais encore prétendre. J’avais pour le moment assez à faire de devenir, ou d’être, le plus possible Hadrien.

On m’accuse d’aimer peu Rome. Elle était belle pourtant, pendant ces deux années où l’État et moi nous essayâmes l’un l’autre, la ville aux rues étroites, aux Forums encombrés, aux briques couleur de vieille chair. Rome revue, après l’Orient et la Grèce, se revêtait d’une espèce d’étrangeté qu’un Romain, né et nourri perpétuellement dans la Ville, ne lui connaîtrait pas. Je me réhabituais à ses hivers humides et couverts de suie, à ses étés africains tempérés par la fraîcheur des cascades de Tibur et des lacs d’Albe, à son peuple presque rustique, provincialement attaché aux sept collines, mais chez qui l’ambition, l’appât du gain, les hasards de la conquête et de la servitude déversent peu à peu toutes les races du monde, le Noir tatoué, le Germain velu, le Grec mince et l’Oriental épais. Je me débarrassais de certaines délicatesses : je fréquentais les bains publics aux heures populaires ; j’appris à supporter les Jeux, où je n’avais vu jusque-là que gaspillage féroce. Mon opinion n’avait pas changé : je détestais ces massacres où la bête n’a pas une chance ; je percevais pourtant peu à peu leur valeur rituelle, leurs effets de purification tragique sur la foule inculte ; je voulais que la splendeur des fêtes égalât celles de Trajan, avec plus d’art toutefois, et plus d’ordre. Je m’obligeais à goûter l’exacte escrime des gladiateurs, à condition cependant que nul ne fût forcé d’exercer ce métier malgré lui. J’apprenais, du haut de la tribune du Cirque, à parlementer avec la foule par la voix des hérauts, à ne lui imposer silence qu’avec une déférence qu’elle me rendait au centuple, à ne jamais rien lui accorder que ce qu’elle avait raisonnablement le droit d’attendre, à ne rien refuser sans expliquer mon refus. Je n’emportais pas comme toi mes livres dans la loge impériale : c’est insulter les autres que de paraître dédaigner leurs joies. Si le spectacle m’écœurait, l’effort de l’endurer m’était un exercice plus valable que la lecture d’Épictète.

La morale est une convention privée ; la décence est affaire publique ; toute licence trop visible m’a toujours fait l’effet d’un étalage de mauvais aloi. J’interdis les bains mixtes, cause de rixes presque continuelles ; je fis fondre et rentrer dans les caisses de l’État le colossal service de vaisselle plate commandé par la goinfrerie de Vitellius. Nos premiers Césars se sont acquis une détestable réputation de coureurs d’héritages : je me fis une règle de n’accepter pour l’État ni moi-même aucun legs sur lequel des héritiers directs pourraient se croire des droits. Je tâchai de diminuer l’exorbitante quantité d’esclaves de la maison impériale, et surtout l’audace de ceux-ci, par laquelle ils s’égalent aux meilleurs citoyens, et parfois les terrorisent : un jour, un de mes gens adressa avec impertinence la parole à un sénateur ; je fis souffleter cet homme. Ma haine du désordre alla jusqu’à faire fustiger en plein Cirque des dissipateurs perdus de dettes. Pour ne pas tout confondre, j’insistais, en ville, sur le port public de la toge ou du laticlave, vêtements incommodes, comme tout ce qui est honorifique, auxquels je ne m’astreins moi-même qu’à Rome. Je me levais pour recevoir mes amis ; je me tenais debout durant mes audiences, par réaction contre le sans-gêne de l’attitude assise ou couchée. Je fis réduire le nombre insolent d’attelages qui encombrent nos rues, luxe de vitesse qui se détruit de lui-même, car un piéton reprend l’avantage sur cent voitures collées les unes aux autres le long des détours de la Voie Sacrée. Pour mes visites, je pris l’habitude de me faire porter en litière jusqu’à l’intérieur des maisons privées, épargnant ainsi à mon hôte la corvée de m’attendre ou de me reconduire au-dehors sous le soleil ou le vent hargneux de Rome.

Je retrouvai les miens : j’ai toujours eu quelque tendresse pour ma sœur Pauline, et Servianus lui même semblait moins odieux qu’autrefois. Ma belle-mère Matidie avait rapporté d’Orient les premiers symptômes d’une maladie mortelle : je m’ingéniai à la distraire de ses souffrances à l’aide de fêtes frugales, à enivrer innocemment d’un doigt de vin cette matrone aux naïvetés de jeune fille. L’absence de ma femme, qui s’était réfugiée à la campagne dans un de ses accès d’humeur, n’enlevait rien à ces plaisirs de famille. De tous les êtres, c’est probablement celui auquel j’ai le moins réussi à plaire : il est vrai que je m’y suis fort peu essayé. Je fréquentai la petite maison où l’impératrice veuve s’adonnait aux délices sérieuses de la méditation et des livres. Je retrouvai le beau silence de Plotine. Elle s’effaçait avec douceur ; ce jardin, ces pièces claires devenaient chaque jour davantage l’enclos d’une Muse, le temple d’une impératrice déjà divine. Son amitié pourtant restait exigeante, mais elle n’avait somme toute que des exigences sages.

Je revis mes amis ; je connus le plaisir exquis de reprendre contact après de longues absences, de rejuger, et d’être rejugé. Le camarade des plaisirs et des travaux littéraires d’autrefois, Victor Voconius, était mort ; je me chargeai de fabriquer son oraison funèbre ; on sourit de me voir mentionner parmi les vertus du défunt une chasteté que réfutaient ses propres poèmes, et la présence aux funérailles de Thestylis aux boucles de miel, que Victor appelait jadis son beau tourment. Mon hypocrisie était moins grossière qu’il ne semble : tout plaisir pris avec goût me paraissait chaste. J’aménageai Rome comme une maison que le maître entend pouvoir quitter sans qu’elle ait à souffrir de son absence : des collaborateurs nouveaux firent leurs preuves ; des adversaires ralliés soupèrent au Palatin avec les amis des temps difficiles. Nératius Priscus ébauchait à ma table ses plans de législation ; l’architecte Apollodore nous expliquait ses épures ; Céionius Commodus, patricien richissime, sorti d’une vieille famille étrusque de sang presque royal, bon connaisseur en vins et en hommes, combinait avec moi ma prochaine manœuvre au Sénat.

Son fils, Lucius Céionius, alors âgé de dix-huit ans à peine, égayait ces fêtes, que je voulais austères, de sa grâce rieuse de jeune prince. Il avait déjà certaines manies absurdes et délicieuses : la passion de confectionner à ses amis des plats rares, le goût exquis des décorations florales, le fol amour des jeux de hasard et des travestis. Martial était son Virgile : il récitait ces poésies lascives avec une effronterie charmante. Je fis des promesses, qui m’ont beaucoup gêné par la suite ; ce jeune faune dansant occupa six mois de ma vie.

J’ai si souvent perdu de vue, puis retrouvé Lucius au cours des années qui suivirent, que je risque de garder de lui une image faite de mémoires superposées qui ne correspond en somme à aucune phase de sa rapide existence. L’arbitre quelque peu insolent des élégances romaines, l’orateur à ses débuts, timidement penché sur des exemples de style, réclamant mon avis sur un passage difficile, le jeune officier soucieux, tourmentant sa barbe rare, le malade secoué par la toux que j’ai veillé jusqu’à l’agonie, n’ont existé que beaucoup plus tard. L’image de Lucius adolescent se confine à des recoins plus secrets du souvenir : un visage, un corps, l’albâtre d’un teint pâle et rose, l’exact équivalent d’une épigramme amoureuse de Callimaque, de quelques lignes nettes et nues du poète Straton.

Mais j’avais hâte de quitter Rome. Mes prédécesseurs, jusqu’ici, s’en étaient surtout absentés pour la guerre : les grands projets, les activités pacifiques, et ma vie même, commençaient pour moi hors les murs.

Un dernier soin restait à prendre : il s’agissait de donner à Trajan ce triomphe qui avait obsédé ses rêves de malade. Un triomphe ne sied guère qu’aux morts. Vivant, il se trouve toujours quelqu’un pour nous reprocher nos faiblesses, comme jadis à César sa calvitie et ses amours. Mais un mort a droit à cette espèce d’inauguration dans la tombe, à ces quelques heures de pompe bruyante avant les siècles de gloire et les millénaires d’oubli. La fortune d’un mort est à l’abri des revers ; ses défaites même acquièrent une splendeur de victoires. Le dernier triomphe de Trajan ne commémorait pas un succès plus ou moins douteux sur les Parthes, mais l’honorable effort qu’avait été toute sa vie. Nous nous étions réunis pour célébrer le meilleur empereur que Rome eût connu depuis la vieillesse d’Auguste, le plus assidu à son travail, le plus honnête, le moins injuste. Ses défauts mêmes n’étaient plus que ces particularités qui font reconnaître la parfaite ressemblance d’un buste de marbre avec le visage. L’âme de l’empereur montait au ciel, emportée par la spirale immobile de la Colonne Trajane. Mon père adoptif devenait dieu : il avait pris place dans la série des incarnations guerrières du Mars éternel, qui viennent bouleverser et rénover le monde de siècle en siècle. Debout sur le balcon du Palatin, je mesurais mes différences ; je m’instrumentais vers de plus calmes fins. Je commençais à rêver d’une souveraineté olympienne.

Chapitre 13

Rome n’est plus dans Rome : elle doit périr, ou s’égaler désormais à la moitié du monde. Ces toits, ces terrasses, ces îlots de maisons que le soleil couchant dore d’un si beau rose ne sont plus, comme au temps de nos rois, craintivement entourés de remparts ; j’ai reconstruit moi-même une bonne partie de ceux-ci le long des forêts germaniques et sur les landes bretonnes. Chaque fois que j’ai regardé de loin, au détour de quelque route ensoleillée, une acropole grecque, et sa ville parfaite comme une fleur, reliée à sa colline comme le calice à sa tige, je sentais que cette plante incomparable était limitée par sa perfection même, accomplie sur un point de l’espace et dans un segment du temps. Sa seule chance d’expansion, comme celle des plantes, était sa graine : la semence d’idées dont la Grèce a fécondé le monde. Mais Rome plus lourde, plus informe, plus vaguement étalée dans sa plaine au bord de son fleuve, s’organisait vers des développements plus vastes : la cité est devenue l’État. J’aurais voulu que l’État s’élargît encore, devînt ordre du monde, ordre des choses. Des vertus qui suffisaient pour la petite ville des sept collines auraient à s’assouplir, à se diversifier, pour convenir à toute la terre. Rome, que j’osai le premier qualifier d’éternelle, s’assimilerait de plus en plus aux déesses-mères des cultes d’Asie : progénitrice des jeunes hommes et des moissons, serrant contre son sein des lions et des ruches d’abeilles. Mais toute création humaine qui prétend à l’éternité doit s’adapter au rythme changeant des grands objets naturels, s’accorder au temps des astres. Notre Rome n’est plus la bourgade pastorale du vieil Évandre, grosse d’un avenir qui est déjà en partie passé ; la Rome de proie de la République a rempli son rôle ; la folle capitale des premiers Césars tend d’elle-même à s’assagir ; d’autres Romes viendront, dont j’imagine mal le visage, mais que j’aurai contribué à former. Quand je visitais les villes antiques, saintes, mais révolues, sans valeur présente pour la race humaine, je me promettais d’éviter à ma Rome ce destin pétrifié d’une Thèbes, d’une Babylone ou d’une Tyr. Elle échapperait à son corps de pierre ; elle se composerait du mot d’État, du mot de citoyenneté, du mot de république, une plus sûre immortalité. Dans les pays encore incultes, sur les bords du Rhin, du Danube, ou de la mer des Bataves, chaque village défendu par une palissade de pieux me rappelait la hutte de roseaux, le tas de fumier où nos jumeaux romains dormaient gorgés de lait de louve : ces métropoles futures reproduiraient Rome. Aux corps physiques des nations et des races, aux accidents de la géographie et de l’histoire, aux exigences disparates des dieux ou des ancêtres, nous aurions à jamais superposé, mais sans rien détruire, l’unité d’une conduite humaine, l’empirisme d’une expérience sage. Rome se perpétuerait dans la moindre petite ville où des magistrats s’efforcent de vérifier les poids des marchands, de nettoyer et d’éclairer leurs rues, de s’opposer au désordre, à l’incurie, à la peur, à l’injustice, de réinterpréter raisonnablement les lois. Elle ne périrait qu’avec la dernière cité des hommes.

Humanitas, Félicitas, Libertas : ces beaux mots qui figurent sur les monnaies de mon règne, je ne les ai pas inventés. N’importe quel philosophe grec, presque tout Romain cultivé se propose du monde la même image que moi. Mis en présence d’une loi injuste, parce que trop rigoureuse, j’ai entendu Trajan s’écrier que son exécution ne répondait plus à l’esprit des temps. Mais cet esprit des temps, j’aurais peut-être été le premier à y subordonner consciemment tous mes actes, à en faire autre chose que le rêve fumeux d’un philosophe ou l’aspiration un peu vague d’un bon prince. Et je remerciais les dieux, puisqu’ils m’avaient accordé de vivre à une époque où la tâche qui m’était échue consistait à réorganiser prudemment un monde, et non à extraire du chaos une matière encore informe, ou à se coucher sur un cadavre pour essayer de le ressusciter. Je me félicitais que notre passé fût assez long pour nous fournir d’exemples, et pas assez lourd pour nous en écraser ; que le développement de nos techniques fût arrivé à ce point où il facilitait l’hygiène des villes, la prospérité des peuples, et pas à cet excès où il risquerait d’encombrer l’homme d’acquisitions inutiles ; que nos arts, arbres un peu lassés par l’abondance de leurs dons, fussent encore capables de quelques fruits délicieux. Je me réjouissais que nos religions vagues et vénérables, décantées de toute intransigeance ou de tout rite farouche, nous associassent mystérieusement aux songes les plus antiques de l’homme et de la terre, mais sans nous interdire une explication laïque des faits, une vue rationnelle de la conduite humaine. Il me plaisait enfin que ces mots même d’Humanité, de Liberté, de Bonheur, n’eussent pas encore été dévalués par trop d’applications ridicules.

Je vois une objection à tout effort pour améliorer la condition humaine : c’est que les hommes en sont peut-être indignes. Mais je l’écarté sans peine : tant que le rêve de Caligula restera irréalisable, et que le genre humain tout entier ne se réduira pas à une seule tête offerte au couteau, nous aurons à le tolérer, à le contenir, à l’utiliser pour nos fins ; notre intérêt bien entendu sera de le servir. Mon procédé se basait sur une série d’observations faites de longue date sur moi même : toute explication lucide m’a toujours convaincu, toute politesse m’a conquis, tout bonheur m’a presque toujours rendu sage. Et je n’écoutais que d’une oreille les gens bien intentionnés qui disent que le bonheur énerve, que la liberté amollit, que l’humanité corrompt ceux sur lesquels elle s’exerce. Il se peut : mais, dans l’état habituel du monde, c’est refuser de nourrir convenablement un homme émacié de peur que dans quelques années il lui arrive de souffrir de pléthore. Quand on aura allégé le plus possible les servitudes inutiles, évité les malheurs non nécessaires, il restera toujours, pour tenir en haleine les vertus héroïques de l’homme, la longue série des maux véritables, la mort, la vieillesse, les maladies non guérissables, l’amour non partagé, l’amitié rejetée ou trahie, la médiocrité d’une vie moins vaste que nos projets et plus terne que nos songes : tous les malheurs causés par la divine nature des choses.

Il faut l’avouer, je crois peu aux lois. Trop dures, on les enfreint, et avec raison. Trop compliquées, l’ingéniosité humaine trouve facilement à se glisser entre les mailles de cette nasse traînante et fragile. Le respect des lois antiques correspond à ce qu’a de plus profond la pitié humaine ; il sert aussi d’oreiller à l’inertie des juges. Les plus vieilles participent de cette sauvagerie qu’elles s’évertuaient à corriger ; les plus vénérables sont encore le produit de la force. La plupart de nos lois pénales n’atteignent, heureusement peut-être, qu’une petite partie des coupables ; nos lois civiles ne seront jamais assez souples pour s’adapter à l’immense et fluide variété des faits. Elles changent moins vite que les mœurs ; dangereuses quand elles retardent sur celles-ci, elles le sont davantage quand elles se mêlent de les précéder. Et cependant, de cet amas d’innovations périlleuses ou de routines surannées, émergent çà et là, comme en médecine, quelques formules utiles. Les philosophes grecs nous ont enseigné à connaître un peu mieux la nature humaine ; nos meilleurs juristes travaillent depuis quelques générations dans la direction du sens commun. J’ai effectué moi-même quelques-unes de ces réformes partielles qui sont les seules durables. Toute loi trop souvent transgressée est mauvaise : c’est au législateur à l’abroger ou à la changer, de peur que le mépris où cette folle ordonnance est tombée ne s’étende à d’autres lois plus justes. Je me proposais pour but une prudente absence de lois superflues, un petit groupe fermement promulgué de décisions sages. Le moment semblait venu de réévaluer toutes les prescriptions anciennes dans l’intérêt de l’humanité.

En Espagne, aux environs de Tarragone, un jour où je visitais seul une exploitation minière à demi abandonnée, un esclave dont la vie déjà longue s’était passée presque tout entière dans ces corridors souterrains se jeta sur moi avec un couteau. Point illogiquement, il se vengeait sur l’empereur de ses quarante-trois ans de servitude. Je le désarmai facilement ; je le remis à mon médecin ; sa fureur tomba ; il se transforma en ce qu’il était vraiment, un être pas moins sensé que les autres, et plus fidèle que beaucoup. Ce coupable que la loi sauvagement appliquée eût fait exécuter sur-le-champ devint pour moi un serviteur utile. La plupart des hommes ressemblent à cet esclave : ils ne sont que trop soumis ; leurs longues périodes d’hébétude sont coupées de quelques révoltes aussi brutales qu’inutiles. Je voulais voir si une liberté sagement entendue n’en eût pas tiré davantage, et je m’étonne que pareille expérience n’ait pas tenté plus de princes. Ce barbare condamné au travail des mines devint pour moi l’emblème de tous nos esclaves, de tous nos barbares. Il ne me semblait pas impossible de les traiter comme j’avais traité cet homme, de les rendre inoffensifs à force de bonté, pourvu qu’ils sussent d’abord que la main qui les désarmait était sûre. Tous les peuples ont péri jusqu’ici par manque de générosité : Sparte eût survécu plus longtemps si elle avait intéressé les Hilotes à sa survie ; Atlas cesse un beau jour de soutenir le poids du ciel, et sa révolte ébranle la terre. J’aurais voulu reculer le plus possible, éviter s’il se peut, le moment où les barbares au-dehors, les esclaves au-dedans, se rueront sur un monde qu’on leur demande de respecter de loin ou de servir d’en bas, mais dont les bénéfices ne sont pas pour eux. Je tenais à ce que la plus déshéritée des créatures, l’esclave nettoyant les cloaques des villes, le barbare affamé rôdant aux frontières, eût intérêt à voir durer Rome.

Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l’esclavage : on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d’imaginer des formes de servitude pires que les nôtres, parce que plus insidieuses : soit qu’on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu’elles sont asservies, soit qu’on développe chez eux, à l’exclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares. À cette servitude de l’esprit, ou de l’imagination humaine, je préfère encore notre esclavage de fait. Quoi qu’il en soit, l’horrible état qui met l’homme à la merci d’un autre homme demande à être soigneusement réglé par la loi. J’ai veillé à ce que l’esclave ne fût plus cette marchandise anonyme qu’on vend sans tenir compte des liens de famille qu’il s’est créés, cet objet méprisable dont un juge n’enregistre le témoignage qu’après l’avoir soumis à la torture, au lieu de l’accepter sous serment. J’ai défendu qu’on l’obligeât aux métiers déshonorants ou dangereux, qu’on le vendît aux tenanciers de maisons de prostitution ou aux écoles de gladiateurs. Que ceux qui se plaisent à ces professions les exercent seuls : elles n’en seront que mieux exercées. Dans les fermes, où les régisseurs abusent de sa force, j’ai remplacé le plus possible l’esclave par des colons libres. Nos recueils d’anecdotes sont pleins d’histoires de gourmets jetant leurs domestiques aux murènes, mais les crimes scandaleux et facilement punissables sont peu de chose au prix de milliers de monstruosités banales, journellement perpétrées par des gens de bien au cœur sec que personne ne songe à inquiéter. On s’est récrié quand j’ai banni de Rome une patricienne riche et considérée qui maltraitait ses vieux esclaves ; le moindre ingrat qui néglige ses parents infirmes choque davantage la conscience publique, mais je vois peu de différence entre ces deux formes d’inhumanité.

La condition des femmes est déterminée par d’étranges coutumes : elles sont à la fois assujetties et protégées, faibles et puissantes, trop méprisées et trop respectées. Dans ce chaos d’usages contradictoires, le fait de société se superpose au fait de nature : encore n’est-il pas facile de les distinguer l’un de l’autre. Cet état de choses si confus est partout plus stable qu’il ne paraît l’être : dans l’ensemble, les femmes se veulent telles qu’elles sont ; elles résistent au changement ou l’utilisent à leurs seules et mêmes fins. La liberté des femmes d’aujourd’hui, plus grande ou du moins plus visible qu’aux temps anciens, n’est guère qu’un des aspects de la vie plus facile des époques prospères ; les principes, et même les préjugés d’autrefois, n’ont pas été sérieusement entamés. Sincères ou non, les éloges officiels et les inscriptions tombales continuent à prêter à nos matrones ces mêmes vertus d’industrie, de chasteté, d’austérité, qu’on exigeait d’elles sous la République. Ces changements réels ou supposés n’ont d’ailleurs modifié en rien l’éternelle licence de mœurs du petit peuple, ni la perpétuelle pruderie bourgeoise, et le temps seul les prouvera durables. La faiblesse des femmes, comme celle des esclaves, tient à leur condition légale ; leur force prend sa revanche dans les petites choses où la puissance qu’elles exercent est presque illimitée. J’ai rarement vu d’intérieur de maison où les femmes ne régnaient pas ; j’y ai souvent vu régner aussi l’intendant, le cuisinier, ou l’affranchi. Dans l’ordre financier, elles restent légalement soumises à une forme quelconque de tutelle ; en pratique, dans chaque échoppe de Suburre, c’est d’ordinaire la marchande de volailles ou la fruitière qui se carre en maîtresse au comptoir. L’épouse d’Attianus gérait les biens de la famille avec un admirable génie d’homme d’affaires. Les lois devraient le moins possible différer des usages : j’ai accordé à la femme une liberté accrue d’administrer sa fortune, de tester ou d’hériter. J’ai insisté pour qu’aucune fille ne fût mariée sans son consentement : ce viol légal est aussi répugnant qu’un autre. Le mariage est leur grande affaire ; il est bien juste qu’elles ne la concluent que de plein gré.

Une partie de nos maux provient de ce que trop d’hommes sont honteusement riches, ou désespérément pauvres. Par bonheur, un équilibre tend de nos jours à s’établir entre ces deux extrêmes : les fortunes colossales d’empereurs et d’affranchis sont choses du passé : Trimalcion et Néron sont morts. Mais tout est à faire dans l’ordre d’un intelligent ré-agencement économique du monde. En arrivant au pouvoir, j’ai renoncé aux contributions volontaires faites par les villes à l’empereur, qui ne sont qu’un vol déguisé. Je te conseille d’y renoncer à ton tour. L’annulation complète des dettes des particuliers à l’État était une mesure plus risquée, mais nécessaire pour faire table rase après dix ans d’économie de guerre. Notre monnaie s’est dangereusement déprimée depuis un siècle : c’est pourtant au taux de nos pièces d’or que s’évalue l’éternité de Rome : à nous de leur rendre leur valeur et leur poids solidement mesurés en choses. Nos terres ne sont cultivées qu’au hasard : seuls, des districts privilégiés, l’Égypte, l’Afrique, la Toscane, et quelques autres, ont su se créer des communautés paysannes savamment exercées à la culture du blé ou de la vigne. Un de mes soucis était de soutenir cette classe, d’en tirer des instructeurs pour des populations villageoises plus primitives ou plus routinières, moins habiles. J’ai mis fin au scandale des terres laissées en jachère par de grands propriétaires peu soucieux du bien public : tout champ non cultivé depuis cinq ans appartient désormais au laboureur qui se charge d’en tirer parti. Il en va à peu près de même des exploitations minières. La plupart de nos riches font d’énormes dons à l’État, aux institutions publiques, au prince. Beaucoup agissent ainsi par intérêt, quelques uns par vertu, presque tous finalement y gagnent. Mais j’aurais voulu voir leur générosité prendre d’autres formes que celle de l’ostentation dans l’aumône, leur enseigner à augmenter sagement leurs biens dans l’intérêt de la communauté, comme ils ne l’ont fait jusqu’ici que pour enrichir leurs enfants. C’est dans cet esprit que j’ai pris moi-même en main la gestion du domaine impérial : personne n’a le droit de traiter la terre comme l’avare son pot d’or.

Nos marchands sont parfois nos meilleurs géographes, nos meilleurs astronomes, nos plus savants naturalistes. Nos banquiers comptent parmi nos plus habiles connaisseurs d’hommes. J’utilisais les compétences ; je luttais de toutes mes forces contre les empiétements. L’appui donné aux armateurs a décuplé les échanges avec les nations étrangères ; j’ai réussi ainsi à supplémenter à peu de frais la coûteuse flotte impériale : en ce qui concerne les importations de l’Orient et de l’Afrique, l’Italie est une île, et dépend des courtiers du blé pour sa subsistance depuis qu’elle n’y fournit plus elle-même ; le seul moyen de parer aux dangers de cette situation est de traiter ces hommes d’affaires indispensables en fonctionnaires surveillés de près. Nos vieilles provinces sont arrivées dans ces dernières années à un état de prospérité qu’il n’est pas impossible d’augmenter encore, mais il importe que cette prospérité serve à tous, et non pas seulement à la banque d’Hérode Atticus ou au petit spéculateur qui accapare toute l’huile d’un village grec. Aucune loi n’est trop dure qui permette de réduire le nombre des intermédiaires dont fourmillent nos villes : race obscène et ventrue, chuchotant dans toutes les tavernes, accoudée à tous les comptoirs, prête à saper toute politique qui ne l’avantage pas sur-le-champ. Une répartition judicieuse des greniers de l’État aide à enrayer l’inflation scandaleuse des prix en temps de disette, mais je comptais surtout sur l’organisation des producteurs eux-mêmes, des vignerons gaulois, des pêcheurs du Pont-Euxin dont la misérable pitance est dévorée par les importateurs de caviar et de poisson salé qui s’engraissent de leurs travaux et de leurs dangers. Un de mes plus beaux jours fut celui où je persuadai un groupe de marins de l’Archipel de s’associer en corporation, et de traiter directement avec les boutiquiers des villes. Je ne me suis jamais senti plus utilement prince.

Trop souvent, la paix n’est pour l’armée qu’une période de désœuvrement turbulent entre deux combats : l’alternative à l’inaction ou au désordre est la préparation en vue d’une guerre déterminée, puis la guerre. Je rompis avec ces routines ; mes perpétuelles visites aux avant-postes n’étaient qu’un moyen parmi beaucoup d’autres pour maintenir cette armée pacifique en état d’activité utile. Partout, en terrain plat comme en montagne, au bord de la forêt comme en plein désert, la légion étale ou concentre ses bâtiments toujours pareils, ses champs de manœuvres, ses baraquements construits à Cologne pour résister à la neige, à Lambèse à la tempête de sable, ses magasins dont j’avais fait vendre le matériel inutile, son cercle d’officiers auquel préside une statue du prince. Mais cette uniformité n’est qu’apparente : ces quartiers interchangeables contiennent la foule chaque fois différente des troupes auxiliaires ; toutes les races apportent à l’armée leurs vertus et leurs armes particulières, leur génie de fantassins, de cavaliers, ou d’archers. J’y retrouvais à l’état brut cette diversité dans l’unité qui fut mon but impérial. J’ai permis aux soldats l’emploi de leurs cris de guerre nationaux et de commandements donnés dans leurs langues ; j’ai sanctionné les unions des vétérans avec les femmes barbares et légitimé leurs enfants. Je m’efforçais ainsi d’adoucir la sauvagerie de la vie des camps, de traiter ces hommes simples en hommes. Au risque de les rendre moins mobiles, je les voulais attachés au coin de terre qu’ils se chargeaient de défendre ; je n’hésitai pas à régionaliser l’armée. J’espérais rétablir à l’échelle de l’empire l’équivalent des milices de la jeune République, où chaque homme défendait son champ et sa ferme. Je travaillais surtout à développer l’efficacité technique des légions ; j’entendais me servir de ces centres militaires comme d’un levier de civilisation, d’un coin assez solide pour entrer peu à peu là où les instruments plus délicats de la vie civile se fussent émoussés. L’armée devenait un trait d’union entre le peuple de la forêt, de la steppe et du marécage, et l’habitant raffiné des villes, école primaire pour barbares, école d’endurance et de responsabilité pour le Grec lettré ou le jeune chevalier habitué aux aises de Rome. Je connaissais personnellement les côtés pénibles de cette vie, et aussi ses facilités, ses subterfuges. J’annulai les privilèges ; j’interdis les congés trop fréquents accordés aux officiers ; je fis débarrasser les camps de leurs salles de banquets, de leurs pavillons de plaisir et de leurs coûteux jardins. Ces bâtiments inutiles devinrent des infirmeries, des hospices pour vétérans. Nous recrutions nos soldats à un âge trop tendre, et nous les gardions trop vieux, ce qui était à la fois peu économique et cruel. J’ai changé tout cela. La Discipline Auguste se doit de participer à l’humanité du siècle.

Nous sommes des fonctionnaires de l’État, nous ne sommes pas des Césars. Cette plaignante avait raison, que je refusais un jour d’écouter jusqu’au bout, et qui s’écria que si le temps me manquait pour l’entendre, le temps me manquait pour régner. Les excuses que je lui fis n’étaient pas de pure forme. Et pourtant, le temps manque : plus l’empire grandit, plus les différents aspects de l’autorité tendent à se concentrer dans les mains du fonctionnaire-chef ; cet homme pressé doit nécessairement se décharger sur d’autres d’une partie de ses tâches ; son génie va consister de plus en plus à s’entourer d’un personnel sûr. Le grand crime de Claude ou de Néron fut de laisser paresseusement leurs affranchis ou leurs esclaves s’emparer de ces rôles d’agents, de conseillers, et de délégués du maître. Une portion de ma vie et de mes voyages s’est passée à choisir les chefs de file d’une bureaucratie nouvelle, à les exercer, à assortir le plus judicieusement qu’il se peut les talents aux places, à ouvrir d’utiles possibilités d’emploi à cette classe moyenne dont dépend l’État. Je vois le danger de ces armées civiles : il tient en un mot : l’établissement de routines. Ces rouages montés pour des siècles se fausseront si l’on n’y prend garde ; c’est au maître à en régler sans cesse les mouvements, à en prévoir ou à en réparer l’usure. Mais l’expérience démontre qu’en dépit de nos soins infinis pour choisir nos successeurs, les empereurs médiocres seront toujours les plus nombreux, et qu’il règne au moins un insensé par siècle. En temps de crise, ces bureaux bien organisés pourront continuer à vaquer à l’essentiel, remplir l’intérim, parfois fort long, entre un prince sage et un autre prince sage. Certains empereurs traînent derrière eux des files de barbares liés par le cou, d’interminables processions de vaincus. L’élite des fonctionnaires que j’ai entrepris de former me fait autrement cortège. Le conseil du prince : c’est grâce à ceux qui le composent que j’ai pu m’absenter de Rome pendant des années, et n’y rentrer qu’en passant. Je correspondais avec eux par les courriers les plus rapides ; en cas de danger, par les signaux des sémaphores. Ils ont formé à leur tour d’autres auxiliaires utiles. Leur compétence est mon œuvre ; leur activité bien réglée m’a permis de m’employer moi-même ailleurs. Elle va me permettre sans trop d’inquiétude de m’absenter dans la mort.

Sur vingt ans de pouvoir, j’en ai passé douze sans domicile fixe. J’occupais à tour de rôle les palais des marchands d’Asie, les sages maisons grecques, les belles villas munies de bains et de calorifères des résidents romains de la Gaule, les huttes ou les fermes. La tente légère, l’architecture de toile et de cordes, était encore la préférée. Les navires n’étaient pas moins variés que les logis terrestres : j’eus le mien, pourvu d’un gymnase et d’une bibliothèque, mais je me défiais trop de toute fixité pour m’attacher à aucune demeure, même mouvante. La barque de plaisance d’un millionnaire syrien, les vaisseaux de haut bord de la flotte, ou le caïque d’un pêcheur grec convenaient tout aussi bien. Le seul luxe était la vitesse et tout ce qui la favorise, les meilleurs chevaux, les voitures les mieux suspendues, les bagages les moins encombrants, les vêtements et les accessoires les mieux appropriés au climat. Mais la grande ressource était avant tout l’état parfait du corps : une marche forcée de vingt lieues n’était rien, une nuit sans sommeil n’était considérée que comme une invitation à penser. Peu d’hommes aiment longtemps le voyage, ce bris perpétuel de toutes les habitudes, cette secousse sans cesse donnée à tous les préjugés. Mais je travaillais à n’avoir nul préjugé et peu d’habitudes. J’appréciais la profondeur délicieuse des lits, mais aussi le contact et l’odeur de la terre nue, les inégalités de chaque segment de la circonférence du monde. J’étais fait à la variété des nourritures, gruau britannique ou pastèque africaine. Il m’arriva un jour de goûter au gibier à demi pourri qui fait les délices de certaines peuplades germaniques : j’en vomis, mais l’expérience fut tentée. Fort décidé dans mes préférences en amour, je craignais même là les routines. Ma suite bornée à l’indispensable ou à l’exquis m’isolait peu du reste du monde ; je veillais à ce que mes mouvements restassent libres, mon abord facile. Les provinces, ces grandes unités officielles dont j’avais moi-même choisi les emblèmes, la Britannia sur son siège de rochers ou la Dacie et son cimeterre, se dissociaient en forêts dont j’avais cherché l’ombre, en puits où j’avais bu, en individus rencontrés au hasard des haltes, en visages connus, parfois aimés. Je connaissais chaque mille de nos routes, le plus beau don peut-être que Rome ait fait à la terre. Mais le moment inoubliable était celui où la route s’arrêtait au flanc d’une montagne, où l’on se hissait de crevasse en crevasse, de bloc en bloc, pour assister à l’aurore du haut d’un pic des Pyrénées ou des Alpes.

Quelques hommes avant moi avaient parcouru la terre : Pythagore, Platon, une douzaine de sages, et bon nombre d’aventuriers. Pour la première fois, le voyageur était en même temps le maître, pleinement libre de voir, de réformer, de créer. C’était ma chance, et je me rendais compte que des siècles peut-être passeraient avant que se reproduisît cet heureux accord d’une fonction, d’un tempérament, d’un monde. Et c’est alors que je m’aperçus de l’avantage qu’il y a à être un homme nouveau, et un homme seul, fort peu marié, sans enfants, presque sans ancêtres, Ulysse sans autre Ithaque qu’intérieure. Il faut faire ici un aveu que je n’ai fait à personne : je n’ai jamais eu le sentiment d’appartenir complètement à aucun lieu, pas même à mon Athènes bien-aimée, pas même à Rome. Étranger partout, je ne me sentais particulièrement isolé nulle part. J’exerçais en cours de route les différentes professions dont se compose le métier d’empereur : j’endossais la vie militaire comme un vêtement devenu commode à force d’avoir été porté. Je me remettais sans peine à parler le langage des camps, ce latin déformé par la pression des langues barbares, semé de jurons rituels et de plaisanteries faciles ; je me réhabituais à l’encombrant équipement des jours de manœuvres, à ce changement d’équilibre que produit dans tout le corps la présence au bras gauche du lourd bouclier. Le long métier de comptable m’astreignait partout davantage, qu’il s’agît d’apurer les comptes de la province d’Asie ou ceux d’une petite bourgade britannique endettée par l’érection d’un établissement thermal. J’ai déjà parlé du métier de juge. Des similitudes tirées d’autres emplois me venaient à l’esprit : je pensais au médecin ambulant guérissant les gens de porte en porte, à l’ouvrier de la voirie appelé pour réparer une chaussée ou ressouder une conduite d’eau, au surveillant qui court d’un bout à l’autre du banc des navires, encourageant les rameurs, mais utilisant son fouet le moins possible. Et aujourd’hui, sur les terrasses de la Villa, regardant les esclaves émonder les branches ou sarcler les plates-bandes, je pense surtout au sage va-et-vient du jardinier.

Les artisans que j’emmenais dans mes tournées me causèrent peu de soucis : leur goût du voyage égalait le mien. Mais j’eus des difficultés avec les hommes de lettres. L’indispensable Phlégon a des défauts de vieille femme, mais c’est le seul secrétaire qui ait résisté à l’usage : il est encore là. Le poète Florus, à qui j’offris un secrétariat en langue latine, s’écria partout qu’il n’aurait pas voulu être César et avoir à supporter les froids scythes et les pluies bretonnes. Les longues randonnées à pied ne lui disaient rien non plus. De mon côté, je lui laissais volontiers les délices de la vie littéraire romaine, les tavernes où l’on se rencontre pour échanger chaque soir les mêmes bons mots et se faire fraternellement piquer des mêmes moustiques. J’avais donné à Suétone la place de curateur des archives, qui lui permit d’accéder aux documents secrets dont il avait besoin pour ses biographies des Césars. Cet habile homme si bien surnommé Tranquillus n’était concevable qu’à l’intérieur d’une bibliothèque : il resta à Rome, où il devint l’un des familiers de ma femme, un membre de ce petit cercle de conservateurs mécontents qui se réunissaient chez elle pour critiquer le train dont va le monde. Ce groupe me plaisait peu : je fis mettre à la retraite Tranquillus, qui s’en alla dans sa maisonnette des monts sabins rêver en paix aux vices de Tibère. Favorinus d’Arles eut quelque temps un secrétariat grec : ce nain à voix flûtée n’était pas dépourvu de finesse. C’était un des esprits les plus faux que j’aie rencontrés ; nous nous disputions, mais son érudition m’enchantait. Je m’amusais de son hypocondrie, qui le faisait s’occuper de sa santé comme un amant d’une maîtresse aimée. Son serviteur hindou lui préparait du riz venu à grands frais d’Orient ; par malheur, ce cuisinier exotique parlait fort mal le grec, et fort peu en aucune langue : il ne m’apprit rien sur les merveilles de son pays natal. Favorinus se flattait d’avoir accompli dans sa vie trois choses assez rares : Gaulois, il s’était hellénisé mieux que personne ; homme de peu, il se querellait sans cesse avec l’empereur, et ne s’en portait pas plus mal pour cela, singularité qui d’ailleurs était toute à mon crédit ; impuissant, il payait continuellement l’amende pour adultère. Et il est vrai que ses admiratrices de province lui créaient des ennuis dont j’eus plus d’une fois à le tirer. Je m’en lassai, et Eudémon prit sa place. Mais, dans l’ensemble, j’ai été étrangement bien servi. Le respect de ce petit groupe d’amis et d’employés a survécu, les dieux savent comment, à l’intimité brutale des voyages ; leur discrétion a été plus étonnante encore, si possible, que leur fidélité. Les Suétones de l’avenir auront fort peu d’anecdotes à récolter sur moi. Ce que le public sait de ma vie, je l’ai révélé moi-même. Mes amis m’ont gardé mes secrets, les politiques et les autres ; il est juste de dire que j’en fis souvent autant pour eux.

Construire, c’est collaborer avec la terre : c’est mettre une marque humaine sur un paysage qui en sera modifié à jamais ; c’est contribuer aussi à ce lent changement qui est la vie des villes. Que de soins pour trouver l’emplacement exact d’un pont ou d’une fontaine, pour donner à une route de montagne cette courbe la plus économique qui est en même temps la plus pure… L’élargissement de la route de Mégare transformait le paysage des roches skyroniennes ; les quelque deux mille stades de voie dallée, munie de citernes et de postes militaires, qui unissent Antinoé à la Mer Rouge, faisaient succéder au désert l’ère de la sécurité à celle du danger. Ce n’était pas trop de tout le revenu de cinq cents villes d’Asie pour construire un système d’aqueducs en Troade ; l’aqueduc de Carthage repayait en quelque sorte les duretés des guerres puniques. Élever des fortifications était en somme la même chose que construire des digues : c’était trouver la ligne sur laquelle une berge ou un empire peut être défendu, le point où l’assaut des vagues ou celui des barbares sera contenu, arrêté, brisé. Creuser des ports, c’était féconder la beauté des golfes. Fonder des bibliothèques, c’était encore construire des greniers publics, amasser des réserves contre un hiver de l’esprit qu’à certains signes, malgré moi, je vois venir. J’ai beaucoup reconstruit : c’est collaborer avec le temps sous son aspect de passé, en saisir ou en modifier l’esprit, lui servir de relais vers un plus long avenir ; c’est retrouver sous les pierres le secret des sources. Notre vie est brève : nous parlons sans cesse des siècles qui précèdent ou qui suivent le nôtre comme s’ils nous étaient totalement étrangers ; j’y touchais pourtant dans mes jeux avec la pierre. Ces murs que j’étaie sont encore chauds du contact de corps disparus ; des mains qui n’existent pas encore caresseront ces fûts de colonnes. Plus j’ai médité sur ma mort, et surtout sur celle d’un autre, plus j’ai essayé d’ajouter à nos vies ces rallonges presque indestructibles. À Rome, j’utilisais de préférence la brique éternelle, qui ne retourne que très lentement à la terre dont elle est née, et dont le tassement, ou l’effritement imperceptible, se fait de telle manière que l’édifice reste montagne alors même qu’il a cessé d’être visiblement une forteresse, un cirque, ou une tombe. En Grèce, en Asie, j’employais le marbre natal, la belle substance qui une fois taillée demeure fidèle à la mesure humaine, si bien que le plan du temple tout entier reste contenu dans chaque fragment de tambour brisé. L’architecture est riche de possibilités plus variées que ne le feraient croire les quatre ordres de Vitruve ; nos blocs, comme nos tons musicaux, sont susceptibles de regroupements infinis. Je suis remonté pour le Panthéon à la vieille Étrurie des devins et des haruspices ; le sanctuaire de Vénus, au contraire, arrondit au soleil des formes ioniennes, des profusions de colonnes blanches et roses autour de la déesse de chair d’où sortit la race de César. L’Olympéion d’Athènes se devait d’être l’exact contrepoids du Parthénon, étalé dans la plaine comme l’autre s’érige sur la colline, immense où l’autre est parfait : l’ardeur aux genoux du calme, la splendeur aux pieds de la beauté. Les chapelles d’Antinoüs, et ses temples, chambres magiques, monuments d’un mystérieux passage entre la vie et la mort, oratoires d’une douleur et d’un bonheur étouffants, étaient le lieu de la prière et de la réapparition : je m’y livrais à mon deuil. Mon tombeau sur la rive du Tibre reproduit à une échelle gigantesque les antiques tombes de la Voie Appienne, mais ses proportions mêmes le transforment, font songer à Ctésiphon, à Babylone, aux terrasses et aux tours par lesquelles l’homme se rapproche des astres. L’Égypte funéraire a ordonné les obélisques et les allées de sphinx du cénotaphe qui impose à une Rome vaguement hostile la mémoire de l’ami jamais assez pleuré. La Villa était la tombe des voyages, le dernier campement du nomade, l’équivalent, construit en marbre, des tentes et des pavillons des princes d’Asie. Presque tout ce que notre goût accepte de tenter le fut déjà dans le monde des formes ; je passais à celui de la couleur : le jaspe vert comme les profondeurs marines, le porphyre grenu comme la chair, le basalte, la morne obsidienne. Le rouge dense des tentures s’ornait de broderies de plus en plus savantes ; les mosaïques des pavements ou des murailles n’étaient jamais assez mordorées, assez blanches, ou assez sombres. Chaque pierre était l’étrange concrétion d’une volonté, d’une mémoire, parfois d’un défi. Chaque édifice était le plan d’un songe.

Plotinopolis, Andrinople, Antinoé, Hadrianothères… J’ai multiplié le plus possible ces ruches de l’abeille humaine. Le plombier et le maçon, l’ingénieur et l’architecte président à ces naissances de villes ; l’opération exige aussi certains dons de sourcier. Dans un monde encore plus qu’à demi dominé par les bois, le désert, la plaine en friche, c’est un beau spectacle qu’une rue dallée, un temple à n’importe quel dieu, des bains et des latrines publiques, la boutique où le barbier discute avec ses clients les nouvelles de Rome, une échoppe de pâtissier, de marchand de sandales, peut-être de libraire, une enseigne de médecin, un théâtre où l’on joue de temps en temps une pièce de Térence. Nos délicats se plaignent de l’uniformité de nos villes : ils souffrent d’y rencontrer partout la même statue d’empereur et la même conduite d’eau. Ils ont tort : la beauté de Nîmes diffère de celle d’Arles. Mais cette uniformité même, retrouvée sur trois continents, contente le voyageur comme celle d’une borne milliaire ; les plus triviales de nos cités ont encore leur prestige rassurant de relais, de poste, ou d’abri. La ville : le cadre, la construction humaine, monotone si l’on veut, mais comme sont monotones les cellules de cire bourrées de miel, le lieu des contacts et des échanges, l’endroit où les paysans viennent pour vendre leurs produits et s’attardent pour regarder bouche bée les peintures d’un portique… Mes villes naissaient de rencontres : la mienne avec un coin de terre, celle de mes plans d’empereur avec les incidents de ma vie d’homme. Plotinopolis est due au besoin d’établir en Thrace de nouveaux comptoirs agricoles, mais aussi au tendre désir d’honorer Plotine. Hadrianothères est destinée à servir d’emporium aux forestiers d’Asie Mineure : ce fut d’abord pour moi la retraite d’été, la forêt giboyeuse, le pavillon de troncs équarris au pied de la colline d’Attys, le torrent couronné d’écume où l’on se baigne chaque matin. Hadrianople en Épire rouvre un centre urbain au sein d’une province appauvrie : elle sort d’une visite au sanctuaire de Dodone. Andrinople, ville paysanne et militaire, centre stratégique à l’orée des régions barbares, est peuplée de vétérans des guerres sarmates ; je connais personnellement le fort et le faible de chacun de ces hommes, leurs noms, le nombre de leurs années de service et de leurs blessures. Antinoé, la plus chère, née sur l’emplacement du malheur, est comprimée sur une étroite bande de terre aride, entre le fleuve et le rocher. Je n’en tenais que plus à l’enrichir d’autres ressources, le commerce de l’Inde, les transports fluviaux, les grâces savantes d’une métropole grecque. Il n’y a pas de lieu sur terre que je désire moins revoir ; il y en a peu auxquels j’ai consacré plus de soins. Cette ville est un perpétuel péristyle. Je corresponds avec Fidus Aquila, son gouverneur, au sujet des propylées de son temple, des statues de son arche ; j’ai choisi les noms de ses blocs urbains et de ses dèmes, symboles apparents et secrets, catalogue très complet de mes souvenirs. J’ai tracé moi-même le plan des colonnades corinthiennes qui répondent le long des berges à l’alignement régulier des palmes. J’ai mille fois parcouru en pensée ce quadrilatère presque parfait, coupé de rues parallèles, scindé en deux par une avenue triomphale qui va d’un théâtre grec à un tombeau.

Nous sommes encombrés de statues, gorgés de délices peintes ou sculptées, mais cette abondance fait illusion ; nous reproduisons inlassablement quelques douzaines de chefs-d’œuvre que nous ne serions plus capables d’inventer. Moi aussi, j’ai fait copier pour la Villa l’Hermaphrodite et le Centaure, la Niobide et la Vénus. J’ai tenu à vivre le plus possible au milieu de ces mélodies de formes. J’encourageais les expériences avec le passé, un archaïsme savant qui retrouve le sens d’intentions et de techniques perdues. Je tentai ces variations qui consistent à transcrire en marbre rouge un Marsyas écorché de marbre blanc, le ramenant ainsi au monde des figures peintes, ou à transposer dans le ton du Paros le grain noir des statues d’Égypte, à changer l’idole en fantôme. Notre art est parfait, c’est-à-dire accompli, mais sa perfection est susceptible de modulations aussi variées que celles d’une voix pure : à nous de jouer ce jeu habile qui consiste à se rapprocher ou à s’éloigner perpétuellement de cette solution trouvée une fois pour toutes, d’aller jusqu’au bout de la rigueur ou de l’excès, d’enfermer d’innombrables constructions nouvelles à l’intérieur de cette belle sphère. Il y a avantage à avoir derrière soi mille points de comparaison, à pouvoir à son gré continuer intelligemment Scopas, ou contredire voluptueusement Praxitèle. Mes contacts avec les arts barbares m’ont fait croire que chaque race se limite à certains sujets, à certains modes parmi les modes possibles ; chaque époque opère encore un tri parmi les possibilités offertes à chaque race. J’ai vu en Égypte des dieux et des rois colossaux ; j’ai trouvé au poignet des prisonniers sarmates des bracelets qui répètent à l’infini le même cheval au galop ou les mêmes serpents se dévorant l’un l’autre. Mais notre art (j’entends celui des Grecs) a choisi de s’en tenir à l’homme. Nous seuls avons su montrer dans un corps immobile la force et l’agilité latentes ; nous seuls avons fait d’un front lisse l’équivalent d’une pensée sage. Je suis comme nos sculpteurs : l’humain me satisfait ; j’y trouve tout, jusqu’à l’éternel. La forêt tant aimée se ramasse pour moi tout entière dans l’image du centaure ; la tempête ne respire jamais mieux que dans l’écharpe ballonnée d’une déesse marine. Les objets naturels, les emblèmes sacrés, ne valent qu’alourdis d’associations humaines : la pomme de pin phallique et funèbre, la vasque aux colombes qui suggère la sieste au bord des fontaines, le griffon qui emporte le bien-aimé au ciel.

L’art du portrait m’intéressait peu. Nos portraits romains n’ont qu’une valeur de chronique : copies marquées de rides exactes ou de verrues uniques, décalques de modèles qu’on coudoie distraitement dans la vie et qu’on oublie sitôt morts. Les Grecs au contraire ont aimé la perfection humaine au point de se soucier assez peu du visage varié des hommes. Je ne jetais qu’un coup d’œil à ma propre image, cette figure basanée, dénaturée par la blancheur du marbre, ces yeux grands ouverts, cette bouche mince et pourtant charnue, contrôlée jusqu’à trembler. Mais le visage d’un autre m’a préoccupé davantage. Sitôt qu’il compta dans ma vie, l’art cessa d’être un luxe, devint une ressource, une forme de secours. J’ai imposé au monde cette image : il existe aujourd’hui plus de portraits de cet enfant que de n’importe quel homme illustre, de n’importe quelle reine. J’eus d’abord à cœur de faire enregistrer par la statuaire la beauté successive d’une forme qui change ; l’art devint ensuite une sorte d’opération magique capable d’évoquer un visage perdu. Les effigies colossales semblaient un moyen d’exprimer ces vraies proportions que l’amour donne aux êtres ; ces images, je les voulais énormes comme une figure vue de tout près, hautes et solennelles comme les visions et les apparitions du cauchemar, pesantes comme l’est resté ce souvenir. Je réclamais un fini parfait, une perfection pure, ce dieu qu’est pour ceux qui l’ont aimé tout être mort à vingt ans, et aussi la ressemblance exacte, la présence familière, chaque irrégularité d’un visage plus chère que la beauté. Que de discussions pour maintenir la ligne épaisse d’un sourcil, la rondeur un peu tuméfiée d’une lèvre… Je comptais désespérément sur l’éternité de la pierre, la fidélité du bronze, pour perpétuer un corps périssable, ou déjà détruit, mais j’insistais aussi pour que le marbre, oint chaque jour d’un mélange d’huile et d’acides, prit le poli et presque le moelleux d’une chair jeune. Ce visage unique, je le retrouvais partout : j’amalgamais les personnes divines, les sexes et les attributs éternels, la dure Diane des forêts au Bacchus mélancolique, l’Hermès vigoureux des palestres au dieu double qui dort, la tête contre le bras, dans un désordre de fleur. Je constatais à quel point un jeune homme qui pense ressemble à la virile Athéna. Mes sculpteurs s’y perdaient un peu ; les plus médiocres tombaient çà et là dans la mollesse ou dans l’emphase ; tous pourtant prenaient plus ou moins part au songe. Il y a les statues et les peintures du jeune vivant, celles qui reflètent ce paysage immense et changeant qui va de la quinzième à la vingtième année : le profil sérieux de l’enfant sage ; cette statue où un sculpteur de Corinthe a osé garder le laisser-aller du jeune garçon qui bombe le ventre en effaçant les épaules, la main sur la hanche, comme s’il surveillait au coin d’une rue une partie de dés. Il y a ce marbre où Papias d’Aphrodisie a tracé un corps plus que nu, désarmé, d’une fraîcheur fragile de narcisse. Et Aristéas a sculpté sous mes ordres, dans une pierre un peu rugueuse, cette petite tête impérieuse et fière… Il y a les portraits d’après la mort, et où la mort a passé, ces grands visages aux lèvres savantes, chargés de secrets qui ne sont plus les miens, parce que ce ne sont plus ceux de la vie. Il y a ce bas-relief où le Carien Antonianos a doué d’une grâce élyséenne le vendangeur vêtu de soie grège, et le museau amical du chien pressé contre une jambe nue. Et ce masque presque intolérable, œuvre d’un sculpteur de Cyrène, où le plaisir et la douleur fusent et s’entrechoquent sur ce même visage comme deux vagues sur un même rocher. Et ces petites statuettes d’argile à un sou qui ont servi à la propagande impériale : Tellus stabilita, le Génie de la Terre pacifiée, sous l’aspect d’un jeune homme couché qui tient des fruits et des fleurs.

Trahit sua quemque voluptas. À chacun sa pente : à chacun aussi son but, son ambition si l’on veut, son goût le plus secret et son plus clair idéal. Le mien était enfermé dans ce mot de beauté, si difficile à définir en dépit de toutes les évidences des sens et des yeux. Je me sentais responsable de la beauté du monde. Je voulais que les villes fussent splendides, aérées, arrosées d’eaux claires, peuplées d’êtres humains dont le corps ne fût détérioré ni par les marques de la misère ou de la servitude, ni par l’enflure d’une richesse grossière ; que les écoliers récitassent d’une voix juste des leçons point ineptes ; que les femmes au foyer eussent dans leurs mouvements une espèce de dignité maternelle, de repos puissant ; que les gymnases fussent fréquentés par des jeunes hommes point ignorants des jeux ni des arts ; que les vergers portassent les plus beaux fruits et les champs les plus riches moissons. Je voulais que l’immense majesté de la paix romaine s’étendît à tous, insensible et présente comme la musique du ciel en marche ; que le plus humble voyageur pût errer d’un pays, d’un continent à l’autre, sans formalités vexatoires, sans dangers, sûr partout d’un minimum de légalité et de culture ; que nos soldats continuassent leur éternelle danse pyrrhique aux frontières ; que tout fonctionnât sans accroc, les ateliers et les temples ; que la mer fût sillonnée de beaux navires et les routes parcourues par de fréquents attelages ; que, dans un monde bien en ordre, les philosophes eussent leur place et les danseurs aussi. Cet idéal, modeste en somme, serait assez souvent approché si les hommes mettaient à son service une partie de l’énergie qu’ils dépensent en travaux stupides ou féroces ; une chance heureuse m’a permis de le réaliser partiellement durant ce dernier quart de siècle. Arrien de Nicomédie, un des meilleurs esprits de ce temps, aime à me rappeler les beaux vers où le vieux Terpandre a défini en trois mots l’idéal Spartiate, le mode de vie parfait dont Lacédémone a rêvé sans jamais l’atteindre : la Force, la Justice, les Muses. La Force était à la base, rigueur sans laquelle il n’est pas de beauté, fermeté sans laquelle il n’est pas de justice. La Justice était l’équilibre des parties, l’ensemble des proportions harmonieuses que ne doit compromettre aucun excès. Force et Justice n’étaient qu’un instrument bien accordé entre les mains des Muses. Toute misère, toute brutalité étaient à interdire comme autant d’insultes au beau corps de l’humanité. Toute iniquité était une fausse note à éviter dans l’harmonie des sphères.

Chapitre 14

En Germanie, des fortifications ou des camps à rénover ou à construire, des routes à frayer ou à remettre en état, me retinrent près d’une année ; de nouveaux bastions, érigés sur un parcours de soixante-dix lieues, renforcèrent le long du Rhin nos frontières. Ce pays de vignes et de rivières bouillonnantes ne m’offrait rien d’imprévu : j’y retrouvais les traces du jeune tribun qui porta à Trajan la nouvelle de son avènement. Je retrouvais aussi, par-delà notre dernier fort fait de rondins coupés aux sapinières, le même horizon monotone et noir, le même monde qui nous est fermé depuis la pointe imprudente qu’y poussèrent les légions d’Auguste, l’océan d’arbres, la réserve d’hommes blancs et blonds. La tâche de réorganisation finie, je descendis jusqu’à l’embouchure du Rhin le long des plaines belges et bataves. Des dunes désolées composaient un paysage septentrional coupé d’herbes sifflantes ; les maisons du port de Noviomagus, construites sur pilotis, s’accotaient aux navires amarrés à leur seuil ; des oiseaux de mer juchaient sur les toits. J’aimais ces lieux tristes, qui semblaient hideux à mes aides de camp, ce ciel brouillé, ces fleuves boueux creusant une terre informe et sans flamme dont aucun dieu n’a modelé le limon.

Une barque à fond presque plat me transporta dans l’île de Bretagne. Le vent nous rejeta plusieurs fois de suite vers la côte que nous avions quittée : cette traversée contrariée m’octroya d’étonnantes heures vides. Des nuées gigantesques naissaient de la mer lourde, salie par le sable, incessamment remuée dans son lit. Comme jadis chez les Daces et les Sarmates j’avais religieusement contemplé la Terre, j’apercevais ici pour la première fois un Neptune plus chaotique que le nôtre, un monde liquide infini. J’avais lu dans Plutarque une légende de navigateurs concernant une île située dans ces parages qui avoisinent la Mer Ténébreuse, et où les Olympiens victorieux auraient depuis des siècles refoulé les Titans vaincus. Ces grands captifs du roc et de la vague, flagellés à jamais par un océan sans sommeil, incapables de dormir, mais sans cesse occupés à rêver, continueraient à opposer à l’ordre olympien leur violence, leur angoisse, leur désir perpétuellement crucifié. Je retrouvais dans ce mythe placé aux confins du monde les théories des philosophes que j’avais faites miennes : chaque homme a éternellement à choisir, au cours de sa vie brève, entre l’espoir infatigable et la sage absence d’espérance, entre les délices du chaos et celles de la stabilité, entre le Titan et l’Olympien. À choisir entre eux, ou à réussir à les accorder un jour l’un à l’autre.

Les réformes civiles accomplies en Bretagne font partie de mon œuvre administrative, dont j’ai parlé ailleurs. Ce qui compte ici, c’est que j’étais le premier empereur à réinstaller pacifiquement dans cette île située aux limites du monde connu, où Claude seul s’était risqué pour quelques jours en qualité de général en chef. Pendant tout un hiver, Londinium devint par mon choix ce centre effectif du monde qu’Antioche avait été par suite des nécessités de la guerre parthe. Chaque voyage déplaçait ainsi le centre de gravité du pouvoir, le mettait pour un temps au bord du Rhin ou sur la berge de la Tamise, me permettait d’évaluer ce qu’eussent été le fort et le faible d’un pareil siège impérial. Ce séjour en Bretagne me fit envisager l’hypothèse d’un état centré sur l’Occident, d’un monde atlantique. Ces vues de l’esprit sont démunies de valeur pratique : elles cessent pourtant d’être absurdes dès que le calculateur s’accorde pour ses supputations une assez grande quantité d’avenir.

Trois mois à peine avant mon arrivée, la Sixième Légion Victorieuse avait été transférée en territoire britannique. Elle y remplaçait la malheureuse Neuvième Légion taillée en pièces par les Calédoniens pendant les troubles qui avaient été en Bretagne le hideux contrecoup de notre expédition chez les Parthes. Deux mesures s’imposaient pour empêcher le retour d’un pareil désastre. Nos troupes furent renforcées par la création d’un corps auxiliaire indigène : à Éboracum, du haut d’un tertre vert, j’ai vu manœuvrer pour la première fois cette armée britannique nouvellement formée. En même temps, l’érection d’un mur coupant l’île en deux dans sa partie la plus étroite servit à protéger les régions fertiles et policées du sud contre les attaques des tribus du nord.

J’ai inspecté moi-même une bonne partie de ces travaux engagés partout à la fois sur un glacis de quatre-vingts lieues : j’y trouvais l’occasion d’essayer, sur cet espace bien délimité qui va d’une côte à l’autre, un système de défense qui pourrait ensuite s’appliquer partout ailleurs. Mais déjà cet ouvrage purement militaire favorisait la paix, développait la prospérité de cette partie de la Bretagne ; des villages se créaient ; un mouvement d’afflux se produisait vers nos frontières. Les terrassiers de la légion étaient secondés dans leur tâche par des équipes indigènes ; l’érection du mur était pour beaucoup de ces montagnards, hier encore insoumis, la première preuve irréfutable du pouvoir protecteur de Rome ; l’argent de la solde la première monnaie romaine qui leur passait par les mains. Ce rempart devint l’emblème de mon renoncement à la politique de conquête : au pied du bastion le plus avancé, je fis ériger un temple au dieu Terme.

Tout m’enchanta dans cette terre pluvieuse : les franges de brume au flanc des collines, les lacs voués à des nymphes plus fantasques encore que les nôtres, la race mélancolique aux yeux gris. J’avais pour guide un jeune tribun du corps auxiliaire britannique : ce dieu blond avait appris le latin, balbutiait le grec, s’étudiait timidement à composer des vers d’amour dans cette langue. Par une froide nuit d’automne, j’en fis mon interprète auprès d’une Sibylle. Assis sous la hutte enfumée d’un charbonnier celte, chauffant nos jambes empêtrées de grosses braies de laine rude, nous vîmes ramper vers nous une vieille créature trempée par la pluie, échevelée par le vent, fauve et furtive comme une bête des bois. Elle se jeta sur de petits pains d’avoine qui cuisaient dans l’âtre. Mon guide amadoua cette prophétesse : elle consentit à examiner pour moi les volutes de fumée, les soudaines étincelles, les fragiles architectures de sarments et de cendres. Elle vit des cités qui s’édifiaient, des foules en joie, mais aussi des villes incendiées, des files amères de vaincus qui démentaient mes rêves de paix ; un visage jeune et doux qu’elle prit pour une figure de femme, à laquelle je refusai de croire ; un spectre blanc qui n’était peut-être qu’une statue, objet plus inexplicable encore qu’un fantôme pour cette habitante des bois et des landes. Et, à une distance de quelques vagues années, ma mort, que j’aurais bien prévue sans elle.

La Gaule prospère, l’Espagne opulente me retinrent moins longtemps que la Bretagne. En Gaule Narbonnaise, je retrouvai la Grèce, qui a essaimé jusque-là, ses belles écoles d’éloquence et ses portiques sous un ciel pur. Je m’arrêtai à Nîmes pour établir le plan d’une basilique dédiée à Plotine et destinée à devenir un jour son temple. Des souvenirs de famille rattachaient l’impératrice à cette ville, m’en rendaient plus cher le paysage sec et doré.

Mais la révolte en Maurétanie fumait encore. J’abrégeai ma traversée de l’Espagne, négligeant même entre Cordoue et la mer de m’arrêter un instant à Italica, ville de mon enfance et de mes ancêtres. Je m’embarquai pour l’Afrique à Gadès.

Les beaux guerriers tatoués des montagnes de l’Atlas inquiétaient encore les villes côtières africaines. Je vécus là pendant quelques brèves journées l’équivalent numide des mêlées sarmates ; je revis les tribus domptées une à une, la fière soumission des chefs prosternés en plein désert au milieu d’un désordre de femmes, de ballots, et de bêtes agenouillées. Mais le sable remplaçait la neige.

Il m’eût été doux, pour une fois, de passer le printemps à Rome, d’y retrouver la Villa commencée, les caresses capricieuses de Lucius, l’amitié de Plotine. Mais ce séjour en ville fut interrompu presque aussitôt par d’alarmantes rumeurs de guerre. La paix avec les Parthes avait été conclue depuis trois ans à peine, et déjà des incidents graves éclataient sur l’Euphrate. Je partis immédiatement pour l’Orient.

Chapitre 15

J’étais décidé à régler ces incidents de frontière par un moyen moins banal que des légions en marche. Une entrevue personnelle fut arrangée avec Osroès. Je ramenais avec moi en Orient la fille de l’empereur, faite prisonnière presque au berceau à l’époque où Trajan occupa Babylone, et gardée ensuite comme otage à Rome. C’était une fillette malingre aux grands yeux. Sa présence et celle de ses femmes m’encombra quelque peu au cours d’un voyage qu’il importait surtout d’effectuer sans retard. Ce groupe de créatures voilées fut ballotté à dos de dromadaires à travers le désert syrien, sous un tendelet aux rideaux sévèrement baissés. Le soir, aux étapes, j’envoyais demander si la princesse ne manquait de rien.

Je m’arrêtai une heure en Lycie pour décider le marchand Opramoas, qui avait déjà prouvé ses qualités de négociateur, à m’accompagner en territoire parthe. Le manque de temps l’empêcha de déployer son luxe habituel. Cet homme amolli par l’opulence n’en était pas moins un admirable compagnon de route, accoutumé à tous les hasards du désert.

Le lieu de la rencontre se trouvait sur la rive gauche de l’Euphrate, non loin de Doura. Nous traversâmes le fleuve sur un radeau. Les soldats de la garde impériale parthe, cuirassés d’or et montés sur des chevaux non moins éblouissants qu’eux-mêmes, formaient le long des berges une ligne aveuglante. L’inséparable Phlégon était fort pâle. Les officiers qui m’accompagnaient ressentaient eux-mêmes quelque crainte : cette rencontre pouvait être un piège. Opramoas, habitué à flairer l’air de l’Asie, était à l’aise, faisait confiance à ce mélange de silence et de tumulte, d’immobilité et de soudains galops, à ce luxe jeté sur le désert comme un tapis sur du sable. Quant à moi, j’étais merveilleusement dépourvu d’inquiétude : comme César à sa barque, je me fiais à ces planches qui portaient ma fortune. Je donnai une preuve de cette confiance en restituant d’emblée la princesse parthe à son père, au lieu de la faire garder dans nos lignes jusqu’à mon retour. Je promis aussi de rendre le trône d’or de la dynastie arsacide, enlevé autrefois par Trajan, dont nous n’avions que faire, et auquel la superstition orientale attachait un grand prix.

Le faste de ces entrevues avec Osroès ne fut qu’extérieur. Rien ne les différenciait de pourparlers entre deux voisins qui s’efforcent d’arranger à l’amiable une affaire de mur mitoyen. J’étais aux prises avec un barbare raffiné, parlant grec, point stupide, point nécessairement plus perfide que moi-même, assez vacillant toutefois pour sembler peu sûr. Mes curieuses disciplines mentales m’aidaient à capter cette pensée fuyante : assis en face de l’empereur parthe, j’apprenais à prévoir, et bientôt à orienter ses réponses ; j’entrais dans son jeu ; je m’imaginais devenu Osroès marchandant avec Hadrien. J’ai horreur de débats inutiles où chacun sait d’avance qu’il cédera, ou qu’il ne cédera pas : la vérité en affaires me plaît surtout comme un moyen de simplifier et d’aller vite. Les Parthes nous craignaient ; nous redoutions les Parthes ; la guerre allait sortir de cet accouplement de nos deux peurs. Les Satrapes poussaient à cette guerre par intérêt personnel : je m’aperçus vite qu’Osroès avait ses Quiétus, ses Palma. Pharasmanès, le plus remuant de ces princes semi-indépendants postés aux frontières, était plus dangereux encore pour l’empire parthe que pour nous. On m’a accusé d’avoir neutralisé par l’octroi de subsides cet entourage malfaisant et veule : c’était là de l’argent bien placé. J’étais trop sûr de la supériorité de nos forces pour m’encombrer d’un amour-propre imbécile : j’étais prêt à toutes les concessions creuses qui ne sont que de prestige, et à aucune autre. Le plus difficile fut de persuader Osroès que, si je faisais peu de promesses, c’est que j’entendais les tenir. Il me crut pourtant, ou fit comme s’il me croyait. L’accord conclu entre nous au cours de cette visite dure encore ; depuis quinze ans, de part et d’autre rien n’a troublé la paix aux frontières. Je compte sur toi pour que cet état de choses continue après ma mort.

Un soir, sous la tente impériale, durant une fête donnée en mon honneur par Osroès, j’aperçus au milieu des femmes et des pages aux longs cils un homme nu, décharné, complètement immobile, dont les yeux grands ouverts paraissaient ignorer cette confusion de plats chargés de viandes, d’acrobates et de danseuses. Je lui adressai la parole par l’intermédiaire de mon interprète : il ne daigna pas répondre. C’était un sage. Mais ses disciples étaient plus loquaces ; ces pieux vagabonds venaient de l’Inde, et leur maître appartenait à la puissante caste des Brahmanes. Je compris que ses méditations l’induisaient à croire que l’univers tout entier n’est qu’un tissu d’illusions et d’erreurs : l’austérité, le renoncement, la mort, étaient pour lui le seul moyen d’échapper à ce flot changeant des choses, par lequel au contraire notre Héraclite s’est laissé porter, de rejoindre par-delà le monde des sens cette sphère du divin pur, ce firmament fixe et vide dont a aussi rêvé Platon. À travers les maladresses de mes interprètes, je pressentais des idées qui ne furent donc pas complètement étrangères à certains de nos sages, mais que l’Indien exprimait de façon plus définitive et plus nue. Ce Brahmane était arrivé à l’état où rien, sauf son corps, ne le séparait plus du dieu intangible, sans substance et sans forme, auquel il voulait s’unir : il avait décidé de se brûler vif le lendemain. Osroès m’invita à cette solennité. Un bûcher de bois odoriférant fut dressé ; l’homme s’y jeta et disparut sans un cri. Ses disciples ne donnèrent aucun signe de regret : ce n’était pas pour eux une cérémonie funèbre.

J’y repensai longuement pendant la nuit qui suivit. J’étais couché sur un tapis de laine précieuse, sous une tente drapée d’étoffes chatoyantes et lourdes. Un page me massait les pieds. Du dehors, m’arrivaient les rares bruits de cette nuit d’Asie : une conversation d’esclaves chuchotant à ma porte ; le froissement léger d’une palme ; Opramoas ronflant derrière une tenture ; le frappement de sabot d’un cheval à l’entrave ; plus loin, venant du quartier des femmes, le roucoulement mélancolique d’un chant. Le Brahmane avait dédaigné tout cela. Cet homme ivre de refus s’était livré aux flammes comme un amant roule au creux d’un lit. Il avait écarté les choses, les êtres, puis soi-même, comme autant de vêtements qui lui cachaient cette présence unique, ce centre invisible et vide qu’il préférait à tout.

Je me sentais différent, prêt à d’autres choix. L’austérité, le renoncement, la négation ne m’étaient pas complètement étrangers : j’y avais mordu, comme on le fait presque toujours, à vingt ans. J’avais moins de cet âge lorsqu’à Rome, conduit par un ami, j’étais allé voir le vieil Épictète dans son taudis de Suburre, peu de jours avant que Domitien l’exilât. L’ancien esclave auquel un maître brutal avait jadis brisé la jambe sans parvenir à lui arracher une plainte, le vieillard chétif supportant avec patience les longs tourments de la gravelle, m’avait semblé en possession d’une liberté quasi divine. J’avais contemplé avec admiration ces béquilles, cette paillasse, cette lampe de terre cuite, cette cuillère de bois dans un vase d’argile, simples outils d’une vie pure. Mais Épictète renonçait à trop de choses, et je m’étais vite rendu compte que rien, pour moi, n’était plus dangereusement facile que de renoncer. L’Indien, plus logique, rejetait la vie elle-même. J’avais beaucoup à apprendre de ces purs fanatiques, mais à condition de détourner de son sens la leçon qu’ils m’offraient. Ces sages s’efforçaient de retrouver leur dieu par-delà l’océan des formes, de le réduire à cette qualité d’unique, d’intangible, d’incorporel, à laquelle il a renoncé le jour où il s’est voulu univers. J’entrevoyais autrement mes rapports avec le divin. Je m’imaginais secondant celui-ci dans son effort d’informer et d’ordonner un monde, d’en développer et d’en multiplier les circonvolutions, les ramifications, les détours. J’étais l’un des segments de la roue, l’un des aspects de cette force unique engagée dans la multiplicité des choses, aigle et taureau, homme et cygne, phallus et cerveau tout ensemble, Protée qui est en même temps Jupiter.

Et c’est vers cette époque que je commençai à me sentir dieu. Ne te méprends pas : j’étais toujours, j’étais plus que jamais ce même homme nourri des fruits et des bêtes de la terre, rendant au sol les résidus de ses aliments, sacrifiant au sommeil à chaque révolution des astres, inquiet jusqu’à la folie quand lui manquait trop longtemps la chaude présence de l’amour. Ma force, mon agilité physique ou mentale étaient maintenues soigneusement par une gymnastique tout humaine. Mais que dire, sinon que tout cela était divinement vécu ? Les expérimentations hasardeuses de la jeunesse avaient pris fin, et sa hâte de jouir du temps qui passe. À quarante-quatre ans, je me sentais sans impatience, sûr de moi, aussi parfait que me le permettait ma nature, éternel. Et comprends bien qu’il s’agit là d’une conception de l’intellect : les délires, s’il faut leur donner ce nom, vinrent plus tard. J’étais dieu, tout simplement, parce que j’étais homme. Les titres divins que la Grèce m’octroya par la suite ne firent que proclamer ce que j’avais de longue date constaté par moi-même. Je crois qu’il m’eût été possible de me sentir dieu dans les prisons de Domitien ou à l’intérieur d’un puits de mine. Si j’ai l’audace de le prétendre, c’est que ce sentiment me paraît à peine extraordinaire et nullement unique. D’autres que moi l’ont eu, ou l’auront dans l’avenir.

J’ai dit que mes titres ajoutaient peu de chose à cette étonnante certitude : par contre, celle-ci se trouvait confirmée par les plus simples routines de mon métier d’empereur. Si Jupiter est le cerveau du monde, l’homme chargé d’organiser et de modérer les affaires humaines peut raisonnablement se considérer comme une part de ce cerveau qui préside à tout. L’humanité, à tort ou à raison, a presque toujours conçu son dieu en termes de Providence ; mes fonctions m’obligeaient à être pour une partie du genre humain cette providence incarnée. Plus l’État se développe, enserrant les hommes de ses mailles exactes et glacées, plus la confiance humaine aspire à placer à l’autre bout de cette chaîne immense l’image adorée d’un homme protecteur. Que je le voulusse ou non, les populations orientales de l’empire me traitaient en dieu. Même en Occident, même à Rome, où nous ne sommes officiellement déclarés divins qu’après la mort, l’obscure piété populaire se plaît de plus en plus à nous déifier vivants. Bientôt, la reconnaissance parthe éleva des temples à l’empereur romain qui avait instauré et maintenu la paix ; j’eus mon sanctuaire à Vologésie, au sein de ce vaste monde étranger. Loin de voir dans ces marques d’adoration un danger de folie ou de prépotence pour l’homme qui les accepte, j’y découvrais un frein, l’obligation de se dessiner d’après quelque modèle éternel, d’associer la puissance humaine une part de suprême sapience. Être dieu oblige en somme à plus de vertus qu’être empereur.

Je me fis initier à Éleusis dix-huit mois plus tard. En un sens, cette visite à Osroès avait marqué un tournant de ma vie. Au lieu de rentrer à Rome, j’avais décidé de consacrer quelques années aux provinces grecques et orientales de l’empire : Athènes devenait de plus en plus ma patrie, mon centre. Je tenais à plaire aux Grecs, et aussi à m’helléniser le plus possible, mais cette initiation, motivée en partie par des considérations politiques, fut pourtant une expérience religieuse sans égale. Ces grands rites ne font que symboliser les événements de la vie humaine, mais le symbole va plus loin que l’acte, explique chacun de nos gestes en termes de mécanique éternelle. L’enseignement reçu à Éleusis doit rester secret : il a d’ailleurs d’autant moins de chances d’être divulgué qu’il est par nature ineffable. Formulé, il n’aboutirait qu’aux évidences les plus banales ; là justement est sa profondeur. Les degrés plus élevés qui me furent ensuite conférés au cours de conversations privées avec l’hiérophante n’ajoutèrent presque rien au choc initial ressenti tout aussi bien par le plus ignorant des pèlerins qui participe aux ablutions rituelles et boit à la source. J’avais entendu les dissonances se résoudre en accord ; j’avais pour un instant pris appui sur une autre sphère, contemplé de loin, mais aussi de tout près, cette procession humaine et divine où j’avais ma place, ce monde où la douleur existe encore, mais non plus l’erreur. Le sort humain, ce vague tracé dans lequel l’œil le moins exercé reconnaît tant de fautes, scintillait comme les dessins du ciel.

Et c’est ici qu’il convient de mentionner une habitude qui m’entraîna toute ma vie sur des chemins moins secrets que ceux d’Éleusis, mais qui en somme leur sont parallèles : je veux parler de l’étude des astres. J’ai toujours été l’ami des astronomes et le client des astrologues. La science de ces derniers est incertaine, fausse dans le détail, peut-être vraie dans l’ensemble : puisque l’homme, parcelle de l’univers, est régi par les mêmes lois qui président au ciel, il n’est pas absurde de chercher là-haut les thèmes de nos vies, les froides sympathies qui participent à nos succès et à nos erreurs. Je ne manquais pas, chaque soir d’automne, de saluer au sud le Verseau, l’Échanson céleste, le Dispensateur sous lequel je suis né. Je n’oubliais pas de repérer à chacun de leurs passages Jupiter et Vénus, qui règlent ma vie, ni de mesurer l’influence du dangereux Saturne. Mais si cette étrange réfraction de l’humain sur la voûte stellaire préoccupait souvent mes heures de veille, je m’intéressais plus fortement encore aux mathématiques célestes, aux spéculations abstraites auxquelles donnent lieu ces grands corps enflammés. J’inclinais à croire, comme certains des plus hardis d’entre nos sages, que la terre participait elle aussi à cette marche nocturne et diurne dont les saintes processions d’Éleusis sont tout au plus l’humain simulacre. Dans un monde où tout n’est que tourbillon de forces, danse d’atomes, où tout est à la fois en haut et en bas, à la périphérie et au centre, je concevais mal l’existence d’un globe immobile, d’un point fixe qui ne serait pas en même temps mouvant. D’autres fois, les calculs de la précession des équinoxes, établis jadis par Hipparque d’Alexandrie, hantaient mes veillées nocturnes : j’y retrouvais, sous forme de démonstrations et non plus de fables ou de symboles, ce même mystère éleusiaque du passage et du retour. L’Épi de la Vierge n’est plus de nos jours au point de la carte où Hipparque l’a marqué, mais cette variation est l’accomplissement d’un cycle, et ce changement même confirme les hypothèses de l’astronome. Lentement, inéluctablement, ce firmament redeviendra ce qu’il était au temps d’Hipparque : il sera de nouveau ce qu’il est au temps d’Hadrien. Le désordre s’intégrait à l’ordre ; le changement faisait partie d’un plan que l’astronome était capable d’appréhender d’avance ; l’esprit humain révélait ici sa participation à l’univers par l’établissement d’exacts théorèmes comme à Éleusis par des cris rituels et des danses. L’homme qui contemple et les astres contemplés roulaient inévitablement vers leur fin, marquée quelque part au ciel. Mais chaque moment de cette chute était un temps d’arrêt, un repère, un segment d’une courbe aussi solide qu’une chaîne d’or. Chaque glissement nous ramenait à ce point qui, parce que par hasard nous nous y sommes trouvés, nous paraît un centre.

Depuis les nuits de mon enfance, où le bras levé de Marullinus m’indiquait les constellations, la curiosité des choses du ciel ne m’a pas quitté. Durant les veilles forcées des camps, j’ai contemplé la lune courant à travers les nuages des cieux barbares ; plus tard, par de claires nuits attiques, j’ai écouté l’astronome Théron de Rhodes m’expliquer son système du monde ; étendu sur le pont d’un navire, en pleine mer Égée, j’ai regardé la lente oscillation du mât se déplacer parmi les étoiles, aller de l’œil rouge du Taureau au pleur des Pléiades, de Pégase au Cygne : j’ai répondu de mon mieux aux questions naïves et graves du jeune homme qui contemplait avec moi ce même ciel. Ici, à la Villa, j’ai fait construire un observatoire, dont la maladie m’empêche aujourd’hui de gravir les marches. Une fois dans ma vie, j’ai fait plus : j’ai offert aux constellations le sacrifice d’une nuit tout entière. Ce fut après ma visite à Osroès, durant la traversée du désert syrien. Couché sur le dos, les yeux bien ouverts, abandonnant pour quelques heures tout souci humain, je me suis livré du soir à l’aube à ce monde de flamme et de cristal. Ce fut le plus beau de mes voyages. Le grand astre de la constellation de la Lyre, étoile polaire des hommes qui vivront quand depuis quelques dizaines de milliers d’années nous ne serons plus, resplendissait sur ma tête. Les Gémeaux luisaient faiblement dans les dernières lueurs du couchant ; le Serpent précédait le Sagittaire ; l’Aigle montait vers le zénith, toutes ailes ouvertes, et à ses pieds cette constellation non désignée encore par les astronomes, et à laquelle j’ai donné depuis le plus cher des noms. La nuit, jamais tout à fait aussi complète que le croient ceux qui vivent et qui dorment dans les chambres, se fit plus obscure, puis plus claire. Les feux, qu’on avait laissé brûler pour effrayer les chacals, s’éteignirent ; ce tas de charbons ardents me rappela mon grand-père debout dans sa vigne, et ses prophéties devenues désormais présent, et bientôt passé. J’ai essayé de m’unir au divin sous bien des formes ; j’ai connu plus d’une extase ; il en est d’atroces ; et d’autres d’une bouleversante douceur. Celle de la nuit syrienne fut étrangement lucide. Elle inscrivit en moi les mouvements célestes avec une précision à laquelle aucune observation partielle ne m’aurait jamais permis d’atteindre. Je sais exactement, à l’heure où je t’écris, quelles étoiles passent ici, à Tibur, au-dessus de ce plafond orné de stucs et de peintures précieuses, et ailleurs, là-bas, sur une tombe. Quelques années plus tard, la mort allait devenir l’objet de ma contemplation constante, la pensée à laquelle je donnais toutes celles des forces de mon esprit que n’absorbait pas l’État. Et qui dit mort dit aussi le monde mystérieux auquel il se peut qu’on accède par elle. Après tant de réflexions et d’expériences parfois condamnables, j’ignore encore ce qui se passe derrière cette tenture noire. Mais la nuit syrienne représente ma part consciente d’immortalité.

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