Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar

Mais c’est encore à la liberté d’acquiescement, la plus ardue de toutes, que je me suis le plus rigoureusement appliqué. Je voulais l’état où j’étais ; dans mes années de dépendance, ma sujétion perdait ce qu’elle avait d’amer, ou même d’indigne, si j’acceptais d’y voir un exercice utile. Je choisissais ce que j’avais, m’obligeant seulement à l’avoir totalement et à le goûter le mieux possible. Les plus mornes travaux s’exécutaient sans peine pour peu qu’il me plût de m’en éprendre. Dès qu’un objet me répugnait, j’en faisais un sujet d’étude ; je me forçais adroitement à en tirer un motif de joie. En face d’une occurrence imprévue ou quasi désespérée, d’une embuscade ou d’une tempête en mer, toutes les mesures concernant les autres étant prises, je m’appliquais à faire fête au hasard, à jouir de ce qu’il m’apportait d’inattendu, et l’embuscade ou la tempête s’intégraient sans heurt dans mes plans ou dans mes songes. Même au sein de mon pire désastre, j’ai vu le moment où l’épuisement enlevait à celui-ci une part de son horreur, où je le faisais mien en acceptant de l’accepter. Si j’ai jamais à subir la torture, et la maladie va sans doute se charger de m’y soumettre, je ne suis pas sûr d’obtenir longtemps de moi l’impassibilité d’un Thraséas, mais j’aurai du moins la ressource de me résigner à mes cris. Et c’est de la sorte, avec un mélange de réserve et d’audace, de soumission et de révolte soigneusement concertées, d’exigence extrême et de concessions prudentes, que je me suis finalement accepté moi-même.

Chapitre 4

Si elle s’était prolongée trop longtemps, cette vie à Rome m’eût à coup sûr aigri, corrompu, ou usé. Le retour à l’armée me sauva. Elle a ses compromissions aussi, mais plus simples. Le départ pour l’armée signifiait le voyage ; je partis avec ivresse. J’étais promu tribun à la Deuxième Légion, l’Adjutrice : je passai sur les bords du Haut-Danube quelques mois d’un automne pluvieux, sans autre compagnon qu’un volume récemment paru de Plutarque. Je fus transféré en novembre à la Cinquième Légion Macédonique, cantonnée à cette époque (elle l’est encore) à l’embouchure du même fleuve, sur les frontières de la Moésie Inférieure. La neige qui bloquait les routes m’empêcha de voyager par terre. Je m’embarquai à Pola ; j’eus à peine le temps, en chemin, de revisiter Athènes, où, plus tard, je devais longtemps vivre. La nouvelle de l’assassinat de Domitien, annoncée peu de jours après mon arrivée au camp, n’étonna personne et réjouit tout le monde. Trajan bientôt fut adopté par Nerva ; l’âge avancé du nouveau prince faisait de cette succession une matière de mois tout au plus : la politique de conquêtes, où l’on savait que mon cousin se proposait d’engager Rome, les regroupements de troupes qui commençaient à se produire, le resserrement progressif de la discipline, maintenaient l’armée dans un état d’effervescence et d’attente. Ces légions danubiennes fonctionnaient avec la précision d’une machine de guerre nouvellement graissée ; elles ne ressemblaient en rien aux garnisons endormies que j’avais connues en Espagne ; point plus important, l’attention de l’armée avait cessé de se concentrer sur les querelles de palais pour se reporter sur les affaires extérieures de l’empire ; nos troupes ne se réduisaient plus à une bande de licteurs prêts à acclamer ou à égorger n’importe qui. Les officiers les plus intelligents s’efforçaient de distinguer un plan général dans ces réorganisations auxquelles ils prenaient part, de prévoir l’avenir, et pas seulement leur propre avenir. Il s’échangeait d’ailleurs sur ces événements au premier stage de la croissance pas mal de commentaires ridicules, et des plans stratégiques aussi gratuits qu’ineptes barbouillaient le soir la surface des tables. Le patriotisme romain, l’inébranlable croyance dans les bienfaits de notre autorité et la mission de Rome de gouverner les peuples, prenaient chez ces hommes de métier des formes brutales dont je n’avais pas encore l’habitude. Aux frontières, où précisément l’habileté eût été nécessaire, momentanément du moins, pour se concilier certains chefs nomades, le soldat éclipsait complètement l’homme d’État ; les corvées et les réquisitions en nature donnaient lieu à des abus qui ne surprenaient personne. Grâce aux divisions perpétuelles des barbares, la situation au nord-est était somme toute aussi favorable qu’elle pourra jamais l’être : je doute même que les guerres qui suivirent y aient amélioré quelque chose. Les incidents de frontière nous causaient des pertes peu nombreuses, qui n’étaient inquiétantes que parce qu’elles étaient continues ; reconnaissons que ce perpétuel qui-vive servait au moins à aiguiser l’esprit militaire. Toutefois, j’étais persuadé qu’une moindre dépense, jointe à l’exercice d’une activité mentale un peu plus grande, eût suffi à soumettre certains chefs, à nous concilier les autres, et je décidai de me consacrer surtout à cette dernière tâche, que négligeait tout le monde.

J’y étais poussé par mon goût du dépaysement : j’aimais à fréquenter les barbares. Ce grand pays situé entre les bouches du Danube et celles du Borysthènes, triangle dont j’ai parcouru au moins deux côtés, compte parmi les régions les plus surprenantes du monde, du moins pour nous, hommes nés sur les rivages de la Mer Intérieure, habitués aux paysages purs et secs du sud, aux collines et aux péninsules. Il m’est arrivé là-bas d’adorer la déesse Terre, comme ici nous adorons la déesse Rome, et je ne parle pas tant de Cérès que d’une divinité plus antique, antérieure même à l’invention des moissons. Notre sol grec ou latin, soutenu partout par l’ossature des rochers, a l’élégance nette d’un corps mâle : la terre scythe avait l’abondance un peu lourde d’un corps de femme étendue. La plaine ne se terminait qu’au ciel. Mon émerveillement ne cessait pas en présence du miracle des fleuves : cette vaste terre vide n’était pour eux qu’une pente et qu’un lit. Nos rivières sont brèves ; on ne s’y sent jamais loin des sources. Mais l’énorme coulée qui s’achevait ici en confus estuaires charriait les boues d’un continent inconnu, les glaces de régions inhabitables. Le froid d’un haut-plateau d’Espagne ne le cède à aucun autre, mais c’était la première fois que je me trouvais face à face avec le véritable hiver, qui ne fait dans nos pays que des apparitions plus ou moins brèves, mais qui là-bas s’installe pour de longues périodes de mois, et que, plus au nord, on devine immuable, sans commencement et sans fin. Le soir de mon arrivée au camp, le Danube était une immense route de glace rouge, puis de glace bleue, sillonnée par le travail intérieur des courants de traces aussi profondes que celles des chars. Nous nous protégions du froid par des fourrures. La présence de cet ennemi impersonnel, presque abstrait, produisait une exaltation indescriptible, un sentiment d’énergie accrue. On luttait pour conserver sa chaleur comme ailleurs pour garder courage. À certains jours, sur la steppe, la neige effaçait tous les plans, déjà si peu sensibles ; on galopait dans un monde de pur espace et d’atomes purs. Aux choses les plus banales, les plus molles, le gel donnait une transparence en même temps qu’une dureté céleste. Tout roseau brisé devenait une flûte de cristal. Assar, mon guide caucasien, fendait la glace au crépuscule pour abreuver nos chevaux. Ces bêtes étaient d’ailleurs un de nos points de contact les plus utiles avec les barbares : une espèce d’amitié se fondait sur des marchandages, des discussions sans fin, et le respect éprouvé l’un pour l’autre à cause de quelque prouesse équestre. Le soir, les feux de camp éclairaient les bonds extraordinaires des danseurs à la taille étroite, et leurs extravagants bracelets d’or.

Bien des fois, au printemps, quand la fonte des neiges me permit de m’aventurer plus loin dans les régions de l’intérieur, il m’est arrivé de tourner le dos à l’horizon du sud, qui renfermait les mers et les îles connues, et à celui de l’ouest, où quelque part le soleil se couchait sur Rome, et de songer à m’enfoncer plus avant dans ces steppes ou par-delà ces contreforts du Caucase, vers le nord ou la plus lointaine Asie. Quels climats, quelle faune, quelles races d’hommes aurais-je découverts, quels empires ignorants de nous comme nous le sommes d’eux, ou nous connaissant tout au plus grâce à quelques denrées transmises par une longue succession de marchands et aussi rares pour eux que le poivre de l’Inde, le grain d’ambre des régions baltiques le sont pour nous ? À Odessos, un négociant revenu d’un voyage de plusieurs années me fit cadeau d’une pierre verte, semi-transparente, substance sacrée, paraît-il, dans un immense royaume dont il avait au moins côtoyé les bords, et dont cet homme épaissement enfermé dans son profit n’avait remarqué ni les mœurs ni les dieux. Cette gemme bizarre fit sur moi le même effet qu’une pierre tombée du ciel, météore d’un autre monde. Nous connaissons encore assez mal la configuration de la terre. À cette ignorance, je ne comprends pas qu’on se résigne. J’envie ceux qui réussiront à faire le tour des deux cent cinquante mille stades grecs si bien calculés par Ératosthène, et dont le parcours nous ramènerait à notre point de départ. Je m’imaginais prenant la simple décision de continuer à aller de l’avant, sur la piste qui déjà remplaçait nos routes. Je jouais avec cette idée… Être seul, sans biens, sans prestiges, sans aucun des bénéfices d’une culture, s’exposer au milieu d’hommes neufs et parmi des hasards vierges… Il va de soi que ce n’était qu’un rêve, et le plus bref de tous. Cette liberté que j’inventais n’existait qu’à distance ; je me serais bien vite recréé tout ce à quoi j’aurais renoncé. Bien plus, je n’aurais été partout qu’un Romain absent. Une sorte de cordon ombilical me rattachait à la Ville. Peut-être, à cette époque, à ce rang de tribun, me sentais-je encore plus étroitement lié à l’empire que je ne le suis comme empereur, pour la même raison que l’os du poignet est moins libre que le cerveau. Néanmoins, ce rêve monstrueux, dont eussent frémi nos ancêtres, sagement confinés dans leur terre du Latium, je l’ai fait, et de l’avoir hébergé un instant me rend à jamais différent d’eux.

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