Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar

La fiction officielle veut qu’un empereur romain naisse à Rome, mais c’est à Italica que je suis né ; c’est à ce pays sec et pourtant fertile que j’ai superposé plus tard tant de régions du monde. La fiction a du bon : elle prouve que les décisions de l’esprit et de la volonté priment les circonstances. Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été des livres. À un moindre degré, des écoles. Celles d’Espagne s’étaient ressenties des loisirs de la province. L’école de Térentius Scaurus, à Rome, enseignait médiocrement les philosophes et les poètes, mais préparait assez bien aux vicissitudes de l’existence humaine : les magisters exerçaient sur les écoliers une tyrannie que je rougirais d’imposer aux hommes ; chacun, enfermé dans les étroites limites de son savoir, méprisait ses collègues, qui tout aussi étroitement savaient autre chose. Ces pédants s’enrouaient en disputes de mots. Les querelles de préséance, les intrigues, les calomnies, m’ont familiarisé avec ce que je devais rencontrer par la suite dans toutes les sociétés où j’ai vécu, et il s’y ajoutait la brutalité de l’enfance. Et pourtant, j’ai aimé certains de mes maîtres, et ces rapports étrangement intimes et étrangement élusifs qui existent entre le professeur et l’élève, et les Sirènes chantant au fond d’une voix cassée qui pour la première fois vous révèle un chef-d’œuvre ou vous dévoile une idée neuve. Le plus grand séducteur après tout n’est pas Alcibiade, c’est Socrate.

Les méthodes des grammairiens et des rhéteurs sont peut-être moins absurdes que je ne le pensais à l’époque où j’y étais assujetti. La grammaire, avec son mélange de règle logique et d’usage arbitraire, propose au jeune esprit un avant-goût de ce que lui offriront plus tard les sciences de la conduite humaine, le droit ou la morale, tous les systèmes où l’homme a codifié son expérience instinctive. Quant aux exercices de rhétorique où nous étions successivement Xerxès et Thémistocle, Octave et Marc-Antoine, ils m’enivrèrent ; je me sentis Protée. Ils m’apprirent à entrer tour à tour dans la pensée de chaque homme, à comprendre que chacun se décide, vit et meurt selon ses propres lois. La lecture des poètes eut des effets plus bouleversants encore : je ne suis pas sûr que la découverte de l’amour soit nécessairement plus délicieuse que celle de la poésie. Celle-ci me transforma : l’initiation à la mort ne m’introduira pas plus loin dans un autre monde que tel crépuscule de Virgile. Plus tard, j’ai préféré la rudesse d’Ennius, si près des origines sacrées de la race, ou l’amertume savante de Lucrèce, ou, à la généreuse aisance d’Homère, l’humble parcimonie d’Hésiode. J’ai goûté surtout les poètes les plus compliqués et les plus obscurs, qui obligent ma pensée à la gymnastique la plus difficile, les plus récents ou les plus anciens, ceux qui me frayent des voies toutes nouvelles ou m’aident à retrouver des pistes perdues. Mais, à cette époque, j’aimais surtout dans l’art des vers ce qui tombe le plus immédiatement sous les sens, le métal poli d’Horace, Ovide et sa mollesse de chair. Scaurus me désespéra en m’assurant que je ne serais jamais qu’un poète des plus médiocres : le don et l’application manquaient. J’ai cru longtemps qu’il s’était trompé : j’ai quelque part, sous clef, un ou deux volumes de vers d’amour, le plus souvent imités de Catulle. Mais il m’importe désormais assez peu que mes productions personnelles soient détestables ou non.

Je serai jusqu’au bout reconnaissant à Scaurus de m’avoir mis jeune à l’étude du grec. J’étais enfant encore lorsque j’essayai pour la première fois de tracer du stylet ces caractères d’un alphabet inconnu : mon grand dépaysement commençait, et mes grands voyages, et le sentiment d’un choix aussi délibéré et aussi involontaire que l’amour. J’ai aimé cette langue pour sa flexibilité de corps bien en forme, sa richesse de vocabulaire où s’atteste à chaque mot le contact direct et varié des réalités, et parce que presque tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec. Il est, je le sais, d’autres langues : elles sont pétrifiées, ou encore à naître. Des prêtres égyptiens m’ont montré leurs antiques symboles, signes plutôt que mots, efforts très anciens de classification du monde et des choses, parler sépulcral d’une race morte. Durant la guerre juive, le rabbin Joshua m’a expliqué littéralement certains textes de cette langue de sectaires, si obsédés par leur dieu qu’ils ont négligé l’humain. Je me suis familiarisé aux armées avec le langage des auxiliaires celtes ; je me souviens surtout de certains chants… Mais les jargons barbares valent tout au plus pour les réserves qu’ils constituent à la parole humaine, et pour tout ce qu’ils exprimeront sans doute dans l’avenir. Le grec, au contraire, a déjà derrière lui ses trésors d’expérience, celle de l’homme et celle de l’État. Des tyrans ioniens aux démagogues d’Athènes, de la pure austérité d’un Agésilas aux excès d’un Denys ou d’un Démétrius, de la trahison de Démarate à la fidélité de Philopoemen, tout ce que chacun de nous peut tenter pour nuire à ses semblables ou pour les servir a, au moins une fois, été fait par un Grec. Il en va de même de nos choix personnels : du cynisme à l’idéalisme, du scepticisme de Pyrrhon aux rêves sacrés de Pythagore, nos refus ou nos acquiescements ont eu lieu déjà ; nos vices et nos vertus ont des modèles grecs. Rien n’égale la beauté d’une inscription latine votive ou funéraire : ces quelques mots gravés sur la pierre résument avec une majesté impersonnelle tout ce que le monde a besoin de savoir de nous. C’est en latin que j’ai administré l’empire ; mon épitaphe sera incisée en latin sur les murs de mon mausolée au bord du Tibre, mais c’est en grec que j’aurai pensé et vécu.

J’avais seize ans : je revenais d’une période d’apprentissage auprès de la Septième Légion, cantonnée à cette époque en pleines Pyrénées, dans une région sauvage de l’Espagne Citérieure, très différente de la partie méridionale de la péninsule où j’avais grandi. Acilius Attianus, mon tuteur, crut bon de contrebalancer par l’étude ces quelques mois de vie rude et de chasses farouches. Il se laissa sagement persuader par Scaurus de m’envoyer à Athènes auprès du sophiste Isée, homme brillant, doué surtout d’un rare génie d’improvisateur. Athènes immédiatement me conquit ; l’écolier un peu gauche, l’adolescent au cœur ombrageux goûtait pour la première fois à cet air vif, à ces conversations rapides, à ces flâneries dans les longs soirs roses, à cette aisance sans pareille dans la discussion et la volupté. Les mathématiques et les arts m’occupèrent tour à tour, recherches parallèles ; j’eus aussi l’occasion de suivre à Athènes un cours de médecine de Léotichyde. La profession de médecin m’aurait plu ; son esprit ne diffère pas essentiellement de celui dans lequel j’ai essayé de prendre mon métier d’empereur. Je me passionnai pour cette science trop proche de nous pour n’être pas incertaine, sujette à l’engouement et à l’erreur, mais rectifiée sans cesse par le contact de l’immédiat et du nu. Léotichyde prenait les choses du point de vue le plus positif : il avait élaboré un admirable système de réduction des fractures. Nous marchions le soir au bord de la mer : cet homme universel s’intéressait à la structure des coquillages et à la composition des boues marines. Les moyens d’expérimentation lui manquaient ; il regrettait les laboratoires et les salles de dissection du Musée d’Alexandrie, qu’il avait fréquenté dans sa jeunesse, le choc des opinions, l’ingénieuse concurrence des hommes. Esprit sec, il m’apprit à préférer les choses aux mots, à me méfier des formules, à observer plutôt qu’à juger. Ce Grec amer m’a enseigné la méthode.

En dépit des légendes qui m’entourent, j’ai assez peu aimé la jeunesse, la mienne moins que toute autre. Considérée pour elle-même, cette jeunesse tant vantée m’apparaît le plus souvent comme une époque mal dégrossie de l’existence, une période opaque et informe, fuyante et fragile. Il va sans dire que j’ai trouvé à cette règle un certain nombre d’exceptions délicieuses, et deux ou trois d’admirables, dont toi même, Marc, auras été la plus pure. En ce qui me concerne, j’étais à peu près à vingt ans ce que je suis aujourd’hui, mais je l’étais sans consistance. Tout en moi n’était pas mauvais, mais tout pouvait l’être : le bon ou le meilleur étayait le pire. Je ne pense pas sans rougir à mon ignorance du monde, que je croyais connaître, à mon impatience, à une espèce d’ambition frivole et d’avidité grossière. Faut-il l’avouer ? Au sein de la vie studieuse d’Athènes, où tous les plaisirs trouvaient place avec mesure, je regrettais, non pas Rome elle-même, mais l’atmosphère du lieu où se font et se défont continuellement les affaires du monde, le bruit de poulies et de roues de transmission de la machine du pouvoir. Le règne de Domitien s’achevait ; mon cousin Trajan, qui s’était couvert de gloire sur les frontières du Rhin, tournait au grand homme populaire ; la tribu espagnole s’implantait à Rome. Comparée à ce monde de l’action immédiate, la bien-aimée province grecque me semblait somnoler dans une poussière d’idées respirées déjà ; la passivité politique des Hellènes m’apparaissait comme une forme assez basse de renonciation. Mon appétit de puissance, d’argent, qui est souvent chez nous la première forme de celle-ci, et de gloire, pour donner ce beau nom passionné à notre démangeaison d’entendre parler de nous, était indéniable. Il s’y mêlait confusément le sentiment que Rome, inférieure en tant de choses, regagnait l’avantage dans la familiarité avec les grandes affaires qu’elle exigeait de ses citoyens, du moins de ceux d’ordre sénatorial ou équestre. J’en étais arrivé au point où je sentais que la plus banale discussion au sujet de l’importation des blés d’Égypte m’en eût appris davantage sur l’État que toute La République de Platon. Déjà, quelques années plus tôt, jeune Romain rompu à la discipline militaire, j’avais cru m’apercevoir que je comprenais mieux que mes professeurs les soldats de Léonidas et les athlètes de Pindare. Je quittai Athènes sèche et blonde pour la ville où des hommes encapuchonnés de lourdes toges luttent contre le vent de février, où le luxe et la débauche sont privés de charmes, mais où les moindres décisions prises affectent le sort d’une partie du monde, et où un jeune provincial avide, mais point trop obtus, croyant d’abord n’obéir qu’à des ambitions assez grossières, devait peu à peu perdre celles-ci en les réalisant, apprendre à se mesurer aux hommes et aux choses, à commander, et, ce qui finalement est peut-être un peu moins futile, à servir.

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