Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar

Chapitre 22

La remontée du fleuve continua, mais je naviguais sur le Styx. Dans les camps de prisonniers, sur les bords du Danube, j’avais vu jadis des misérables couchés contre un mur s’y frapper continuellement le front d’un mouvement sauvage, insensé et doux, en répétant sans cesse le même nom. Dans les caves du Colisée, on m’avait montré des lions qui dépérissaient parce qu’on leur avait enlevé le chien avec qui on les avait accoutumés à vivre. Je rassemblai mes pensées : Antinoüs était mort. Enfant, j’avais hurlé sur le cadavre de Marullinus déchiqueté par les corneilles, mais comme hurle la nuit un animal privé de raison. Mon père était mort, mais un orphelin de douze ans n’avait remarqué que le désordre de la maison, les pleurs de sa mère, et sa propre terreur ; il n’avait rien su des affres que le mourant avait traversées. Ma mère était morte beaucoup plus tard, vers l’époque de ma mission en Pannonie ; je ne me rappelais pas exactement à quelle date. Trajan n’avait été qu’un malade à qui il s’agissait de faire faire un testament. Je n’avais pas vu mourir Plotine. Attianus était mort ; c’était un vieillard. Durant les guerres daces, j’avais perdu des camarades que j’avais cru ardemment aimer ; mais nous étions jeunes, la vie et la mort étaient également enivrantes et faciles. Antinoüs était mort. Je me souvenais de lieux communs fréquemment entendus : on meurt à tout âge ; ceux qui meurent jeunes sont aimés des dieux. J’avais moi-même participé à cet infâme abus de mots ; j’avais parlé de mourir de sommeil, de mourir d’ennui. J’avais employé le mot agonie, le mot deuil, le mot perte. Antinoüs était mort.

L’Amour, le plus sage des dieux… Mais l’amour n’était pas responsable de cette négligence, de ces duretés, de cette indifférence mêlée à la passion comme le sable à l’or charrié par un fleuve, de ce grossier aveuglement d’homme trop heureux, et qui vieillit. Avais-je pu être si épaissement satisfait ? Antinoüs était mort. Loin d’aimer trop, comme sans doute Servianus à ce moment le prétendait à Rome, je n’avais pas assez aimé pour obliger cet enfant à vivre. Chabrias, qui, en sa qualité d’initié orphique, considérait le suicide comme un crime, insistait sur le côté sacrificiel de cette fin ; j’éprouvais moi-même une espèce d’horrible joie à me dire que cette mort était un don. Mais j’étais seul à mesurer combien d’âcreté fermente au fond de la douceur, quelle part de désespoir se cache dans l’abnégation, quelle haine se mélange à l’amour. Un être insulté me jetait à la face cette preuve de dévouement ; un enfant inquiet de tout perdre avait trouvé ce moyen de m’attacher à jamais à lui. S’il avait espéré me protéger par ce sacrifice, il avait dû se croire bien peu aimé pour ne pas sentir que le pire des maux serait de l’avoir perdu.

Les larmes prirent fin : les dignitaires qui s’approchaient de moi n’avaient plus à détourner leur regard de mon visage, comme s’il était obscène de pleurer. Les visites de fermes modèles et de canaux d’irrigation recommencèrent ; peu importait la manière d’employer les heures. Mille bruits ineptes couraient déjà le monde au sujet de mon désastre ; même sur les barques qui accompagnaient la mienne, des récits atroces circulaient à ma honte ; je laissai dire, la vérité n’étant pas de celles qu’on peut crier. Les mensonges les plus malicieux étaient exacts à leur manière ; on m’accusait de l’avoir sacrifié, et, en un sens, je l’avais fait. Hermogène, qui me rapportait fidèlement ces échos du dehors, me transmit quelques messages de l’impératrice ; elle se montra convenable ; on l’est presque toujours en présence de la mort. Cette compassion reposait sur un malentendu : on acceptait de me plaindre, pourvu que je me consolasse assez vite. Moi-même, je me croyais à peu près calmé ; j’en rougissais presque. Je ne savais pas que la douleur contient d’étranges labyrinthes, où je n’avais pas fini de marcher.

On s’efforçait de me distraire. Quelques jours après l’arrivée à Thèbes, j’appris que l’impératrice et sa suite s’étaient rendues par deux fois au pied du colosse de Memnon, dans l’espoir d’entendre le bruit mystérieux émis par la pierre à l’aurore, phénomène célèbre auquel tous les voyageurs souhaitent d’assister. Le prodige ne s’était pas produit ; on s’imaginait superstitieusement qu’il opérerait en ma présence. J’acceptai d’accompagner le lendemain les femmes ; tous les moyens étaient bons pour diminuer l’interminable longueur des nuits d’automne. Ce matin-là, vers la onzième heure, Euphorion entra chez moi pour raviver la lampe et m’aider à passer mes vêtements. Je sortis sur le pont ; le ciel, encore tout noir, était en vérité le ciel d’airain des poèmes d’Homère, indifférent aux joies et aux maux des hommes. Il y avait plus de vingt jours que cette chose avait eu lieu. Je pris place dans le canot ; le court voyage n’alla pas sans cris et sans frayeurs de femmes.

On nous débarqua non loin du Colosse. Une bande d’un rose fade s’allongea à l’Orient ; un jour de plus commençait. Le son mystérieux se produisit par trois fois ; ce bruit ressemble à celui que fait en se brisant la corde d’un arc. L’inépuisable Julia Balbilla enfanta sur-le-champ une série de poèmes. Les femmes entreprirent la visite des temples ; je les accompagnai un moment le long des murs criblés d’hiéroglyphes monotones. J’étais excédé par ces figures colossales de rois tous pareils, assis côte à côte, appuyant devant eux leurs pieds longs et plats, par ces blocs inertes où rien n’est présent de ce qui pour nous constitue la vie, ni la douleur, ni la volupté, ni le mouvement qui libère les membres, ni la réflexion qui organise le monde autour d’une tête penchée. Les prêtres qui me guidaient semblaient presque aussi mal renseignés que moi-même sur ces existences abolies ; de temps à autre, une discussion s’élevait au sujet d’un nom. On savait vaguement que chacun de ces monarques avait hérité d’un royaume, gouverné ses peuples, procréé son successeur : rien d’autre ne restait. Ces dynasties obscures remontaient plus loin que Rome, plus loin qu’Athènes, plus loin que le jour où Achille mourut sous les murs de Troie, plus loin que le cycle astronomique de cinq mille années calculé par Ménon pour Jules César. Me sentant las, je congédiai les prêtres ; je me reposai quelque temps à l’ombre du Colosse avant de remonter en barque. Ses jambes étaient couvertes jusqu’au genou d’inscriptions grecques tracées par des voyageurs : des noms, des dates, une prière, un certain Servius Suavis, un certain Eumène qui s’était tenu à cette même place six siècles avant moi, un certain Panion qui avait visité Thèbes six mois plus tôt… Six mois plus tôt… Une fantaisie me vint, que je n’avais pas eue depuis l’époque où, enfant, j’inscrivais mon nom sur l’écorce des châtaigniers dans un domaine d’Espagne : l’empereur qui se refusait à faire graver ses appellations et ses titres sur les monuments qu’il avait construits prit sa dague, et égratigna dans cette pierre dure quelques lettres grecques, une forme abrégée et familière de son nom : AΔPIANO. C’était encore s’opposer au temps : un nom, une somme de vie dont personne ne computerait les éléments innombrables, une marque laissée par un homme égaré dans cette succession de siècles. Tout à coup, je me souvins qu’on était au vingt-septième jour du mois d’Athyr, au cinquième jour avant nos calendes de décembre. C’était l’anniversaire d’Antinoüs : l’enfant, s’il vivait, aurait aujourd’hui vingt ans.

Je rentrai à bord ; la plaie fermée trop vite s’était rouverte ; je criai le visage enfoncé dans un coussin qu’Euphorion glissa sous ma tête. Ce cadavre et moi partions à la dérive, emportés en sens contraire par deux courants du temps. Le cinquième jour avant les calendes de décembre, le premier du mois d’Athyr : chaque instant qui passait enlisait ce corps, recouvrait cette fin. Je remontais la pente glissante ; je me servais de mes ongles pour exhumer cette journée morte. Phlégon, assis face au seuil, ne se souvenait du va-et-vient dans la cabine de poupe que par la raie de lumière qui l’avait gêné chaque fois qu’une main poussait le battant. Comme un homme accusé d’un crime, j’examinais l’emploi de mes heures : une dictée, une réponse au Sénat d’Éphèse ; à quel groupe de mots correspondait cette agonie ? Je reconstituais le fléchissement de la passerelle sous les pas pressés, la berge aride, le dallage plat ; le couteau qui scie une boucle au bord de la Tempé ; le corps incliné ; la jambe qui se replie pour permettre à la main de dénouer la sandale ; une manière unique d’écarter les lèvres en fermant les yeux. Il avait fallu au bon nageur une résolution désespérée pour étouffer dans cette boue noire. J’essayai d’aller en pensée jusqu’à cette révolution par où nous passerons tous, le cœur qui renonce, le cerveau qui s’enraye, les poumons qui cessent d’aspirer la vie. Je subirai un bouleversement analogue ; je mourrai un jour. Mais chaque agonie est différente ; mes efforts pour imaginer la sienne n’aboutissaient qu’à une fabrication sans valeur : il était mort seul.

J’ai résisté ; j’ai lutté contre la douleur comme contre une gangrène. Je me suis rappelé des entêtements, des mensonges ; je me suis dit qu’il eût changé, engraissé, vieilli. Peines perdues : comme un ouvrier consciencieux s’épuise à copier un chef-d’œuvre, je m’acharnais à exiger de ma mémoire une exactitude insensée : je recréais cette poitrine haute et bombée comme un bouclier. Parfois, l’image jaillissait d’elle-même ; un flot de douceur m’emportait ; j’avais revu un verger de Tibur, l’éphèbe ramassant les fruits de l’automne dans sa tunique retroussée en guise de corbeille. Tout manquait à la fois : l’associé des fêtes nocturnes, le jeune homme qui s’asseyait sur les talons pour aider Euphorion à rectifier les plis de ma toge. À en croire les prêtres, l’ombre aussi souffrait, regrettait l’abri chaud qu’était pour elle son corps, hantait en gémissant les parages familiers, lointaine et toute proche, momentanément trop faible pour me signifier sa présence. Si c’était vrai, ma surdité était pire que la mort elle-même. Mais avais-je si bien compris, ce matin-là, le jeune vivant sanglotant à mes côtés ? Un soir, Chabrias m’appela pour me montrer dans la constellation de l’Aigle une étoile, jusque-là assez peu visible, qui palpitait soudain comme une gemme, battait comme un cœur. J’en fis son étoile, son signe. Je m’épuisais chaque nuit à suivre son cours ; j’ai vu d’étranges figures dans cette partie du ciel. On me crut fou. Mais peu importait.

La mort est hideuse, mais la vie aussi. Tout grimaçait. La fondation d’Antinoé n’était qu’un jeu dérisoire : une ville de plus, un abri offert aux fraudes des marchands, aux exactions des fonctionnaires, aux prostitutions, au désordre, aux lâches qui pleurent leurs morts avant de les oublier. L’apothéose était vaine : ces honneurs si publics ne serviraient qu’à faire de l’enfant un prétexte à bassesses ou à ironies, un objet posthume de convoitise ou de scandale, une de ces légendes à demi pourries qui encombrent les recoins de l’histoire. Mon deuil n’était qu’une forme de débordement, une débauche grossière : je restais celui qui profite, celui qui jouit, celui qui expérimente : le bien-aimé me livrait sa mort. Un homme frustré pleurait sur soi-même. Les idées grinçaient ; les paroles tournaient à vide ; les voix faisaient leur bruit de sauterelles au désert ou de mouches sur un tas d’ordures ; nos barques aux voiles gonflées comme des gorges de colombes véhiculaient l’intrigue et le mensonge ; la bêtise s’étalait sur les fronts humains. La mort perçait partout sous son aspect de décrépitude ou de pourriture : la tache blette d’un fruit, une déchirure imperceptible au bas d’une tenture, une charogne sur la berge, les pustules d’un visage, la marque des verges sur le dos d’un marinier. Mes mains semblaient toujours un peu sales. À l’heure du bain, tendant aux esclaves mes jambes à épiler, je regardais avec dégoût ce corps solide, cette machine presque indestructible, qui digérait, marchait, parvenait à dormir, se réaccoutumerait un jour ou l’autre aux routines de l’amour. Je ne tolérais plus que la présence des quelques serviteurs qui se souvenaient du mort ; à leur manière, ils l’avaient aimé. Mon deuil trouvait un écho dans la douleur un peu niaise d’un masseur ou du vieux nègre préposé aux lampes. Mais leur chagrin ne les empêchait pas de rire doucement entre eux en prenant le frais sur le rivage. Un matin, appuyé au bastingage, j’aperçus dans le carré réservé aux cuisines un esclave qui vidait un de ces poulets que l’Égypte fait éclore par milliers dans des fours malpropres ; il prit à pleines mains le paquet gluant des entrailles, et les jeta à l’eau. J’eus à peine le temps de tourner la tête pour vomir. A l’escale de Philæ, au cours d’une fête que nous offrit le gouverneur, un enfant de trois ans, noir comme du bronze, le fils d’un portier nubien, se faufila dans les galeries du premier étage pour regarder les danses ; il tomba. On fit du mieux qu’on put pour cacher l’incident ; le portier retenait ses sanglots pour ne pas déranger les hôtes de son maître ; on le fit sortir avec le cadavre par la porte des cuisines ; j’entrevis malgré tout ces épaules qui s’élevaient et s’abaissaient convulsivement comme sous un fouet. J’avais le sentiment de prendre sur moi cette douleur de père comme j’avais pris celle d’Hercule, celle d’Alexandre, celle de Platon pleurant leurs amis morts. Je fis porter quelques pièces d’or à ce misérable ; on ne peut rien de plus. Deux jours plus tard, je le revis ; il s’épouillait béatement, couché au soleil au travers du seuil.

Les messages affluèrent ; Pancratès m’envoya son poème enfin terminé ; ce n’était qu’un médiocre centon d’hexamètres homériques, mais le nom qui y figurait presque à chaque ligne le rendait plus émouvant pour moi que bien des chefs-d’œuvre. Nouménios me fit parvenir une Consolation dans les règles ; je passai une nuit à la lire ; aucun lieu commun n’y manquait. Ces faibles défenses élevées par l’homme contre la mort se développaient sur deux lignes : la première consistait à nous la présenter comme un mal inévitable ; à nous rappeler que ni la beauté, ni la jeunesse, ni l’amour n’échappent à la pourriture ; à nous prouver enfin que la vie et son cortège de maux sont plus horribles encore que la mort elle-même, et qu’il vaut mieux périr que vieillir. On se sert de ces vérités pour nous incliner à la résignation ; elles justifient surtout le désespoir. La seconde ligne d’arguments contredit la première, mais nos philosophes n’y regardent pas de si près : il ne s’agissait plus de se résigner à la mort, mais de la nier. L’âme comptait seule ; on posait arrogamment comme un fait l’immortalité de cette entité vague que nous n’avons jamais vu fonctionner dans l’absence du corps, avant de prendre la peine d’en prouver l’existence. Je n’étais pas si sûr : puisque le sourire, le regard, la voix, ces réalités impondérables, étaient anéanties, pourquoi pas l’âme ? Celle-ci ne me paraissait pas nécessairement plus immatérielle que la chaleur du corps. On s’écartait de la dépouille où cette âme n’était plus : c’était pourtant la seule chose qui me restât, ma seule preuve que ce vivant eût existé. L’immortalité de la race passait pour pallier chaque mort d’homme : il m’importait peu que des générations de Bithyniens se succédassent jusqu’à la fin des temps au bord du Sangarios. On pariait de gloire, beau mot qui gonfle le cœur, mais on s’efforçait d’établir entre celle-ci et l’immortalité une confusion menteuse, comme si la trace d’un être était la même chose que sa présence. On me montrait le dieu rayonnant à la place du cadavre : j’avais fait ce dieu ; j’y croyais à ma manière, mais la destinée posthume la plus lumineuse au fond des sphères stellaires ne compensait pas cette vie brève ; le dieu ne tenait pas lieu du vivant perdu. Je m’indignais de cette rage qu’a l’homme de dédaigner les faits au profit des hypothèses, de ne pas reconnaître ses songes pour des songes. Je comprenais autrement mes obligations de survivant. Cette mort serait vaine si je n’avais pas le courage de la regarder en face, de m’attacher à ces réalités du froid, du silence, du sang coagulé, des membres inertes, que l’homme recouvre si vite de terre et d’hypocrisie ; je préférais tâtonner dans le noir sans le secours de faibles lampes. Autour de moi, je sentais qu’on commençait à s’offusquer d’une douleur si longue : la violence en scandalisait d’ailleurs plus que la cause. Si je m’étais laissé aller aux mêmes plaintes à la mort d’un frère ou d’un fils, on m’eût également reproché de pleurer comme une femme. La mémoire de la plupart des hommes est un cimetière abandonné, où gisent sans honneurs des morts qu’ils ont cessé de chérir. Toute douleur prolongée insulte à leur oubli.

Les barques nous ramenèrent au point du fleuve où commençait à s’élever Antinoé. Elles étaient moins nombreuses qu’à l’aller : Lucius, que j’avais peu revu, était reparti pour Rome où sa jeune femme venait d’accoucher d’un fils. Son départ me délivrait de bon nombre de curieux et d’importuns. Les travaux commencés altéraient la forme de la berge ; le plan des édifices futurs s’esquissait entre les monceaux de terre déblayée ; mais je ne reconnus plus la place exacte du sacrifice. Les embaumeurs livrèrent leur ouvrage : on déposa le mince cercueil de cèdre à l’intérieur d’une cuve de porphyre, dressée tout debout dans la salle la plus secrète du temple. Je m’approchai timidement du mort. Il semblait costumé : la dure coiffe égyptienne recouvrait les cheveux. Les jambes serrées de bandelettes n’étaient plus qu’un long paquet blanc, mais le profil du jeune faucon n’avait pas changé ; les cils faisaient sur les joues fardées une ombre que je reconnaissais. Avant de terminer l’emmaillotement des mains, on tint à me faire admirer les ongles d’or. Les litanies commencèrent ; le mort, par la bouche des prêtres, déclarait avoir été perpétuellement véridique, perpétuellement chaste, perpétuellement compatissant et juste, se vantait de vertus qui, s’il les avait ainsi pratiquées, l’auraient mis à jamais à l’écart des vivants. L’odeur rance de l’encens emplissait la salle ; à travers un nuage, j’essayai de me donner à moi-même l’illusion du sourire ; le beau visage immobile paraissait trembler. J’ai assisté aux passes magiques par lesquelles les prêtres forcent l’âme du mort à incarner une parcelle d’elle-même à l’intérieur des statues qui conserveront sa mémoire ; et à d’autres injonctions, plus étranges encore. Quand ce fut fini, on mit en place le masque d’or moulé sur la cire funèbre ; il épousait étroitement les traits. Cette belle surface incorruptible allait bientôt résorber en elle-même ses possibilités de rayonnement et de chaleur ; elle giserait à jamais dans cette caisse hermétiquement close, symbole inerte d’immortalité. On posa sur la poitrine un bouquet d’acacia. Une douzaine d’hommes mirent en place le pesant couvercle. Mais j’hésitais encore au sujet de l’emplacement de la tombe. Je me rappelai qu’en ordonnant partout des fêtes d’apothéose, des jeux funèbres, des frappes de monnaies, des statues sur les places publiques, j’avais fait une exception pour Rome : j’avais craint d’augmenter l’animosité qui entoure plus ou moins tout favori étranger. Je me dis que je ne serais pas toujours là pour protéger cette sépulture. Le monument prévu aux portes d’Antinoé semblait aussi trop public, peu sûr. Je suivis l’avis des prêtres. Ils m’indiquèrent au flanc d’une montagne de la chaîne arabique, à trois lieues environ de la ville, une de ces cavernes destinées jadis par les rois d’Égypte à leur servir de puits funéraires. Un attelage de bœufs traîna le sarcophage sur cette pente. À l’aide de cordes, on le fit glisser le long de ces corridors de mine ; on l’appuya contre une paroi de roc. L’enfant de Claudiopolis descendait dans la tombe comme un Pharaon, comme un Ptolémée. Nous le laissâmes seul. Il entrait dans cette durée sans air, sans lumière, sans saisons et sans fin, auprès de laquelle toute vie semble brève ; il avait atteint cette stabilité, peut-être ce calme. Les siècles encore contenus dans le sein opaque du temps passeraient par milliers sur cette tombe sans lui rendre l’existence, mais aussi sans ajouter à sa mort, sans empêcher qu’il eût été. Hermogène me prit par le bras pour m’aider à remonter à l’air libre ; ce fut presque une joie de se retrouver à la surface, de revoir le froid ciel bleu entre deux pans de roches fauves. Le reste du voyage fut court. À Alexandrie, l’impératrice se rembarqua pour Rome.

DISCIPLINA AUGUSTA

DISCIPLINA AUGUSTA

Chapitre 23

Je rentrai en Grèce par voie de terre. Le voyage fut long. J’avais raison de penser que ce serait sans doute ma dernière tournée officielle en Orient ; je tenais d’autant plus à tout voir par mes propres yeux. Antioche, où je m’arrêtai pendant quelques semaines, m’apparut sous un jour nouveau ; j’étais moins sensible qu’autrefois aux prestiges des théâtres, aux fêtes, aux délices des jardins de Daphné, au frôlement bariolé des foules. Je remarquai davantage l’éternelle légèreté de ce peuple médisant et moqueur, qui me rappelait celui d’Alexandrie, la sottise des prétendus exercices intellectuels, l’étalage banal du luxe des riches. Presque aucun de ces notables n’embrassait dans leur ensemble mes programmes de travaux et de réformes en Asie ; ils se contentaient d’en profiter pour leur ville, et surtout pour eux-mêmes. Je songeai un moment à accroître au détriment de l’arrogante capitale syrienne l’importance de Smyrne ou de Pergame ; mais les défauts d’Antioche sont inhérents à toute métropole : aucune de ces grandes villes n’en peut être exempte. Mon dégoût de la vie urbaine me fit m’appliquer davantage, si possible, aux réformes agraires ; je mis la dernière main à la longue et complexe réorganisation des domaines impériaux en Asie Mineure ; les paysans s’en trouvèrent mieux, et l’État aussi. En Thrace, je tins à revisiter Andrinople, où les vétérans des campagnes daces et sarmates avaient afflué, attirés par des donations de terres et des réductions d’impôts. Le même plan devait être mis en œuvre à Antinoé. J’avais de longue date accordé partout des exemptions analogues aux médecins et aux professeurs dans l’espoir de favoriser le maintien et le développement d’une classe moyenne sérieuse et savante. J’en connais les défauts, mais un État ne dure que par elle.

Athènes restait l’étape préférée ; je m’émerveillais que sa beauté dépendît si peu des souvenirs, les miens propres ou ceux de l’histoire ; cette ville semblait nouvelle chaque matin. Je m’installai cette fois chez Arrien. Initié comme moi à Éleusis, il avait de ce fait été adopté par une des grandes familles sacerdotales du territoire attique, celle des Kérykès, comme je l’avais été moi-même par celle des Eumolpides. Il s’y était marié ; il avait pour femme une jeune Athénienne fine et fière. Tous deux m’entouraient discrètement de leurs soins. Leur maison était située à quelques pas de la nouvelle bibliothèque dont je venais de doter Athènes, et où rien ne manquait de ce qui peut seconder la méditation ou le repos qui précède celle-ci, des sièges commodes, un chauffage adéquat pendant les hivers souvent aigres, des escaliers faciles pour accéder aux galeries où l’on garde les livres, l’albâtre et l’or d’un luxe amorti et calme. Une attention particulière avait été donnée au choix et à l’emplacement des lampes. Je sentais de plus en plus le besoin de rassembler et de conserver les volumes anciens, de charger des scribes consciencieux d’en tirer des copies nouvelles. Cette belle tâche ne me semblait pas moins urgente que l’aide aux vétérans ou les subsides aux familles prolifiques et pauvres ; je me disais qu’il suffirait de quelques guerres, de la misère qui suit celles-ci, d’une période de grossièreté ou de sauvagerie sous quelques mauvais princes, pour que périssent à jamais les pensées venues jusqu’à nous à l’aide de ces frêles objets de fibres et d’encre. Chaque homme assez fortuné pour bénéficier plus ou moins de ce legs de culture me paraissait chargé d’un fidéicommis à l’égard du genre humain.

Je lus beaucoup durant cette période. J’avais poussé Phlégon à composer, sous le nom d’Olympiades, une série de chroniques qui continueraient les Helléniques de Xénophon et finiraient à mon règne : plan audacieux, en ce qu’il faisait de l’immense histoire de Rome une simple suite de celle de la Grèce. Le style de Phlégon est fâcheusement sec, mais ce serait déjà quelque chose que de rassembler et d’établir les faits. Ce projet m’inspira l’envie de rouvrir les historiens d’autrefois ; leur œuvre, commentée par ma propre expérience, m’emplit d’idées sombres 3 l’énergie et la bonne volonté de chaque homme d’État semblaient peu de chose en présence de ce déroulement à la fois fortuit et fatal, de ce torrent d’occurrences trop confuses pour être prévues, dirigées, ou jugées. Les poètes aussi m’occupèrent ; j’aimais à conjurer hors d’un passé lointain ces quelques voix pleines et pures. Je me fis un ami de Théognis, l’aristocrate, l’exilé, l’observateur sans illusion et sans indulgence des affaires humaines, toujours prêt à dénoncer ces erreurs et ces fautes que nous appelons nos maux. Cet homme si lucide avait goûté aux délices poignantes de l’amour ; en dépit des soupçons, des jalousies, des griefs réciproques, sa liaison avec Cyrnus s’était prolongée jusqu’à la vieillesse de l’un et jusqu’à l’âge mûr de l’autre : l’immortalité qu’il promettait au jeune homme de Mégare était mieux qu’un vain mot, puisque ce souvenir m’atteignait à une distance de plus de six siècles. Mais, parmi les anciens poètes, Antimaque surtout m’attacha : j’appréciais ce style obscur et dense, ces phrases amples et pourtant condensées à l’extrême, grandes coupes de bronze emplies d’un vin lourd. Je préférais son récit du périple de Jason aux Argonautiques plus mouvementées d’Apollonius : Antimaque avait mieux compris le mystère des horizons et des voyages, et l’ombre jetée par l’homme éphémère sur les paysages éternels. Il avait passionnément pleuré sa femme Lydé ; il avait donné le nom de cette morte à un long poème où trouvaient place toutes les légendes de douleur et de deuil. Cette Lydé, que je n’aurais peut-être pas remarquée vivante, devenait pour moi une figure familière, plus chère que bien des personnages féminins de ma propre vie. Ces poèmes, pourtant presque oubliés, me rendaient peu à peu ma confiance en l’immortalité.

Je revisai mes propres œuvres : les vers d’amour, les pièces de circonstance, l’ode à la mémoire de Plotine. Un jour, quelqu’un aurait peut-être envie de lire tout cela. Un groupe de vers obscènes me fit hésiter ; je finis somme toute par l’inclure. Nos plus honnêtes gens en écrivent de tels. Ils s’en font un jeu ; j’eusse préféré que les miens fussent autre chose, l’image exacte d’une vérité nue. Mais là comme ailleurs les lieux communs nous encagent : je commençais à comprendre que l’audace de l’esprit ne suffit pas à elle seule pour s’en débarrasser, et que le poète ne triomphe des routines et n’impose aux mots sa pensée que grâce à des efforts aussi longs et aussi assidus que mes travaux d’empereur. Pour ma part, je ne pouvais prétendre qu’aux rares aubaines de l’amateur : ce serait déjà beaucoup, si, de tout ce fatras, deux ou trois vers subsistaient. J’ébauchai pourtant à cette époque un ouvrage assez ambitieux, mi-partie prose, mi-partie vers, où j’entendais faire entrer à la fois le sérieux et l’ironie, les faits curieux observés au cours de ma vie, des méditations, quelques songes ; le plus mince des fils eût relié tout cela ; c’eût été une sorte de Satyricon plus âpre. J’y aurais exposé une philosophie qui était devenue la mienne, l’idée héraclitienne du changement et du retour. Mais j’ai mis de côté ce projet trop vaste.

J’eus cette année-là avec la prêtresse qui jadis m’avait initié à Éleusis, et dont le nom doit rester secret, plusieurs entretiens où les modalités du culte d’Antinoüs furent fixées une à une. Les grands symboles éleusiaques continuaient à distiller pour moi une vertu calmante ; le monde n’a peut-être aucun sens, mais, s’il en a un, celui-ci s’exprime à Éleusis plus sagement et plus noblement qu’ailleurs. Ce fut sous l’influence de cette femme que j’entrepris de faire des divisions administratives d’Antinoé, de ses dèmes, de ses rues, de ses blocs urbains, un plan du monde divin en même temps qu’une image transfigurée de ma propre vie. Tout y entrait, Hestia et Bacchus, les dieux du foyer et ceux de l’orgie, les divinités célestes et celles d’outre-tombe. J’y mis mes ancêtres impériaux, Trajan, Nerva, devenus partie intégrante de ce système de symboles. Plotine s’y trouvait ; la bonne Matidie s’y voyait assimilée à Déméter ; ma femme elle-même, avec qui j’avais à cette époque des rapports assez cordiaux, figurait dans ce cortège de personnes divines. Quelques mois plus tard, je donnai à un des quartiers d’Antinoé le nom de ma sœur Pauline. J’avais fini par me brouiller avec la femme de Servianus, mais Pauline morte retrouvait dans cette ville de la mémoire sa place unique de sœur. Ce lieu triste devenait le site idéal des réunions et des souvenirs, les Champs Élysée d’une vie, l’endroit où les contradictions se résolvent, où tout, à son rang, est également sacré.

Debout à une fenêtre de la maison d’Arrien, dans la nuit semée d’astres, je songeais à cette phrase que les prêtres égyptiens avaient fait graver sur le cercueil d’Antinoüs : Il a obéi à l’ordre du ciel. Se pouvait-il que le ciel nous intimât des ordres, et que les meilleurs d’entre nous les entendissent là où le reste des hommes ne perçoit qu’un accablant silence ? La prêtresse éleusiaque et Chabrias le croyaient. J’aurais voulu leur donner raison. Je revoyais en pensée cette paume lissée par la mort, telle que je l’avais regardée pour la dernière fois le matin de l’embaumement ; les lignes qui m’avaient inquiété jadis ne s’y trouvaient plus ; il en était d’elle comme de ces tablettes de cire desquelles on efface un ordre accompli. Mais ces hautes affirmations éclairent sans réchauffer, comme la lumière des étoiles, et la nuit alentour est encore plus sombre. Si le sacrifice d’Antinoüs avait été pesé quelque part en ma faveur dans une balance divine, les résultats de cet affreux don de soi ne se manifestaient pas encore ; ces bienfaits n’étaient ni ceux de la vie, ni même ceux de l’immortalité. J’osais à peine leur chercher un nom. Parfois, à de rares intervalles, une faible lueur palpitait froidement à l’horizon de mon ciel ; elle n’embellissait ni le monde, ni moi-même ; je continuais à me sentir plus détérioré que sauvé.

Ce fut vers cette époque que Quadratus, évêque des chrétiens, m’envoya une apologie de sa foi. J’avais eu pour principe de maintenir envers cette secte la ligne de conduite strictement équitable qui avait été celle de Trajan dans ses meilleurs jours ; je venais de rappeler aux gouverneurs de provinces que la protection des lois s’étend à tous les citoyens, et que les diffamateurs des chrétiens seraient punis s’ils portaient contre eux des accusations sans preuves. Mais toute tolérance accordée aux fanatiques leur fait croire immédiatement à de la sympathie pour leur cause ; j’ai peine à m’imaginer que Quadratus espérait faire de moi un chrétien ; il tint en tout cas à me prouver l’excellence de sa doctrine et surtout son innocuité pour l’État. Je lus son œuvre ; j’eus même la curiosité de faire rassembler par Phlégon des renseignements sur la vie du jeune prophète nommé Jésus, qui fonda la secte, et mourut victime de l’intolérance juive il y a environ cent ans. Ce jeune sage semble avoir laissé des préceptes assez semblables à ceux d’Orphée, auquel ses disciples le comparent parfois. À travers la prose singulièrement plate de Quadratus, je n’étais pas sans goûter le charme attendrissant de ces vertus de gens simples, leur douceur, leur ingénuité, leur attachement les uns aux autres ; tout cela ressemblait fort aux confréries que des esclaves ou des pauvres fondent un peu partout en l’honneur de nos dieux dans les faubourgs populeux des villes ; au sein d’un monde qui malgré tous nos efforts reste dur et indifférent aux peines et aux espoirs des hommes, ces petites sociétés d’assistance mutuelle offrent à des malheureux un point d’appui et un réconfort. Mais j’étais sensible aussi à certains dangers. Cette glorification des vertus d’enfant et d’esclave se faisait aux dépens de qualités plus viriles et plus lucides ; je devinais sous cette innocence renfermée et fade la féroce intransigeance du sectaire en présence de formes de vie et de pensée qui ne sont pas les siennes, l’insolent orgueil qui le fait se préférer au reste des hommes, et sa vue volontairement encadrée d’œillères. Je me lassai assez vite des arguments captieux de Quadratus et de ces bribes de philosophie maladroitement empruntées aux écrits de nos sages. Chabrias, toujours préoccupé du juste culte à offrir aux dieux, s’inquiétait du progrès de sectes de ce genre dans la populace des grandes villes ; il s’effrayait pour nos vieilles religions qui n’imposent à l’homme le joug d’aucun dogme, se prêtent à des interprétations aussi variées que la nature elle-même, et laissent les cœurs austères s’inventer s’ils le veulent une morale plus haute, sans astreindre les masses à des préceptes trop stricts pour ne pas engendrer aussitôt la contrainte et l’hypocrisie. Arrien partageait ces vues. Je passai tout un soir à discuter avec lui l’injonction qui consiste à aimer autrui comme soi-même ; elle est trop contraire à la nature humaine pour être sincèrement obéie par le vulgaire, qui n’aimera jamais que soi, et ne convient nullement au sage, qui ne s’aime pas particulièrement soi-même.

Sur bien des points, d’ailleurs, la pensée de nos philosophes me semblait elle aussi bornée, confuse, ou stérile. Les trois quarts de nos exercices intellectuels ne sont plus que broderies sur le vide ; je me demandais si cette vacuité croissante était due à un abaissement de l’intelligence ou à un déclin du caractère ; quoi qu’il en fût, la médiocrité de l’esprit s’accompagnait presque partout d’une étonnante bassesse d’âme. J’avais chargé Hérode Atticus de surveiller la construction d’un réseau d’aqueducs en Troade ; il en profita pour gaspiller honteusement les deniers publics ; appelé à rendre des comptes, il fit répondre avec insolence qu’il était assez riche pour couvrir tous les déficits ; cette richesse même était un scandale. Son père, mort depuis peu, s’était arrangé pour le déshériter discrètement en multipliant les largesses aux citoyens d’Athènes ; Hérode refusa tout net d’acquitter les legs paternels ; il en résulta un procès qui dure encore. A Smyrne, Polémon, mon familier de naguère, se permit de jeter à la porte une députation de sénateurs romains qui avaient cru pouvoir tabler sur son hospitalité. Ton père Antonin, le plus doux des êtres, s’emporta ; l’homme d’État et le sophiste finirent par en venir aux mains ; ce pugilat indigne d’un futur empereur l’était plus encore d’un philosophe grec. Favorinus, ce nain avide que j’avais comblé d’argent et d’honneurs, colportait partout des mots d’esprit dont je faisais les frais. Les trente légions auxquelles je commandais étaient, à l’en croire, mes seuls arguments valables dans les joutes philosophiques où j’avais la vanité de me plaire et où il prenait soin de laisser le dernier mot à l’empereur. C’était me taxer à la fois de présomption et de sottise ; c’était surtout se targuer d’une étrange lâcheté. Mais les pédants s’irritent toujours qu’on sache aussi bien qu’eux leur étroit métier ; tout servait de prétexte à leurs remarques malignes ; j’avais fait mettre au programme des écoles les œuvres trop négligées d’Hésiode et d’Ennius ; ces esprits routiniers me prêtèrent aussitôt l’envie de détrôner Homère, et le limpide Virgile que pourtant je citais sans cesse. Il n’y avait rien à faire avec ces gens-là.

Arrien valait mieux. J’aimais à causer avec lui de toutes choses. Il avait gardé du jeune homme de Bithynie un souvenir ébloui et grave ; je lui savais gré de placer cet amour, dont il avait été témoin, au rang des grands attachements réciproques d’autrefois ; nous en parlions de temps à autre, mais bien qu’aucun mensonge ne fût proféré, j’avais parfois l’impression de sentir dans nos paroles une certaine fausseté ; la vérité disparaissait sous le sublime. J’étais presque aussi déçu par Chabrias : il avait eu pour Antinoüs le dévouement aveugle d’un vieil esclave pour un jeune maître, mais, tout occupé du culte du nouveau dieu, il semblait presque avoir perdu tout souvenir du vivant. Mon noir Euphorion au moins avait observé les choses de plus près. Arrien et Chabrias m’étaient chers, et je ne me sentais nullement supérieur à ces deux honnêtes gens, mais il me semblait par moments être le seul homme à s’efforcer de garder les yeux ouverts.

Oui, Athènes restait belle, et je ne regrettais pas d’avoir imposé à ma vie des disciplines grecques. Tout ce qui en nous est humain, ordonné, et lucide nous vient d’elles. Mais il m’arrivait de me dire que le sérieux un peu lourd de Rome, son sens de la continuité, son goût du concret, avaient été nécessaires pour transformer en réalité ce qui restait en Grèce une admirable vue de l’esprit, un bel élan de l’âme. Platon avait écrit La République et glorifié l’idée du Juste, mais c’est nous qui, instruits par nos propres erreurs, nous efforcions péniblement de faire de l’État une machine apte à servir les hommes, et risquant le moins possible de les broyer. Le mot philanthropie est grec, mais c’est le légiste Salvius Julianus et moi qui travaillons à modifier la misérable condition de l’esclave. L’assiduité, la prévoyance, l’application au détail corrigeant l’audace des vues d’ensemble avaient été pour moi des vertus apprises à Rome. Tout au fond de moi-même, il m’arrivait aussi de retrouver les grands paysages mélancoliques de Virgile, et ses crépuscules voilés de larmes ; je m’enfonçais plus loin encore ; je rencontrais la brûlante tristesse de l’Espagne et sa violence aride ; je songeais aux gouttes de sang celte, ibère, punique peut-être, qui avaient dû s’infiltrer dans les veines des colons romains du municipe d’Italica ; je me souvenais que mon père avait été surnommé l’Africain. La Grèce m’avait aidé à évaluer ces éléments, qui n’étaient pas grecs. Il en allait de même d’Antinoüs ; j’avais fait de lui l’image même de ce pays passionné de beauté ; c’en serait peut-être le dernier dieu. Et pourtant, la Perse raffinée et la Thrace sauvage s’étaient alliées en Bithynie aux bergers de l’Arcadie antique : ce profil délicatement arqué rappelait celui des pages d’Osroès ; ce large visage aux pommettes saillantes était celui des cavaliers thraces qui galopent sur les bords du Bosphore, et qui éclatent le soir en chants rauques et tristes. Aucune formule n’était assez complète pour tout contenir.

Je terminai cette année-là la révision de la constitution athénienne, commencée beaucoup plus tôt. J’y revenais dans la mesure du possible aux vieilles lois démocratiques de Clisthènes. La réduction du nombre des fonctionnaires allégeait les charges de l’État ; je mis obstacle au fermage des impôts, système désastreux, malheureusement encore employé çà et là par les administrations locales. Des fondations universitaires, établies vers la même époque, aidèrent Athènes à redevenir un centre important d’études. Les amateurs de beauté qui, avant moi, avaient afflué dans cette ville, s’étaient contentés d’admirer ses monuments sans s’inquiéter de la pénurie croissante de ses habitants. J’avais tout fait, au contraire, pour multiplier les ressources de cette terre pauvre. Un des grands projets de mon règne aboutit peu de temps avant mon départ : l’établissement d’ambassades annuelles, par l’entremise desquelles se traiteraient désormais à Athènes les affaires du monde grec, rendit à cette ville modeste et parfaite son rang de métropole. Ce plan n’avait pris corps qu’après d’épineuses négociations avec les villes jalouses de la suprématie d’Athènes ou nourrissant contre elle des rancunes séculaires et surannées ; peu à peu, toutefois, la raison et l’enthousiasme même l’emportèrent. La première de ces assemblées coïncida avec l’ouverture de l’Olympéion au culte public ; ce temple devenait plus que jamais le symbole d’une Grèce rénovée.

On donna à cette occasion au théâtre de Dionysos une série de spectacles particulièrement réussis : j’y occupai un siège à peine surélevé à côté de celui de l’Hiérophante ; le prêtre d’Antinoüs avait désormais le sien parmi les notables et le clergé. J’avais fait agrandir la scène du théâtre ; de nouveaux bas-reliefs l’ornaient ; sur l’un d’eux, mon jeune Bithynien recevait des déesses éleusiaques une espèce de droit de cité éternel. J’organisai dans le stade panathénaïque transformé pour quelques heures en forêt de la fable une chasse où figurèrent un millier de bêtes sauvages, ranimant ainsi pour le bref espace d’une fête la ville agreste et farouche d’Hippolyte serviteur de Diane et de Thésée compagnon d’Hercule. Peu de jours plus tard, je quittai Athènes. Je n’y suis pas retourné depuis.

Chapitre 24

L’administration de l’Italie, laissée pendant des siècles au bon plaisir des préteurs, n’avait jamais été définitivement codifiée. L’Édit perpétuel, qui la règle une fois pour toutes, date de cette époque de ma vie ; depuis des années, je correspondais avec Salvius Julianus au sujet de ces réformes ; mon retour à Rome activa leur mise au point. Il ne s’agissait pas d’enlever aux villes italiennes leurs libertés civiles ; bien au contraire, nous avons tout à gagner, là comme ailleurs, à ne pas imposer de force une unité factice ; je m’étonne même que ces municipes souvent plus antiques que Rome soient si prompts à renoncer à leurs coutumes, parfois fort sages, pour s’assimiler en tout à la capitale. Mon but était simplement de diminuer cette masse de contradictions et d’abus qui finissent par faire de la procédure un maquis où les honnêtes gens n’osent s’aventurer et où prospèrent les bandits. Ces travaux m’obligèrent à d’assez nombreux déplacements à l’intérieur de la péninsule. Je fis plusieurs séjours à Baïes dans l’ancienne villa de Cicéron, que j’avais achetée au début de mon principat ; je m’intéressais à cette province de Campanie qui me rappelait la Grèce. Sur le bord de l’Adriatique, dans la petite ville d’Hadria, d’où mes ancêtres, voici près de quatre siècles, avaient émigré pour l’Espagne, je fus honoré des plus hautes fonctions municipales ; près de cette mer orageuse dont je porte le nom, je retrouvai des urnes familiales dans un colombarium en ruine. J’y rêvai à ces hommes dont je ne savais presque rien, mais dont j’étais sorti, et dont la race s’arrêtait à moi.

A Rome, on s’occupait à agrandir mon Mausolée colossal, dont Décrianus avait habilement remanié les plans ; on y travaille encore aujourd’hui. L’Égypte m’inspirait ces galeries circulaires, ces rampes glissant vers des salles souterraines ; j’avais conçu l’idée d’un palais de la mort qui ne serait pas réservé à moi-même ou à mes successeurs immédiats, mais où viendront reposer des empereurs futurs, séparés de nous par des perspectives de siècles ; des princes encore à naître ont ainsi leur place déjà marquée dans la tombe. Je m’employais aussi à orner le cénotaphe élevé au Champ de Mars à la mémoire d’Antinoüs, et pour lequel un bateau plat, venu d’Alexandrie, avait débarqué des obélisques et des sphinx. Un nouveau projet m’occupa longtemps et n’a pas cessé de le faire : l’Odéon, bibliothèque modèle, pourvue de salles de cours et de conférences, qui serait à Rome un centre de culture grecque. J’y mis moins de splendeur que dans la nouvelle bibliothèque d’Éphèse, construite trois ou quatre ans plus tôt, moins d’élégance aimable que dans celle d’Athènes. Je compte faire de cette fondation l’émule, sinon l’égale, du Musée d’Alexandrie ; son développement futur t’incombera. En y travaillant, je pense souvent à la belle inscription que Plotine avait fait placer sur le seuil de la bibliothèque établie par ses soins en plein Forum de Trajan : Hôpital de l’Âme.

La Villa était assez terminée pour que j’y pusse faire transporter mes collections, mes instruments de musique, les quelques milliers de livres achetés un peu partout au cours de mes voyages. J’y donnai une série de fêtes où tout était composé avec soin, le menu des repas et la liste assez restreinte de mes hôtes. Je tenais à ce que tout s’accordât à la beauté paisible de ces jardins et de ces salles ; que les fruits fussent aussi exquis que les concerts, et l’ordonnance des services aussi nette que la ciselure des plats d’argent. Pour la première fois, je m’intéressais au choix des nourritures ; j’ordonnais qu’on veillât à ce que les huîtres vinssent du Lucrin et que les écrevisses fussent tirées des rivières gauloises. Par haine de la pompeuse négligence qui caractérise trop souvent la table impériale, j’établis pour règle que chaque mets me serait montré avant d’être présenté même au plus insignifiant de mes convives ; j’insistais pour vérifier moi-même les comptes des cuisiniers et des traiteurs ; je me souvenais parfois que mon grand-père avait été avare. Le petit théâtre grec de la Villa, et le théâtre latin, à peine plus vaste, n’étaient terminés ni l’un ni l’autre ; j’y fis pourtant monter quelques pièces. On donna par mon ordre des tragédies et des pantomimes, des drames musicaux et des atellanes. Je me plaisais surtout à la subtile gymnastique des danses ; je me découvris un faible pour les danseuses aux crotales qui me rappelaient le pays de Gadès et les premiers spectacles auxquels j’avais assisté tout enfant. J’aimais ce bruit sec, ces bras levés, ce déferlement ou cet enroulement de voiles, cette danseuse qui cesse d’être femme pour devenir tantôt nuage et tantôt oiseau, tantôt vague et tantôt trirème. J’eus même pour une de ces créatures un goût assez court. Les chenils et les haras n’avaient pas été négligés pendant mes absences ; je retrouvai le poil dur des chiens, la robe soyeuse des chevaux, la belle meute des pages. J’organisai quelques chasses en Ombrie, au bord du lac Trasimène, ou, plus près de Rome, dans les bois d’Albe. Le plaisir avait repris sa place dans ma vie ; mon secrétaire Onésime me servait de pourvoyeur. Il savait quand il fallait éviter certaines ressemblances, ou au contraire les rechercher. Mais cet amant pressé et distrait n’était guère aimé. Je rencontrais çà et là un être plus tendre ou plus fin que les autres, quelqu’un qu’il valait la peine d’écouter parler, peut-être de revoir. Ces aubaines étaient rares, sans doute par ma faute. Je me contentais d’ordinaire d’apaiser ou de tromper ma faim. À d’autres moments, il m’arrivait d’éprouver pour ces jeux une indifférence de vieillard.

Aux heures d’insomnie, j’arpentais les corridors de la Villa, errant de salle en salle, dérangeant parfois un artisan qui travaillait à mettre en place une mosaïque ; j’examinais en passant un Satyre de Praxitèle ; je m’arrêtais devant les effigies du mort. Chaque pièce avait la sienne, et chaque portique. J’abritais de la main la flamme de ma lampe ; j’effleurais du doigt cette poitrine de pierre. Ces confrontations compliquaient la tâche de la mémoire ; j’écartais, comme un rideau, la blancheur du Paros ou du Pentélique ; je remontais tant bien que mal des contours immobilisés à la forme vivante, du marbre dur à la chair. Je continuais ma ronde ; la statue interrogée retombait dans la nuit ; ma lampe me révélait à quelques pas de moi une autre image ; ces grandes figures blanches ne différaient guère de fantômes. Je pensais amèrement aux passes par lesquelles les prêtres égyptiens avaient attiré l’âme du mort à l’intérieur des simulacres de bois qu’ils utilisent pour leur culte ; j’avais fait comme eux ; j’avais envoûté des pierres qui à leur tour m’avaient envoûté ; je n’échapperais plus à ce silence, à cette froideur plus proche de moi désormais que la chaleur et la voix des vivants ; je regardais avec rancune ce visage dangereux au fuyant sourire. Mais, quelques heures plus tard, étendu sur mon lit, je décidais de commander à Papias d’Aphrodisie une statue nouvelle ; j’exigeais un modelé plus exact des joues, là où elles se creusent insensiblement sous la Tempé, un penchement plus doux du cou sur l’épaule ; je ferais succéder aux couronnes de pampres ou aux nœuds de pierres précieuses la splendeur des seules boucles nues. Je n’oubliais pas de faire évider ces bas-reliefs ou ces bustes pour en diminuer le poids, et en rendre ainsi le transport plus facile. Les plus ressemblantes de ces images m’ont accompagné partout ; il ne m’importe même plus qu’elles soient belles ou non.

Ma vie, en apparence, était sage ; je m’appliquais plus fermement que jamais à mon métier d’empereur ; je mettais à ma tâche plus de discernement peut-être, sinon autant d’ardeur qu’autrefois. J’avais quelque peu perdu mon goût des idées et des rencontres nouvelles, et cette souplesse d’esprit qui me permettait de m’associer à la pensée d’autrui, d’en profiter tout en la jugeant. Ma curiosité, où j’avais vu naguère le ressort même de ma pensée, l’un des fondements de ma méthode, ne s’exerçait plus que sur des détails fort futiles ; je décachetai des lettres destinées à mes amis, qui s’en offensèrent ; ce coup d’œil sur leurs amours et leurs querelles de ménage m’amusa un instant. Il s’y mêlait du reste une part de soupçon : je fus pendant quelques jours en proie à la peur du poison, crainte atroce, que j’avais vue jadis dans le regard de Trajan malade, et qu’un prince n’ose avouer, parce qu’elle paraît grotesque, tant que l’événement ne l’a pas justifiée. Une telle hantise étonne chez un homme plongé par ailleurs dans la méditation de la mort, mais je ne me pique pas d’être plus conséquent qu’un autre. Des fureurs secrètes, des impatiences fauves me prenaient en présence des moindres sottises, des plus banales bassesses, un dégoût dont je ne m’exceptais pas. Juvénal osa insulter dans une de ses Satires le mime Pâris, qui me plaisait. J’étais las de ce poète enflé et grondeur ; j’appréciais peu son mépris grossier pour l’Orient et la Grèce, son goût affecté pour la prétendue simplicité de nos pères, et ce mélange de descriptions détaillées du vice et de déclamations vertueuses qui titille les sens du lecteur tout en rassurant son hypocrisie. En tant qu’homme de lettres, il avait droit pourtant à certains égards ; je le fis appeler à Tibur pour lui signifier moi-même sa sentence d’exil. Ce contempteur du luxe et des plaisirs de Rome pourrait désormais étudier sur place les mœurs de province ; ses insultes au beau Pâris avaient marqué la clôture de sa propre pièce. Favorinus, vers la même époque, s’installa dans son confortable exil de Chios, où j’aimerais assez habiter moi-même, mais d’où sa voix aigre ne pouvait m’atteindre. Ce fut aussi vers ce temps-là que je fis chasser ignominieusement d’une salle de festin un marchand de sagesse, un Cynique mal lavé qui se plaignait de mourir de faim comme si cette engeance méritait de faire autre chose ; j’eus grand plaisir à voir ce bavard courbé en deux par la peur déguerpir au milieu des aboiements des chiens et du rire moqueur des pages : la canaille philosophique et lettrée ne m’en imposait plus.

Les plus minces mécomptes de la vie politique m’exaspéraient précisément comme le faisaient à la Villa la moindre inégalité d’un pavement, la moindre coulée de cire sur le marbre d’une table, le moindre défaut d’un objet qu’on voudrait sans imperfections et sans taches. Un rapport d’Arrien, récemment nommé gouverneur de Cappadoce, me mit en garde contre Pharasmanès, qui continuait dans son petit royaume des bords de la Mer Caspienne à jouer ce jeu double qui nous avait coûté cher sous Trajan. Ce roitelet poussait sournoisement vers nos frontières des hordes d’Alains barbares ; ses querelles avec l’Arménie compromettaient la paix en Orient. Convoqué à Rome, il refusa de s’y rendre, comme il avait déjà refusé d’assister à la conférence de Samosate quatre ans plus tôt. En guise d’excuses, il m’envoya un présent de trois cents robes d’or, vêtements royaux que je fis porter dans l’arène à des criminels livrés aux bêtes. Cet acte peu pondéré me satisfit comme le geste d’un homme qui se gratte jusqu’au sang.

J’avais un secrétaire, personnage médiocre, que je gardais parce qu’il possédait à fond les routines de la chancellerie, mais qui m’impatientait par sa suffisance hargneuse et butée, son refus d’essayer des méthodes nouvelles, sa rage d’ergoter sans fin sur des détails inutiles. Ce sot m’irrita un jour plus qu’à l’ordinaire ; je levai la main pour frapper ; par malheur, je tenais un style, qui éborgna l’œil droit. Je n’oublierai jamais ce hurlement de douleur, ce bras maladroitement plié pour parer le coup, cette face convulsée d’où jaillissait le sang. Je fis immédiatement chercher Hermogène, qui donna les premiers soins ; l’oculiste Capito fut ensuite consulté. Mais en vain ; l’œil était perdu. Quelques jours plus tard, l’homme reprit son travail ; un bandeau lui traversait le visage. Je le fis venir ; je lui demandai humblement de fixer lui-même la compensation qui lui était due. Il me répondit avec un mauvais sourire qu’il ne me demandait qu’une seule chose, un autre œil droit. Il finit pourtant par accepter une pension. Je l’ai gardé à mon service ; sa présence me sert d’avertissement, de châtiment peut-être. Je n’avais pas voulu éborgner ce misérable. Mais je n’avais pas voulu non plus qu’un enfant qui m’aimait mourût à vingt ans.

Chapitre 25

Les affaires juives allaient de mal en pis. Les travaux s’achevaient à Jérusalem malgré l’opposition violente des groupements zélotes. Un certain nombre d’erreurs furent commises, réparables en elles-mêmes, mais dont les fauteurs de troubles surent vite profiter. La Dixième Légion Expéditionnaire a pour emblème un sanglier ; on en plaça l’enseigne aux portes de la ville, comme c’est l’usage ; la populace, peu habituée aux simulacres peints ou sculptés dont la prive depuis des siècles une superstition fort défavorable au progrès des arts, prit cette image pour celle d’un porc, et vit dans ce petit fait une insulte aux mœurs d’Israël. Les fêtes du Nouvel An juif, célébrées à grand renfort de trompettes et de cornes de bélier, donnaient lieu chaque année à des rixes sanglantes ; nos autorités interdirent la lecture publique d’un certain récit légendaire, consacré aux exploits d’une héroïne juive qui serait devenue sous un nom d’emprunt la concubine d’un roi de Perse, et aurait fait massacrer sauvagement les ennemis du peuple méprisé et persécuté dont elle sortait. Les rabbins s’arrangèrent pour lire de nuit ce que le gouverneur Tinéus Rufus leur interdisait de lire de jour ; cette féroce histoire, où les Perses et les Juifs rivalisaient d’atrocité, excitait jusqu’à la folie la rage nationale des Zélotes. Enfin, ce même Tinéus Rufus, homme par ailleurs fort sage, et qui n’était pas sans s’intéresser aux fables et aux traditions d’Israël, décida d’étendre à la circoncision, pratique juive, les pénalités sévères de la loi que j’avais récemment promulguée contre la castration, et qui visait surtout les sévices perpétrés sur de jeunes esclaves dans un but de lucre ou de débauche. Il espérait oblitérer ainsi l’un des signes par lesquels Israël prétend se distinguer du reste du genre humain. Je me rendis d’autant moins compte du danger de cette mesure, quand j’en reçus avis, que beaucoup des Juifs éclairés et riches qu’on rencontre à Alexandrie et à Rome ont cessé de soumettre leurs enfants à une pratique qui les rend ridicules aux bains publics et dans les gymnases, et s’arrangent pour en dissimuler sur eux-mêmes les marques. J’ignorais à quel point ces banquiers collectionneurs de vases myrrhins différaient du véritable Israël.

Je l’ai dit : rien de tout cela n’était irréparable, mais la haine, le mépris réciproque, la rancune l’étaient. En principe, le Judaïsme a sa place parmi les religions de l’empire ; en fait, Israël se refuse depuis des siècles à n’être qu’un peuple parmi les peuples, possédant un dieu parmi les dieux. Les Daces les plus sauvages n’ignorent pas que leur Zalmoxis s’appelle Jupiter à Rome ; le Baal punique du mont Cassius s’est identifié sans peine au Père qui tient en main la Victoire et dont la Sagesse est née ; les Égyptiens, pourtant si vains de leurs fables dix fois séculaires, consentent à voir dans Osiris un Bacchus chargé d’attributs funèbres ; l’âpre Mithra se sait frère d’Apollon. Aucun peuple, sauf Israël, n’a l’arrogance d’enfermer la vérité tout entière dans les limites étroites d’une seule conception divine, insultant ainsi à la multiplicité du Dieu qui contient tout ; aucun autre dieu n’a inspiré à ses adorateurs le mépris et la haine de ceux qui prient à de différents autels. Je n’en tenais que davantage à faire de Jérusalem une ville comme les autres, où plusieurs races et plusieurs cultes pourraient exister en paix ; j’oubliais trop que dans tout combat entre le fanatisme et le sens commun, ce dernier a rarement le dessus. L’ouverture d’écoles où s’enseignaient les lettres grecques scandalisa le clergé de la vieille ville ; le rabbin Joshua, homme agréable et instruit, avec qui j’avais assez souvent causé à Athènes, mais qui s’efforçait de se faire pardonner par son peuple sa culture étrangère et ses relations avec nous, ordonna à ses disciples de ne s’adonner à ces études profanes que s’ils trouvaient à leur consacrer une heure qui n’appartiendrait ni au jour ni à la nuit, puisque la Loi juive doit être étudiée nuit et jour. Ismaël, membre important du Sanhédrin, et qui passait pour rallié à la cause de Rome, laissa mourir son neveu Ben Dama plutôt que d’accepter les services du chirurgien grec que lui avait envoyé Tinéus Rufus. Tandis qu’à Tibur on cherchait encore des moyens de concilier les esprits sans paraître céder aux exigences des fanatiques, le pire l’emporta en Orient ; un coup de main zélote réussit à Jérusalem.

Un aventurier sorti de la lie du peuple, un nommé Simon, qui se faisait appeler Bar Kochba, le Fils de l’Étoile, joua dans cette révolte le rôle de brandon enduit de bitume ou de miroir ardent. Je ne puis juger ce Simon que par ouï-dire ; je ne l’ai vu qu’une fois face à face, le jour où un centurion m’apporta sa tête coupée. Mais je suis disposé à lui reconnaître cette part de génie qu’il faut toujours pour s’élever si vite et si haut dans les affaires humaines ; on ne s’impose pas ainsi sans posséder au moins quelque habileté grossière. Les Juifs modérés ont été les premiers à accuser ce prétendu Fils de l’Étoile de fourberie et d’imposture ; je crois plutôt que cet esprit inculte était de ceux qui se prennent à leurs propres mensonges et que le fanatisme chez lui allait de pair avec la ruse. Simon se fit passer pour le héros sur lequel le peuple juif compte depuis des siècles pour assouvir ses ambitions et ses haines ; ce démagogue se proclama Messie et roi d’Israël. L’antique Akiba, à qui la tête tournait, promena par la bride dans les rues de Jérusalem le cheval de l’aventurier ; le grand prêtre Éléazar redédia le temple prétendu souillé depuis que des visiteurs non circoncis en avaient franchi le seuil ; des monceaux d’armes rentrés sous terre depuis près de vingt ans furent distribués aux rebelles par les agents du Fils de l’Étoile ; il en alla de même des pièces défectueuses fabriquées à dessein depuis des années dans nos arsenaux par les ouvriers juifs et que refusait notre intendance. Des groupes zélotes attaquèrent les garnisons romaines isolées et massacrèrent nos soldats avec des raffinements de fureur qui rappelèrent les pires souvenirs de la révolte juive sous Trajan ; Jérusalem enfin tomba tout entière aux mains des insurgés et les quartiers neufs d’Ælia Capitolina flambèrent comme une torche. Les premiers détachements de la Vingt-deuxième Légion Déjotarienne, envoyée d’Égypte en toute hâte sous les ordres du légat de Syrie Publius Marcellus, furent mis en déroute par des bandes dix fois supérieures en nombre. La révolte était devenue guerre, et guerre inexpiable.

Deux légions, la Douzième Fulminante et la Sixième Légion, la Légion de Fer, renforcèrent aussitôt les effectifs déjà sur place en Judée ; quelques mois plus tard, Julius Sévérus, qui avait naguère pacifié les régions montagneuses de la Bretagne du Nord, prit la direction des opérations militaires ; il amenait avec lui de petits contingents d’auxiliaires britanniques accoutumés à combattre en terrain difficile. Nos troupes pesamment équipées, nos officiers habitués à la formation en carré ou en phalange des batailles rangées, eurent du mal à s’adapter à cette guerre d’escarmouches et de surprises, qui gardait en rase campagne des techniques d’émeute. Simon, grand homme à sa manière, avait divisé ses partisans en centaines d’escouades postées sur les crêtes de montagne, embusquées au fond de cavernes et de carrières abandonnées, cachées chez l’habitant dans les faubourgs grouillants des villes ; Sévérus comprit vite que cet ennemi insaisissable pouvait être exterminé, mais non pas vaincu ; il se résigna à une guerre d’usure. Les paysans fanatisés ou terrorisés par Simon firent dès le début cause commune avec les Zélotes : chaque rocher devint un bastion, chaque vignoble une tranchée ; chaque métairie dut être réduite par la faim ou emportée d’assaut. Jérusalem ne fut reprise qu’au cours de la troisième année, quand les derniers efforts de négociations se furent avérés inutiles ; le peu que l’incendie de Titus avait épargné de la cité juive fut anéanti. Sévérus accepta de fermer longtemps les yeux sur la complicité flagrante des autres grandes villes ; celles-ci, devenues les dernières forteresses de l’ennemi, furent plus tard attaquées et reconquises à leur tour rue par rue et ruine par ruine. Par ces temps d’épreuves, ma place était au camp, et en Judée. J’avais en mes deux lieutenants la confiance la plus entière ; il convenait d’autant plus que je fusse là pour partager la responsabilité de décisions qui, quoi qu’on fît, s’annonçaient atroces. A la fin du second été de campagne, je fis amèrement mes préparatifs de voyage ; Euphorion empaqueta une fois de plus le nécessaire de toilette, un peu bosselé par l’usage, exécuté jadis par un artisan smyrniote, la caisse de livres et de cartes, la statuette d’ivoire du Génie Impérial et sa lampe d’argent ; je débarquai à Sidon au début de l’automne.

L’armée est mon plus ancien métier ; je ne m’y suis jamais remis sans être repayé de mes contraintes par certaines compensations intérieures ; je ne regrette pas d’avoir passé les deux dernières années actives de mon existence à partager avec les légions l’âpreté, la désolation de la campagne de Palestine. J’étais redevenu cet homme vêtu de cuir et de fer, mettant de côté tout ce qui n’est pas l’immédiat, soutenu par les simples routines d’une vie dure, un peu plus lent qu’autrefois à monter à cheval ou à en descendre, un peu plus taciturne, peut-être plus sombre, entouré comme toujours par les troupes (les dieux seuls savent pourquoi) d’un dévouement à la fois idolâtre et fraternel. Je fis durant ce dernier séjour à l’armée une rencontre inestimable : je pris pour aide de camp un jeune tribun nommé Céler, à qui je m’attachai. Tu le connais ; il ne m’a pas quitté. J’admirais ce beau visage de Minerve casquée, mais les sens eurent somme toute aussi peu de part à cette affection qu’ils peuvent en avoir tant qu’on vit. Je te recommande Céler : il a toutes les qualités qu’on désire chez un officier placé au second rang ; ses vertus mêmes l’empêcheront toujours de se pousser au premier. Une fois de plus, j’avais retrouvé, dans des circonstances un peu différentes de celles de naguère, un de ces êtres dont le destin est de se dévouer, d’aimer, et de servir. Depuis que je le connais, Céler n’a pas eu une pensée qui ne soit pour mon confort ou ma sécurité ; je m’appuie encore à cette ferme épaule.

Au printemps de la troisième année de campagne, l’armée mit le siège devant la citadelle de Béthar, nid d’aigle où Simon et ses partisans résistèrent pendant près d’un an aux lentes tortures de la faim, de la soif, et du désespoir, et où le Fils de l’Étoile vit périr un à un ses fidèles sans accepter de se rendre. Notre armée souffrait presque autant que les rebelles : ceux-ci en se retirant avaient brûlé les vergers, dévasté les champs, égorgé le bétail, infecté les puits en y jetant nos morts ; ces méthodes de la sauvagerie étaient hideuses, appliquées à cette terre naturellement aride, déjà rongée jusqu’à l’os par de longs siècles de folies et de fureurs. L’été fut chaud et malsain ; la fièvre et la dysenterie décimèrent nos troupes ; une discipline admirable continuait à régner dans ces légions forcées à la fois à l’inaction et au qui-vive ; l’armée harcelée et malade était soutenue par une espèce de rage silencieuse qui se communiquait à moi. Mon corps ne supportait plus aussi bien qu’autrefois les fatigues d’une campagne, les jours torrides, les nuits étouffantes ou glacées, le vent dur et la grinçante poussière ; il m’arrivait de laisser dans ma gamelle le lard et les lentilles bouillies de l’ordinaire du camp ; je restais sur ma faim. Je traînai une mauvaise toux fort avant dans l’été ; je n’étais pas le seul. Dans ma correspondance avec le Sénat, je supprimai la formule qui figure obligatoirement en tête des communiqués officiels : L’empereur et l’armée vont bien. L’empereur et l’armée étaient au contraire dangereusement las. Le soir, après la dernière conversation avec Sévérus, la dernière audience de transfuges, le dernier courrier de Rome, le dernier message de Publius Marcellus chargé de nettoyer les environs de Jérusalem ou de Rufus occupé à réorganiser Gaza, Euphorion mesurait parcimonieusement l’eau de mon bain dans une cuve de toile goudronnée ; je me couchais sur mon lit ; j’essayais de penser.

Je ne le nie pas : cette guerre de Judée était un de mes échecs. Les crimes de Simon et la folie d’Akiba n’étaient pas mon œuvre, mais je me reprochais d’avoir été aveugle à Jérusalem, distrait à Alexandrie, impatient à Rome. Je n’avais pas su trouver les paroles qui eussent prévenu, ou du moins retardé, cet accès de fureur du peuple ; je n’avais pas su être à temps assez souple ou assez ferme. Et certes, nous n’avions pas lieu d’être inquiets, encore moins désespérés ; l’erreur et le mécompte n’étaient que dans nos rapports avec Israël ; partout ailleurs, nous recueillions en ces temps de crise le fruit de seize ans de générosité en Orient. Simon avait cru pouvoir miser sur une révolte du monde arabe pareille à celle qui avait marqué les dernières et sombres années du règne de Trajan ; bien plus, il avait osé tabler sur l’aide parthe. Il s’était trompé, et cette faute de calcul causait sa mort lente dans la citadelle encerclée de Béthar ; les tribus arabes se désolidarisaient des communautés juives ; les Parthes étaient fidèles aux traités. Les synagogues des grandes villes syriennes se montraient elles-mêmes indécises ou tièdes : les plus ardentes se contentaient d’envoyer secrètement quelque argent aux Zélotes ; la population juive d’Alexandrie, pourtant si turbulente, demeurait calme ; l’abcès juif restait localisé dans l’aride région qui s’étend entre le Jourdain et la mer ; on pouvait sans danger cautériser ou amputer ce doigt malade. Et néanmoins, en un sens, les mauvais jours qui avaient immédiatement précédé mon règne semblaient recommencer. Quiétus avait jadis incendié Cyrène ; exécuté les notables de Laodicée, repris possession d’Édesse en ruine… Le courrier du soir venait de m’apprendre que nous nous étions rétablis sur le tas de pierres éboulées que j’appelais Ælia Capitolina et que les Juifs nommaient encore Jérusalem ; nous avions incendié Ascalon ; il avait fallu exécuter en masse les rebelles de Gaza… Si seize ans du règne d’un prince passionnément pacifique aboutissaient à la campagne de Palestine, les chances de paix du monde s’avéraient médiocres dans l’avenir.

Je me soulevais sur le coude, mal à l’aise sur mon étroit lit de camp. Certes, quelques Juifs au moins avaient échappé à la contagion zélote : même à Jérusalem, des Pharisiens crachaient sur le passage d’Akiba, traitaient de vieux fou ce fanatique qui jetait au vent les solides avantages de la paix romaine, lui criaient que l’herbe lui pousserait dans la bouche avant qu’on eût vu sur terre la victoire d’Israël. Mais je préférais encore les faux prophètes à ces hommes d’ordre qui nous méprisaient tout en comptant sur nous pour protéger des exactions de Simon leur or placé chez les banquiers syriens et leurs fermes en Galilée. Je pensais aux transfuges qui, quelques heures plus tôt, s’étaient assis sous cette tente, humbles, conciliants, serviles, mais s’arrangeant toujours pour tourner le dos à l’image de mon Génie. Notre meilleur agent, Élie Ben Abayad, qui jouait pour Rome le rôle d’informateur et d’espion, était justement méprisé des deux camps ; c’était pourtant l’homme le plus intelligent du groupe, esprit libéral, cœur malade, tiraillé entre son amour pour son peuple et son goût pour nos lettres et pour nous ; lui aussi, d’ailleurs, ne pensait au fond qu’à Israël. Josué Ben Kisma, qui prêchait l’apaisement, n’était qu’un Akiba plus timide ou plus hypocrite ; même chez le rabbin Joshua qui avait été longtemps mon conseiller dans les affaires juives, j’avais senti, sous la souplesse et l’envie de plaire, les différences irréconciliables, le point où deux pensées d’espèces opposées ne se rencontrent que pour se combattre. Nos territoires s’étendaient sur des centaines de lieues, des milliers de stades, par-delà ce sec horizon de collines, mais le rocher de Béthar était nos frontières ; nous pouvions anéantir les murs massifs de cette citadelle où Simon consommait frénétiquement son suicide ; nous ne pouvions pas empêcher cette race de nous dire non.

Un moustique sifflait ; Euphorion, qui se faisait vieux, avait négligé de fermer exactement les minces rideaux de gaze ; des livres, des cartes jetées à terre crissaient au vent bas qui rampait sous la paroi de toile. Assis sur mon lit, j’enfilais mes brodequins, je cherchais en tâtonnant ma tunique, mon ceinturon et ma dague ; je sortais pour respirer l’air de la nuit. Je parcourais les grandes rues régulières du camp, vides à cette heure tardive, éclairées comme celles des villes ; des factionnaires me saluaient solennellement au passage ; en longeant le baraquement qui servait d’hôpital, je respirais la fade puanteur des dysentériques. J’allais vers le remblai de terre qui nous séparait du précipice et de l’ennemi. Une sentinelle marchait à longs pas réguliers sur ce chemin de ronde, périlleusement dessinée par la lune ; je reconnaissais dans ce va-et vient le mouvement d’un rouage de l’immense machine dont j’étais le pivot ; je m’émouvais un instant au spectacle de cette forme solitaire, de cette flamme brève brûlant dans une poitrine d’homme au milieu d’un monde de dangers. Une flèche sifflait, à peine plus importune que le moustique qui m’avait troublé sous ma tente ; je m’accoudais aux sacs de sable du mur d’enceinte.

On me suppose depuis quelques années d’étranges clairvoyances, de sublimes secrets. On se trompe, et je ne sais rien. Mais il est vrai que durant ces nuits de Béthar j’ai vu passer sous mes yeux d’inquiétants fantômes. Les perspectives qui s’ouvraient pour l’esprit du haut de ces collines dénudées étaient moins majestueuses que celles du Janicule, moins dorées que celles du Sunion ; elles en étaient l’envers et le nadir. Je me disais qu’il était bien vain d’espérer pour Athènes et pour Rome cette éternité qui n’est accordée ni aux hommes ni aux choses, et que les plus sages d’entre nous refusent même aux dieux. Ces formes savantes et compliquées de la vie, ces civilisations bien à l’aise dans leurs raffinements de l’art et du bonheur, cette liberté de l’esprit qui s’informe et qui juge dépendaient de chances innombrables et rares, de conditions presque impossibles à réunir et qu’il ne fallait pas s’attendre à voir durer. Nous détruirions Simon ; Arrien saurait protéger l’Arménie des invasions alaines. Mais d’autres hordes viendraient, d’autres faux prophètes. Nos faibles efforts pour améliorer la condition humaine ne seraient que distraitement continués par nos successeurs ; la graine d’erreur et de ruine contenue dans le bien même croîtrait monstrueusement au contraire au cours des siècles. Le monde las de nous se chercherait d’autres maîtres ; ce qui nous avait paru sage paraîtrait insipide, abominable ce qui nous avait paru beau. Comme l’initié mithriaque, la race humaine a peut-être besoin du bain de sang et du passage périodique dans la fosse funèbre. Je voyais revenir les codes farouches, les dieux implacables, le despotisme incontesté des princes barbares, le monde morcelé en états ennemis, éternellement en proie à l’insécurité. D’autres sentinelles menacées par les flèches iraient et viendraient sur le chemin de ronde des cités futures ; le jeu stupide, obscène et cruel allait continuer, et l’espèce en vieillissant y ajouterait sans doute de nouveaux raffinements d’horreur. Notre époque, dont je connaissais mieux que personne les insuffisances et les tares, serait peut-être un jour considérée, par contraste, comme un des âges d’or de l’humanité.

Natura deficit, fortuna mutatur, deus omnia cernit. La nature nous trahit, la fortune change, un dieu regarde d’en haut toutes ces choses. Je tourmentais à mon doigt le chaton d’une bague sur laquelle, par un jour d’amertume, j’avais fait inciser ces quelques mots tristes ; j’allais plus loin dans le désabusement, peut-êtr dans le blasphème ; je finissais par trouver naturel, sinon juste, que nous dussions périr. Nos lettres s’épuisent ; nos arts s’endorment ; Pancratès n’est pas Homère ; Arrien n’est pas Xénophon ; quand j’ai essayé d’immortaliser dans la pierre la forme d’Antinoüs, je n’ai pas trouvé de Praxitèle. Nos sciences piétinent depuis Aristote et Archimède ; nos progrès techniques ne résisteraient pas à l’usure d’une longue guerre ; nos voluptueux eux-mêmes se dégoûtent du bonheur. L’adoucissement des mœurs, l’avancement des idées au cours du dernier siècle sont l’œuvre d’une infime minorité de bons esprits ; la masse demeure ignare, féroce quand elle le peut, en tout cas égoïste et bornée, et il y a fort à parier qu’elle restera toujours telle. Trop de procurateurs et de publicains avides, trop de sénateurs méfiants, trop de centurions brutaux ont compromis d’avance notre ouvrage ; et le temps pour s’instruire par leurs fautes n’est pas plus donné aux empires qu’aux hommes. Là où un tisserand rapiécerait sa toile, où un calculateur habile corrigerait ses erreurs, où l’artiste retoucherait son chef-d’œuvre encore imparfait ou endommagé à peine, la nature préfère repartir à même l’argile, à même le chaos, et ce gaspillage est ce qu’on nomme l’ordre des choses.

Je levais la tête ; je bougeais pour me désengourdir. Au haut de la citadelle de Simon, de vagues lueurs rougissaient le ciel, manifestations inexpliquées de la vie nocturne de l’ennemi. Le vent soufflait d’Égypte ; une trombe de poussière passait comme un spectre ; les profils écrasés des collines me rappelaient la chaîne arabique sous la lune. Je rentrais lentement, ramenant sur ma bouche un pan de mon manteau, irrité contre moi-même d’avoir consacré à de creuses méditations sur l’avenir une nuit que j’aurais pu employer à préparer la journée du lendemain, ou à dormir. L’écroulement de Rome, s’il se produisait, concernerait mes successeurs ; en cette année huit cent quatre vingt-sept de l’ère romaine, ma tâche consistait à étouffer la révolte en Judée, à ramener d’Orient sans trop de pertes une armée malade. En traversant l’esplanade, je glissais parfois dans le sang d’un rebelle exécuté la veille. Je me couchais tout habillé sur mon lit ; deux heures plus tard, j’étais réveillé par les trompettes de l’aube.

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