Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar

Tout n’était pas beau dans cet avènement d’une classe moyenne vertueuse qui s’établissait à la faveur d’un prochain changement de régime : l’honnêteté politique gagnait la partie à l’aide de stratagèmes assez louches. Le Sénat, en mettant peu à peu toute l’administration entre les mains de ses protégés, complétait l’encerclement de Domitien à bout de souffle ; les hommes nouveaux, auxquels me rattachaient tous mes liens de famille, n’étaient peut-être pas très différents de ceux qu’ils allaient remplacer ; ils étaient surtout moins salis par le pouvoir. Les cousins et les neveux de province s’attendaient au moins à des places subalternes ; encore leur demandait-on de les remplir avec intégrité. J’eus la mienne : je fus nommé juge au tribunal chargé des litiges d’héritages. C’est de ce poste modeste que j’assistai aux dernières passes du duel à mort entre Domitien et Rome. L’empereur avait perdu pied dans la Ville, où il ne se soutenait plus qu’à coups d’exécutions, qui hâtaient sa fin ; l’armée tout entière complotait sa mort. Je compris peu de chose à cette escrime plus fatale encore que celle de l’arène ; je me contentais d’éprouver pour le tyran aux abois le mépris un peu arrogant d’un élève des philosophes. Bien conseillé par Attianus, je fis mon métier sans trop m’occuper de politique.

Cette année de travail différa peu des années d’étude : le droit m’était inconnu ; j’eus la chance d’avoir pour collègue au tribunal Nératius Priscus, qui consentit à m’instruire, et qui est resté jusqu’au jour de sa mort mon conseiller légal et mon ami. Il appartenait à ce type d’esprits, si rares, qui, possédant à fond une spécialité, la voyant pour ainsi dire du dedans, et d’un point de vue inaccessible aux profanes, gardent cependant le sens de sa valeur relative dans l’ordre des choses, la mesurent en termes humains. Plus versé qu’aucun de ses contemporains dans la routine de la loi, il n’hésitait jamais en présence d’innovations utiles. C’est grâce à lui, plus tard, que j’ai réussi à faire opérer certaines réformes. D’autres travaux s’imposèrent. J’avais conservé mon accent de province ; mon premier discours au tribunal fit éclater de rire. Je mis à profit mes fréquentations avec les acteurs, par lesquelles je scandalisais ma famille : les leçons d’élocution furent pendant de longs mois la plus ardue, mais la plus délicieuse de mes tâches, et le mieux gardé des secrets de ma vie. La débauche même devenait une étude durant ces années difficiles : je tâchais de me mettre au ton de la jeunesse dorée de Rome ; je n’y ai jamais complètement réussi. Par une lâcheté propre à cet âge, dont la témérité toute physique se dépense ailleurs, je n’osais qu’à demi me faire confiance à moi-même ; dans l’espoir de ressembler aux autres, j’émoussai ou j’aiguisai ma nature.

On m’aimait peu. Il n’y avait d’ailleurs aucune raison pour qu’on le fît. Certains traits, par exemple le goût des arts, qui passaient inaperçus chez l’écolier d’Athènes, et qui allaient être plus ou moins généralement acceptés chez l’empereur, gênaient chez l’officier et le magistrat aux premiers stages de l’autorité. Mon hellénisme prêtait à sourire, d’autant plus que je l’étalais et le dissimulais maladroitement tour à tour. On m’appelait au Sénat l’étudiant grec. Je commençais à avoir ma légende, ce reflet miroitant, bizarre, fait à demi de nos actions, à demi de ce que le vulgaire pense d’elles. Des plaideurs éhontés me déléguaient leurs femmes, s’ils savaient mon intrigue avec l’épouse d’un sénateur, leur fils, quand j’affichais follement ma passion pour quelque jeune mime. Il y avait plaisir à confondre ces gens-là par mon indifférence. Les plus piteux étaient encore ceux qui, pour me plaire, m’entretenaient de littérature. La technique que j’ai dû élaborer dans ces postes médiocres m’a servi plus tard pour mes audiences impériales. Être tout à chacun pendant la brève durée de l’audience, faire du monde une table rase où n’existaient pour le moment que ce banquier, ce vétéran, cette veuve ; accorder à ces personnes si variées, bien qu’enfermées naturellement dans les étroites limites de quelque espèce, toute l’attention polie qu’aux meilleurs moments on s’accorde à soi-même, et les voir presque immanquablement profiter de cette facilité pour s’enfler comme la grenouille de la fable ; enfin, consacrer sérieusement quelques instants à penser à leur problème ou à leur affaire. C’était encore le cabinet du médecin. J’y mettais à nu d’effroyables vieilles haines, une lèpre de mensonges. Maris contre femmes, pères contre enfants, collatéraux contre tout le monde : le peu de respect que j’ai personnellement pour l’institution de la famille n’y a guère résisté.

Je ne méprise pas les hommes. Si je le faisais, je n’aurais aucun droit, ni aucune raison, d’essayer de les gouverner. Je les sais vains, ignorants, avides, inquiets, capables de presque tout pour réussir, pour se faire valoir, même à leurs propres yeux, ou tout simplement pour éviter de souffrir. Je le sais : je suis comme eux, du moins par moments, ou j’aurais pu l’être. Entre autrui et moi, les différences que j’aperçois sont trop négligeables pour compter dans l’addition finale. Je m’efforce donc que mon attitude soit aussi éloignée de la froide supériorité du philosophe que de l’arrogance du César. Les plus opaques des hommes ne sont pas sans lueurs : cet assassin joue proprement de la flûte ; ce contremaître déchirant à coups de fouet le dos des esclaves est peut-être un bon fils ; cet idiot partagerait avec moi son dernier morceau de pain. Et il y en a peu auxquels on ne puisse apprendre convenablement quelque chose. Notre grande erreur est d’essayer d’obtenir de chacun en particulier les vertus qu’il n’a pas, et de négliger de cultiver celles qu’il possède. J’appliquerai ici à la recherche de ces vertus fragmentaires ce que je disais plus haut, voluptueusement, de la recherche de la beauté. J’ai connu des êtres infiniment plus nobles, plus parfaits que moi-même, comme ton père Antonin ; j’ai fréquenté bon nombre de héros, et même quelques sages. J’ai rencontré chez la plupart des hommes peu de consistance dans le bien, mais pas davantage dans le mal ; leur méfiance, leur indifférence plus ou moins hostile cédait presque trop vite, presque honteusement, se changeait presque trop facilement en gratitude, en respect, d’ailleurs sans doute aussi peu durables ; leur égoïsme même pouvait être tourné à des fins utiles. Je m’étonne toujours que si peu m’aient haï ; je n’ai eu que deux ou trois ennemis acharnés dont j’étais, comme toujours, en partie responsable. Quelques-uns m’ont aimé : ceux-là m’ont donné beaucoup plus que je n’avais le droit d’exiger, ni même d’espérer d’eux, leur mort, quelquefois leur vie. Et le dieu qu’ils portent en eux se révèle souvent lorsqu’ils meurent.

Il n’y a qu’un seul point sur lequel je me sens supérieur au commun des hommes : je suis tout ensemble plus libre et plus soumis qu’ils n’osent l’être. Presque tous méconnaissent également leur juste liberté et leur vraie servitude. Ils maudissent leurs fers ; ils semblent parfois s’en vanter. D’autre part, leur temps s’écoule en vaines licences ; ils ne savent pas se tresser à eux-mêmes le joug le plus léger. Pour moi, j’ai cherché la liberté plus que la puissance, et la puissance seulement parce qu’en partie elle favorisait la liberté. Ce qui m’intéressait n’était pas une philosophie de l’homme libre (tous ceux qui s’y essayent m’ennuyèrent) mais une technique : je voulais trouver la charnière où notre volonté s’articule au destin, où la discipline seconde, au lieu de la freiner, la nature. Comprends bien qu’il ne s’agit pas ici de la dure volonté du stoïque, dont tu t’exagères le pouvoir, ni de je ne sais quel choix ou quel refus abstrait, qui insulte aux conditions de notre monde plein, continu, formé d’objets et de corps. J’ai rêvé d’un plus secret acquiescement ou d’une plus souple bonne volonté. La vie m’était un cheval dont on épouse les mouvements, mais après l’avoir, de son mieux, dressé. Tout en somme étant une décision de l’esprit, mais lente, mais insensible, et qui entraîne aussi l’adhésion du corps, je m’efforçais d’atteindre par degré cet état de liberté, ou de soumission, presque pur. La gymnastique m’y servait ; la dialectique ne m’y nuisait pas. Je cherchai d’abord une simple liberté de vacances, des moments libres. Toute vie bien réglée a les siens, et qui ne sait pas les provoquer ne sait pas vivre. J’allai plus loin ; j’imaginai une liberté de simultanéité, où deux actions, deux états seraient en même temps possibles ; j’appris par exemple, me modelant sur César, à dicter plusieurs textes à la fois, à parler en continuant à lire. J’inventai un mode de vie où la plus lourde tâche pourrait être accomplie parfaitement sans s’engager tout entier ; en vérité, j’ai parfois osé me proposer d’éliminer jusqu’à la notion physique de fatigue. À d’autres moments, je m’exerçais à pratiquer une liberté d’alternance : les émotions, les idées, les travaux devaient à chaque instant rester capables d’être interrompus, puis repris ; et la certitude de pouvoir les chasser ou les rappeler comme des esclaves leur enlevait toute chance de tyrannie, et à moi tout sentiment de servitude. Je fis mieux : j’ordonnai toute une journée autour d’une idée préférée, que je ne quittais plus ; tout ce qui aurait dû m’en décourager ou m’en distraire, les projets ou les travaux d’un autre ordre, les paroles sans portée, les mille incidents du jour, prenaient appui sur elle comme des pampres sur un fût de colonne. D’autres fois, au contraire, je divisais à l’infini : chaque pensée, chaque fait, était pour moi rompu, sectionné en un fort grand nombre de pensées ou de faits plus petits, plus aisés à bien tenir en main. Les résolutions difficiles à prendre s’émiettaient en une poussière de décisions minuscules, adoptées une à une, conduisant l’une à l’autre, et devenues de la sorte inévitables et faciles.

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