Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar

Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux divers entassés pêle-mêle. J’y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d’instinct et de culture. Çà et là, affleurent les granits de l’inévitable ; partout, les éboulements du hasard. Je m’efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, y suivre une veine de plomb ou d’or, ou l’écoulement d’une rivière souterraine, mais ce plan tout factice n’est qu’un trompe-l’œil du souvenir. De temps en temps, dans une rencontre, un présage, une suite définie d’événements, je crois reconnaître une fatalité, mais trop de routes ne mènent nulle part, trop de sommes ne s’additionnent pas. Je perçois bien dans cette diversité, dans ce désordre, la présence d’une personne, mais sa forme semble presque toujours tracée par la pression des circonstances ; ses traits se brouillent comme une image reflétée sur l’eau. Je ne suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur ressemblent pas. Il faut bien qu’elles le fassent, puisqu’elles sont ma seule mesure, et le seul moyen de me dessiner dans la mémoire des hommes, ou même dans la mienne propre ; puisque c’est peut-être l’impossibilité de continuer à s’exprimer et à se modifier par l’action qui constitue la différence entre l’état de mort et celui de vivant. Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus indéfinissable. Et la preuve, c’est que j’éprouve sans cesse le besoin de les peser, de les expliquer, d’en rendre compte à moi-même. Certains travaux qui durèrent peu sont assurément négligeables, mais des occupations qui s’étendirent sur toute la vie ne signifient pas davantage. Par exemple, il me semble à peine essentiel, au moment ou j’écris ceci, d’avoir été empereur.

Les trois quarts de ma vie échappent d’ailleurs à cette définition par les actes : la masse de mes velléités, de mes désirs, de mes projets même, demeure aussi nébuleuse et aussi fuyante qu’un fantôme. Le reste, la partie palpable, plus ou moins authentifiée par les faits, est à peine plus distincte, et la séquence des événements aussi confuse que celle des songes. J’ai ma chronologie bien à moi, impossible à accorder avec celle qui se base sur la fondation de Rome, ou avec l’ère des Olympiades. Quinze ans aux armées ont duré moins qu’un matin d’Athènes ; il y a des gens que j’ai fréquentés toute ma vie et que je ne reconnaîtrai pas aux Enfers. Les plans de l’espace se chevauchent aussi : l’Égypte et la vallée de Tempé sont toutes proches, et je ne suis pas toujours à Tibur quand j’y suis. Tantôt ma vie m’apparaît banale au point de ne pas valoir d’être, non seulement écrite, mais même un peu longuement contemplée, nullement plus importante, même à mes propres yeux, que celle du premier venu. Tantôt, elle me semble unique, et par là même sans valeur, inutile, parce qu’impossible à réduire à l’expérience du commun des hommes. Rien ne m’explique : mes vices et mes vertus n’y suffisent absolument pas ; mon bonheur le fait davantage, mais par intervalles, sans continuité, et surtout sans acceptable cause. Mais l’esprit humain répugne à s’accepter des mains du hasard, à n’être que le produit passager de chances auxquelles aucun dieu ne préside, surtout pas lui-même. Une partie de chaque vie, et même de chaque vie fort peu digne de regard, se passe à rechercher les raisons d’être, les points de départ, les sources. C’est mon impuissance à les découvrir qui me fit parfois pencher vers les explications magiques, chercher dans les délires de l’occulte ce que le sens commun ne me donnait pas. Quand tous les calculs compliqués s’avèrent faux, quand les philosophes eux mêmes n’ont plus rien à nous dire, il est excusable de se tourner vers le babillage fortuit des oiseaux, ou vers le lointain contrepoids des astres.

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Chapitre 3

Marullinus, mon grand-père, croyait aux astres. Ce grand vieillard émacié et jauni par l’âge me concédait le même degré d’affection sans tendresse, sans signes extérieurs, presque sans paroles, qu’il portait aux animaux de sa ferme, à sa terre, à sa collection de pierres tombées du ciel. Il descendait d’une longue série d’ancêtres établis en Espagne depuis l’époque des Scipions. Il était de rang sénatorial, le troisième du nom ; notre famille jusque-là avait été d’ordre équestre. Il avait pris une part, d’ailleurs modeste, aux affaires publiques sous Titus. Ce provincial ignorait le grec, et parlait le latin avec un rauque accent espagnol qu’il me passa et qui fit rire plus tard. Son esprit n’était pourtant pas tout à fait inculte ; on a trouvé chez lui, après sa mort, une malle pleine d’instruments de mathématiques et de livres qu’il n’avait pas touchés depuis vingt ans. Il avait ses connaissances mi-scientifiques, mi-paysannes, ce mélange d’étroits préjugés et de vieille sagesse qui ont caractérisé l’ancien Caton. Mais Caton fut toute sa vie l’homme du Sénat romain et de la guerre de Carthage, l’exact représentant de la dure Rome de la République. La dureté presque impénétrable de Marullinus remontait plus loin, à des époques plus antiques. C’était l’homme de la tribu, l’incarnation d’un monde sacré et presque effrayant dont j’ai parfois retrouvé des vestiges chez nos nécromanciens étrusques. Il marchait toujours nu tête, comme je me suis aussi fait critiquer pour le faire ; ses pieds racornis se passaient de sandales. Ses vêtements des jours ordinaires se distinguaient à peine de ceux des vieux mendiants, des graves métayers accroupis au soleil. On le disait sorcier, et les villageois tâchaient d’éviter son coup d’œil. Mais il avait sur les animaux de singuliers pouvoirs. J’ai vu sa vieille tête s’approcher prudemment, amicalement, d’un nid de vipères, et ses doigts noueux exécuter en face d’un lézard une espèce de danse. Il m’emmenait observer le ciel pendant les nuits d’été, au haut d’une colline aride. Je m’endormais dans un sillon, fatigué d’avoir compté les météores. Il restait assis, la tête levée, tournant imperceptiblement avec les astres. Il avait dû connaître les systèmes de Philolaos et d’Hipparque, et celui d’Aristarque de Samos que j’ai préféré plus tard, mais ces spéculations ne l’intéressaient plus. Les astres étaient pour lui des points enflammés, des objets comme les pierres et les lents insectes dont il tirait également des présages, parties constituantes d’un univers magique qui comprenait aussi les volitions des dieux, l’influence des démons, et le lot réservé aux hommes. Il avait construit le thème de ma nativité. Une nuit, il vint à moi, me secoua pour me réveiller, et m’annonça l’empire du monde avec le même laconisme grondeur qu’il eût mis à prédire une bonne récolte aux gens de la ferme. Puis, saisi de méfiance, il alla chercher un brandon au petit feu de sarments qu’il gardait pour nous réchauffer pendant les heures froides, l’approcha de ma main, et lut dans ma paume épaisse d’enfant de onze ans je ne sais quelle confirmation des lignes inscrites au ciel. Le monde était pour lui d’un seul bloc ; une main confirmait les astres. Sa nouvelle me bouleversa moins qu’on ne pourrait le croire : tout enfant s’attend à tout. Ensuite, je crois qu’il oublia sa propre prophétie, dans cette indifférence aux événements présents et futurs qui est le propre du grand âge. On le trouva un matin dans le bois de châtaigniers aux confins du domaine, déjà froid, et mordu par les oiseaux de proie. Avant de mourir, il avait essayé de m’enseigner son art. Sans succès : ma curiosité naturelle sautait d’emblée aux conclusions sans s’encombrer des détails compliqués et un peu répugnants de sa science. Mais le goût de certaines expériences dangereuses ne m’est que trop resté.

Mon père, Ælius Afer Hadrianus, était un homme accablé de vertus. Sa vie s’est passée dans des administrations sans gloire ; sa voix n’a jamais compté au Sénat. Contrairement à ce qui arrive d’ordinaire, son gouvernement d’Afrique ne l’avait pas enrichi. Chez nous, dans notre municipe espagnol d’Italica, il s’épuisait à régler les conflits locaux. Il était sans ambitions, sans joie, et comme beaucoup d’hommes qui ainsi d’année en année s’effacent davantage, il en était venu à mettre une application maniaque dans les petites choses auxquelles il se réduisait. J’ai connu moi-même ces honorables tentations de la minutie et du scrupule. L’expérience avait développé chez mon père à l’égard des êtres un extraordinaire scepticisme dans lequel il m’incluait déjà tout enfant. Mes succès, s’il y eût assisté, ne l’eussent pas le moins du monde ébloui ; l’orgueil familial était si fort qu’on n’eût pas convenu que j’y pusse ajouter quelque chose. J’avais douze ans quand cet homme surmené nous quitta. Ma mère s’installa pour la vie dans un austère veuvage ; je ne l’ai pas revue depuis le jour où, appelé par mon tuteur, je partis pour Rome. Je garde de sa figure allongée d’Espagnole, empreinte d’une douceur un peu mélancolique, un souvenir que corrobore le buste de cire du mur des ancêtres. Elle avait des filles de Gadès les pieds petits dans d’étroites sandales, et le doux balancement de hanches des danseuses de cette région se retrouvait chez cette jeune matrone irréprochable.

J’ai souvent réfléchi à l’erreur que nous commettons quand nous supposons qu’un homme, une famille, participent nécessairement aux idées ou aux événements du siècle où ils se trouvent exister. Le contrecoup des intrigues romaines atteignait à peine mes parents dans ce recoin d’Espagne, bien que, à l’époque de la révolte contre Néron, mon grand-père eût offert pour une nuit l’hospitalité à Galba. On vivait sur le souvenir d’un certain Fabius Hadrianus, brûlé vif par les Carthaginois au siège d’Utique, d’un second Fabius, soldat malchanceux qui poursuivit Mithridate sur les routes d’Asie Mineure, obscurs héros d’archives privées de fastes. Des écrivains du temps, mon père ignorait presque tout : Lucain et Sénèque lui étaient étrangers, quoiqu’ils fussent comme nous originaires d’Espagne. Mon grand-oncle Ælius, qui était lettré, se bornait dans ses lectures aux auteurs les plus connus du siècle d’Auguste. Ce dédain des modes contemporaines leur épargnait bien des fautes de goût ; ils lui avaient dû d’éviter toute enflure. L’hellénisme et l’Orient étaient inconnus, ou regardés de loin avec un froncement sévère ; il n’y avait pas, je crois, une seule bonne statue grecque dans toute la péninsule. L’économie allait de pair avec la richesse ; une certaine rusticité avec une solennité presque pompeuse. Ma sœur Pauline était grave, silencieuse, renfrognée, et s’est mariée jeune avec un vieillard. La probité était rigoureuse, mais on était dur envers les esclaves. On n’était curieux de rien ; on s’observait à penser sur tout ce qui convient à un citoyen de Rome. De tant de vertus, si ce sont bien là des vertus, j’aurai été le dissipateur.

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