Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar

Chapitre 6

Ma popularité commençante répandit sur mon second séjour à Rome quelque chose de ce sentiment d’euphorie que je devais retrouver plus tard, à un degré beaucoup plus fort, durant mes années de bonheur. Trajan m’avait donné deux millions de sesterces pour faire des largesses au peuple, ce qui naturellement ne suffisait pas, mais je gérais désormais ma fortune, qui était considérable, et les soucis d’argent ne m’atteignaient plus. J’avais perdu en grande partie mon ignoble peur de déplaire. Une cicatrice au menton me fournit un prétexte pour porter la courte barbe des philosophes grecs. Je mis dans mes vêtements une simplicité que j’exagérai encore à l’époque impériale : mon temps de bracelets et de parfums était passé. Que cette simplicité fût encore une attitude importe assez peu. Lentement, je m’habituais au dénuement pour lui-même, et à ce contraste, que j’ai aimé plus tard, entre une collection de gemmes précieuses et les mains nues du collectionneur. Pour en rester au chapitre du vêtement, un incident dont on tira des présages m’arriva pendant l’année où je servis en qualité de tribun du peuple. Un jour où j’avais à parler en public par un temps épouvantable, je perdis mon manteau de pluie de grosse laine gauloise. Obligé à prononcer mon discours sous une toge dans les replis de laquelle l’eau s’amassait comme dans une gouttière, je passais et repassais continuellement la main sur mon front pour disperser la pluie qui me remplissait les yeux. S’enrhumer est à Rome un privilège d’empereur, puisqu’il lui est interdit par tous les temps de rien ajouter à la toge : à partir de ce jour-là, la revendeuse du coin et le marchand de pastèques crurent à ma fortune.

On parle souvent des rêves de la jeunesse. On oublie trop ses calculs. Ce sont des rêves aussi, et non moins fous que les autres. Je n’étais pas seul à en faire pendant cette période de fêtes romaines : toute l’armée se précipitait dans la course aux honneurs. J’entrai assez gaiement dans ce rôle de l’ambitieux que je n’ai jamais joué longtemps avec conviction, ni sans avoir besoin du soutien constant d’un souffleur. J’acceptai de remplir avec l’exactitude la plus sage l’ennuyeuse fonction de curateur des actes du Sénat ; je sus rendre tous les services utiles. Le style laconique de l’empereur, admirable aux armées, était insuffisant à Rome ; l’impératrice, dont les goûts littéraires se rapprochaient des miens, le persuada de me laisser fabriquer ses discours. Ce fut le premier des bons offices de Plotine. J’y réussis d’autant mieux que j’avais l’habitude de ce genre de complaisances. Au temps de mes débuts difficiles, j’avais souvent rédigé, pour des sénateurs à court d’idées ou de tournures de phrases, des harangues dont ils finissaient par se croire auteurs. Je trouvais à travailler ainsi pour Trajan un plaisir exactement pareil à celui que les exercices de rhétorique m’avaient donné dans l’adolescence ; seul dans ma chambre, essayant mes effets devant un miroir, je me sentais empereur. En vérité, j’apprenais à l’être ; des audaces dont je ne me serais pas cru capable devenaient faciles quand quelqu’un d’autre aurait à les endosser. La pensée simple, mais inarticulée, et par là même obscure, de l’empereur, me devint familière ; je me flattais de la connaître un peu mieux que lui-même. J’aimais à singer le style militaire du chef, à l’entendre au Sénat prononcer des phrases qui semblaient typiques, et dont j’étais responsable. À d’autres jours, où Trajan gardait la chambre, je fus chargé de lire moi-même ces discours dont il ne prenait même plus connaissance et mon énonciation, désormais sans reproche, faisait honneur aux leçons de l’acteur tragique Olympos.

Ces fonctions presque secrètes me valaient l’intimité de l’empereur, et même sa confiance, mais l’ancienne antipathie subsistait. Elle avait momentanément cédé au plaisir qu’éprouve un prince vieilli à voir un jeune homme de son sang commencer une carrière qu’il imagine, un peu naïvement, devoir continuer la sienne. Mais cet enthousiasme n’avait peut-être jailli si haut sur le champ de bataille de Sarmizégéthuse que parce qu’il s’était fait jour à travers tant de couches superposées de méfiance. Je crois encore qu’il y avait là quelque chose de plus que l’inextirpable animosité basée sur des querelles raccommodées à grand-peine, sur des différences de tempérament, ou, tout simplement sur les habitudes d’esprit d’un homme qui prend de l’âge. L’empereur détestait d’instinct les subalternes indispensables. Il eût mieux compris, de ma part, un mélange de zèle et d’irrégularité dans le service ; je lui paraissais presque suspect à force d’être techniquement sans reproches. On le vit bien quand l’impératrice crut servir ma carrière en m’arrangeant un mariage avec la petite-nièce de Trajan. Il s’opposa obstinément à ce projet, alléguant mon manque de vertus domestiques, l’extrême jeunesse de l’adolescente, et jusqu’à mes lointaines histoires de dettes. L’impératrice s’entêta ; je me piquai moi-même au jeu ; Sabine, à cet âge, n’était pas tout à fait sans charme. Ce mariage, tempéré par une absence presque continuelle, a été pour moi, par la suite, une telle source d’irritations et d’ennuis que j’ai peine à me rappeler qu’il fut un triomphe pour un ambitieux de vingt-huit ans.

J’étais plus que jamais de la famille ; je fus plus ou moins forcé d’y vivre. Mais tout me déplaisait dans ce milieu, excepté le beau visage de Plotine. Les comparses espagnols, les cousins de province abondaient à la table impériale, tels que je les ai retrouvés plus tard aux dîners de ma femme, durant mes rares séjours à Rome, et je ne dirais même pas que je les ai retrouvés vieillis, car dès cette époque, tous ces gens semblaient centenaires. Une épaisse sagesse, une espèce de prudence rance s’exhalait d’eux. Presque toute la vie de l’empereur s’était passée aux armées ; il connaissait Rome infiniment moins bien que moi-même. Il mettait une bonne volonté incomparable à s’entourer de tout ce que la Ville lui offrait de meilleur, ou de ce qu’on lui avait présenté comme tel. L’entourage officiel se composait d’hommes admirables de décence et d’honorabilité, mais de culture un peu lourde, et dont la philosophie assez molle n’allait pas au fond des choses. Je n’ai jamais beaucoup goûté l’affabilité empesée de Pline ; et la sublime roideur de Tacite me paraissait enfermer une vue du monde de républicain réactionnaire, arrêtée à l’époque de la mort de César. L’entourage nullement officiel était d’une grossièreté rebutante, ce qui m’évita momentanément d’y courir de nouveaux risques. J’avais pourtant envers tous ces gens si variés la politesse indispensable. Je fus déférent envers les uns, souple aux autres, encanaillé quand il le fallait, habile, et pas trop habile. Ma versatilité m’était nécessaire ; j’étais multiple par calcul, ondoyant par jeu. Je marchais sur la corde raide. Ce n’était pas seulement d’un acteur, mais d’un acrobate, qu’il m’aurait fallu les leçons.

Chapitre 7

On m’a reproché à cette époque mes quelques adultères avec des patriciennes. Deux ou trois de ces liaisons si critiquées ont plus ou moins duré jusqu’aux débuts de mon principat. Rome, assez facile à la débauche, n’a jamais beaucoup apprécié l’amour chez ceux qui gouvernent. Marc-Antoine et Titus en ont su quelque chose. Mes aventures étaient plus modestes, mais je vois mal, dans nos mœurs, comment un homme que les courtisanes écœurèrent toujours, et que le mariage excédait déjà, se fût familiarisé autrement avec le peuple varié des femmes. Mes ennemis, l’affreux Servianus en tête, mon vieux beau-frère, à qui les trente ans qu’il avait de plus que moi permettaient d’unir à mon égard les soins du pédagogue à ceux de l’espion, prétendaient que l’ambition et la curiosité avaient plus de part dans ces amours que l’amour lui-même, que l’intimité avec les épouses m’introduisait peu à peu dans les secrets politiques des maris, et que les confidences de mes maîtresses valaient bien pour moi les rapports de police dont je me suis délecté plus tard. Il est vrai que toute liaison un peu longue m’obtenait presque inévitablement l’amitié d’un époux gras ou malingre, pompeux ou timide, et presque toujours aveugle, mais j’y trouvais d’habitude peu de plaisir et moins de profit. Il faut même avouer que certains récits indiscrets de mes maîtresses, faits sur l’oreiller, finissaient par éveiller en moi une sympathie pour ces maris si moqués et si peu compris. Ces liaisons, agréables quand ces femmes étaient habiles, devenaient émouvantes quand elles étaient belles. J’étudiais les arts ; je me familiarisais avec des statues ; j’apprenais à mieux connaître la Vénus de Cnide ou la Léda tremblant sous le poids du cygne. C’était le monde de Tibulle et de Properce : une mélancolie, une ardeur un peu factice, mais entêtante comme une mélodie sur le mode phrygien, des baisers sur les escaliers dérobés, des écharpes flottant sur des seins, des départs à l’aube, et des couronnes de fleurs laissées sur des seuils.

J’ignorais presque tout de ces femmes ; la part qu’elles me faisaient de leur vie tenait entre deux portes entrebâillées ; leur amour, dont elles parlaient sans cesse, me semblait parfois aussi léger qu’une de leurs guirlandes, un bijou à la mode, un ornement coûteux et fragile ; et je les soupçonnais de mettre leur passion avec leur rouge et leurs colliers. Ma vie à moi ne leur était pas moins mystérieuse ; elles ne désiraient guère la connaître, préférant la rêver tout de travers. Je finissais par comprendre que l’esprit du jeu exigeait ces perpétuels déguisements, ces excès dans l’aveu et dans la plainte, ce plaisir tantôt feint, tantôt dissimulé, ces rencontres concertées comme des figures de danse. Même dans la querelle, on attendait de moi une réplique prévue d’avance, et la belle éplorée se tordait les mains comme en scène.

J’ai souvent pensé que les amants passionnés des femmes s’attachent au temple et aux accessoires du culte au moins autant qu’à leur déesse elle-même : ils se délectent de doigts rougis au henné, de parfums frottés sur la peau, des mille ruses qui rehaussent cette beauté et la fabriquent parfois tout entière. Ces tendres idoles différaient en tout des grandes femelles barbares ou de nos paysannes lourdes et graves ; elles naissaient des volutes dorées des grandes villes, des cuves du teinturier ou de la vapeur mouillée des étuves comme Vénus de celle des flots grecs. On pouvait à peine les séparer de la douceur fiévreuse de certains soirs d’Antioche, de l’excitation des matins de Rome, des noms fameux qu’elles portaient, du luxe au milieu duquel leur dernier secret était de se montrer nues, mais jamais sans parure. J’aurais voulu davantage : la créature humaine dépouillée, seule avec elle-même, comme il fallait bien pourtant qu’elle le fût quelquefois, dans la maladie, ou après la mort d’un premier-né, ou quand une ride apparaissait au miroir. Un homme qui lit, ou qui pense, ou qui calcule, appartient à l’espèce et non au sexe ; dans ses meilleurs moments il échappe même à l’humain. Mais mes amantes semblaient se faire gloire de ne penser qu’en femmes : l’esprit, ou l’âme, que je cherchais, n’était encore qu’un parfum.

Il devait y avoir autre chose : dissimulé derrière un rideau, comme un personnage de comédie attendant l’heure propice, j’épiais avec curiosité les rumeurs d’un intérieur inconnu, le son particulier des bavardages de femmes, l’éclat d’une colère ou d’un rire, les murmures d’une intimité, tout ce qui cessait dès qu’on me savait là. Les enfants, la perpétuelle préoccupation du vêtement, les soucis d’argent, devaient reprendre en mon absence une importance qu’on me cachait ; le mari même, si raillé, devenait essentiel, peut-être aimé. Je comparais mes maîtresses au visage maussade des femmes de ma famille, les économes et les ambitieuses, sans cesse occupées à apurer les comptes du ménage ou à surveiller la toilette des bustes d’ancêtres ; je me demandais si ces froides matrones étreignaient elles aussi un amant sous la tonnelle du jardin, et si mes faciles beautés n’attendaient que mon départ pour se replonger dans une querelle avec l’intendante. Je tâchais tant bien que mal de rejointoyer ces deux faces du monde des femmes.

L’an dernier, peu après la conspiration où Servianus a fini par laisser sa vie, une de mes maîtresses d’autrefois prit la peine de se rendre à la Villa pour me dénoncer un de ses gendres. Je n’ai pas retenu l’accusation, qui pouvait naître d’une haine de belle-mère autant que d’un désir de m’être utile. Mais la conversation m’intéressait : il n’y était question, comme jadis au tribunal des héritages, que de testaments, de machinations ténébreuses entre proches, de mariages inattendus ou infortunés. Je retrouvais le cercle étroit des femmes, leur dur sens pratique, et leur ciel gris dès que l’amour n’y joue plus. Certaines aigreurs, une espèce de loyauté rêche, m’ont rappelé ma fâcheuse Sabine. Les traits de ma visiteuse semblaient aplatis, fondus, comme si la main du temps avait passé et repassé brutalement sur un masque de cire molle ; ce que j’avais consenti, un moment, à prendre pour de la beauté, n’avait jamais été qu’une fleur de jeunesse fragile. Mais l’artifice régnait encore : ce visage ridé jouait maladroitement du sourire. Les souvenirs voluptueux, s’il y en eut jamais, s’étaient pour moi complètement effacés ; il restait un échange de phrases affables avec une créature marquée comme moi par la maladie ou l’âge, la même bonne volonté un peu agacée que j’aurais eue pour une cousine surannée d’Espagne, une parente éloignée arrivée de Narbonne.

Je m’efforce de ressaisir un instant des boucles de fumée, les bulles d’air irisées d’un jeu d’enfant. Mais il est facile d’oublier… Tant de choses ont passé depuis ces légères amours que j’en méconnais sans doute la saveur ; il me plaît surtout de nier qu’elles m’aient jamais fait souffrir. Et pourtant, parmi ces maîtresses, il en est une au moins que j’ai délicieusement aimée. Elle était à la fois plus fine et plus ferme, plus tendre et plus dure que les autres : ce mince torse rond faisait penser à un roseau. J’ai toujours goûté la beauté des chevelures, cette partie soyeuse et ondoyante d’un corps, mais les chevelures de la plupart de nos femmes sont des tours, des labyrinthes, des barques, ou des nœuds de vipères. La sienne consentait à être ce que j’aime qu’elles soient : la grappe de raisin des vendanges, ou l’aile. Couchée sur le dos, appuyant sur moi sa petite tête fière, elle me parlait de ses amours avec une impudeur admirable. J’aimais sa fureur et son détachement dans le plaisir, son goût difficile, et sa rage de se déchirer l’âme. Je lui ai connu des douzaines d’amants ; elle en perdait le compte ; je n’étais qu’un comparse qui n’exigeait pas la fidélité. Elle s’était éprise d’un danseur nommé Bathylle, si beau que toutes les folies étaient d’avance justifiées. Elle sanglotait son nom dans mes bras ; mon approbation lui rendait courage. À d’autres moments, nous avons beaucoup ri ensemble. Elle mourut jeune, dans une île malsaine où sa famille l’exila à la suite d’un divorce qui fit scandale. Je m’en réjouis pour elle, car elle craignait de vieillir, mais c’est un sentiment que nous n’éprouvons jamais pour ceux que nous avons véritablement aimés. Elle avait d’immenses besoins d’argent. Un jour, elle me demanda de lui prêter cent mille sesterces. Je les lui apportai le lendemain. Elle s’assit par terre, petite figure nette de joueuse d’osselets, vida le sac sur le pavement, et se mit à diviser en tas le luisant monceau. Je savais que pour elle, comme pour nous tous, prodigues, ces pièces d’or n’étaient pas des espèces trébuchantes marquées d’une tête de César, mais une matière magique, une monnaie personnelle, frappée à l’effigie d’une chimère, au coin du danseur Bathylle. Je n’existais plus. Elle était seule. Presque laide, plissant le front avec une délicieuse indifférence à sa propre beauté, elle faisait et refaisait sur ses doigts, avec une moue d’écolier, les additions difficiles. Elle ne m’a jamais tant charmé.

Chapitre 8

La nouvelle des incursions sarmates arriva à Rome pendant la célébration du triomphe dacique de Trajan. Cette fête longtemps différée durait depuis huit jours. On avait mis près d’une année à faire venir d’Afrique et d’Asie les animaux sauvages qu’on se proposait d’abattre en masse dans l’arène ; le massacre de douze mille bêtes fauves, regorgement méthodique de dix mille gladiateurs faisaient de Rome un mauvais lieu de la mort. Je me trouvais ce soir-là sur la terrasse de la maison d’Attianus, avec Marcius Turbo et notre hôte. La ville illuminée était affreuse de joie bruyante : cette dure guerre, à laquelle Marcius et moi avions consacré quatre années de jeunesse, devenait pour la populace un prétexte à fêtes avinées, un brutal triomphe de seconde main. Il n’était pas opportun d’apprendre au peuple que ces victoires si vantées n’étaient pas définitives, et qu’un nouvel ennemi descendait sur nos frontières. L’empereur, déjà occupé à ses projets d’Asie, se désintéressait plus ou moins de la situation au nord-est, qu’il préférait juger réglée une fois pour toutes. Cette première guerre sarmate fut présentée comme une simple expédition punitive. J’y fus envoyé avec le titre de gouverneur de Pannonie et les pouvoirs de général en chef.

Elle dura onze mois, et fut atroce. Je crois encore que l’anéantissement des Daces avait été à peu près justifié : aucun chef d’État ne supporte volontiers l’existence d’un ennemi organisé installé à ses portes. Mais l’effondrement du royaume de Décébale avait créé dans ces régions un vide où se précipitait le Sarmate ; des bandes sorties de nulle part infestaient un pays dévasté par des années de guerre, brûlé et rebrûlé par nous, où nos effectifs insuffisants manquaient de points d’appui ; elles pullulaient comme des vers dans le cadavre de nos victoires daces. Nos récents succès avaient sapé la discipline : je retrouvais aux avant-postes quelque chose de la grossière insouciance des fêtes romaines. Certains tribuns montraient devant le danger une confiance imbécile : isolés périlleusement dans une région dont la seule partie bien connue était notre ancienne frontière, ils comptaient, pour continuer à vaincre, sur notre armement que je voyais diminuer de jour en jour par l’effet des pertes et de l’usure, et sur des renforts que je ne m’attendais pas à voir venir, sachant que toutes nos ressources seraient désormais concentrées sur l’Asie.

Un autre danger commençait à poindre : quatre ans de réquisitions officielles avaient ruiné les villages de l’arrière ; dès les premières campagnes daces, pour chaque troupeau de bœufs ou de moutons pompeusement pris sur l’ennemi, j’avais vu d’innombrables défilés de bétail arraché à l’habitant. Si cet état de choses persistait, le moment était proche où nos populations paysannes, fatiguées de supporter notre lourde machine militaire, finiraient par nous préférer les barbares. Les rapines de la soldatesque présentaient un problème moins essentiel peut-être, mais plus voyant. J’étais assez populaire pour ne pas craindre d’imposer aux troupes les restrictions les plus dures ; je mis à la mode une austérité que je pratiquai moi-même ; j’inventai le culte de la Discipline Auguste que je réussis plus tard à étendre à toute l’armée. Je renvoyai à Rome les imprudents et les ambitieux, qui me compliquaient ma tâche ; par contre, je fis venir des techniciens, dont nous manquions. Il fallut réparer les ouvrages de défense que l’orgueil de nos récentes victoires avait fait singulièrement négliger ; j’abandonnai une fois pour toutes ceux qu’il eût été trop coûteux de maintenir. Les administrateurs civils, solidement installés dans le désordre qui suit toute guerre, passaient par degrés au rang de chefs semi-indépendants, capables de toutes les exactions envers nos sujets et de toutes les trahisons envers nous. Là encore, je voyais se préparer dans un avenir plus ou moins proche les révoltes et les morcellements futurs. Je ne crois pas que nous évitions ces désastres, pas plus que nous n’éviterons la mort, mais il dépend de nous de les reculer de quelques siècles. Je chassai les fonctionnaires incapables ; je fis exécuter les pires. Je me découvrais impitoyable.

Un automne brumeux, puis un hiver froid, succédèrent à un humide été. J’eus besoin de mes connaissances en médecine, et d’abord pour me soigner moi même Cette vie aux frontières me ramenait peu à peu au niveau du Sarmate : la barbe courte du philosophe grec devenait celle du chef barbare. Je revis tout ce qu’on avait déjà vu, jusqu’à l’écœurement, durant les campagnes daces. Nos ennemis brûlaient vivants leurs prisonniers ; nous commençâmes à égorger les nôtres, faute de moyens de transport pour les expédier sur les marchés d’esclaves de Rome ou de l’Asie. Les pieux de nos palissades se hérissaient de têtes coupées. L’ennemi torturait ses otages ; plusieurs de mes amis périrent de la sorte. L’un d’eux se traîna jusqu’au camp sur des jambes sanglantes ; il était si défiguré que je n’ai jamais pu, par la suite, me rappeler son visage intact. L’hiver préleva ses victimes : groupes équestres pris dans la glace ou emportés par les crues du fleuve, malades déchirés par la toux geignant faiblement sous les tentes, moignons gelés des blessés. D’admirables bonnes volontés se groupèrent autour de moi ; la petite troupe étroitement intégrée à laquelle je commandais avait la plus haute forme de vertu, la seule que je supporte encore : la ferme détermination d’être utile. Un transfuge sarmate dont j’avais fait mon interprète risqua sa vie pour retourner fomenter dans sa tribu des révoltes ou des trahisons ; je réussis à traiter avec cette peuplade ; ses hommes combattirent désormais à nos avant-postes, protégeant les nôtres. Quelques coups d’audace, imprudents par eux-mêmes, mais savamment ménagés, prouvèrent à l’ennemi l’absurdité de s’attaquer à Rome. Un des chefs sarmates suivit l’exemple de Décébale : on le trouva mort dans sa tente de feutre, près de ses femmes étranglées et d’un horrible paquet qui contenait leurs enfants. Ce jour-là, mon dégoût pour le gaspillage inutile s’étendit aux pertes barbares ; je regrettai ces morts que Rome aurait pu assimiler et employer un jour comme alliés contre des hordes plus sauvages encore. Nos assaillants débandés disparurent comme ils étaient venus, dans cette obscure région d’où surgiront sans doute bien d’autres orages. La guerre n’était pas finie. J’eus à la reprendre et à la terminer quelques mois après mon avènement. L’ordre, du moins, régnait momentanément à cette frontière. Je rentrai à Rome couvert d’honneurs. Mais j’avais vieilli.

Chapitre 9

Mon premier consulat fut encore une année de campagne, une lutte secrète, mais continue, en faveur de la paix. Mais je ne la menais pas seul. Un changement d’attitude parallèle au mien avait eu lieu avant mon retour chez Licinius Sura, chez Attianus, chez Turbo, comme si, en dépit de la sévère censure que j’exerçais sur mes lettres, mes amis m’avaient déjà compris, précédé, ou suivi. Autrefois, les hauts et les bas de ma fortune m’embarrassaient surtout en face d’eux ; des peurs ou des impatiences que j’aurais, seul, portées d’un cœur léger, devenaient accablantes dès que j’étais forcé de les cacher à leur sollicitude ou de leur en infliger l’aveu ; j’en voulais à leur affection de s’inquiéter pour moi plus que moi-même, de ne jamais voir, sous les agitations extérieures, l’être plus tranquille à qui rien n’importe tout à fait, et qui par conséquent peut survivre à tout. Mais le temps manquait désormais pour m’intéresser à moi-même, comme aussi pour m’en désintéresser. Ma personne s’effaçait, précisément parce que mon point de vue commençait à compter. Ce qui importait, c’est que quelqu’un s’opposât à la politique de conquêtes, en envisageât les conséquences et la fin, et se préparât, si possible, à en réparer les erreurs.

Mon poste aux frontières m’avait montré une face de la victoire qui ne figure pas sur la Colonne Trajane. Mon retour à l’administration civile me permit d’accumuler contre le parti militaire un dossier plus décisif encore que toutes les preuves amassées aux armées. Les cadres des légions et la garde prétorienne tout entière sont exclusivement formés d’éléments italiens : ces guerres lointaines drainaient les réserves d’un pays déjà pauvre en hommes. Ceux qui ne mouraient pas étaient aussi perdus que les autres pour la patrie proprement dite, puisqu’on les établissait de force sur les terres nouvellement conquises. Même en province, le système de recrutement causa vers cette époque des émeutes sérieuses. Un voyage en Espagne entrepris un peu plus tard pour surveiller l’exploitation des mines de cuivre de ma famille m’attesta le désordre introduit par la guerre dans toutes les branches de l’économie ; j’achevai de me convaincre du bien-fondé des protestations des hommes d’affaires que je fréquentais à Rome. Je n’avais pas la naïveté de croire qu’il dépendrait toujours de nous d’éviter toutes les guerres ; mais je ne les voulais que défensives ; je rêvais d’une armée exercée à maintenir l’ordre sur des frontières, rectifiées s’il le fallait, mais sûres. Tout accroissement nouveau du vaste organisme impérial me semblait une excroissance maladive, un cancer, ou l’œdème d’une hydropisie dont nous finirions par mourir.

Aucune de ces vues n’aurait pu être présentée à l’empereur. Il était arrivé à ce moment de la vie, variable pour tout homme, où l’être humain s’abandonne à son démon ou à son génie, suit une loi mystérieuse qui lui ordonne de se détruire ou de se dépasser. Dans l’ensemble, l’œuvre de son principat avait été admirable, mais ces travaux de la paix, auxquels ses meilleurs conseillers l’avaient ingénieusement incliné, ces grands projets des architectes et des légistes du règne, avaient toujours moins compté pour lui qu’une seule victoire. Une folie de dépenses s’était emparée de cet homme si noblement parcimonieux quand il s’agissait de ses besoins personnels. L’or barbare repêché sous le lit du Danube, les cinq cent mille lingots du roi Décébale, avaient suffi à défrayer les largesses faites au peuple, les donations militaires dont j’avais eu ma part, le luxe insensé des jeux, les mises de fonds initiales des grandes aventures d’Asie. Ces richesses malfaisantes faisaient illusion sur le véritable état des finances. Ce qui venait de la guerre s’en retournait à la guerre.

Licinius Sura mourut sur ces entrefaites. C’était le plus libéral des conseillers privés de l’empereur. Sa mort fut pour nous une bataille perdue. Il avait toujours fait preuve envers moi d’une sollicitude paternelle ; depuis quelques années, les faibles forces que lui laissait la maladie ne lui permettaient pas les longs travaux de l’ambition personnelle ; elles lui suffirent toujours pour servir un homme dont les vues lui paraissaient saines. La conquête de l’Arabie avait été entreprise contre ses conseils ; lui seul, s’il avait vécu, aurait pu éviter à l’État les fatigues et les dépenses gigantesques de la campagne parthe. Cet homme rongé par la fièvre employait ses heures d’insomnie à discuter avec moi des plans qui l’épuisaient, mais dont la réussite lui importait plus que quelques bribes supplémentaires d’existence. J’ai vécu à son chevet, d’avance, et dans le dernier détail de l’administration, certaines des futures phases de mon règne. Les critiques de ce mourant épargnaient l’empereur, mais il sentait qu’il emportait avec lui ce qui restait de sagesse au régime. S’il avait vécu deux ou trois années de plus, certains cheminements tortueux qui marquèrent mon accession au pouvoir m’eussent peut-être été évités ; il eût réussi à persuader l’empereur de m’adopter plus tôt, et à ciel ouvert. Mais les dernières paroles de cet homme d’État qui me léguait sa tâche ont été l’une de mes investitures impériales.

Si le groupe de mes partisans augmentait, celui de mes ennemis faisait de même. Le plus dangereux de mes adversaires était Lusius Quiétus, Romain métissé d’Arabe, dont les escadrons numides avaient joué un rôle important dans la seconde campagne dace, et qui poussait sauvagement à la guerre d’Asie. Je détestais tout du personnage : son luxe barbare, l’envolée prétentieuse de ses voiles blancs ceints d’une corde d’or, ses yeux arrogants et faux, son incroyable cruauté à l’égard des vaincus et des soumis. Ces chefs du parti militaire se décimaient en luttes intestines, mais ceux qui restaient s’en affermissaient d’autant plus dans le pouvoir, et je n’en étais que plus exposé aux méfiances de Palma ou à la haine de Celsus. Ma propre position, par bonheur, était presque inexpugnable. Le gouvernement civil reposait de plus en plus sur moi depuis que l’empereur vaquait exclusivement à ses projets de guerre. Mes amis, qui seuls eussent pu me supplanter par leurs aptitudes ou leur connaissance des affaires, mettaient une modestie très noble à me préférer à eux. Nératius Priscus, en qui l’empereur avait foi, se cantonnait chaque jour plus délibérément dans sa spécialité légale. Attianus organisait sa vie en vue de me servir ; j’avais la prudente approbation de Plotine. Un an avant la guerre, je fus promu au poste de gouverneur de Syrie, auquel s’ajouta plus tard celui de légat aux armées. Chargé de contrôler et d’organiser nos bases, je devenais l’un des leviers de commande d’une entreprise que je jugeais insensée. J’hésitai quelque temps, puis j’acceptai. Refuser, c’était se fermer les avenues du pouvoir à un moment où plus que jamais le pouvoir m’importait. C’était aussi s’enlever la seule chance de jouer le rôle de modérateur.

Durant ces quelques années qui précédèrent la grande crise, j’avais pris une décision qui me fit à jamais considérer comme frivole par mes ennemis, et qui était en partie calculée pour le faire, et pour parer ainsi toute attaque. J’étais allé passer quelques mois en Grèce. La politique, en apparence du moins, n’eut aucune part dans ce voyage. Ce fut une excursion de plaisir et d’étude : j’en rapportai quelques coupes gravées, et des livres que je partageai avec Plotine. J’y reçus, de tous mes honneurs officiels, celui que j’ai accepté avec la joie la plus pure : je fus nommé archonte d’Athènes. Je m’accordai quelques mois de travaux et de délices faciles, de promenades au printemps sur des collines semées d’anémones, de contact amical avec le marbre nu. À Chéronée, où j’étais allé m’attendrir sur les antiques couples d’amis du Bataillon Sacré, je fus deux jours l’hôte de Plutarque. J’avais eu mon Bataillon Sacré bien à moi, mais, comme il m’arrive souvent, ma vie m’émouvait moins que l’histoire. J’eus des chasses en Arcadie ; je priai à Delphes. À Sparte, au bord de l’Eurotas, des bergers m’enseignèrent un air de flûte très ancien, étrange chant d’oiseau. Près de Mégare, il y eut une noce paysanne qui dura toute la nuit ; mes compagnons et moi, nous osâmes nous mêler aux danses, ce que nous eussent interdit les lourdes mœurs de Rome.

Les traces de nos crimes restaient partout visibles : les murs de Corinthe ruinés par Mummius, et les places laissées vides au fond des sanctuaires par le rapt de statues organisé au cours du scandaleux voyage de Néron. La Grèce appauvrie continuait dans une atmosphère de grâce pensive, de subtilité claire, de volupté sage. Rien n’avait changé depuis l’époque où l’élève du rhéteur Isée avait respiré pour la première fois cette odeur de miel chaud, de sel et de résine ; rien en somme n’avait changé depuis des siècles. Le sable des palestres était toujours aussi blond qu’autrefois ; Phidias et Socrate ne les fréquentaient plus, mais les jeunes hommes qui s’y exerçaient ressemblaient encore au délicieux Charmide. Il me semblait parfois que l’esprit grec n’avait pas poussé jusqu’à leurs extrêmes conclusions les prémisses de son propre génie : les moissons restaient à faire ; les épis mûrs au soleil et déjà coupés étaient peu de chose à côté de la promesse éleusinienne du grain caché dans cette belle terre. Même chez mes sauvages ennemis sarmates, j’avais trouvé des vases au pur profil, un miroir orné d’une image d’Apollon, des lueurs grecques comme un pâle soleil sur la neige. J’entrevoyais la possibilité d’helléniser les barbares, d’atticiser Rome, d’imposer doucement au monde la seule culture qui se soit un jour séparée du monstrueux, de l’informe, de l’immobile, qui ait inventé une définition de la méthode, une théorie de la politique et de la beauté. Le dédain léger des Grecs, que je n’ai jamais cessé de sentir sous leurs plus ardents hommages, ne m’offensait pas ; je le trouvais naturel ; quelles que fussent les vertus qui me distinguaient d’eux, je savais que je serais toujours moins subtil qu’un matelot d’Égine, moins sage qu’une marchande d’herbes de l’Agora. J’acceptais sans irritation les complaisances un peu hautaines de cette race fière ; j’accordais à tout un peuple les privilèges que j’ai toujours si facilement concédés aux objets aimés. Mais pour laisser aux Grecs le temps de continuer, et de parfaire, leur œuvre, quelques siècles de paix étaient nécessaires, et les calmes loisirs, les prudentes libertés qu’autorise la paix. La Grèce comptait sur nous pour être ses gardiens, puisque enfin nous nous prétendons ses maîtres. Je me promis de veiller sur le dieu désarmé.

Chapitre 10

J’occupais depuis un an mon poste de gouverneur en Syrie lorsque Trajan me rejoignit à Antioche. Il venait surveiller la mise au point de l’expédition d’Arménie, qui préludait dans sa pensée à l’attaque contre les Parthes. Plotine l’accompagnait comme toujours, et sa nièce Matidie, mon indulgente belle-mère, qui depuis des années le suivait au camp en qualité d’intendante. Celsus, Palma, Nigrinus, mes vieux ennemis, siégeaient encore au Conseil et dominaient l’état-major. Tout ce monde s’entassa au palais en attendant l’entrée en campagne. Les intrigues de cour reprirent de plus belle. Chacun faisait ses jeux avant les premiers coups de dés de la guerre.

L’armée s’ébranla presque aussitôt dans la direction du nord. Je vis s’éloigner avec elle la vaste cohue des grands fonctionnaires, des ambitieux et des inutiles. L’empereur et sa suite s’arrêtèrent quelques jours en Commagène pour des fêtes déjà triomphales ; les petits rois d’Orient, réunis à Satala, protestèrent à qui mieux mieux d’une loyauté sur laquelle, à la place de Trajan, je me serais assez peu reposé pour l’avenir. Lusius Quiétus, mon dangereux rival, placé en tête des avant-postes, occupa les bords du lac de Van au cours d’une immense promenade militaire ; la partie septentrionale de la Mésopotamie, vidée par les Parthes, fut annexée sans difficulté ; Abgar, roi d’Osroène, fit sa soumission dans Édesse. L’empereur revint prendre à Antioche ses quartiers d’hiver, remettant au printemps l’invasion de l’empire parthe proprement dit, mais déjà décidé à n’accepter aucune ouverture de paix. Tout avait marché selon ses plans. La joie de se plonger enfin dans cette aventure si longtemps différée rendait une espèce de jeunesse à cet homme de soixante-quatre ans.

Mes pronostics restaient sombres. L’élément juif et arabe était de plus en plus hostile à la guerre ; les grands propriétaires provinciaux s’irritaient d’avoir à défrayer les dépenses occasionnées par le passage des troupes ; les villes supportaient mal l’imposition de taxes nouvelles. Dès le retour de l’empereur, une première catastrophe vint annoncer toutes les autres : un tremblement de terre, survenu au milieu d’une nuit de décembre, ruina en quelques instants un quart d’Antioche. Trajan, contusionné par la chute d’une poutre, continua héroïquement à s’occuper des blessés ; son entourage immédiat compta quelques morts. La populace syrienne chercha aussitôt des responsables au désastre : renonçant pour une fois à ses principes de tolérance, l’empereur commit la faute de laisser massacrer un groupe de chrétiens. J’ai moi-même assez peu de sympathie pour cette secte, mais le spectacle de vieillards battus de verges et d’enfants suppliciés contribua à l’agitation des esprits, et rendit plus odieux encore ce sinistre hiver. L’argent manquait pour réparer immédiatement les effets du séisme ; des milliers de gens sans abri campaient la nuit sur les places. Mes tournées d’inspection me révélaient l’existence d’un mécontentement sourd, d’une haine secrète dont les grands dignitaires qui encombraient le palais ne se doutaient même pas. L’empereur poursuivait au milieu des ruines les préparatifs de la prochaine campagne : une forêt entière fut employée à la construction de ponts mobiles et de pontons pour le passage du Tigre. Il avait reçu avec joie toute une série de titres nouveaux décernés par le Sénat ; il lui tardait d’en finir avec l’Orient pour retourner triompher à Rome. Les moindres délais déclenchaient des fureurs qui le secouaient comme un accès.

L’homme qui arpentait impatiemment les vastes salles de ce palais bâti jadis par les Séleucides, et que j’avais moi-même (quel ennui !) décorées en son honneur d’inscriptions élogieuses et de panoplies daces, n’était plus celui qui m’avait accueilli au camp de Cologne il y avait déjà près de vingt ans. Ses vertus même avaient vieilli. Sa jovialité un peu lourde, qui masquait autrefois une vraie bonté, n’était plus que routine vulgaire ; sa fermeté s’était changée en obstination ; ses aptitudes pour l’immédiat et le pratique en un total refus de penser. Le respect tendre qu’il avait pour l’impératrice, l’affection grondeuse qu’il témoignait à sa nièce Matidie se transformaient en une dépendance sénile envers ces femmes, aux conseils desquelles il résistait pourtant de plus en plus. Ses crises de foie inquiétaient son médecin Criton ; lui-même ne s’en souciait pas. Ses plaisirs avaient toujours manqué d’art ; leur niveau baissait encore avec l’âge. Il importait fort peu que l’empereur, sa journée faite, s’abandonnât à des débauches de caserne, en compagnie de jeunes gens auxquels il trouvait de l’agrément ou de la beauté. Il était au contraire assez grave qu’il supportât mal ce vin, dont il abusait ; et que cette cour de subalternes de plus en plus médiocres, triés et manœuvres par des affranchis louches, fût à même d’assister à toutes mes conversations avec lui et de les rapporter à mes adversaires. De jour, je ne voyais l’empereur qu’aux réunions de l’état-major, tout occupées du détail des plans, et où l’instant n’était jamais venu d’exprimer une opinion libre. À tout autre moment, il évitait les tête-à-tête. Le vin fournissait à cet homme peu subtil un arsenal de ruses grossières. Ses susceptibilités d’autrefois avaient bien cessé : il insistait pour m’associer à ses plaisirs ; le bruit, les rires, les plus fades plaisanteries des jeunes hommes étaient toujours bien reçus comme autant de moyens de me signifier que l’heure n’était pas aux affaires sérieuses ; il guettait le moment où une rasade de plus m’enlèverait ma raison. Tout tournait autour de moi dans cette salle où les têtes d’aurochs des trophées barbares semblaient me rire au nez. Les jarres succédaient aux jarres ; une chanson avinée giclait çà et là, ou le rire insolent et charmant d’un page ; l’empereur, appuyant sur la table une main de plus en plus tremblante, muré dans une ivresse peut-être à demi feinte, perdu loin de tout sur les routes de l’Asie, s’enfonçait gravement dans ses songes…

Par malheur, ces songes étaient beaux. C’étaient les mêmes qui m’avaient autrefois fait penser à tout abandonner pour suivre au-delà du Caucase les routes septentrionales vers l’Asie. Cette fascination,

à laquelle l’empereur vieilli se livrait en somnambule, Alexandre l’avait subie avant lui ; il avait à peu près réalisé les mêmes rêves, et il en était mort à trente ans. Mais le pire danger de ces grands plans était encore leur sagesse : comme toujours, les raisons pratiques abondaient pour justifier l’absurde, pour porter à l’impossible. Le problème de l’Orient nous préoccupait depuis des siècles ; il semblait naturel d’en finir une fois pour toutes. Nos échanges de denrées avec l’Inde et le mystérieux Pays de la Soie dépendaient entièrement des marchands juifs et des exportateurs arabes qui avaient la franchise des ports et des routes parthes. Une fois réduit à rien le vaste et flottant empire des cavaliers Arsacides, nous toucherions directement à ces riches confins du monde ; l’Asie enfin unifiée ne serait pour Rome qu’une province de plus. Le port d’Alexandrie d’Égypte était le seul de nos débouchés vers l’Inde qui ne dépendît pas du bon vouloir parthe ; là aussi, nous nous heurtions continuellement aux exigences et aux révoltes des communautés juives. Le succès de l’expédition de Trajan nous eût permis d’ignorer cette ville peu sûre. Mais tant de raisons ne m’avaient jamais persuadé. De sages traités de commerce m’eussent contenté davantage, et j’entrevoyais déjà la possibilité de réduire le rôle d’Alexandrie en créant une seconde métropole grecque dans le voisinage de la Mer Rouge, ce que j’ai fait plus tard quand j’ai fondé Antinoé. Je commençais à connaître ce monde compliqué de l’Asie. Les simples plans d’extermination totale qui avaient réussi en Dacie n’étaient pas de mise dans ce pays plein d’une vie plus multiple, mieux enracinée, et dont dépendait d’ailleurs la richesse du monde. Passé l’Euphrate, commençait pour nous le pays des risques et des mirages, les sables où l’on s’enlise, les routes qui finissent sans aboutir. Le moindre revers aurait pour résultat un ébranlement de prestige que toutes les catastrophes pourraient suivre ; il ne s’agissait pas seulement de vaincre, mais de vaincre toujours, et nos forces s’épuiseraient à cette entreprise. Nous l’avions déjà tentée : je pensais avec horreur à la tête de Crassus, lancée de main en main comme une balle au cours d’une représentation des Bacchantes d’Euripide, qu’un roi barbare frotté d’hellénisme donnait au soir d’une victoire sur nous. Trajan songeait à venger cette vieille défaite ; je songeais surtout à l’empêcher de se reproduire. Je prévoyais assez exactement l’avenir, chose possible après tout quand on est renseigné sur bon nombre des éléments du présent : quelques victoires inutiles entraîneraient trop avant nos armées imprudemment enlevées à d’autres frontières ; l’empereur mourant se couvrirait de gloire, et nous, qui avions à vivre, serions chargés de résoudre tous les problèmes et de remédier à tous les maux.

César avait raison de préférer la première place dans un village à la seconde à Rome. Non par ambition, ou par vaine gloire, mais parce que l’homme placé en second n’a le choix qu’entre les dangers de l’obéissance, ceux de la révolte, et ceux, plus graves, du compromis. Je n’étais même pas le second dans Rome. Sur le point de partir pour une expédition périlleuse, l’empereur n’avait pas encore désigné son successeur : chaque pas en avant donnait une chance aux chefs de l’état-major. Cet homme presque naïf m’apparaissait maintenant plus compliqué que moi-même. Ses rudesses seules me rassuraient : l’empereur bourru me traitait en fils. À d’autres moments, je m’attendais, sitôt qu’on pourrait se passer de mes services, à être évincé par Palma ou supprimé par Quiétus. J’étais sans pouvoir : je ne parvins même pas à obtenir une audience pour les membres influents du Sanhédrin d’Antioche, qui craignaient autant que nous les coups de force des agitateurs juifs, et qui eussent éclairé Trajan sur les menées de leurs coreligionnaires. Mon ami Latinius Alexander, qui descendait d’une des vieilles familles royales de l’Asie Mineure, et dont le nom et la fortune pesaient d’un grand poids, ne fut pas davantage écouté. Pline, envoyé en Bithynie quatre ans plus tôt, y était mort sans avoir eu le temps d’informer l’empereur de l’état exact des esprits et des finances, à supposer que son incurable optimisme lui eût permis de le faire. Les rapports secrets du marchand lycien Opramoas, qui connaissait bien les affaires d’Asie, furent tournés en dérision par Palma. Les affranchis profitaient des lendemains de maladie qui suivaient les soirs d’ivresse pour m’écarter de la chambre impériale : l’ordonnance de l’empereur, un nommé Phœdime, honnête celui-là, mais obtus, et monté contre moi, me refusa deux fois la porte. Par contre, le consulaire Celsus, mon ennemi, s’enferma un soir avec Trajan pour un conciliabule qui dura des heures, et à la suite duquel je me crus perdu. Je me cherchai des alliés où je pus ; je corrompis à prix d’or d’anciens esclaves que j’eusse volontiers envoyés aux galères ; j’ai caressé d’horribles têtes frisées. Le diamant de Nerva ne jetait plus aucun feu.

Et c’est alors que m’apparut le plus sage de mes bons génies : Plotine. Il y avait près de vingt ans que je connaissais l’impératrice. Nous étions du même milieu ; nous avions à peu près le même âge. Je lui avais vu vivre avec calme une existence presque aussi contrainte que la mienne, et plus dépourvue d’avenir. Elle m’avait soutenu, sans paraître s’apercevoir qu’elle le faisait, dans mes moments difficiles. Mais ce fut durant les mauvais jours d’Antioche que sa présence me devint indispensable, comme plus tard son estime le resta toujours, et j’eus celle-ci jusqu’à sa mort. Je pris l’habitude de cette figure en vêtements blancs, aussi simples que peuvent l’être ceux d’une femme, de ses silences, de ses paroles mesurées qui n’étaient jamais que des réponses, et les plus nettes possible. Son aspect ne détonnait en rien dans ce palais plus antique que les splendeurs de Rome : cette fille de parvenus était très digne des Séleucides. Nous étions d’accord presque sur tout. Nous avions tous deux la passion d’orner, puis de dépouiller notre âme, d’éprouver notre esprit à toutes les pierres de touche. Elle inclinait à la philosophie épicurienne, ce lit étroit, mais propre, sur lequel j’ai parfois étendu ma pensée. Le mystère des dieux, qui me hantait, ne l’inquiétait pas ; elle n’avait pas non plus mon goût passionné des corps. Elle était chaste par dégoût du facile, généreuse par décision plutôt que par nature, sagement méfiante, mais prête à tout accepter d’un ami, même ses inévitables erreurs. L’amitié était un choix où elle s’engageait tout entière ; elle s’y livrait absolument, et comme je ne l’ai fait qu’à l’amour. Elle m’a connu mieux que personne ; je lui ai laissé voir ce que j’ai soigneusement dissimulé à tout autre : par exemple, de secrètes lâchetés. J’aime à croire que, de son côté, elle ne m’a presque rien tu. L’intimité des corps, qui n’exista jamais entre nous, a été compensée par ce contact de deux esprits étroitement mêlés l’un à l’autre.

Notre entente se passa d’aveux, d’explications, ou de réticences : les faits eux-mêmes suffisaient. Elle les observait mieux que moi. Sous les lourdes tresses qu’exigeait la mode, ce front lisse était celui d’un juge. Sa mémoire gardait des moindres objets une empreinte exacte ; il ne lui arrivait jamais, comme à moi, d’hésiter trop longtemps ou de se décider trop vite. Elle dépistait d’un coup d’œil mes adversaires les plus cachés ; elle évaluait mes partisans avec une froideur sage. En vérité, nous étions complices, mais l’oreille la plus exercée eût à peine pu reconnaître entre nous les signes d’un secret accord. Elle ne commit jamais devant moi l’erreur grossière de se plaindre de l’empereur, ni l’erreur plus subtile de l’excuser ou de le louer. De mon côté, ma loyauté n’était pas mise en question. Attianus, qui venait d’arriver de Rome, se joignait à ces entrevues qui duraient parfois toute la nuit, mais rien ne semblait lasser cette femme imperturbable et fragile. Elle avait réussi à faire nommer mon ancien tuteur en qualité de conseiller privé, éliminant ainsi mon ennemi Celsus. La méfiance de Trajan, ou l’impossibilité de trouver quelqu’un pour remplir ma place à l’arrière, me retiendrait à Antioche : je comptais sur eux pour m’instruire de tout ce que ne m’apprendraient pas les bulletins. En cas de désastre, ils sauraient rallier autour de moi la fidélité d’une partie de l’armée. Mes adversaires auraient à tabler avec la présence de ce vieillard goutteux qui ne partait que pour me servir, et de cette femme capable d’exiger de soi une longue endurance de soldat.

Je les vis s’éloigner, l’empereur à cheval, ferme, admirablement placide, le groupe patient des femmes en litière, les gardes prétoriens mêlés aux éclaireurs numides du redoutable Lusius Quiétus. L’armée qui avait hiverné sur les bords de l’Euphrate se mit en marche dès l’arrivée du chef : la campagne parthe commençait pour tout de bon. Les premières nouvelles furent sublimes. Babylone conquise, le Tigre franchi, Ctésiphon tombé. Tout, comme toujours, cédait à l’étonnante maîtrise de cet homme. Le prince de l’Arabie Characène se déclara sujet, ouvrant ainsi aux flottilles romaines le cours entier du Tigre : l’empereur s’embarqua pour le port de Charax au fond du Golfe Persique. Il touchait aux rives fabuleuses. Mes inquiétudes subsistaient, mais je les dissimulais comme des crimes ; c’est avoir tort que d’avoir raison trop tôt. Bien plus, je doutais de moi-même : j’avais été coupable de cette basse incrédulité qui nous empêche de reconnaître la grandeur d’un homme que nous connaissons trop. J’avais oublié que certains êtres déplacent les bornes du destin, changent l’histoire. J’avais blasphémé le Génie de l’empereur. Je me rongeais à mon poste. Si par hasard l’impossible avait lieu, se pouvait-il que j’en fusse exclu ? Tout étant toujours plus facile que la sagesse, le désir me venait de remettre la cotte de mailles des guerres sarmates, d’utiliser l’influence de Plotine pour me faire rappeler à l’armée. J’enviais au moindre de nos soldats la poussière des routes d’Asie, le choc des bataillons cuirassés de la Perse. Le Sénat vota cette fois à l’empereur le droit de célébrer, non pas un triomphe, mais une succession de triomphes qui dureraient autant que sa vie. Je fis moi-même ce qui se devait : j’ordonnai des fêtes ; j’allai sacrifier sur le sommet du mont Cassius.

Soudain, l’incendie qui couvait dans cette terre d’Orient éclata partout à la fois. Des marchands juifs refusèrent de payer l’impôt à Séleucie ; Cyrène immédiatement se révolta, et l’élément oriental y massacra l’élément grec ; les routes qui amenaient jusqu’à nos troupes le blé d’Égypte furent coupées par une bande de Zélotes de Jérusalem ; à Chypre, les résidents grecs et romains furent saisis par la populace juive, qui les obligea à s’entre-tuer dans des combats de gladiateurs. Je réussis à maintenir l’ordre en Syrie, mais je percevais des flammes dans l’œil des mendiants assis au seuil des synagogues, des ricanements muets sur les grosses lèvres des conducteurs de dromadaires, une haine qu’en somme nous ne méritions pas. Les Juifs et les Arabes avaient dès le début fait cause commune contre une guerre qui menaçait de ruiner leur négoce ; mais Israël en profitait pour se jeter contre un monde dont l’excluaient ses fureurs religieuses, ses rites singuliers, et l’intransigeance de son Dieu. L’empereur, revenu en toute hâte à Babylone, délégua Quiétus pour châtier les villes révoltées : Cyrène, Édesse, Séleucie, les grandes métropoles helléniques de l’Orient, furent livrées aux flammes en punition de trahisons préméditées au cours des haltes de caravanes ou machinées dans les juiveries. Plus tard, en visitant ces villes à reconstruire, j’ai marché sous des colonnades en ruine, entre des files de statues brisées. L’empereur Osroès, qui avait soudoyé ces révoltes, prit immédiatement l’offensive ; Abgar s’insurgea et rentra dans Édesse en cendres ; nos alliés arméniens, sur lesquels Trajan avait cru pouvoir compter, prêtèrent main-forte aux satrapes. L’empereur se trouva brusquement au centre d’un immense champ de bataille où il fallait faire face de tous côtés.

Il perdit l’hiver au siège de Hatra, place forte presque inexpugnable, située en plein désert, et qui coûta à notre armée des milliers de morts. Son entêtement était de plus en plus une forme de courage personnel : cet homme malade refusait de lâcher prise. Je savais par Plotine que Trajan, malgré l’avertissement d’une brève attaque de paralysie, s’obstinait à ne pas nommer son héritier. Si cet imitateur d’Alexandre mourait à son tour de fièvres ou d’intempérance dans quelque coin malsain de l’Asie, la guerre étrangère se compliquerait d’une guerre civile ; une lutte à mort éclaterait entre mes partisans et ceux de Celsus ou de Palma. Soudain, les nouvelles cessèrent presque complètement ; la mince ligne de communication entre l’empereur et moi n’était maintenue que par les bandes numides de mon pire ennemi. Ce fut à cette époque que je chargeai pour la première fois mon médecin de me marquer à l’encre rouge, sur la poitrine, la place du cœur : si le pire arrivait, je ne tenais pas à tomber vivant entre les mains de Lusius Quiétus. La tâche difficile de pacifier les îles et les provinces limitrophes s’ajoutait aux autres besognes de mon poste, mais le travail épuisant des jours n’était rien comparé à la longueur des nuits d’insomnie. Tous les problèmes de l’empire m’accablaient à la fois, mais le mien propre pesait davantage. Je voulais le pouvoir. Je le voulais pour imposer mes plans, essayer mes remèdes, restaurer la paix. Je le voulais surtout pour être moi-même avant de mourir.

J’allais avoir quarante ans. Si je succombais à cette époque, il ne resterait de moi qu’un nom dans une série de grands fonctionnaires, et une inscription en grec en l’honneur de l’archonte d’Athènes. Depuis, chaque fois que j’ai vu disparaître un homme arrivé au milieu de la vie, et dont le public croit pouvoir mesurer exactement les réussites et les échecs, je me suis rappelé qu’à cet âge je n’existais encore qu’à mes propres yeux et à ceux de quelques amis, qui devaient parfois douter de moi comme j’en doutais moi-même. J’ai compris que peu d’hommes se réalisent avant de mourir : j’ai jugé leurs travaux interrompus avec plus de pitié. Cette hantise d’une vie frustrée immobilisait ma pensée sur un point, la fixait comme un abcès. Il en était de ma convoitise du pouvoir comme de celle de l’amour, qui empêche l’amant de manger, de dormir, de penser, et même d’aimer, tant que certains rites n’ont pas été accomplis. Les tâches les plus urgentes semblaient vaines, du moment qu’il m’était interdit de prendre en maître des décisions affectant l’avenir ; j’avais besoin d’être assuré de régner pour retrouver le goût d’être utile. Ce palais d’Antioche, où j’allais vivre quelques années plus tard dans une sorte de frénésie de bonheur, n’était pour moi qu’une prison, et peut-être une prison de condamné à mort. J’envoyai des messages secrets aux oracles, à Jupiter Ammon, à Castalie, au Zeus Dolichène. Je fis venir des Mages ; j’allai jusqu’à faire prendre dans les cachots d’Antioche un criminel désigné pour la mise en croix, auquel un sorcier trancha la gorge en ma présence, dans l’espoir que l’âme flottant un instant entre la vie et la mort me révélerait l’avenir. Ce misérable y gagna d’échapper à une plus longue agonie, mais les questions posées restèrent sans réponse. La nuit, je me traînais d’embrasure en embrasure, de balcon en balcon, le long des salles de ce palais aux murs encore lézardés par les effets du séisme, traçant çà et là des calculs astrologiques sur les dalles, interrogeant des étoiles tremblantes. Mais c’est sur terre qu’il fallait chercher les signes de l’avenir.

L’empereur enfin leva le siège de Hatra, et se décida à repasser l’Euphrate, qu’on n’aurait jamais dû franchir. Les chaleurs déjà torrides et le harcèlement des archers parthes rendirent plus désastreux encore cet amer retour. Par un brûlant soir de mai, j’allai rencontrer hors des portes de la ville, sur les bords de l’Oronte, le petit groupe éprouvé par les fièvres, l’anxiété, la fatigue : l’empereur malade, Attianus, et les femmes. Trajan tint à faire route à cheval jusqu’au seuil du palais ; il se soutenait à peine ; cet homme si plein de vie semblait plus changé qu’un autre par l’approche de la mort. Criton et Matidie l’aidèrent à gravir les marches, l’emmenèrent s’étendre, s’établirent à son chevet. Attianus et Plotine me racontèrent ceux des incidents de la campagne qui n’avaient pu trouver place dans leurs brefs messages. L’un de ces récits m’émut au point de prendre à jamais rang parmi mes souvenirs personnels, mes propres symboles. A peine arrivé à Charax, l’empereur las était allé s’asseoir sur la grève, face aux eaux lourdes du Golfe Persique. C’était encore l’époque où il ne doutait pas de la victoire, mais, pour la première fois, l’immensité du monde l’accabla, et le sentiment de l’âge, et celui des limites qui nous enserrent tous. De grosses larmes roulèrent sur les joues ridées de cet homme qu’on croyait incapable de jamais pleurer. Le chef qui avait porté les aigles romaines sur des rivages inexplorés jusque-là comprit qu’il ne s’embarquerait jamais sur cette mer tant rêvée : l’Inde, la Bactriane, tout cet obscur Orient dont il s’était grisé à distance, resterait pour lui des noms et des songes. Dès le lendemain, les mauvaises nouvelles le forcèrent à repartir. Chaque fois qu’à mon tour le destin m’a dit non, je me suis souvenu de ces pleurs versés un soir, sur une rive lointaine, par un vieil homme qui regardait peut-être pour la première fois sa vie face à face.

Je montai le matin suivant chez l’empereur. Je me sentais envers lui filial, fraternel. Cet homme qui s’était toujours fait gloire de vivre et de penser en tout comme chaque soldat de son armée finissait en pleine solitude : couché sur son lit, il continuait à combiner des plans grandioses auxquels personne ne s’intéressait plus. Comme toujours, son langage sec et cassant enlaidissait sa pensée ; formant ses mots à grand-peine, il me parla du triomphe qu’on lui préparait à Rome. Il niait la défaite comme il niait la mort. Il eut une seconde attaque deux jours plus tard. Mes conciliabules anxieux reprirent avec Attianus, avec Plotine. La prévoyance de l’impératrice venait de faire élever mon vieil ami à la position toute-puissante de préfet du prétoire, mettant ainsi sous nos ordres la garde impériale. Matidie, qui ne quittait pas la chambre du malade, nous était heureusement tout acquise ; cette femme simple et tendre était d’ailleurs de cire entre les mains de Plotine. Mais aucun de nous n’osait rappeler à l’empereur que la question de succession restait pendante. Peut-être, comme Alexandre, avait-il décidé de ne pas nommer lui-même son héritier ; peut-être avait-il envers le parti de Quiétus des engagements sus de lui seul. Plus simplement, il refusait d’envisager sa fin : on voit ainsi, dans les familles, des vieillards obstinés mourir intestat. Il s’agit moins pour eux de garder jusqu’au bout leur trésor, ou leur empire, dont leurs doigts gourds se sont déjà à demi détachés, que de ne pas s’établir trop tôt dans l’état posthume d’un homme qui n’a plus de décisions à prendre, plus de surprises à causer, plus de menaces ou de promesses à faire aux vivants. Je le plaignais : nous différions trop pour qu’il pût trouver en moi ce continuateur docile, commis d’avance aux mêmes méthodes, et jusqu’aux mêmes erreurs, que la plupart des gens qui ont exercé une autorité absolue cherchent désespérément à leur lit de mort. Mais le monde autour de lui était vide d’hommes d’État : j’étais le seul qu’il pût prendre sans manquer à ses devoirs de bon fonctionnaire et de grand prince : ce chef habitué à évaluer les états de service était à peu près forcé de m’accepter. C’était d’ailleurs une excellente raison pour me haïr. Peu à peu, sa santé se rétablit juste assez pour lui permettre de quitter la chambre. Il parlait d’entreprendre une nouvelle campagne ; il n’y croyait pas lui-même. Son médecin Criton, qui craignait pour lui les chaleurs de la canicule, réussit enfin à le décider à se rembarquer pour Rome. Le soir qui précéda son départ, il me fit appeler à bord du navire qui devait le ramener en Italie, et me nomma commandant en chef à sa place. Il s’engageait jusque-là. Mais l’essentiel n’était pas fait.

Contrairement aux ordres reçus, je commençai immédiatement, mais en secret, des pourparlers de paix avec Osroès. Je misais sur le fait que je n’aurais probablement plus de comptes à rendre à l’empereur. Moins de dix jours plus tard, je fus réveillé en pleine nuit par l’arrivée d’un messager : je reconnus aussitôt un homme de confiance de Plotine. Il m’apportait deux missives. L’une, officielle, m’apprenait que Trajan, incapable de supporter le mouvement de la mer, avait été débarqué à Sélinonte-en-Cilicie où il gisait gravement malade dans la maison d’un marchand. Une seconde lettre, secrète celle-là, m’annonçait sa mort, que Plotine me promettait de tenir cachée le plus longtemps possible, me donnant ainsi l’avantage d’être averti le premier. Je partis sur-le-champ pour Sélinonte, après avoir pris toutes les mesures nécessaires pour m’assurer des garnisons syriennes. À peine en route, un nouveau courrier m’annonça officiellement le décès de l’empereur. Son testament, qui me désignait comme héritier, venait d’être envoyé à Rome en mains sûres. Tout ce qui depuis dix ans avait été fiévreusement rêvé, combiné, discuté ou tu, se réduisait à un message de deux lignes, tracé en grec d’une main ferme par une petite écriture de femme. Attianus, qui m’attendait sur le quai de Sélinonte, fut le premier à me saluer du titre d’empereur.

Et c’est ici, dans cet intervalle entre le débarquement du malade et le moment de sa mort, que se place une de ces séries d’événements qu’il me sera toujours impossible de reconstituer, et sur lesquels pourtant s’est édifié mon destin. Ces quelques jours passés par Attianus et les femmes dans cette maison de marchand ont à jamais décidé de ma vie, mais il en sera éternellement d’eux comme il en fut plus tard d’une certaine après-midi sur le Nil, dont je ne saurai non plus jamais rien, précisément parce qu’il m’importerait d’en tout savoir. Le dernier des badauds, à Rome, a son opinion sur ces épisodes de ma vie, mais je suis à leur sujet le moins renseigné des hommes. Mes ennemis ont accusé Plotine d’avoir profité de l’agonie de l’empereur pour faire tracer à ce moribond les quelques mots qui me léguaient le pouvoir. Des calomniateurs plus grossiers encore ont décrit un lit à courtines, la lueur incertaine d’une lampe, le médecin Criton dictant les dernières volontés de Trajan d’une voix qui contrefaisait celle du mort. On a fait valoir que l’ordonnance Phœdime, qui me haïssait, et dont mes amis n’auraient pas pu acheter le silence, succomba fort opportunément d’une fièvre maligne le lendemain du décès de son maître. Il y a dans ces images de violence et d’intrigue je ne sais quoi qui frappe l’imagination populaire, et même la mienne. Il ne me déplairait pas qu’un petit nombre d’honnêtes gens eussent été capables d’aller pour moi jusqu’au crime, ni que le dévouement de l’impératrice l’eût entraînée si loin. Elle savait les dangers qu’une décision non prise faisait courir à l’État ; je l’honore assez pour croire qu’elle eût accepté de commettre une fraude nécessaire, si la sagesse, le sens commun, l’intérêt public, et l’amitié l’y avaient poussée. J’ai tenu entre mes mains depuis lors ce document si violemment contesté par mes adversaires : je ne puis me prononcer pour ou contre l’authenticité de cette dernière dictée d’un malade. Certes, je préfère supposer que Trajan lui-même, faisant avant de mourir le sacrifice de ses préjugés personnels, a de son plein gré laissé l’empire à celui qu’il jugeait somme toute le plus digne. Mais il faut bien avouer que la fin, ici, m’importait plus que les moyens : l’essentiel est que l’homme arrivé au pouvoir ait prouvé par la suite qu’il méritait de l’exercer.

Le corps fut brûlé sur le rivage, peu après mon arrivée, en attendant les funérailles triomphales qui seraient célébrées à Rome. Presque personne n’assista à la cérémonie très simple, qui eut lieu à l’aube, et ne fut qu’un dernier épisode des longs soins domestiques rendus par les femmes à la personne de Trajan. Matidie pleurait à chaudes larmes ; la vibration de l’air autour du bûcher brouillait les traits de Plotine. Calme, distante, un peu creusée par la fièvre, elle demeurait comme toujours clairement impénétrable. Attianus et Criton veillaient à ce que tout fût convenablement consumé. La petite fumée se dissipa dans l’air pâle du matin sans ombres. Aucun de mes amis ne revint sur les incidents des quelques jours qui avaient précédé la mort de l’empereur. Leur mot d’ordre était évidemment de se taire ; le mien fut de ne pas poser de dangereuses questions.

Le jour même, l’impératrice veuve et ses familiers se rembarquèrent pour Rome. Je rentrai à Antioche, accompagné le long de la route par les acclamations des légions. Un calme extraordinaire s’était emparé de moi : l’ambition, et la crainte, semblaient un cauchemar passé. Quoi qu’il fût arrivé, j’avais toujours été décidé à défendre jusqu’au bout mes chances impériales, mais l’acte d’adoption simplifiait tout. Ma propre vie ne me préoccupait plus : je pouvais de nouveau penser au reste des hommes.

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