Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar

C’est à Rome, durant les longs repas officiels, qu’il m’est arrivé de penser aux origines relativement récentes de notre luxe, à ce peuple de fermiers économes et de soldats frugaux, repus d’ail et d’orge, subitement vautrés par la conquête dans les cuisines de l’Asie, engloutissant ces nourritures compliquées avec une rusticité de paysans pris de fringale. Nos Romains s’étouffent d’ortolans, s’inondent de sauces, et s’empoisonnent d’épices. Un Apicius s’enorgueillit de la succession des services, de cette série de plats aigres ou doux, lourds ou subtils, qui composent la belle ordonnance de ses banquets ; passe encore si chacun de ces mets était servi à part, assimilé à jeun, doctement dégusté par un gourmet aux papilles intactes. Présentés pêle-mêle, au sein d’une profusion banale et journalière, ils forment dans le palais et dans l’estomac de l’homme qui mange une confusion détestable où les odeurs, les saveurs, les substances perdent leur valeur propre et leur ravissante identité. Ce pauvre Lucius s’amusait jadis à me confectionner des plats rares ; ses pâtés de faisans, avec leur savant dosage de jambon et d’épices, témoignaient d’un art aussi exact que celui du musicien et du peintre ; je regrettais pourtant la chair nette du bel oiseau. La Grèce s’y entendait mieux : son vin résiné, son pain clouté de sésame, ses poissons retournés sur le gril au bord de la mer, noircis inégalement par le feu et assaisonnés çà et là du craquement d’un grain de sable, contentaient purement l’appétit sans entourer de trop de complications la plus simple de nos joies. J’ai goûté, dans tel bouge d’Égine ou de Phalère, à des nourritures si fraîches qu’elles demeuraient divinement propres, en dépit des doigts sales du garçon de taverne, si modiques, mais si suffisantes, qu’elles semblaient contenir sous la forme la plus résumée possible quelque essence d’immortalité. La viande cuite au soir des chasses avait elle aussi cette qualité presque sacramentelle, nous ramenait plus loin, aux origines sauvages des races. Le vin nous initie aux mystères volcaniques du sol, aux richesses minérales cachées : une coupe de Samos bue à midi, en plein soleil, ou au contraire absorbée par un soir d’hiver dans un état de fatigue qui permet de sentir immédiatement au creux du diaphragme son écoulement chaud, sa sûre et brûlante dispersion le long de nos artères, est une sensation presque sacrée, parfois trop forte pour une tête humaine ; je ne la retrouve plus si pure sortant des celliers numérotés de Rome, et le pédantisme des grands connaisseurs de crus m’impatiente. Plus pieusement encore, l’eau bue dans la paume ou à même la source fait couler en nous le sel le plus secret de la terre et la pluie du ciel. Mais l’eau elle-même est un délice dont le malade que je suis doit à présent n’user qu’avec sobriété. N’importe : même à l’agonie, et mêlée à l’amertume des dernières potions, je m’efforcerai de goûter sa fraîche insipidité sur mes lèvres.

J’ai expérimenté brièvement avec l’abstinence de viande aux écoles de philosophie, où il sied d’essayer une fois pour toutes chaque méthode de conduite ; plus tard, en Asie, j’ai vu des Gymnosophistes indiens détourner la tête des agneaux fumants et des quartiers de gazelle servis sous la tente d’Osroès. Mais cette pratique, à laquelle ta jeune austérité trouve du charme, demande des soins plus compliqués que ceux de la gourmandise elle-même ; elle nous sépare trop du commun des hommes dans une fonction presque toujours publique et à laquelle président le plus souvent l’apparat ou l’amitié. J’aime mieux me nourrir toute ma vie d’oies grasses et de pintades que de me faire accuser par mes convives, à chaque repas, d’une ostentation d’ascétisme. Déjà ai-je eu quelque peine, à l’aide de fruits secs ou du contenu d’un verre lentement dégusté, à déguiser à mes invités que les pièces montées de mes chefs étaient pour eux plutôt que pour moi, ou que ma curiosité pour ces mets finissait avant la leur. Un prince manque ici de la latitude offerte au philosophe : il ne peut se permettre de différer sur trop de points à la fois, et les dieux savent que mes points de différence n’étaient déjà que trop nombreux, bien que je me flattasse que beaucoup fussent invisibles. Quant aux scrupules religieux du Gymnosophiste, à son dégoût en présence des chairs ensanglantées, j’en serais plus touché s’il ne m’arrivait de me demander en quoi la souffrance de l’herbe qu’on coupe diffère essentiellement de celle des moutons qu’on égorge, et si notre horreur devant les bêtes assassinées ne tient pas surtout à ce que notre sensibilité appartient au même règne. Mais à certains moments de la vie, dans les périodes de jeûne rituel, par exemple, ou au cours des initiations religieuses, j’ai connu les avantages pour l’esprit, et aussi les dangers, des différentes formes de l’abstinence, ou même de l’inanition volontaire, de ces états proches du vertige où le corps, en partie délesté, entre dans un monde pour lequel il n’est pas fait, et qui préfigure les froides légèretés de la mort. À d’autres moments, ces expériences m’ont permis de jouer avec l’idée du suicide progressif, du trépas par inanition qui fut celui de certains philosophes, espèce de débauche retournée où l’on va jusqu’à l’épuisement de la substance humaine. Mais il m’eût toujours déplu d’adhérer totalement à un système, et je n’aurais pas voulu qu’un scrupule m’enlevât le droit de me gaver de charcuterie, si par hasard j’en avais envie, ou si cette nourriture était la seule facile.

Les cyniques et les moralistes s’accordent pour mettre les voluptés de l’amour parmi les jouissances dites grossières, entre le plaisir de boire et celui de manger, tout en les déclarant d’ailleurs, puisqu’ils assurent qu’on s’en peut passer, moins indispensables que ceux-là. Du moraliste, je m’attends à tout, mais je m’étonne que le cynique s’y trompe. Mettons que les uns et les autres aient peur de leurs démons, soit qu’ils leur résistent, soit qu’ils s’y abandonnent, et s’efforcent de ravaler leur plaisir pour essayer de lui enlever sa puissance presque terrible, sous laquelle ils succombent, et son étrange mystère, où ils se sentent perdus. Je croirai à cette assimilation de l’amour aux joies purement physiques (à supposer qu’il en existe de telles) le jour où j’aurai vu un gourmet sangloter de délices devant son mets favori, comme un amant sur une jeune épaule. De tous nos jeux, c’est le seul qui risque de bouleverser l’âme, le seul aussi où le joueur s’abandonne nécessairement au délire du corps. Il n’est pas indispensable que le buveur abdique sa raison, mais l’amant qui garde la sienne n’obéit pas jusqu’au bout à son dieu. L’abstinence ou l’excès n’engagent partout ailleurs que l’homme seul : sauf dans le cas de Diogène, dont les limitations et le caractère de raisonnable pis-aller se marquent d’eux-mêmes, toute démarche sensuelle nous place en présence de l’Autre, nous implique dans les exigences et les servitudes du choix. Je n’en connais pas où l’homme se résolve pour des raisons plus simples et plus inéluctables, où l’objet choisi se pèse plus exactement à son poids brut de délices, où l’amateur de vérités ait plus de chances de juger la créature nue. À partir d’un dépouillement qui s’égale à celui de la mort, d’une humilité qui passe celle de la défaite et de la prière, je m’émerveille de voir chaque fois se reformer la complexité des refus, des responsabilités, des apports, les pauvres aveux, les fragiles mensonges, les compromis passionnés entre mes plaisirs et ceux de l’Autre, tant de liens impossibles à rompre et pourtant déliés si vite. Ce jeu mystérieux qui va de l’amour d’un corps à l’amour d’une personne m’a semblé assez beau pour lui consacrer une part de ma vie. Les mots trompent, puisque celui de plaisir couvre des réalités contradictoires, comporte à la fois les notions de tiédeur, de douceur, d’intimité des corps, et celles de violence, d’agonie et de cri. La petite phrase obscène de Poseidonius sur le frottement de deux parcelles de chair, que je t’ai vu copier avec une application d’enfant sage dans tes cahiers d’école, ne définit pas plus le phénomène de l’amour que la corde touchée du doigt ne rend compte du miracle des sons. C’est moins la volupté qu’elle insulte que la chair elle-même, cet instrument de muscles, de sang, et d’épiderme, ce rouge nuage dont l’âme est l’éclair.

Et j’avoue que la raison reste confondue en présence du prodige même de l’amour, de l’étrange obsession qui fait que cette même chair dont nous nous soucions si peu quand elle compose notre propre corps, nous inquiétant seulement de la laver, de la nourrir, et, s’il se peut, de l’empêcher de souffrir, puisse nous inspirer une telle passion de caresses simplement parce qu’elle est animée par une individualité différente de la nôtre, et parce qu’elle représente certains linéaments de beauté, sur lesquels, d’ailleurs, les meilleurs juges ne s’accordent pas. Ici, la logique humaine reste en deçà, comme dans les révélations des Mystères. La tradition populaire ne s’y est pas trompée, qui a toujours vu dans l’amour une forme d’initiation, l’un des points de rencontre du secret et du sacré. L’expérience sensuelle se compare encore aux Mystères en ce que la première approche fait au non-initié l’effet d’un rite plus ou moins effrayant, scandaleusement éloigné des fonctions familières du sommeil, du boire, et du manger, objet de plaisanterie, de honte, ou de terreur. Tout autant que la danse des Ménades ou le délire des Corybantes, notre amour nous entraîne dans un univers différent, où il nous est, en d’autres temps, interdit d’accéder, et où nous cessons de nous orienter dès que l’ardeur s’éteint ou que la jouissance se dénoue. Cloué au corps aimé comme un crucifié à sa croix, j’ai appris sur la vie quelques secrets qui déjà s’émoussent dans mon souvenir, par l’effet de la même loi qui veut que le convalescent, guéri, cesse de se retrouver dans les vérités mystérieuses de son mal, que le prisonnier relâché oublie la torture, ou le triomphateur dégrisé la gloire.

J’ai rêvé parfois d’élaborer un système de connaissance humaine basé sur l’érotique, une théorie du contact, où le mystère et la dignité d’autrui consisteraient précisément à offrir au Moi ce point d’appui d’un autre monde. La volupté serait dans cette philosophie une forme plus complète, mais aussi plus spécialisée, de cette approche de l’Autre, une technique de plus mise au service de la connaissance de ce qui n’est pas nous. Dans les rencontres les moins sensuelles, c’est encore dans le contact que l’émotion s’achève ou prend naissance : la main un peu répugnante de cette vieille qui me présente un placet, le front moite de mon père à l’agonie, la plaie lavée d’un blessé. Même les rapports les plus intellectuels ou les plus neutres ont lieu à travers ce système de signaux du corps : le regard soudain éclairci du tribun auquel on explique une manœuvre au matin d’une bataille, le salut impersonnel d’un subalterne que notre passage fige en une attitude d’obéissance, le coup d’œil amical de l’esclave que je remercie parce qu’il m’apporte un plateau, ou, devant le camée grec qu’on lui offre, la moue appréciatrice d’un vieil ami. Avec la plupart des êtres, les plus légers, les plus superficiels de ces contacts suffisent à notre envie, ou même l’excèdent déjà. Qu’ils insistent, se multiplient autour d’une créature unique jusqu’à la cerner tout entière ; que chaque parcelle d’un corps se charge pour nous d’autant de significations bouleversantes que les traits d’un visage ; qu’un seul être, au lieu de nous inspirer tout au plus de l’irritation, du plaisir, ou de l’ennui, nous hante comme une musique et nous tourmente comme un problème ; qu’il passe de la périphérie de notre univers à son centre, nous devienne enfin plus indispensable que nous-mêmes, et l’étonnant prodige a lieu, où je vois bien davantage un envahissement de la chair par l’esprit qu’un simple jeu de la chair.

De telles vues sur l’amour pourraient mener à une carrière de séducteur. Si je ne l’ai pas remplie, c’est sans doute que j’ai fait autre chose, sinon mieux. A défaut de génie, une pareille carrière demande des soins, et même des stratagèmes, pour lesquels je me sentais peu fait. Ces pièges dressés, toujours les mêmes, cette routine bornée à de perpétuelles approches, limitée par la conquête même, m’ont lassé. La technique du grand séducteur exige dans le passage d’un objet à un autre une facilité, une indifférence, que je n’ai pas à l’égard d’eux : de toute façon, ils m’ont quitté plus que je ne les quittais ; je n’ai jamais compris qu’on se rassasiât d’un être. L’envie de dénombrer exactement les richesses que chaque nouvel amour nous apporte, de le regarder changer, peut-être de le regarder vieillir, s’accorde mal avec la multiplicité des conquêtes. J’ai cru jadis qu’un certain goût de la beauté me tiendrait lieu de vertu, saurait m’immuniser contre les sollicitations trop grossières. Mais je me trompais. L’amateur de beauté finit par la retrouver partout, filon d’or dans les plus ignobles veines ; par éprouver, à manier ces chefs-d’œuvre fragmentaires, salis, ou brisés, un plaisir de connaisseur seul à collectionner des poteries crues vulgaires. Un obstacle plus sérieux, pour un homme de goût, est une position d’éminence dans les affaires humaines, avec ce que la puissance presque absolue comporte de risques d’adulation ou de mensonge. L’idée qu’un être, si peu que ce soit, se contrefait en ma présence, est capable de me le faire plaindre, mépriser, ou haïr. J’ai souffert de ces inconvénients de ma fortune comme un homme pauvre de ceux de sa misère. Un pas de plus, et j’aurais accepté la fiction qui consiste à prétendre qu’on séduit, quand on sait qu’on s’impose. Mais l’écœurement, ou la sottise peut-être, risquent de commencer là.

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