Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar

Chapitre 26

J’avais toute ma vie fait bon ménage avec mon corps ; j’avais implicitement compté sur sa docilité, sur sa force. Cette étroite alliance commençait à se dissoudre ; mon corps cessait de ne faire qu’un avec ma volonté, avec mon esprit, avec ce qu’il faut bien, maladroitement, que j’appelle mon âme ; le camarade intelligent d’autrefois n’était plus qu’un esclave qui rechigne à sa tâche. Mon corps me craignait ; je sentais continuellement dans ma poitrine la présence obscure de la peur, un resserrement qui n’était pas encore la douleur, mais le premier pas vers elle. J’avais pris de longue date l’habitude de l’insomnie, mais le sommeil désormais était pire que son absence ; à peine assoupi, j’avais d’affreux réveils. J’étais sujet à des maux de tête qu’Hermogène attribuait à la chaleur du climat et au poids du casque ; le soir, après les longues fatigues, je m’asseyais comme on tombe ; se lever pour recevoir Rufus ou Sévérus était un effort auquel je m’apprêtais longtemps à l’avance ; mes coudes pesaient sur les bras de mon siège ; mes cuisses tremblaient comme celles d’un coureur fourbu. Le moindre geste devenait une corvée, et de ces corvées la vie était faite.

Un accident presque ridicule, une indisposition d’enfant, mit au jour la maladie cachée sous l’atroce fatigue. Un saignement de nez, dont je me préoccupai d’abord assez peu, me prit durant une séance de l’état-majo ; il persistait encore au repas du soir ; je me réveillai la nuit trempé de sang. J’appelai Céler, qui couchait sous la tente voisine ; il alerta à son tour Hermogène, mais l’horrible coulée tiède continua. Les mains soigneuses du jeune officier essuyaient ce liquide qui me barbouillait le visage ; à l’aube, je fus pris de haut-le-corps comme en ont à Rome les condamnés à mort qui s’ouvrent les veines dans leur bain ; on réchauffa du mieux qu’on put à l’aide de couvertures et d’affusions brûlantes ce corps qui se glaçait ; pour arrêter le flux de sang, Hermogène avait prescrit de la neige ; elle manquait au camp ; au prix de mille difficultés, Céler en fit transporter des sommets de l’Hermon. Je sus plus tard qu’on avait désespéré de ma vie ; et moi-même, je ne m’y sentais plus rattaché que par le plus mince des fils, imperceptible comme ce pouls trop rapide qui consternait mon médecin. L’hémorragie inexpliquée s’arrêta pourtant ; je quittai le lit ; je m’astreignis à vivre comme à l’ordinaire ; je n’y parvins pas. Un soir où, mal remis, j’avais imprudemment essayé d’une brève promenade à cheval, je reçus un second avertissement, plus sérieux encore que le premier. L’espace d’une seconde, je sentis les battements de mon cœur se précipiter, puis se ralentir, s’interrompre, cesser ; je crus tomber comme une pierre dans je ne sais quel puits noir qui est sans doute la mort. Si c’était bien elle, on se trompe quand on la prétend silencieuse : j’étais emporté par des cataractes, assourdi comme un plongeur par le grondement des eaux. Je n’atteignis pas le fond ; je remontai à la surface ; je suffoquais. Toute ma force, dans ce moment que j’avais cru le dernier, s’était concentrée dans ma main crispée sur le bras de Céler debout à mon côté : il me montra plus tard les marques de mes doigts sur son épaule. Mais il en est de cette brève agonie comme de toutes les expériences du corps : elle est indicible, et reste bon gré mal gré le secret de l’homme qui l’a vécue. J’ai traversé depuis des crises analogues, jamais d’identiques, et sans doute ne supporte-t-on pas deux fois sans mourir de passer par cette terreur et par cette nuit. Hermogène finit par diagnostiquer un commencement d’hydropisie du cœur ; il fallut accepter les consignes que me donnait ce mal, devenu subitement mon maître, consentir à une longue période d’inaction, sinon de repos, borner pour un temps les perspectives de ma vie au cadre d’un lit. J’avais presque honte de cette maladie tout intérieure, quasi invisible, sans fièvre, sans abcès, sans douleurs d’entrailles, qui n’a pour symptômes qu’un souffle un peu plus rauque et la marque livide laissée sur le pied gonflé par la courroie de la sandale.

Un silence extraordinaire s’établit autour de ma tente ; le camp de Béthar tout entier semblait devenu une chambre de malade. L’huile aromatique qui brûlait aux pieds de mon Génie rendait plus lourd encore l’air renfermé sous cette cage de toile ; le bruit de forge de mes artères me faisait vaguement penser à l’île des Titans au bord de la nuit. À d’autres moments, ce bruit insupportable devenait celui d’un galop piétinant la terre molle ; cet esprit si soigneusement tenu en rênes pendant près de cinquante ans s’évadait ; ce grand corps flottait à la dérive ; j’acceptais d’être cet homme las qui compte distraitement les étoiles et les losanges de sa couverture ; je regardais dans l’ombre la tache blanche d’un buste ; une cantilène en l’honneur d’Épona, déesse des chevaux, que chantait jadis à voix basse ma nourrice espagnole, grande femme sombre qui ressemblait à une Parque, remontait du fond d’un abîme de plus d’un demi-siècle. Les journées, puis les nuits, semblaient mesurées par les gouttes brunes qu’Hermogène comptait une à une dans une tasse de verre.

Le soir, je rassemblais mes forces pour écouter le rapport de Rufus : la guerre touchait à sa fin ; Akiba, qui, depuis le début des hostilités, s’était en apparence retiré des affaires publiques, se consacrait à l’enseignement du droit rabbinique dans la petite ville d’Usfa en Galilée ; cette salle de cours était devenue le centre de la résistance zélote ; des messages secrets étaient rechiffrés et transmis aux partisans de Simon par ces mains nonagénaires ; il fallut renvoyer de force dans leurs foyers les étudiants fanatisés qui entouraient ce vieillard. Après de longues hésitations, Rufus se décida à faire interdire comme séditieuse l’étude de la loi juive ; quelques jours plus tard, Akiba, qui avait contrevenu à ce décret, fut arrêté et mis à mort. Neuf autres docteurs de la Loi, l’âme du parti zélote, périrent avec lui. J’avais approuvé toutes ces mesures d’un signe de tête. Akiba et ses fidèles moururent persuadés jusqu’au bout d’être les seuls innocents, les seuls justes ; aucun d’eux ne songea à accepter sa part de responsabilité dans les malheurs qui accablaient son peuple. On les envierait, si l’on pouvait envier des aveugles. Je ne refuse pas à ces dix forcenés le titre de héros ; en tout cas, ce n’étaient pas des sages.

Trois mois plus tard, par un froid matin de février, assis au haut d’une colline, adossé au tronc d’un figuier dégarni de ses feuilles, j’assistai à l’assaut qui précéda de quelques heures la capitulation de Béthar ; je vis sortir un à un les derniers défenseurs de la forteresse, hâves, décharnés, hideux, beaux pourtant comme tout ce qui est indomptable. À la fin du même mois, je me fis transporter au lieudit du puits d’Abraham, où les rebelles pris les armes à la main dans les agglomérations urbaines furent rassemblés et vendus à l’encan ; des enfants ricanants, déjà féroces, déformés par des convictions implacables, se vantant très haut d’avoir causé la mort de dizaines de légionnaires, des vieillards emmurés dans un rêve de somnambule, des matrones aux chairs molles, et d’autres, solennelles et sombres comme la Grande Mère des cultes d’Orient, défilèrent sous l’œil froid des marchands d’esclaves ; cette multitude passa devant moi comme une poussière. Josué Ben Kisma, chef des soi-disant modérés, qui avait lamentablement échoué dans son rôle de pacificateur, succomba vers cette même époque aux suites d’une longue maladie ; il mourut en appelant de ses vœux la guerre étrangère et la victoire des Parthes sur nous. D’autre part, les Juifs christianisés, que nous n’avions pas inquiétés, et qui gardent rancune au reste du peuple hébreu d’avoir persécuté leur prophète, virent en nous les instruments d’une colère divine. La longue série des délires et des malentendus continuait.

Une inscription placée sur le site de Jérusalem défendit aux Juifs, sous peine de mort, de s’installer à nouveau dans ce tas de décombres ; elle reproduisait mot pour mot la phrase inscrite naguère au portail du temple, et qui en interdisait l’entrée aux incirconcis. Un jour par an, le neuf du mois d’Ab, les Juifs ont le droit de venir pleurer devant un mur en ruine. Les plus pieux se refusèrent à quitter leur terre natale ; ils s’établirent du mieux qu’ils purent dans les régions les moins dévastées par la guerre ; les plus fanatiques émigrèrent en territoire parthe ; d’autres allèrent à Antioche, à Alexandrie, à Pergame ; les plus fins se rendirent à Rome, où ils prospérèrent. La Judée fut rayée de la carte, et prit par mon ordre le nom de Palestine. Durant ces quatre ans de guerre, cinquante forteresses, et plus de neuf cents villes et villages avaient été saccagés et anéantis ; l’ennemi avait perdu près de six cent mille hommes ; les combats, les fièvres endémiques, les épidémies nous en avaient enlevé près de quatre-vingt-dix mille. La remise en état du pays suivit immédiatement les travaux de la guerre ; Ælia Capitolina fut rebâtie, à une échelle d’ailleurs plus modeste ; il faut toujours recommencer.

Je me reposai quelque temps à Sidon, où un marchand grec me prêta sa maison et ses jardins. En mars, les cours intérieures étaient déjà tapissées de roses. J’avais repris des forces : je trouvais même de surprenantes ressources à ce corps qu’avait prostré d’abord la violence de la première crise. On n’a rien compris à la maladie, tant qu’on n’a pas reconnu son étrange ressemblance avec la guerre et l’amour : ses compromis, ses feintes, ses exigences, ce bizarre et unique amalgame produit par le mélange d’un tempérament et d’un mal. J’allais mieux, mais j’employais à ruser avec mon corps, à lui imposer mes volontés ou à céder prudemment aux siennes, autant d’art que j’en avais mis autrefois à élargir et à régler mon univers, à construire ma personne, et à embellir ma vie. Je me remis avec modération aux exercices du gymnase ; mon médecin ne m’interdisait plus l’usage du cheval, mais ce n’était plus qu’un moyen de transport ; j’avais renoncé aux dangereuses voltiges d’autrefois. Au cours de tout travail, de tout plaisir, travail et plaisir n’étaient plus l’essentiel, mon premier souci était de m’en tirer sans fatigue. Mes amis s’émerveillaient d’un rétablissement en apparence si complet ; ils s’efforçaient de croire que cette maladie n’était due qu’aux efforts excessifs de ces années de guerre, et ne recommencerait pas ; j’en jugeais autrement ; je pensais aux grands pins des forêts de Bithynie, que le bûcheron marque en passant d’une entaille, et qu’il reviendra jeter bas à la prochaine saison. Vers la fin du printemps, je m’embarquai pour l’Italie sur un vaisseau de haut bord de la flotte ; j’emmenais avec moi Céler, devenu indispensable, et Diotime de Gadara, jeune Grec de naissance servile, rencontré à Sidon, et qui était beau. La route du retour traversait l’Archipel ; pour la dernière fois sans doute de ma vie, j’assistais aux bonds des dauphins dans l’eau bleue ; j’observais, sans songer désormais à en tirer des présages, le long vol régulier des oiseaux migrateurs, qui parfois, pour se reposer, s’abattent amicalement sur le pont du navire ; je goûtais cette odeur de sel et de soleil sur la peau humaine, ce parfum de lentisque et de térébinthe des îles où l’on voudrait vivre, et où l’on sait d’avance qu’on ne s’arrêtera pas. Diotime a reçu cette parfaite instruction littéraire qu’on donne souvent, pour accroître encore leur valeur, aux jeunes esclaves doués des grâces du corps ; au crépuscule, couché à l’arrière, sous un tendelet de pourpre, je l’écoutais me lire des poètes de son pays, jusqu’à ce que la nuit effaçât également les lignes qui décrivent l’incertitude tragique de la vie humaine, et celles qui parlent de colombes, de couronnes de roses, et de bouches baisées. Une haleine humide s’exhalait de la mer ; les étoiles montaient une à une à leur place assignée ; le navire penché par le vent filait vers l’Occident où s’éraillait encore une dernière bande rouge ; un sillage phosphorescent s’étirait derrière nous, bientôt recouvert par les masses noires des vagues. Je me disais que seules deux affaires importantes m’attendaient à Rome ; l’une était le choix de mon successeur, qui intéressait tout l’empire ; l’autre était ma mort, et ne concernait que moi.

Chapitre 27

Rome m’avait préparé un triomphe, que cette fois j’acceptai. Je ne luttais plus contre ces coutumes à la fois vénérables et vaines ; tout ce qui met en lumière l’effort de l’homme, ne fût-ce que pour la durée d’un jour, me semblait salutaire en présence d’un monde si prompt à l’oubli. Il ne s’agissait pas seulement de la répression de la révolte juive ; dans un sens plus profond et connu de moi seul, j’avais triomphé. J’associai à ces honneurs le nom d’Arrien. Il venait d’infliger aux hordes alaines une série de défaites qui les rejetait pour longtemps dans ce centre obscur de l’Asie d’où elles avaient cru sortir ; l’Arménie était sauvée ; le lecteur de Xénophon s’en révélait l’émule ; la race n’était pas éteinte de ces lettrés qui savent au besoin commander et combattre. Ce soir-là, de retour dans ma maison de Tibur, c’est d’un cœur las, mais tranquille, que je pris des mains de Diotime le vin et l’encens du sacrifice journalier à mon Génie.

Simple particulier, j’avais commencé d’acheter et de mettre bout à bout ces terrains étalés au pied des monts sabins, au bord des eaux vives, avec l’acharnement patient d’un paysan qui arrondit ses vignes ; entre deux tournées impériales, j’avais campé dans ces bosquets en proie aux maçons et aux architectes, et dont un jeune homme imbu de toutes les superstitions de l’Asie demandait pieusement qu’on épargnât les arbres. Au retour de mon grand voyage d’Orient, j’avais mis une espèce de frénésie à parachever cet immense décor d’une pièce déjà aux trois quarts finie. J’y revenais cette fois terminer mes jours le plus décemment possible. Tout y était réglé pour faciliter le travail aussi bien que le plaisir : la chancellerie, les salles d’audience, le tribunal où je jugeais en dernier ressort les affaires difficiles m’épargnaient de fatigants va-et-vient entre Tibur et Rome. J’avais doté chacun de ces édifices de noms qui évoquaient la Grèce : le Pœcile, l’Académie, le Prytanée. Je savais bien que cette petite vallée plantée d’oliviers n’était pas Tempé, mais j’arrivais à l’âge où chaque beau lieu en rappelle un autre, plus beau, où chaque délice s’aggrave du souvenir de délices passées. J’acceptais de me livrer à cette nostalgie qui est la mélancolie du désir. J’avais même donné à un coin particulièrement sombre du parc le nom de Styx, à une prairie semée d’anémones celui de Champs Élysées, me préparant ainsi à cet autre monde dont les tourments ressemblent à ceux du nôtre, mais dont les joies nébuleuses ne valent pas nos joies. Mais surtout, je m’étais fait construire au cœur de cette retraite un asile plus retiré encore, un îlot de marbre au centre d’un bassin entouré de colonnades, une chambre Capitolina secrète qu’un pont tournant, si léger que je peux d’une main le faire glisser dans ses rainures, relie à la rive, ou plutôt sépare d’elle. Je fis transporter dans ce pavillon deux ou trois statues aimées, et ce petit buste d’Auguste enfant qu’aux temps de notre amitié m’avait donné Suétone ; je m’y rendais à l’heure de la sieste pour dormir, pour rêver, pour lire. Mon chien couché en travers du seuil allongeait devant lui ses pattes raides ; un reflet jouait sur le marbre ; Diotime, pour se rafraîchir, appuyait la joue au flanc lisse d’une vasque. Je pensais à mon successeur.

Je n’ai pas d’enfants, et ne le regrette pas. Certes, aux heures de lassitude et de faiblesse où l’on se renie soi-même, je me suis parfois reproché de n’avoir pas pris la peine d’engendrer un fils, qui m’eût continué. Mais ce regret si vain repose sur deux hypothèses également douteuses : celle qu’un fils nécessairement nous prolonge, et celle que cet étrange amas de bien et de mal, cette masse de particularités infimes et bizarres qui constitue une personne, mérite d’être prolongé. J’ai utilisé de mon mieux mes vertus ; j’ai tiré parti de mes vices ; mais je ne tiens pas spécialement à me léguer à quelqu’un. Ce n’est point par le sang que s’établit d’ailleurs la véritable continuité humaine : César est l’héritier direct d’Alexandre, et non le frêle enfant né à une princesse perse dans une citadelle d’Asie ; et Épaminondas mourant sans postérité se vantait à bon droit d’avoir pour filles ses victoires. La plupart des hommes qui comptent dans l’histoire ont des rejetons médiocres, ou pires que tels : ils semblent épuiser en eux les ressources d’une race. La tendresse du père est presque toujours en conflit avec les intérêts du chef. En fût-il autrement, que ce fils d’empereur aurait encore à subir les désavantages d’une éducation princière, la pire de toutes pour un futur prince. Par bonheur, pour autant que notre État ait su se former une règle de succession impériale, l’adoption est cette règle : je reconnais là la sagesse de Rome. Je sais les dangers du choix, et ses erreurs possibles ; je n’ignore pas que l’aveuglement n’est pas réservé aux seules affections du père ; mais cette décision où l’intelligence préside, ou à laquelle du moins elle prend part, me semblera toujours infiniment supérieure aux obscures volontés du hasard et de l’épaisse nature. L’empire au plus digne : il est beau qu’un homme qui a prouvé sa compétence dans le maniement des affaires du monde choisisse son remplaçant, et que cette décision si lourde de conséquences soit à la fois son dernier privilège et son dernier service rendu à l’État. Mais ce choix si important me semblait plus que jamais difficile à faire.

J’avais amèrement reproché à Trajan d’avoir tergiversé vingt ans avant de prendre la résolution de m’adopter, et de ne l’avoir fait qu’à son lit de mort. Mais près de dix-huit ans s’étaient écoulés depuis mon accession à l’empire, et, en dépit des risques d’une vie aventureuse, j’avais à mon tour remis à plus tard le choix d’un successeur. Mille bruits avaient couru, presque tous faux ; mille hypothèses avaient été échafaudées ; mais ce qu’on prenait pour mon secret n’était que mon hésitation et mon doute. Je regardais autour de moi : les fonctionnaires honnêtes abondaient ; aucun n’avait l’envergure nécessaire. Quarante ans d’intégrité postulaient en faveur de Marcius Turbo, mon cher compagnon d’autrefois, mon incomparable préfet du prétoire ; mais il avait mon âge : il était trop vieux. Julius Sévérus, excellent général, bon administrateur de la Bretagne, comprenait peu de chose aux complexes affaires de l’Orient ; Arrien avait fait preuve de toutes les qualités qu’on demande à un homme d’État, mais il était Grec ; et le temps n’est pas venu d’imposer un empereur grec aux préjugés de Rome.

Servianus vivait encore : cette longévité faisait de sa part l’effet d’un long calcul, d’une forme obstinée d’attente. Il attendait depuis soixante ans. Du temps de Nerva, l’adoption de Trajan l’avait à la fois encouragé et déçu ; il espérait mieux ; mais l’arrivée au pouvoir de ce cousin sans cesse occupé aux armées semblait au moins lui assurer dans l’État une place considérable, la seconde peut-être ; là aussi, il se trompait : il n’avait obtenu qu’une assez creuse portion d’honneurs. Il attendait à l’époque où il avait chargé ses esclaves de m’attaquer au détour d’un bois de peupliers, au bord de la Moselle ; le duel à mort engagé ce matin-là entre le jeune homme et le quinquagénaire avait continué vingt ans ; il avait aigri contre moi l’esprit du maître, exagéré mes incartades, profité de mes moindres erreurs. Un pareil ennemi est un excellent professeur de prudence : Servianus, somme toute, m’avait beaucoup appris. Après mon accession au pouvoir, il avait eu assez de finesse pour paraître accepter l’inévitable ; il s’était lavé les mains du complot des quatre consulaires ; j’avais préféré ne pas remarquer les éclaboussures sur ces doigts encore sales. De son côté, il s’était contenté de ne protester qu’à voix basse et de ne se scandaliser qu’à huis clos. Soutenu au Sénat par le petit et puissant parti de conservateurs inamovibles que dérangeaient mes réformes, il s’était confortablement installé dans ce rôle de critique silencieux du règne. Il m’avait peu à peu aliéné ma sœur Pauline. Il n’avait eu d’elle qu’une fille, mariée à un certain Salinator, homme bien né, que j’élevai à la dignité consulaire, mais que la phtisie emporta jeune ; ma nièce lui survécut peu ; leur seul enfant, Fuscus, fut dressé contre moi par son pernicieux grand-père. Mais la haine entre nous conservait des formes : je ne lui marchandais pas sa part de fonctions publiques, évitant toutefois de figurer à ses côtés dans des cérémonies où son grand âge lui aurait donné le pas sur l’empereur. À chaque retour à Rome, j’acceptais par décence d’assister à un de ces repas de famille où l’on se tient sur ses gardes ; nous échangions des lettres ; les siennes n’étaient pas dépourvues d’esprit. À la longue pourtant, j’avais pris en dégoût cette fade imposture ; la possibilité de jeter le masque en toutes choses est l’un des rares avantages que je trouve à vieillir ; j’avais refusé d’assister aux funérailles de Pauline. Au camp de Béthar, aux pires heures de misère corporelle et de découragement, la suprême amertume avait été de me dire que Servianus touchait au but, et y touchait par ma faute ; cet octogénaire si ménager de ses forces s’arrangerait pour survivre à un malade de cinquante-sept ans ; si je mourais intestat, il saurait obtenir à la fois les suffrages des mécontents et l’approbation de ceux qui croiraient me rester fidèles en élisant mon beau-frère ; il profiterait de cette mince parenté pour saper mon œuvre. Pour me calmer, je me disais que l’empire pourrait trouver de pires maîtres ; Servianus en somme n’était pas sans vertus ; l’épais Fuscus lui-même serait peut-être un jour digne de régner. Mais tout ce qui me restait d’énergie se refusait à ce mensonge, et je souhaitais vivre pour écraser cette vipère.

A mon retour à Rome, j’avais retrouvé Lucius. Jadis, j’avais pris envers lui des engagements que d’ordinaire on ne se préoccupe guère de tenir, mais que j’avais gardés. Il n’est pas vrai d’ailleurs que je lui eusse promis la pourpre impériale ; on ne fait pas ces choses là Mais pendant près de quinze ans j’avais payé ses dettes, étouffé les scandales, répondu sans tarder à ses lettres, qui étaient délicieuses, mais qui finissaient toujours par des demandes d’argent pour lui ou d’avancement pour ses protégés. Il était trop mêlé à ma vie pour que je pusse l’en exclure, si je l’avais voulu, mais je ne voulais rien de tel. Sa conversation était éblouissante : ce jeune homme qu’on estimait futile avait plus et mieux lu que les gens de lettres dont c’est le métier. Son goût était exquis en toutes choses, qu’il s’agît d’êtres, d’objets, d’usages, ou de la façon la plus juste de scander un vers grec. Au Sénat, où on le jugeait habile, il s’était fait une réputation d’orateur ; ses discours à la fois nets et ornés servaient tout frais de modèles aux professeurs d’éloquence. Je l’avais fait nommer préteur, puis consul : il avait bien rempli ces fonctions. Quelques années plus tôt, je l’avais marié à la fille de Nigrinus, l’un des hommes consulaires exécutés au début de mon règne ; cette union devint l’emblème de ma politique d’apaisement. Elle ne fut que modérément heureuse : la jeune femme se plaignait d’être négligée ; elle avait pourtant de lui trois enfants, dont un fils. À ses gémissements presque continuels, il répondait avec une politesse glacée qu’on se marie pour sa famille, et non pour soi-même, et qu’un contrat si grave s’accommode mal des jeux insouciants de l’amour. Son système compliqué exigeait des maîtresses pour l’apparat et de faciles esclaves pour la volupté. Il se tuait de plaisir, mais comme un artiste se tue à réaliser un chef-d’œuvre : ce n’est pas à moi de le lui reprocher.

Je le regardais vivre : mon opinion sur lui se modifiait sans cesse, ce qui n’arrive guère que pour les êtres qui nous touchent de près ; nous nous contentons de juger les autres plus en gros, et une fois pour toutes. Parfois, une insolence étudiée, une dureté, un mot froidement frivole m’inquiétaient ; plus souvent, je me laissais entraîner par cet esprit rapide et léger ; une remarque acérée semblait faire pressentir tout à coup l’homme d’État futur. J’en parlais à Marcius Turbo, qui, après sa fatigante journée de préfet du prétoire, venait chaque soir causer des affaires courantes et faire avec moi sa partie de dés ; nous ré-examinions minutieusement les chances qu’avait Lucius de remplir convenablement une carrière d’empereur. Mes amis s’étonnaient de mes scrupules ; certains me conseillaient en haussant les épaules de prendre le parti qui me plaisait ; ces gens-là s’imaginent qu’on lègue à quelqu’un la moitié du monde comme on lui laisserait une maison de campagne. J’y repensais la nuit : Lucius avait à peine atteint la trentaine : qu’était César à trente ans, sinon un fils de famille criblé de dettes et sali de scandales ? Comme aux mauvais jours d’Antioche, avant mon adoption par Trajan, je songeais avec un serrement de cœur que rien n’est plus lent que la véritable naissance d’un homme : j’avais moi-même dépassé ma trentième année à l’époque où la campagne de Pannonie m’avait ouvert les yeux sur les responsabilités du pouvoir ; Lucius me semblait parfois plus accompli que je ne l’étais à cet âge. Je me décidai brusquement, à la suite d’une crise d’étouffement plus grave que les autres, qui vint me rappeler que je n’avais plus de temps à perdre. J’adoptai Lucius qui prit le nom d’Ælius César. Il n’était ambitieux qu’avec nonchalance ; il était exigeant sans être avide, ayant de tout temps l’habitude de tout obtenir ; il prit ma décision avec désinvolture. J’eus l’imprudence de dire que ce prince blond serait admirablement beau sous la pourpre ; les malveillants se hâtèrent de prétendre que je repayais d’un empire l’intimité voluptueuse d’autrefois. C’est ne rien comprendre à la manière dont fonctionne l’esprit d’un chef, pour peu que celui-ci mérite son poste et son titre. Si de pareilles considérations avaient joué un rôle, Lucius n’était d’ailleurs pas le seul sur qui j’aurais pu fixer mon choix.

Ma femme venait de mourir dans sa résidence du Palatin, qu’elle continuait à préférer à Tibur, et où elle vivait entourée d’une petite cour d’amis et de parents espagnols, qui seuls comptaient pour elle. Les ménagements, les bienséances, les faibles velléités d’entente avaient peu à peu cessé entre nous et laissé à nu l’antipathie, l’irritation, la rancœur, et, de sa part à elle, la haine. Je lui rendis visite dans les derniers temps ; la maladie avait encore aigri son caractère âcre et morose ; cette entrevue fut pour elle l’occasion de récriminations violentes, qui la soulagèrent, et qu’elle eut l’indiscrétion de faire devant témoins. Elle se félicitait de mourir sans enfants ; mes fils m’eussent sans doute ressemblé ; elle aurait eu pour eux la même aversion que pour leur père. Cette phrase où suppure tant de rancune est la seule preuve d’amour qu’elle m’ait donnée. Ma Sabine : je remuais les quelques souvenirs tolérables qui restent toujours d’un être, quand on prend la peine de les chercher ; je me remémorais une corbeille de fruits qu’elle m’avait envoyée pour mon anniversaire, après une querelle ; en passant en litière par les rues étroites du municipe de Tibur, devant la modeste maison de plaisance qui avait jadis appartenu à ma belle-mère Matidie, j’évoquais avec amertume quelques nuits d’un lointain été, où j’avais vainement essayé de me plaire auprès de cette jeune épouse froide et dure. La mort de ma femme me touchait moins que celle de la bonne Arété, l’intendante de la Villa, emportée le même hiver par un accès de fièvre. Comme le mal auquel succomba l’impératrice, médiocrement diagnostiqué par les médecins, lui causa vers la fin d’atroces douleurs d’entrailles, on m’accusa d’avoir usé de poison, et ce bruit insensé trouva facilement créance. Il va sans dire qu’un crime si superflu ne m’avait jamais tenté.

Le décès de ma femme poussa peut-être Servianus à risquer son tout : l’influence qu’elle avait à Rome lui avait été solidement acquise ; avec elle s’effondrait un de ses appuis les plus respectés. De plus, il venait d’entrer dans sa quatre-vingt-dixième année ; lui non plus n’avait plus de temps à perdre. Depuis quelques mois, il s’efforçait d’attirer chez lui de petits groupes d’officiers de la garde prétorienne ; il osa parfois exploiter le respect superstitieux qu’inspire le grand âge pour se faire entre quatre murs traiter en empereur. J’avais récemment renforcé la police secrète militaire, institution répugnante, j’en conviens, mais que l’événement prouva utile. Je n’ignorais rien de ces conciliabules supposés secrets où le vieil Ursus enseignait à son petit-fils l’art des complots. La nomination de Lucius ne surprit pas le vieillard ; il y avait longtemps qu’il prenait mes incertitudes à ce sujet pour une décision bien dissimulée ; mais il profita pour agir du moment où l’acte d’adoption était encore à Rome une matière à controverse. Son secrétaire Crescens, las de quarante ans de fidélité mal rétribuée, éventa le projet, la date du coup, le lieu, et le nom des complices. L’imagination de mes ennemis ne s’était pas mise en frais ; on copiait tout simplement l’attentat prémédité jadis par Nigrinus et Quiétus ; j’allais être abattu au cours d’une cérémonie religieuse au Capitole ; mon fils adoptif tomberait avec moi.

Je pris mes précautions cette nuit même : notre ennemi n’avait que trop vécu ; je laisserais à Lucius un héritage nettoyé de dangers. Vers la douzième heure, par une aube grise de février, un tribun porteur d’une sentence de mort pour Servianus et son petit-fils se présenta chez mon beau-frère ; il avait pour consigne d’attendre dans le vestibule que l’ordre qui l’amenait eût été accompli. Servianus fit appeler son médecin ; tout se passa convenablement. Avant de mourir, il me souhaita d’expirer lentement dans les tourments d’un mal incurable, sans avoir comme lui le privilège d’une brève agonie. Son vœu a déjà été exaucé.

Je n’avais pas commandé cette double exécution de gaieté de cœur ; je n’en éprouvai par la suite aucun regret, encore moins de remords. Un vieux compte venait de se clore ; c’était tout. L’âge ne m’a jamais paru une excuse à la malignité humaine ; j’y verrais plutôt une circonstance aggravante. La sentence d’Akiba et de ses acolytes m’avait fait hésiter plus longtemps : vieillard pour vieillard, je préférais encore le fanatique au conspirateur. Quant à Fuscus, si médiocre qu’il pût être, et si complètement que me l’eût aliéné son odieux aïeul, c’était le petit-fils de Pauline. Mais les liens du sang sont bien faibles, quoi qu’on dise, quand nulle affection ne les renforce ; on s’en rend compte chez les particuliers, durant les moindres affaires d’héritage. La jeunesse de Fuscus m’apitoyait un peu plus ; il atteignait à peine dix-huit ans. Mais l’intérêt de l’État exigeait ce dénouement, que le vieil Ursus avait comme à plaisir rendu inévitable. Et j’étais désormais trop près de ma propre mort pour prendre le temps de méditer sur ces deux fins.

Pendant quelques jours, Marcius Turbo redoubla de vigilance ; les amis de Servianus auraient pu le venger. Mais rien ne se produisit, ni attentat, ni sédition, ni murmures. Je n’étais plus le nouveau venu s’essayant à mettre de son côté l’opinion publique après l’exécution de quatre hommes consulaires ; dix-neuf ans de justice décidaient en ma faveur ; on exécrait en bloc mes ennemis ; la foule m’approuva de m’être débarrassé d’un traître. Fuscus fut plaint, sans d’ailleurs être jugé innocent. Le Sénat, je le sais, ne me pardonnait pas d’avoir une fois de plus frappé un de ses membres ; mais il se taisait, il se tairait jusqu’à ma mort. Comme naguère aussi, une dose de clémence mitigea bientôt la dose de rigueur ; aucun des partisans de Servianus ne fut inquiété. La seule exception à cette règle fut l’éminent Apollodore, le fielleux dépositaire des secrets de mon beau-frère, qui périt avec lui. Cet homme de talent avait été l’architecte favori de mon prédécesseur ; il avait remué avec art les grands blocs de la Colonne Trajane. Nous ne nous aimions guère : il avait jadis tourné en dérision mes maladroits travaux d’amateur, mes consciencieuses natures mortes de courges et de citrouilles ; j’avais de mon côté critiqué ses ouvrages avec une présomption de jeune homme. Plus tard, il avait dénigré les miens ; il ignorait tout des beaux temps de l’art grec ; ce plat logicien me reprochait d’avoir peuplé nos temples de statues colossales qui, si elles se levaient, briseraient du front la voûte de leurs sanctuaires : sotte critique, qui blesse Phidias encore plus que moi. Mais les dieux ne se lèvent pas ; ils ne se lèvent ni pour nous avertir, ni pour nous protéger, ni pour nous récompenser, ni pour nous punir. Ils ne se levèrent pas cette nuit-là pour sauver Apollodore.

Chapitre 28

Au printemps, la santé de Lucius commença à m’inspirer des craintes assez graves. Un matin, à Tibur, nous descendîmes après le bain à la palestre où Céler s’exerçait en compagnie d’autres jeunes hommes ; l’un d’eux proposa une de ces épreuves où chaque participant court armé d’un bouclier et d’une pique ; Lucius se déroba, comme à son habitude ; il céda enfin à nos plaisanteries amicales ; en s’équipant, il se plaignit du poids du bouclier de bronze ; comparé à la ferme beauté de Céler, ce corps mince paraissait fragile. Au bout de quelques foulées, il s’arrêta hors d’haleine et s’effondra crachant le sang. L’incident n’eut pas de suites ; il se remit sans peine. Mais je m’étais alarmé ; j’aurais dû me rassurer moins vite. J’opposai aux premiers symptômes Se la maladie de Lucius la confiance obtuse d’un homme longtemps robuste, sa foi implicite dans les réserves inépuisées de la jeunesse, dans le bon fonctionnement des corps. Il est vrai qu’il s’y trompait aussi ; une flamme légère le soutenait ; sa vivacité lui faisait illusion comme à nous. Mes belles années s’étaient passées en voyage, aux camps, aux avant-postes ; j’avais apprécié par moi même les vertus d’une vie rude, l’effet salubre des régions sèches ou glacées. Je décidai de nommer Lucius gouverneur de cette même Pannonie où j’avais fait ma première expérience de chef. La situation sur cette frontière était moins critique qu’autrefois ; sa tâche se bornerait aux calmes travaux de l’administrateur civil ou à des inspections militaires sans danger. Ce pays difficile le changerait de la mollesse romaine ; il apprendrait à mieux connaître ce monde immense que la Ville gouverne et dont elle dépend. Il redoutait ces climats barbares ; il ne comprenait pas qu’on pût jouir de la vie ailleurs qu’à Rome. Il accepta pourtant avec cette complaisance qu’il avait quand il voulait me plaire.

Tout l’été, je lus soigneusement ses rapports officiels, et ceux, plus secrets, de Domitius Rogatus, homme de confiance que j’avais mis à ses côtés en qualité de secrétaire chargé de le surveiller. Ces comptes rendus me satisfirent : Lucius en Pannonie sut faire preuve de ce sérieux que j’exigeais de lui, et dont il se fût peut-être relâché après ma mort. Il se tira même assez brillamment d’une série de combats de cavalerie aux avant-postes. En province comme ailleurs, il réussissait à charmer ; sa sécheresse un peu cassante ne le desservait pas ; ce ne serait pas au moins un de ces princes débonnaires qu’une coterie gouverne. Mais, dès le début de l’automne, il prit froid. On le crut vite guéri, mais la toux reparut ; la fièvre persista et s’installa à demeure. Un mieux passager n’aboutit qu’à une rechute subite au printemps suivant. Les bulletins des médecins m’atterrèrent ; la poste publique que je venais d’établir, avec ses relais de chevaux et de voitures sur d’immenses territoires, semblait ne fonctionner que pour m’apporter plus promptement chaque matin des nouvelles du malade. Je ne me pardonnais pas d’avoir été inhumain envers lui par crainte d’être ou de sembler facile. Dès qu’il fut assez remis pour supporter le voyage, je le fis ramener en Italie.

Accompagné du vieux Rufus d’Éphèse, spécialiste de la phtisie, j’allai moi-même attendre au port de Baïes mon frêle Ælius César. Le climat de Tibur, meilleur que celui de Rome, n’est pourtant pas assez doux pour des poumons atteints ; j’avais résolu de lui faire passer l’arrière-saison dans cette région plus sûre. Le navire mouilla en plein golfe ; une mince embarcation amena à terre le malade et son médecin. Sa figure hagarde semblait plus maigre encore sous la mousse de barbe dont il se couvrait les joues, dans l’intention de me ressembler. Mais ses yeux avaient gardé leur dur feu de pierre précieuse. Son premier mot fut pour me rappeler qu’il n’était revenu que sur mon ordre ; son administration avait été sans reproche ; il m’avait obéi en tout. Il se comportait en écolier qui justifie l’emploi de sa journée. Je l’installai dans cette villa de Cicéron où il avait jadis passé avec moi une saison de ses dix-huit ans. Il eut l’élégance de ne jamais parler de ce temps-là. Les premiers jours parurent une victoire sur le mal ; en soi-même, ce retour en Italie était déjà un remède ; à ce moment de l’année, ce pays était pourpre et rose. Mais les pluies commencèrent ; un vent humide soufflait de la mer grise ; la vieille maison construite au temps de la République manquait des conforts plus modernes de la villa de Tibur ; je regardais Lucius chauffer mélancoliquement au brasero ses longs doigts chargés de bagues. Hermogène était rentré depuis peu d’Orient, où je l’avais envoyé renouveler et compléter sa provision de médicaments ; il essaya sur Lucius les effets d’une boue imprégnée de sels minéraux puissants ; ces applications passaient pour guérir de tout. Mais elles ne profitèrent pas plus à ses poumons qu’à mes artères.

La maladie mettait à nu les pires aspects de ce caractère sec et léger ; sa femme lui rendit visite ; comme toujours, leur entrevue finit par des mots amers ; elle ne revint plus. On lui amena son fils, bel enfant de sept ans, édenté et rieur ; il le regarda avec indifférence. Il s’informait avec avidité des nouvelles politiques de Rome ; il s’y intéressait en joueur, non en homme d’État. Mais sa frivolité restait une forme de courage ; il se réveillait de longues après-midi de souffrance ou de torpeur pour se jeter tout entier dans une de ses conversations étincelantes d’autrefois ; ce visage trempé de sueur savait encore sourire ; ce corps décharné se soulevait avec grâce pour accueillir le médecin. Il serait jusqu’au bout le prince d’ivoire et d’or.

Le soir, ne pouvant dormir, je m’établissais dans la chambre du malade ; Céler, qui aimait peu Lucius, mais qui m’est trop fidèle pour ne pas servir avec sollicitude ceux qui me sont chers, acceptait de veiller à mon côté ; un râle montait des couvertures. Une amertume m’envahissait, profonde comme la mer : il ne m’avait jamais aimé ; nos rapports étaient vite devenus ceux du fils dissipateur et du père facile ; cette vie s’était écoulée sans grands projets, sans pensées graves, sans passions ardentes ; il avait dilapidé ses années comme un prodigue jette des pièces d’or. Je m’étais appuyé à un mur en ruine : je pensais avec colère aux sommes énormes dépensées pour son adoption, aux trois cents millions de sesterces distribués aux soldats. En un sens, ma triste chance me suivait : j’avais satisfait mon vieux désir de donner à Lucius tout ce qui peut se donner ; mais l’État n’en souffrirait pas ; je ne risquerais pas d’être déshonoré par ce choix. Tout au fond de moi-même, j’en venais à craindre qu’il allât mieux ; si par hasard il traînait encore quelques années, je ne pouvais pas léguer l’empire à cette ombre. Sans jamais poser de questions, il semblait pénétrer ma pensée sur ce point ; ses yeux suivaient anxieusement mes moindres gestes ; je l’avais nommé consul pour la seconde fois ; il s’inquiétait de n’en pouvoir remplir les fonctions ; l’angoisse de me déplaire empira son état. Tu Marcellus eris… Je me redisais les vers de Virgile consacrés au neveu d’Auguste, lui aussi promis à l’empire, et que la mort arrêta en route. Manibus date lilia plenis… Purpureos spargam flores… L’amateur de fleurs ne recevrait de moi que d’inanes gerbes funèbres.

Il se crut mieux ; il voulut rentrer à Rome. Les médecins, qui ne disputaient plus entre eux que du temps qui lui restait à vivre, me conseillèrent d’en faire à son gré ; je le ramenai par petites étapes à la Villa. Sa présentation au Sénat en qualité d’héritier de l’empire devait avoir lieu durant la séance qui suivrait presque immédiatement la Nouvelle Année ; l’usage voulait qu’il m’adressât à cette occasion un discours de remerciements ; ce morceau d’éloquence le préoccupait depuis des mois ; nous en limions ensemble les passages difficiles. Il y travaillait le matin des calendes de janvier, quand il fut pris d’un soudain crachement de sang ; la tête lui tourna ; il s’appuya au dossier de son siège et ferma les yeux. La mort ne fut qu’un étourdissement pour cet être léger. C’était le jour de l’An : pour ne pas interrompre les fêtes publiques et les réjouissances privées, j’empêchai qu’on ébruitât sur-le-champ la nouvelle de sa fin ; elle ne fut officiellement annoncée que le jour suivant. Il fut enterré discrètement dans les jardins de sa famille. La veille de cette cérémonie, le Sénat m’envoya une délégation chargée de me faire ses condoléances et d’offrir à Lucius les honneurs divins, auxquels il avait droit, en tant que fils adoptif de l’empereur. Mais je refusai : toute cette affaire n’avait déjà coûté que trop d’argent à l’État. Je me bornai à lui faire construire quelques chapelles funéraires, à lui faire ériger çà et là des statues dans les différents endroits où il avait vécu : ce pauvre Lucius n’était pas dieu.

Cette fois, chaque moment pressait. Mais j’avais eu tout le temps de réfléchir au chevet du malade ; mes plans étaient faits. J’avais remarqué au Sénat un certain Antonin, homme d’une cinquantaine d’années, d’une famille provinciale, apparentée de loin à celle de Plotine. Il m’avait frappé par les soins à la fois déférents et tendres dont il entourait son beau-père, vieillard impotent qui siégeait à ses côtés ; je relus ses états de service ; cet homme de bien s’était montré, dans tous les postes qu’il avait occupés, un fonctionnaire irréprochable. Mon choix se fixa sur lui. Plus je fréquente Antonin, plus mon estime pour lui tend à se changer en respect. Cet homme simple possède une vertu à laquelle j’avais peu pensé jusqu’ici, même quand il m’arrivait de la pratiquer : la bonté. Il n’est pas exempt des modestes défauts d’un sage ; son intelligence appliquée à l’accomplissement méticuleux des tâches quotidiennes vaque au présent plutôt qu’à l’avenir ; son expérience du monde est limitée par ses vertus mêmes ; ses voyages se sont bornés à quelques missions officielles, d’ailleurs bien remplies. Il connaît peu les arts ; il n’innove qu’à son corps défendant. Les provinces, par exemple, ne représenteront jamais pour lui les immenses possibilités de développement qu’elles n’ont pas cessé de comporter pour moi ; il continuera plutôt qu’il n’élargira mon œuvre ; mais il la continuera bien ; l’État aura en lui un honnête serviteur et un bon maître.

Mais l’espace d’une génération me semblait peu de chose quand il s’agit d’assurer la sécurité du monde ; je tenais, si possible, à prolonger plus loin cette prudente lignée adoptive, à préparer à l’empire un relais de plus sur la route des temps. À chaque retour à Rome, je n’avais jamais manqué d’aller saluer mes vieux amis, les Vérus, Espagnols comme moi, l’une des familles les plus libérales de la haute magistrature. Je t’ai connu dès le berceau, petit Annius Vérus qui par mes soins t’appelles aujourd’hui Marc Aurèle. Durant l’une des années les plus solaires de ma vie, à l’époque que marque l’érection du Panthéon, je t’avais fait élire, par amitié pour les tiens, au saint collège des Frères Arvales, auquel l’empereur préside, et qui perpétue pieusement nos vieilles coutumes religieuses romaines ; je t’ai tenu par la main durant le sacrifice qui eut lieu cette année-là au bord du Tibre ; j’ai regardé avec un tendre amusement ta contenance d’enfant de cinq ans, effrayé par les cris du pourceau immolé, mais s’efforçant de son mieux d’imiter le digne maintien des aînés. Je me préoccupai de l’éducation de ce bambin trop sage ; j’aidai ton père à te choisir les meilleurs maîtres. Vérus, le Vérissime : je jouais avec ton nom ; tu es peut-être le seul être qui ne m’ait jamais menti. Je t’ai vu lire avec passion les écrits des philosophes, te vêtir de laine rude, coucher sur la dure, astreindre ton corps un peu frêle à toutes les mortifications des Stoïques. Il y a de l’excès dans tout cela, mais l’excès est une vertu à dix-sept ans. Je me demande parfois sur quel écueil sombrera cette sagesse, car on sombre toujours : sera ce une épouse, un fils trop aimé, un de ces pièges légitimes enfin où se prennent les cœurs timorés et purs ; sera-ce plus simplement l’âge, la maladie, la fatigue, le désabusement qui nous dit que si tout est vain, la vertu l’est aussi ? J’imagine, à la place de ton visage candide d’adolescent, ton visage las de vieillard. Je sens ce que ta fermeté si bien apprise cache de douceur, de faiblesse peut-être ; je devine en toi la présence d’un génie qui n’est pas forcément celui de l’homme d’État ; le monde, néanmoins, sera sans doute à jamais amélioré pour l’avoir vu une fois associé au pouvoir suprême. J’ai fait le nécessaire pour que tu fusses adopté par Antonin ; sous ce nom nouveau que tu porteras un jour dans les listes d’empereurs, tu es désormais mon petit-fils. Je crois donner aux hommes la seule chance qu’ils auront jamais de réaliser le rêve de Platon, de voir régner sur eux un philosophe au cœur pur. Tu n’as accepté les honneurs qu’avec répugnance ; ton rang t’oblige à vivre au palais ; Tibur, ce lieu où j’assemble jusqu’au bout tout ce que la vie a de douceurs, t’inquiète pour ta jeune vertu ; je te vois errer gravement sous ces allées entrelacées de roses ; je te regarde, avec un sourire, te prendre aux beaux objets de chair placés sur ton passage, hésiter tendrement entre Véronique et Théodore, et vite renoncer à tous deux en faveur de l’austérité, ce pur fantôme. Tu ne m’as pas caché ton dédain mélancolique pour ces splendeurs qui durent peu, pour cette cour qui se dispersera après ma mort. Tu ne m’aimes guère ; ton affection filiale va plutôt à Antonin ; tu flaires en moi une sagesse contraire à celle que t’enseignent tes maîtres, et dans mon abandon aux sens une méthode de vie opposée à la sévérité de la tienne, et qui pourtant lui est parallèle. N’importe : il n’est pas indispensable que tu me comprennes. Il y a plus d’une sagesse, et toutes sont nécessaires au monde ; il n’est pas mauvais qu’elles alternent.

Huit jours après la mort de Lucius, je me fis conduire en litière au Sénat ; je demandai la permission d’entrer ainsi dans la salle des délibérations, et de prononcer mon adresse couché, soutenu contre une pile de coussins. Parler me fatigue : je priai les sénateurs de former autour de moi un cercle étroit, pour n’être pas tenu à forcer ma voix. Je fis l’éloge de Lucius ; ces quelques lignes remplacèrent au programme de la séance le discours qu’il aurait dû faire ce jour-là. J’annonçai ensuite ma décision ; je nommai Antonin ; je prononçai ton nom. J’avais tablé sur l’adhésion la plus unanime ; je l’obtins. J’exprimai une dernière volonté qui fut acceptée comme les autres ; je demandai qu’Antonin adoptât aussi le fils de Lucius, qui aura de la sorte pour frère Marc Aurèle ; vous gouvernerez ensemble ; je compte sur toi pour avoir à son égard des attentions d’aîné. Je tiens à ce que l’État conserve quelque chose de Lucius.

En rentrant chez moi, pour la première fois depuis de longs jours, je fus tenté de sourire. J’avais singulièrement bien joué. Les partisans de Servianus, les conservateurs hostiles à mon œuvre n’avaient pas capitulé ; toutes les politesses faites par moi à ce grand corps sénatorial antique et suranné ne compensaient pas pour eux les deux ou trois coups que je lui avais portés. Ils profiteraient à n’en pas douter du moment de ma mort pour essayer d’annuler mes actes. Mais mes pires ennemis n’oseraient récuser leur représentant le plus intègre et le fils d’un de leurs membres les plus respectés. Ma tâche publique était faite : je pouvais désormais retourner à Tibur, rentrer dans cette retraite qu’est la maladie, expérimenter avec mes souffrances, m’enfoncer dans ce qui me restait de délices, reprendre en paix mon dialogue interrompu avec un fantôme. Mon héritage impérial était sauf entre les mains du pieux Antonin et du grave Marc Aurèle ; Lucius lui-même se survivrait dans son fils. Tout cela n’était pas trop mal arrangé.

PATIENTIA

PATIENTIA

Chapitre 29

Arrien m’écrit : Conformément aux ordres reçus, j’ai terminé la circumnavigation du Pont-Euxin. Nous avons bouclé la boucle à Sinope, dont les habitants te sont à jamais reconnaissants des grands travaux de réfection et d’élargissement du port, menés à bien sous ta surveillance il y a quelques années… A propos, ils t’ont érigé une statue qui n’est ni assez ressemblante, ni assez belle : envoie-leur-en une autre, de marbre blanc… Plus à l’est, non sans émotion, j’ai embrassé du regard ce même Pont-Euxin, du haut des collines d’où notre Xénophon l’a jadis aperçu pour la première fois et d’où toi-même l’as contemplé naguère…

J’ai inspecté les garnisons côtières : leurs commandants méritent les plus grands éloges pour l’excellence de la discipline, l’emploi des plus nouvelles méthodes d’entraînement, et la bonne qualité des travaux du génie… Pour toute la partie sauvage et encore assez mal connue des côtes, j’ai fait faire de nouveaux sondages et rectifier, là où il le fallait, les indications des navigateurs qui m’ont précédé…

Nous avons longé la Colchide. Sachant combien tu t’intéresses aux récits des anciens poètes, j’ai questionné les habitants au sujet des enchantements de Médée et des exploits de Jason. Mais ils paraissent ignorer ces histoires…

Sur la rive septentrionale de cette mer inhospitalière, nous avons touché une petite île bien grande dans la fable : l’île d’Achille. Tu le sais : Thétis passe pour avoir fait élever son fils sur cet îlot perdu dans les brumes ; elle montait du fond de la mer et venait chaque soir converser sur la plage avec son enfant. L’île, inhabitée aujourd’hui, ne nourrit que des chèvres. Elle contient un temple d’Achille. Les mouettes, les goélands, les long-courriers, tous les oiseaux de mer la fréquentent, et le battement de leurs ailes tout imprégnées d’humidité marine rafraîchit continuellement le parvis du sanctuaire. Mais cette île d’Achille, comme il convient, est aussi l’île de Patrocle, et les innombrables ex-voto qui décorent les parois du temple sont dédiés tantôt à Achille, tantôt à son ami, car, bien entendu, ceux qui aiment Achille chérissent et vénèrent la mémoire de Patrocle. Achille lui-même apparaît en songe aux navigateurs qui visitent ces parages : il les protège et les avertit des dangers de la mer, comme le font ailleurs les Dioscures. Et l’ombre de Patrocle apparaît aux côtés d’Achille.

Je te rapporte ces choses, parce que je les crois valoir d’être connues, et parce que ceux qui me les ont racontées les ont expérimentées eux-mêmes ou les ont apprises de témoins dignes de foi… Achille me semble parfois le plus grand des hommes par le courage, la force d’âme, les connaissances de l’esprit unies à l’agilité du corps, et son ardent amour pour son jeune compagnon. Et rien en lui ne me paraît plus grand que le désespoir qui lui fit mépriser la vie et désirer la mort quand il eut perdu le bien-aimé.

Je laisse retomber sur mes genoux le volumineux rapport du gouverneur de la Petite-Arménie, du chef de l’escadre. Arrien comme toujours a bien travaillé. Mais, cette fois, il fait plus : il m’offre un don nécessaire pour mourir en paix ; il me renvoie une image de ma vie telle que j’aurais voulu qu’elle fût. Arrien sait que ce qui compte est ce qui ne figurera pas dans les biographies officielles, ce qu’on n’inscrit pas sur les tombes ; il sait aussi que le passage du temps ne fait qu’ajouter au malheur un vertige de plus. Vue par lui, l’aventure de mon existence prend un sens, s’organise comme dans un poème ; Tunique tendresse se dégage du remords, de l’impatience, des manies tristes comme d’autant de fumées, d’autant de poussières ; la douleur se décante ; le désespoir devient pur. Arrien m’ouvre le profond empyrée des héros et des amis : il ne m’en juge pas trop indigne. Ma chambre secrète au centre d’un bassin de la Villa n’est pas un refuge assez intérieur : j’y traîne ce corps vieilli ; j’y souffre. Mon passé, certes, me propose çà et là des retraites où j’échappe au moins à une partie des misères présentes : la plaine de neige au bord du Danube, les jardins de Nicomédie, Claudiopolis jaunie par la récolte du safran en fleur, n’importe quelle rue d’Athènes, une oasis où des nénuphars ondoient sur la vase, le désert syrien à la lueur des étoiles au retour du camp d’Osroès. Mais ces lieux si chers sont trop souvent associés aux prémisses d’une erreur, d’un mécompte, de quelque échec connu de moi seul : dans mes mauvais moments, tous mes chemins d’homme heureux semblent mener en Égypte, dans une chambre de Baïes, ou en Palestine. Il y a plus : la fatigue de mon corps se communique à ma mémoire ; l’image des escaliers de l’Acropole est presque insupportable à un homme qui suffoque en montant les marches du jardin ; le soleil de juillet sur le terre-plein de Lambèse m’accable comme si j’y exposais aujourd’hui ma tête nue. Arrien m’offre mieux. À Tibur, du sein d’un mois de mai brûlant, j’écoute sur les plages de l’île d’Achille la longue plainte des vagues ; j’aspire son air pur et froid ; j’erre sans effort sur le parvis du temple baigné d’humidité marine ; j’aperçois Patrocle… Ce lieu que je ne verrai jamais devient ma secrète résidence, mon suprême asile. J’y serai sans doute au moment de ma mort.

J’ai donné jadis au philosophe Euphratès la permission du suicide. Rien ne semblait plus simple : un homme a le droit de décider à partir de quel moment sa vie cesse d’être utile. Je ne savais pas alors que la mort peut devenir l’objet d’une ardeur aveugle, d’une faim comme l’amour. Je n’avais pas prévu ces nuits où j’enroulerais mon baudrier autour de ma dague, pour m’obliger à réfléchir à deux fois avant de m’en servir. Arrien seul a pénétré le secret de ce combat sans gloire contre le vide, l’aridité, la fatigue, l’écœurement d’exister qui aboutit à l’envie de mourir. On ne guérit jamais : la vieille fièvre m’a terrassé à plusieurs reprises ; j’en tremblais d’avance, comme un malade averti d’un prochain accès. Tout m’était bon pour reculer l’heure de la lutte nocturne : le travail, les conversations follement prolongées jusqu’à l’aube, les baisers, les livres. Il est convenu qu’un empereur ne se suicide que s’il y est acculé par des raisons d’État ; Marc Antoine lui-même avait l’excuse d’une bataille perdue. Et mon sévère Arrien admirerait moins ce désespoir rapporté d’Égypte si je n’en avais pas triomphé. Mon propre code interdisait aux soldats cette sortie volontaire que j’accordais aux sages ; je ne me sentais pas plus libre de déserter que le premier légionnaire venu. Mais je sais ce que c’est que d’effleurer voluptueusement de la main l’étoupe d’une corde ou le fil d’un couteau. J’avais fini par faire de ma mortelle envie un rempart contre elle-même : la perpétuelle possibilité du suicide m’aidait à supporter moins impatiemment l’existence, tout comme la présence à portée de la main d’une potion sédative calme un homme atteint d’insomnie. Par une intime contradiction, cette obsession de la mort n’a cessé de s’imposer à mon esprit que lorsque les premiers symptômes de la maladie sont venus m’en distraire ; j’ai recommencé à m’intéresser à cette vie qui me quittait ; dans les jardins de Sidon, j’ai passionnément souhaité jouir de mon corps quelques années de plus.

On voulait mourir ; on ne voulait pas étouffer ; la maladie dégoûte de la mort ; on veut guérir, ce qui est une manière de vouloir vivre. Mais la faiblesse, la souffrance, mille misères corporelles découragent bientôt le malade d’essayer de remonter la pente : on ne veut pas de ces répits qui sont autant de pièges, de ces forces chancelantes, de ces ardeurs brisées, de cette perpétuelle attente de la prochaine crise. Je m’épiais : cette sourde douleur à la poitrine n’était-elle qu’un malaise passager, le résultat d’un repas absorbé trop vite, ou fallait-il s’attendre de la part de l’ennemi à un assaut qui cette fois ne serait pas repoussé ? Je n’entrais pas au Sénat sans me dire que la porte s’était peut-être refermée derrière moi aussi définitivement que si j’avais été attendu, comme César, par cinquante conjurés armés de couteaux. Durant les soupers de Tibur, je redoutais de faire à mes invités l’impolitesse d’un soudain départ ; j’avais peur de mourir au bain, ou dans de jeunes bras. Des fonctions qui jadis étaient faciles, ou même agréables, deviennent humiliantes depuis qu’elles sont devenues malaisées ; on se lasse du vase d’argent offert chaque matin à l’examen du médecin. Le mal principal traîne avec soi tout un cortège d’afflictions secondaires : mon ouïe a perdu son acuité d’autrefois ; hier encore, j’ai été forcé de prier Phlégon de répéter toute une phrase : j’en ai eu plus de honte que d’un crime. Les mois qui suivirent l’adoption d’Antonin furent affreux : le séjour de Baïes, le retour à Rome et les négociations qui l’accompagnèrent avaient excédé ce qui me restait de forces. L’obsession de la mort me reprit, mais cette fois les causes en étaient visibles, avouables ; mon pire ennemi n’en aurait pu sourire. Rien ne me retenait plus : on eût compris que l’empereur, retiré dans sa maison de campagne après avoir mis en ordre les affaires du monde, prît les mesures nécessaires pour faciliter sa fin. Mais la sollicitude de mes amis équivaut à une constante surveillance : tout malade est un prisonnier. Je ne me sens plus la vigueur qu’il faudrait pour enfoncer la dague à la place exacte, marquée jadis à l’encre rouge sous le sein gauche ; je n’aurais fait qu’ajouter au mal présent un répugnant mélange de bandages, d’éponges sanglantes, de chirurgiens discutant au pied du lit. Il me fallait mettre à préparer mon suicide les mêmes précautions qu’un assassin à monter son coup.

Je pensai d’abord à mon maître des chasses, Mastor, la belle brute sarmate qui me suit depuis des années avec un dévouement de chien-loup, et qu’on charge parfois de veiller la nuit à ma porte. Je profitai d’un moment de solitude pour l’appeler et lui expliquer ce que j’attendais de lui : tout d’abord, il ne comprit pas. Puis, la lumière se fit ; l’épouvante crispa ce mufle blond. Il me croit immortel ; il voit soir et matin les médecins entrer dans ma chambre ; il m’entend gémir pendant les ponctions sans que sa foi en soit ébranlée ; c’était pour lui comme si le maître des dieux, s’avisant de le tenter, descendait de l’Olympe pour réclamer de lui le coup de grâce. Il m’arracha des mains son glaive, dont je m’étais saisi, et s’enfuit en hurlant. On le retrouva au fond du parc divaguant sous les étoiles dans son jargon barbare. On calma comme on put cette bête affolée ; personne ne me reparla de l’incident. Mais, le lendemain, je m’aperçus que Céler avait remplacé sur la table de travail à portée de mon lit un style de métal par un calame de roseau.

Je me cherchai un meilleur allié. J’avais la plus entière confiance en Iollas, jeune médecin d’Alexandrie qu’Hermogène s’était choisi l’été dernier comme substitut durant son absence. Nous causions ensemble : je me plaisais à échafauder avec lui des hypothèses sur la nature et l’origine des choses ; j’aimais cet esprit hardi et rêveur, et le feu sombre de ces yeux cernés. Je savais qu’il avait retrouvé au palais d’Alexandrie la formule de poisons extraordinairement subtils combinés jadis par les chimistes de Cléopâtre. L’examen de candidats à la chaire de médecine que je viens de fonder à l’Odéon me servit d’excuse pour éloigner Hermogène pendant quelques heures, m’offrant ainsi l’occasion d’un entretien secret avec Iollas. Il me comprit à demi-mot ; il me plaignait ; il ne pouvait que me donner raison. Mais son serment hippocratique lui interdisait de dispenser à un malade une drogue nocive, sous quelque prétexte que ce fût ; il refusa, raidi dans son honneur de médecin. J’insistai ; j’exigeai ; j’employai tous les moyens pour essayer de l’apitoyer ou de le corrompre ; ce sera le dernier homme que j’ai supplié. Vaincu, il me promit enfin d’aller chercher la dose de poison. Je l’attendis vainement jusqu’au soir. Tard dans la nuit, j’appris avec horreur qu’on venait de le trouver mort dans son laboratoire, une fiole de verre entre les mains. Ce cœur pur de tout compromis avait trouvé ce moyen de rester fidèle à son serment sans rien me refuser.

Le lendemain, Antonin se fit annoncer ; cet ami sincère retenait mal ses larmes. L’idée qu’un homme qu’il s’est habitué à aimer et à vénérer comme un père souffrait assez pour chercher la mort lui était insupportable ; il lui semblait avoir manqué à ses obligations de bon fils. Il me promettait d’unir ses efforts à ceux de mon entourage pour me soigner, me soulager de mes maux, me rendre la vie jusqu’au bout douce et facile, me guérir peut-être. Il comptait sur moi pour continuer le plus longtemps possible à le guider et à l’instruire ; il se sentait responsable envers tout l’empire du reste de mes jours. Je sais ce que valent ces pauvres protestations, ces naïves promesses : j’y trouve pourtant un soulagement et un réconfort. Les simples paroles d’Antonin m’ont convaincu ; je reprends possession de moi-même avant de mourir. La mort d’Iollas fidèle à son devoir de médecin m’exhorte à me conformer jusqu’au bout aux convenances de mon métier d’empereur. Patientia : j’ai vu hier Domitius Rogatus, devenu procurateur des monnaies, et chargé de présider à une nouvelle frappe ; j’ai choisi cette légende qui sera mon dernier mot d’ordre. Ma mort me semblait la plus personnelle de mes décisions, mon suprême réduit d’homme libre ; je me trompais. La foi de millions de Mastors ne doit pas être ébranlée ; d’autres Iollas ne seront pas mis à l’épreuve. J’ai compris que le suicide paraîtrait au petit groupe d’amis dévoués qui m’entourent une marque d’indifférence, d’ingratitude peut-être ; je ne veux pas laisser à leur amitié cette image grinçante d’un supplicié incapable de supporter une torture de plus. D’autres considérations se sont présentées à moi, lentement, durant la nuit qui a suivi la mort d’Iollas : l’existence m’a beaucoup donné, ou, du moins, j’ai su beaucoup obtenir d’elle ; en ce moment, comme au temps de mon bonheur, et pour des raisons toutes contraires, il me paraît qu’elle n’a plus rien à m’offrir : je ne suis pas sûr de n’avoir plus rien à en apprendre. J’écouterai ses instructions secrètes jusqu’au bout. Toute ma vie, j’ai fait confiance à la sagesse de mon corps ; j’ai tâché de goûter avec discernement les sensations que me procurait cet ami : je me dois d’apprécier aussi les dernières. Je ne refuse plus cette agonie faite pour moi, cette fin lentement élaborée au fond de mes artères, héritée peut-être d’un ancêtre, née de mon tempérament, préparée peu à peu par chacun de mes actes au cours de ma vie. L’heure de l’impatience est passée ; au point où j’en suis, le désespoir serait d’aussi mauvais goût que l’espérance. J’ai renoncé à brusquer ma mort.

Chapitre 30

Tout reste à faire. Mes domaines africains, hérités de ma belle-mère Matidie, doivent devenir un modèle d’exploitation agricole ; les paysans du village de Borysthènes, établi en Thrace à la mémoire d’un bon cheval, ont droit à des secours au sortir d’un hiver pénible ; il faut par contre refuser des subsides aux riches cultivateurs de la vallée du Nil, toujours prêts à profiter de la sollicitude de l’empereur. Julius Vestinus, préfet des études, m’envoie son rapport sur l’ouverture des écoles publiques de grammaire ; je viens d’achever la refonte du code commercial de Palmyre : tout y est prévu, le taux des prostituées et l’octroi des caravanes. On réunit en ce moment un congrès de médecins et de magistrats chargés de statuer sur les limites extrêmes d’une grossesse, mettant fin de la sorte à d’interminables criailleries légales. Les cas de bigamie se multiplient dans les colonies militaires ; je fais de mon mieux pour persuader les vétérans de ne pas mésuser des lois nouvelles leur permettant le mariage, et de n’épouser prudemment qu’une femme à la fois. À Athènes, on érige un Panthéon à l’instar de Rome ; je compose l’inscription qui trouvera place sur ses murs ; j’y énumère, à titre d’exemples et d’engagements pour l’avenir, les services rendus par moi aux villes grecques et aux peuples barbares ; les services rendus à Rome vont de soi. La lutte contre la brutalité judiciaire continue : j’ai dû réprimander le gouverneur de Cilicie qui s’avisait de faire périr dans les supplices les voleurs de bestiaux de sa province, comme si la mort simple ne suffisait pas à punir un homme et à s’en débarrasser. L’État et les municipalités abusaient des condamnations aux travaux forcés afin de se procurer une main-d’œuvre à bon marché ; j’ai prohibé cette pratique pour les esclaves comme pour les hommes libres ; mais il importe de veiller à ce que ce système détestable ne se rétablisse pas sous d’autres noms. Les sacrifices d’enfants se commettent encore sur certains points du territoire de l’ancienne Carthage : il faut savoir interdire aux prêtres de Baal la joie d’attiser leurs bûchers. En Asie Mineure, les droits des héritiers des Séleucides ont été honteusement lésés par nos tribunaux civils, toujours mal disposés à l’égard des anciens princes ; j’ai réparé cette longue injustice. En Grèce, le procès d’Hérode Atticus dure encore. La boîte aux dépêches de Phlégon, ses grattoirs de pierre ponce et ses bâtons de cire rouge seront avec moi jusqu’au bout.

Comme au temps de mon bonheur, ils me croient dieu ; ils continuent à me donner ce titre au moment même où ils offrent au ciel des sacrifices pour le rétablissement de la Santé Auguste. Je t’ai déjà dit pour quelles raisons cette croyance si bienfaisante ne me paraît pas insensée. Une vieille aveugle est arrivée à pied de Pannonie ; elle avait entrepris cet épuisant voyage pour me demander de toucher du doigt ses prunelles éteintes ; elle a recouvré la vue sous mes mains, comme sa ferveur s’y attendait à l’avance ; sa foi en l’empereur-dieu explique ce miracle. D’autres prodiges se sont produits ; des malades disent m’avoir vu dans leurs rêves, comme les pèlerins d’Épidaure voient Esculape en songe ; ils prétendent s’être réveillés guéris, ou du moins soulagés. Je ne souris pas du contraste entre mes pouvoirs de thaumaturge et mon mal ; j’accepte ces nouveaux privilèges avec gravité. Cette vieille aveugle cheminant vers l’empereur du fond d’une province barbare est devenue pour moi ce que l’esclave de Tarragone avait été autrefois : l’emblème des populations de l’empire que j’ai régies et servies. Leur immense confiance me repaie de vingt ans de travaux auxquels je ne me suis pas déplu. Phlégon m’a lu dernièrement l’œuvre d’un Juif d’Alexandrie qui lui aussi m’attribue des pouvoirs plus qu’humains ; j’ai accueilli sans sarcasmes cette description du prince aux cheveux gris qu’on vit aller et venir sur toutes les routes de la terre, s’enfonçant parmi les trésors des mines, réveillant les forces génératrices du sol, établissant partout la prospérité et la paix, de l’initié qui a relevé les lieux saints de toutes les races, du connaisseur en arts magiques, du voyant qui plaça un enfant au ciel. J’aurai été mieux compris par ce Juif enthousiaste que par bien des sénateurs et des proconsuls ; cet adversaire rallié complète Arrien ; je m’émerveille d’être à la longue devenu pour certains yeux ce que je souhaitais d’être, et que cette réussite soit faite de si peu de chose. La vieillesse et la mort toutes proches ajoutent désormais leur majesté à ce prestige ; les hommes s’écartent religieusement sur mon passage ; ils ne me comparent plus comme autrefois au Zeus rayonnant et calme, mais au Mars Gradivus, dieu des longues campagnes et de l’austère discipline, au grave Numa inspiré des dieux ; dans ces derniers temps, ce visage pâle et défait, ces yeux fixes, ce grand corps raidi par un effort de volonté leur rappellent Pluton, dieu des ombres. Seuls, quelques intimes, quelques amis éprouvés et chers échappent à cette terrible contagion du respect. Le jeune avocat Fronton, ce magistrat d’avenir qui sera sans doute un des bons serviteurs de ton règne, est venu discuter avec moi une adresse à faire au Sénat ; sa voix tremblait ; j’ai lu dans ses yeux cette même révérence mêlée de crainte. Les joies tranquilles de l’amitié humaine ne sont plus pour moi ; ils m’adorent ; ils me vénèrent trop pour m’aimer.

Une chance analogue à celle de certains jardiniers m’a été départie : tout ce que j’ai essayé d’implanter dans l’imagination humaine y a pris racine. Le culte d’Antinoüs semblait la plus folle de mes entreprises, le débordement d’une douleur qui ne concernait que moi seul. Mais notre époque est avide de dieux ; elle préfère les plus ardents, les plus tristes, ceux qui mêlent au vin de la vie un miel amer d’outre-tombe. À Delphes, l’enfant est devenu l’Hermès gardien du seuil, maître des passages obscurs qui mènent chez les ombres. Éleusis, où son âge et sa qualité d’étranger lui avaient interdit autrefois d’être initié à mes côtés, en fait le jeune Bacchus des Mystères, prince des régions limitrophes entre les sens et l’âme. L’Arcadie ancestrale l’associe à Pan et à Diane, divinités des bois ; les paysans de Tibur l’assimilent au doux Aristée, roi des abeilles. En Asie, les dévots retrouvent en lui leurs tendres dieux brisés par l’automne ou dévorés par l’été. A l’orée des pays barbares, le compagnon de mes chasses et de mes voyages a pris l’aspect du Cavalier Thrace, du mystérieux passant qui chevauche dans les halliers au clair de lune, emportant les âmes dans un pli de son manteau. Tout cela pouvait n’être encore qu’une excroissance du culte officiel, une flatterie des peuples, une bassesse de prêtres avides de subsides. Mais la jeune figure m’échappe ; elle cède aux aspirations des cœurs simples : par un de ces rétablissements inhérents à la nature des choses, l’éphèbe sombre et délicieux est devenu pour la piété populaire l’appui des faibles et des pauvres, le consolateur des enfants morts. L’image des monnaies de Bithynie, le profil du garçon de quinze ans, aux boucles flottantes, au sourire émerveillé et crédule qu’il a si peu gardé, pend au cou des nouveau-nés en guise d’amulette ; on la cloue dans des cimetières de village sur de petites tombes. Naguère, quand je pensais à ma propre fin, comme un pilote, insoucieux pour soi-même, mais qui tremble pour les passagers et la cargaison du navire, je me disais amèrement que ce souvenir sombrerait avec moi ; ce jeune être soigneusement embaumé au fond de ma mémoire me semblait ainsi devoir périr une seconde fois. Cette crainte pourtant si juste s’est calmée en partie ; j’ai compensé comme je l’ai pu cette mort précoce ; une image, un reflet, un faible écho surnagera au moins pendant quelques siècles. On ne fait guère mieux en matière d’immortalité.

J’ai revu Fidus Aquila, gouverneur d’Antinoé, en route pour son nouveau poste de Sarmizégéthuse. Il m’a décrit les rites annuels célébrés au bord du Nil en l’honneur du dieu mort, les pèlerins venus par milliers des régions du Nord et du Sud, les offrandes de bière et de grain, les prières ; tous les trois ans, des jeux anniversaires ont lieu à Antinoé, comme aussi à Alexandrie, à Mantinée, et dans ma chère Athènes. Ces fêtes triennales se renouvelleront cet automne, mais je n’espère pas durer jusqu’à ce neuvième retour du mois d’Athyr. Il importe d’autant plus que chaque détail de ces solennités soit réglé d’avance L’oracle du mort fonctionne dans la chambre secrète du temple pharaonique relevé par mes soins ; les prêtres distribuent journellement quelques centaines de réponses toutes préparées à toutes les questions posées par l’espérance ou l’angoisse humaine. On m’a fait grief d’en avoir moi-même composé plusieurs. Je n’entendais pas ainsi manquer de respect envers mon dieu, ni de compassion envers cette femme de soldat qui demande si son mari reviendra vivant d’une garnison de Palestine, envers ce malade avide de réconfort, envers ce marchand dont les vaisseaux tanguent sur les vagues de la Mer Rouge, envers ce couple qui voudrait un fils. Tout au plus, je prolongeais de la sorte les parties de logogriphe, les charades versifiées auxquelles nous jouions parfois ensemble. De même, on s’est étonné qu’ici, dans la Villa, autour de cette chapelle de Canope où son culte se célèbre à l’égyptienne, j’aie laissé s’établir les pavillons de plaisir du faubourg d’Alexandrie qui porte ce nom, leurs facilités, leurs distractions que j’offre à mes hôtes et auxquelles il m’arrivait de prendre part. Il avait pris l’habitude de ces choses-là. Et on ne s’enferme pas pendant des années dans une pensée unique sans y faire rentrer peu à peu toutes les routines d’une vie.

J’ai fait tout ce qu’on recommande. J’ai attendu : j’ai parfois prié. Audivi voces divinas… La sotte Julia Balbilla croyait entendre à l’aurore la voix mystérieuse de Memnon : j’ai écouté les bruissements de la nuit. J’ai fait les onctions de miel et d’huile de rose qui attirent les ombres ; j’ai disposé le bol de lait, la poignée de sel, la goutte de sang, support de leur existence d’autrefois. Je me suis étendu sur le pavement de marbre du petit sanctuaire ; la lueur des astres se faufilait par les fentes ménagées dans la muraille, mettait çà et là des miroitements, d’inquiétants feux pâles. Je me suis rappelé les ordres chuchotes par les prêtres à l’oreille du mort, l’itinéraire gravé sur la tombe : Et il reconnaîtra la route… Et les gardiens du seuil le laisseront passer… Et il ira et viendra autour de ceux qui l’aiment pour des millions de jours… Parfois, à de longs intervalles, j’ai cru sentir l’effleurement d’une approche, un attouchement léger comme le contact des cils, tiède comme l’intérieur d’une paume. Et l’ombre de Patrocle apparaît aux côtés d’Achille… Je ne saurai jamais si cette chaleur, cette douceur n’émanaient pas simplement du plus profond de moi-même, derniers efforts d’un homme en lutte contre la solitude et le froid de la nuit. Mais la question, qui se pose aussi en présence de nos amours vivants, a cessé de m’intéresser aujourd’hui : il m’importe peu que les fantômes évoqués par moi viennent des limbes de ma mémoire ou de ceux d’un autre monde. Mon âme, si j’en possède une, est faite de la même substance que les spectres ; ce corps aux mains enflées, aux ongles livides, cette triste masse à demi dissoute, cette outre de maux, de désirs et de songes, n’est guère plus solide ou plus consistant qu’une ombre. Je ne diffère des morts que par la faculté de suffoquer quelques moments de plus ; leur existence en un sens me paraît plus assurée que la mienne. Antinoüs et Plotine sont au moins aussi réels que moi.

La méditation de la mort n’apprend pas à mourir ; elle ne rend pas la sortie plus facile, mais la facilité n’est plus ce que je recherche. Petite figure boudeuse et volontaire, ton sacrifice n’aura pas enrichi ma vie, mais ma mort. Son approche rétablit entre nous une sorte d’étroite complicité : les vivants qui m’entourent, les serviteurs dévoués, parfois importuns, ne sauront jamais à quel point le monde ne nous intéresse plus. Je pense avec dégoût aux noirs symboles des tombes égyptiennes : le sec scarabée, la momie rigide, la grenouille des parturitions éternelles. À en croire les prêtres, je t’ai laissé à cet endroit où les éléments d’un être se déchirent comme un vêtement usé sur lequel on tire, à ce carrefour sinistre entre ce qui existe éternellement, ce qui fut, et ce qui sera. Il se peut après tout que ces gens-là aient raison, et que la mort soit faite de la même matière fuyante et confuse que la vie. Mais toutes les théories de l’immortalité m’inspirent de la méfiance ; le système des rétributions et des peines laisse froid un juge averti de la difficulté de juger. D’autre part, il m’arrive aussi de trouver trop simple la solution contraire, le néant propre, le vide creux où sonne le rire d’Épicure. J’observe ma fin : cette série d’expérimentations faites sur moi-même continue la longue étude commencée dans la clinique de Satyrus. Jusqu’à présent, les modifications sont aussi extérieures que celles que le temps et les intempéries font subir à un monument dont ils n’altèrent ni la matière, ni l’architecture : je crois parfois apercevoir et toucher à travers les crevasses le soubassement indestructible, le tuf éternel. Je suis ce que j’étais ; je meurs sans changer. À première vue, l’enfant robuste des jardins d’Espagne, l’officier ambitieux rentrant sous sa tente en secouant de ses épaules des flocons de neige semblent aussi anéantis que je le serai quand j’aurai passé par le bûcher ; mais ils sont là ; j’en suis inséparable. L’homme qui hurlait sur la poitrine d’un mort continue à gémir dans un coin de moi-même, en dépit du calme plus ou moins qu’humain auquel je participe déjà ; le voyageur enfermé dans le malade à jamais sédentaire s’intéresse à la mort parce qu’elle représente un départ. Cette force qui fut moi semble encore capable d’instrumenter plusieurs autres vies, de soulever des mondes. Si quelques siècles venaient par miracle s’ajouter au peu de jours qui me restent, je referais les mêmes choses, et jusqu’aux mêmes erreurs, je fréquenterais les mêmes Olympes et les mêmes Enfers. Une pareille constatation est un excellent argument en faveur de l’utilité de la mort, mais elle m’inspire en même temps des doutes quant à sa totale efficacité.

Durant certaines périodes de ma vie, j’ai noté mes rêves ; j’en discutais la signification avec les prêtres, les philosophes, les astrologues. Cette faculté de rêver, amortie depuis des années, m’a été rendue au cours de ces mois d’agonie ; les incidents de l’état de veille semblent moins réels, parfois moins importuns que ces songes. Si ce monde larvaire et spectral, où le plat et l’absurde foisonnent plus abondamment encore que sur terre, nous offre une idée des conditions de l’âme séparée du corps, je passerai sans doute mon éternité à regretter le contrôle exquis des sens et les perspectives réajustées de la raison humaine. Et pourtant, je m’enfonce avec quelque douceur dans ces régions vaines des songes ; j’y possède pour un instant certains secrets qui bientôt m’échappent ; j’y bois à des sources. L’autre jour, j’étais dans l’oasis d’Ammon, le soir de la chasse au grand fauve. J’étais joyeux ; tout s’est passé comme au temps de ma force : le lion blessé s’est abattu, puis dressé ; je me suis précipité pour l’achever. Mais, cette fois, mon cheval cabré m’a jeté à terre ; l’horrible masse sanglante a roulé sur moi ; des griffes me déchiraient la poitrine ; je suis revenu à moi dans ma chambre de Tibur, appelant à l’aide. Plus récemment encore, j’ai revu mon père, auquel je pense pourtant assez peu. Il était couché dans son lit de malade, dans une pièce de notre maison d’Italica, que j’ai quittée sitôt après sa mort. Il avait sur sa table une fiole pleine d’une potion sédative que je l’ai supplié de me donner. Je me suis réveillé sans qu’il ait eu le temps de me répondre. Je m’étonne que la plupart des hommes aient si peur des spectres, eux qui acceptent si facilement de parler aux morts dans leurs songes.

Les présages aussi se multiplient : désormais, tout semble une intimation, un signe. Je viens de laisser choir et de briser une précieuse pierre gravée enchâssée au chaton d’une bague ; mon profil y avait été incisé par un artisan grec. Les augures secouent gravement la tête ; je regrette ce pur chef-d’œuvre. Il m’arrive de parler de moi au passé : au Sénat, en discutant certains événements qui s’étaient produits après la mort de Lucius, la langue m’a fourché et je me suis pris plusieurs fois à mentionner ces circonstances comme si elles avaient eu lieu après ma propre mort. Il y a quelques mois, le jour de mon anniversaire, montant en litière les escaliers du Capitole, je me suis trouvé face à face avec un homme en deuil, et qui pleurait : j’ai vu pâlir mon vieux Chabrias. À cette époque, je sortais encore ; je continuais d’exercer en personne mes fonctions de Grand Pontife, de Frère Arvale, de célébrer moi-même ces antiques rites de la religion romaine que je finis par préférer à la plupart des cultes étrangers. J’étais debout devant l’autel, prêt à allumer la flamme ; j’offrais aux dieux un sacrifice pour Antonin. Soudain, le pan de ma toge qui me couvrait le front glissa et me retomba sur l’épaule, me laissant nu tête ; je passais ainsi du rang de sacrificateur à celui de victime. En vérité, c’est bien mon tour.

Ma patience porte ses fruits ; je souffre moins ; la vie redevient presque douce. Je ne me querelle plus avec les médecins ; leurs sots remèdes m’ont tué ; mais leur présomption, leur pédantisme hypocrite est notre œuvre : ils mentiraient moins si nous n’avions pas si peur de souffrir. La force me manque pour les accès de colère d’autrefois : je sais de source certaine que Platorius Népos, que j’ai beaucoup aimé, a abusé de ma confiance ; je n’ai pas essayé de le confondre ; je n’ai pas puni. L’avenir du monde ne m’inquiète plus ; je ne m’efforce plus de calculer, avec angoisse, la durée plus ou moins longue de la paix romaine ; je laisse faire aux dieux. Ce n’est pas que j’aie acquis plus de confiance en leur justice, qui n’est pas la nôtre, ou plus de foi en la sagesse de l’homme ; le contraire est vrai. La vie est atroce ; nous savons cela. Mais précisément parce que j’attends peu de chose de la condition humaine, les périodes de bonheur, les progrès partiels, les efforts de recommencement et de continuité me semblent autant de prodiges qui compensent presque l’immense masse des maux, des échecs, de l’incurie et de l’erreur. Les catastrophes et les ruines viendront ; le désordre triomphera, mais de temps en temps l’ordre aussi. La paix s’installera de nouveau entre deux périodes de guerre ; les mots de liberté, d’humanité, de justice retrouveront çà et là le sens que nous avons tenté de leur donner. Nos livres ne périront pas tous ; on réparera nos statues brisées ; d’autres coupoles et d’autres frontons naîtront de nos frontons et de nos coupoles ; quelques hommes penseront, travailleront et sentiront comme nous : j’ose compter sur ces continuateurs placés à intervalles irréguliers le long des siècles, sur cette intermittente immortalité. Si les barbares s’emparent jamais de l’empire du monde, ils seront forcés d’adopter certaines de nos méthodes ; ils finiront par nous ressembler. Chabrias s’inquiète de voir un jour le pastophore de Mithra ou l’évêque du Christ s’implanter à Rome et y remplacer le Grand Pontife. Si par malheur ce jour arrive, mon successeur le long de la berge vaticane aura cessé d’être le chef d’un cercle d’affiliés ou d’une bande de sectaires pour devenir à son tour une des figures universelles de l’autorité. Il héritera de nos palais et de nos archives ; il différera de nous moins qu’on ne pourrait le croire. J’accepte avec calme ces vicissitudes de Rome éternelle.

Les médicaments n’agissent plus ; l’enflure des jambes augmente ; je sommeille assis plutôt que couché. L’un des avantages de la mort sera d’être de nouveau étendu sur un lit. C’est à moi maintenant de consoler Antonin. Je lui rappelle que la mort me semble depuis longtemps la solution la plus élégante de mon propre problème ; comme toujours, mes vœux enfin se réalisent, mais de façon plus lente et plus indirecte qu’on n’avait cru. Je me félicite que le mal m’ait laissé ma lucidité jusqu’au bout ; je me réjouis de n’avoir pas à faire l’épreuve du grand âge, de n’être pas destiné à connaître ce durcissement, cette rigidité, cette sécheresse, cette atroce absence de désirs. Si mes calculs sont justes, ma mère est morte à peu près à l’âge où je suis arrivé aujourd’hui ; ma vie a déjà été de moitié plus longue que celle de mon père, mort à quarante ans. Tout est prêt : l’aigle chargé de porter aux dieux l’âme de l’empereur est tenu en réserve pour la cérémonie funèbre. Mon mausolée, sur le faîte duquel on plante en ce moment les cyprès destinés à former en plein ciel une pyramide noire, sera terminé à peu près à temps pour le transfert des cendres encore chaudes. J’ai prié Antonin qu’il y fasse ensuite transporter Sabine ; j’ai négligé de lui faire décerner à sa mort les honneurs divins, qui somme toute lui sont dus ; il ne serait pas mauvais que cet oubli fût réparé. Et je voudrais que les restes d’Ælius César soient placés à mes côtés.

Ils m’ont emmené à Baïes ; par ces chaleurs de juillet, le trajet a été pénible, mais je respire mieux au bord de la mer. La vague fait sur le rivage son murmure de soie froissée et de caresse ; je jouis encore des longs soirs roses. Mais je ne tiens plus ces tablettes que pour occuper mes mains, qui s’agitent malgré moi. J’ai envoyé chercher Antonin ; un courrier lancé à fond de train est parti pour Rome. Bruit des sabots de Borysthènes, galop du Cavalier Thrace… Le petit groupe des intimes se presse à mon chevet. Chabrias me fait pitié : les larmes conviennent mal aux rides des vieillards. Le beau visage de Céler est comme toujours étrangement calme ; il s’applique à me soigner sans rien laisser voir de ce qui pourrait ajouter à l’inquiétude ou à la fatigue d’un malade. Mais Diotime sanglote, la tête enfouie dans les coussins. J’ai assuré son avenir ; il n’aime pas l’Italie ; il pourra réaliser son rêve, qui est de retourner à Gadara et d’y ouvrir avec un ami une école d’éloquence ; il n’a rien à perdre à ma mort. Et pourtant, la mince épaule s’agite convulsivement sous les plis de la tunique ; je sens sous mes doigts des pleurs délicieux. Hadrien jusqu’au bout aura été humainement aimé.

Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus… Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts…

Epitaphe

AU DIVIN HADRIEN AUGUSTE

FILS DE TRAJAN

CONQUÉRANT DES PARTHES

PETIT-FILS DE NERVA

GRAND PONTIFE

REVÊTU POUR LA XXIIe FOIS

DE LA PUISSANCE TRIBUNITIENNE

TROIS FOIS CONSUL DEUX FOIS TRIOMPHANT

PÈRE DE LA PATRIE

ET À SA DIVINE ÉPOUSE

SABINE

ANTONIN LEUR FILS

A LUCIUS ÆLIUS CÆSAR

FILS DU DIVIN HADRIEN

DEUX FOIS CONSUL

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